Picounoc le maudit, Tome 1/Le meurtre/Le rendez-vous

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C. Darveau (Ip. 108-132).

VI

LE RENDEZ-VOUS.


Voyant sa femme toujours triste, pieuse et soumise, Joseph commença à croire qu’il l’avait soupçonnée à tort ou qu’elle revenait à lui. Noémie renaissait à l’espérance, car elle trouvait son mari moins indifférent, moins sombre. Elle surprenait parfois un sourire sur ses lèvres, un soupir dans son cœur. Picounoc observait les époux.

— Batiscan ! se dit-il, à part soi, un soir qu’il avait veillé avec eux, il est temps d’agir, si je ne veux perdre la partie.

Il se mit à visiter plus souvent ses jeunes voisins, s’efforçant de leur être agréable en toutes manières. Djos était prévenu et faisait bonne garde. Cependant il s’absentait souvent pour aller au champ, ou au moulin, ou au marché ; car les cultivateurs doivent voir à ce que leurs récoltes soient sauvées en bon ordre et bien vendues. Picounoc guettait le moment Noémie restait seule pour aller, sous un prétexte quelconque, la voir et lui parler. Il connaissait sa vertu et ne disait jamais rien qui pût l’effaroucher. Mais il payait la petite Mercier pour raconter à Djos ses visites fréquentes. Et, comme l’on aime à dire du mal, la petite Mercier en disait pour plus que son argent. À la fin Djos en prit ombrage :

— Si tu veux que nous restions amis, dit-il à Picounoc, viens un peu moins souvent chez moi quand ma femme est seule.

— Ah ! tu as peur ! Laisse-moi faire ; je suis en train de te prouver la justesse de mon jugement sur les femmes en général et la tienne en particulier… Ta femme m’aime.

— Tu mens !

— Je te le prouverai.

Tu n’en es pas capable… comment ?

— Comme je voudrai. Elle viendra où je l’appellerai, et à l’heure qu’il me plaira.

— Je vous tue tous les deux.

— Arrête, Djos, tu ne raisonnes pas ; souviens-toi que je t’ai dit que mon amitié te protège, comme elle protège ta femme. Je n’abuserai pas de la faiblesse de Noémie, ni de sa folle passion. Je te dirai l’heure et le lieu, et tu seras là.

— Si elle me trompe, si elle s’oublie jusqu’à oser te rencontrer quelque part, je la tuerai, entends-tu ? oui ! je la tuerai là, comme une chienne, et tu seras témoin de ma vengeance.

Picounoc souriait.

— Et de ton innocence dit-il, puisqu’un mari n’est pas coupable quand il se permet de ces corrections.

— Je me fiche pas mal d’être coupable ou non.

— Quand veux-tu que cette épreuve ait lieu ?

— Quand tu voudras…

— Je t’avertirai.

Djos était dans une surrexitation terrible. Il allait donc enfin avoir la preuve de l’infidélité de sa femme… Oh ! quelles angoisses déchiraient son âme ! Il ne dormait plus, ou s’éveillait en proie à d’affreux cauchemars ; il ne mangeait plus et dépérissait comme la plante que la rosée ne rafraîchit pas, que le soleil ne réchauffe jamais. Parfois il avait envie de se sauver pour n’être pas témoin de sa honte, et, parfois, il était tenté de tuer sa femme et de se tuer lui-même ensuite. Mais le doute surgissait toujours : Si elle n’était pas coupable !… Et l’enfant, que deviendrait-il ? Ce chérubin vermeil comme il sourit pendant que son père pleure et gémit ! Pourquoi ce délai si long ? S’il faut être plongé dans le profond de l’abîme autant vaut y tomber de suite. Rien d’insupportable comme la perspective ou l’attente d’une calamité.

Déjà plus d’un mois s’est s’écoulé depuis que Picounoc a déclaré à son ami qu’il allait le convaincre de l’infidélité de sa femme, et chaque jour augmente la souffrance et le ressentiment du mari jaloux. Il est devenu irritable et sa maison, si remplie de joies et de charmes autrefois, est pour lui maintenant un lieu d’ennuis et de malédictions. Picounoc le sait et prolonge à dessein ce martyre. La fête de l’église arrivait. C’est la coutume, pour les gens de la paroisse, d’aller à confesse et de communier à cette grande fête. Et, par toutes les routes, les femmes pieuses, les jeunes filles, et les hommes aussi, merci à Dieu, se dirigent, dès la veille, vers l’église pour se confesser le soir, ou le matin de bonne heure. Noémie partit comme bien d’autres : mais ne pouvant laisser son enfant seul, elle demanda pour garder en son absence, Héloïse Hamel, la petite José-Antoine, comme on la nommait toujours. Djos la vit partir avec satisfaction. Elle étrennait son châle neuf, et elle était bien belle ainsi drapée dans cette magnifique étoffe. Les compliments ne lui furent pas ménagés, et peut-être dut-elle ajouter à sa confession quelques pensées de vanité.

La fête de l’église tombe, chez nous, le 25 de septembre. La brunante arrive de bonne heure alors et les soirées commencent à s’allonger. Parfois il fait un temps ravissant, parfois la pluie tombe en abondance. Cette fois, on se serait cru en juillet tant le soleil était chaud.

Picounoc avait vu s’éloigner Noémie, il aborda Djos et lui dit d’un ton moqueur :

— Eh bien ! es-tu prêt à subir l’épreuve ?…

— Tu choisis mal le moment, repartit Djos d’un air triomphant, elle est allée à l’église.

— Je le sais.

Ce je le sais, dit sèchement, fit perdre contenance à Joseph. Cependant il ajouta :

— Comment vas-tu faire alors ?

— Suis-moi.

Djos obéit machinalement. Il suivit Picounoc pendant une dizaine de minutes :

— Où me mènes-tu ? demandait-il de temps à autres.

En arrière de la maison de Picounoc, à quelques arpents, se trouvait un jardin planté d’arbres fruitiers. Les pruniers entremêlaient leurs branches serrées, les pommiers arrondissaient en dômes leurs cimes chargées de fruits, les gadelliers formaient une haie rouge et verte le long de la clôture, et quelques grands cerisiers élevaient, au dessous de tout, leurs têtes chargées de grappes de pourpre. Sous ces arbres le gazon était épais et moelleux. Il faisait bon de s’y reposer quand le soleil brûlait les prairies. Le soir, les ombres s’entassaient vite aux pieds des troncs épars, sous les rameaux touffus. Picounoc conduisit Joseph dans ce jardin :

— Reste ici, lui dit-il, et ne bouge pas : il faut attendre un peu ; mange des pommes pour te désennuyer.

— Et toi, où vas-tu ?

— Au devant de ta femme.

— Est-ce qu’elle doit…

— Venir ici, mon cher…

— Tu te moques de moi, je le vois bien…

— C’est elle qui se moque de toi… et de la confession…

— Elle n’est pas allée à confesse ?

— C’est un prétexte… comprends-tu ?… Tu comprendras tout à l’heure, pauvre ami. Diable, dit-il, feignant la surprise, qui a mis ce bois ici ? — il montrait un tas de rondins de bois franc, jetés près de la clôture, en dehors — on l’aura oublié.

Djos se pencha, prit un rondin et le fit tournoyer au bout de son bras.

— Cela frapperait bien, dit-il.

— Oui, mais un peu trop fort… ça pourrait tuer, repartit Picounoc, et il sortit du jardin.

Djos était ahuri.

— C’est peut-être un tour, pensa-t-il… Il sait que je suis jaloux et s’amuse à mes dépens… pourtant c’est un bon ami et il ne m’a jamais trompé… Ah ! la malheureuse ! si elle vient ! — et il brandissait son bâton — je me vengerai ! un mari outragé a bien le droit de se venger…

Il attendait depuis assez longtemps, et n’était pas loin de croire à une mystification, quand il entendit parler et vit deux personnes s’avancer par le sentier. Il sentit le froid courir dans ses veines et se mit à trembler. Il éprouvait l’angoisse horrible du condamné qui aperçoit l’échafaud. Peut-être même eut-il moins souffert s’il eut marché à la mort ; car il y a quelque chose de plus douloureux, de plus désespérant que la mort, c’est le déshonneur. Il s’appuya contre la clôture, et ses yeux, regardant à travers les branches noires, se fixèrent sur les auteurs de son supplice qui s’approchaient comme deux ombres.

Picounoc avait dit à sa femme :

— Il faut jouer un tour à Djos. Tu sais comme il est jaloux et comme la jalousie le rend ridicule. J’ai un moyen de le guérir. Je lui ai dit que j’avais un rendez-vous, ce soir, avec Noémie, dans le jardin. Il m’a cru sur parole, et, bien que Noémie soit à l’église, il s’attend à la voir venir sous les pommiers, se faire conter fleurette. Il est là qui épie, avec des yeux ardents, le moment de notre arrivée. Il s’est préparé comme un curé la veille d’une grande fête, et veut lui faire un sermon comme elle n’en a jamais entendu, sur les devoirs de la femme, et les suites funestes de l’amour. Viens, et, quand il sera au plus beau de son zèle, tu te feras connaître… Ça sera drôle de voir la figure qu’il fera ; jamais jaloux n’aura été mieux pris. Et puis j’ai un cadeau à te faire… un beau châle pareil à celui de Noémie.

— Un beau châle ? Montre donc !

— Tiens ! mets-le sur tes épaules…

— Djos ne le verra pas, il fait trop noir.

— J’allumerai une allumette exprès, à un moment donné… Tu ne me parleras pas, mais tu feras de gros soupirs… Je t’appellerai Noémie, je t’embrasserai… Oh ! comme il sera bien joué, le pauvre fou ! et c’est assez de cela pour le guérir.

Aglaé s’enveloppa, souriante, dans son magnifique châle et suivit son mari au jardin.

— Je t’aime ! disait Picounoc en passant sous les arbres ombreux.

La brûlante déclaration fut suivie d’un profond soupir… Les rameaux s’agitaient au passage des amoureux, et, quelques fruits mûrs, pommes et prunes, roulaient avec un bruit léger sur le gazon.

Djos avait un poids énorme sur la poitrine — c’était le poids de la douleur et de la colère — il râlait comme un moribond ; une sueur froide mouillait ses tempes.

— Asseyons-nous ici, dit Picounoc, l’herbe est touffue et molle, ô ma douce Noémie.

Djos eut envie de pousser une clameur, le son expira dans son gosier. Il serra convulsivement le bâton qu’il tenait à la main.

— Pourquoi, ô Noémie, pourquoi m’as-tu fait si longtemps souffrir ? tu sais que je t’aime depuis que je t’ai vue pour la première fois…

Un baiser sonore retentit sous les arbres chargés de fruits, et la joue de la jeune femme s’empourpra comme les prunes suspendues aux branches. Djos fit un pas. Celui-là eût été effrayé qui eût pu voir la pâleur de son visage et le feu de ses orbites. Ses mains musculeuses s’ouvraient et se fermaient comme les serres des éperviers ; il se penchait sous les arbres et tâchait de voir, dans l’obscurité, ce qui se passait à quelques pas de lui.

— C’est donc vrai, pensait-il, plus de doute ! elle est infidèle !… elle me trahit ! elle oublie ses serments et mon amour ! elle oublie notre enfant !… elle oublie qu’elle est mère !… Ah ! c’est trop souffrir, mon Dieu ! c’est trop souffrir !… que ne suis-je mort avant d’avoir connu ma honte et mon infortune !…

Il fut distrait de ces pensées amères, par le bruit de plusieurs baisers ; il s’avança soudain vers le couple heureux, puis s’arrêta comme s’il eut regretté de s’être trahi…

— As-tu entendu, dit Picounoc ?

— Oui, répondit une voix de femme, quelqu’un vient, je crois, sauvons-nous !…

— Non, restons, mais ne disons rien, écoutons encore.

Ils écoutèrent longtemps, mais le silence était profond. Djos se tenait immobile à quelques pas.

— Il n’y a personne, reprit Picounoc, c’est une pomme qui est tombée de l’arbre, ne crains rien, Noémie. Enveloppe-toi dans ton châle à cause du serein. Appuie ta tête sur mon bras ma bien-aimée. Il faut que je voie tes beaux yeux noirs, ne serait-ce qu’un moment.

Alors il frotta sur une pierre une allumette chimique. À la pâle lueur qui s’épandit sous les rameaux, Djos vit, enveloppée dans le beau châle de soie aux roses entrelacées, une femme à demi-couchée sur la pelouse, les pieds perdus sous les touffes de treffles et la tête appuyée sur le bras de Picounoc… Au même instant Picounoc, soulevant le coin du châle qui voilait la tête de cette femme, imprima sur des lèvres brûlantes un long baiser. Djos ne vit plus rien, car la lueur s’éteignit, et ses yeux se remplirent de larmes ardentes comme la poix. Il sent une rage immense lui monter du fond du cœur jusqu’au cerveau, bondit, jette une clameur et, de son bras terrible, abat le rondin sur la tête de la femme heureuse.

Picounoc se dresse, feignant la surprise et la colère :

— Tu l’as tuée, malheureux, dit-il…

— Tant mieux, répondit Joseph, grisé par la jalousie, la colère et le sang. Puis il se pencha sur le cadavre.

— Noémie, Noémie, dit-il, d’une voix saccadée, que Dieu te pardonne ce que je n’ai pu te pardonner, moi !…

Il prit la femme et la releva.

— Es-tu morte ?

Il tâta le crâne, et vit qu’il était brisé. Alors il étendit la morte sur la couche de verdure tachée de sang, et se dirigea vers la barrière du jardin. Quelque chose d’étrange se passait au fond de son âme, et sa colère, un instant apaisée, se réveillait plus terrible. Il ne tenait plus son arme meurtrière, mais ses poings osseux étaient fermés, et il éprouvait comme un besoin de frapper encore. L’image de Picounoc passa devant ses yeux, moqueuse et provocatrice. Il frémit et leva le bras sur elle. Son ami lui apparaissait dans toute sa hideur.

— Picounoc ! crie t-il.

— Que veux-tu ? répond celui-ci qui se tient prudemment à l’écart.

— Où es-tu ? Viens ici, continue Djos d’une voix que la colère rend tremblante.

Picounoc ne répond pas,

— Je te rejoindrai, bien, va, maudit ! Pourquoi as-tu perdu ma femme ? Pourquoi m’as-tu révélé mon malheur ? J’étais heureux ! je l’aimais ! fallait me laisser ignorer ses fautes !…

Et, tout en faisant ces reproches à son ami, il le cherchait sous les arbres, marchant fièvreusement, tantôt droit, tantôt courbé, secouant et cassant, de ses mains puissantes, les branches qui lui barraient le passage. S’il l’eut attrappé, il lui eut fait payer cher sa dernière fantaisie ; mais Picounoc avait enjambé la clôture et s’enfuyait à la maison.

— Lâche ! hurla Djos… tu fais bien de te cacher… mais je te rejoindrai tôt ou tard…

Il sortit et se rendit chez lui. La petite José-Antoine, qui berçait l’enfant sur ses genoux, lui dit en le voyant entrer.

— Mon Dieu ! Monsieur Joseph, comme vous êtes changé ! êtes-vous malade ?

Djos ne répondit pas. Il s’approcha de l’enfant, le prit dans ses bras, le pressa sur son cœur et le couvrit de baisers.

— Ce cher petit, repartit Héloïse, il commence à parler un peu. Je lui ai fait dire : Papa, maman…

L’enfant sourit en regardant son père et répéta : Papa, maman.

— Des larmes remplirent les yeux de Joseph et coulèrent le long de ses joues. Il embrassa de nouveau, avec frénésie, l’ange qui souriait.

— Tiens, dit-il, en le rendant à la petite gardienne, aies-en bien soin, veille sur lui, car il n’a plus de mère !…

— Elle va revenir demain sa mère, répondit, demi-souriante, la jeune fille qui n’avait pas compris.

— Elle ne reviendra plus, je l’ai tuée, répliqua Djos d’une voix sombre… et moi !… vous ne me reverrez jamais.

Il sortit. La petite José-Antoine, effrayée, courut chez ses parents, tenant l’enfant dans ses bras, et raconta ce qu’elle venait d’entendre.

Picounoc, tout troublé, n’aperçut pas, en entrant dans sa maison, Geneviève, la folle, assise au pied du lit et la tête appuyée sur le poteau tourné qui supportait les rideaux. Il se dirigea vers la cheminée, alluma sa pipe, mit sa tête dans ses mains et parut réfléchir. Geneviève ne bougea pas.

Il semble au chercheur d’aventures qu’il pourra toujours expliquer raisonnablement sa présence en tel lieu et à telle heure, alors qu’il est animé du désir d’atteindre un but ; mais souvent, quand le but est atteint, et que la convoitise n’aveugle plus, il s’aperçoit qu’il n’a pas songé à tout, et que plus d’un détail peut le compromettre. Picounoc songeait qu’il n’était pas naturel de dire qu’il se trouvait, à neuf heures du soir, dans son jardin, à causer avec sa femme, comme si les ténèbres eussent pu avoir pour eux quelques attraits ; il ne voulait pas faire croire, non plus, qu’il avait surpris sa femme dans les bras de Joseph, car cela ne forcerait pas Joseph à disparaître, et il voulait s’en débarrasser.

Voici ce qu’il pensait : ou Joseph, désespéré, se fera justice lui-même, et alors mon succès sera parfait ; ou — s’il reconnaît son erreur — je l’accuse d’avoir tué ma femme et le mène à la potence.

Tout à coup il releva la tête en souriant :

— C’est cela, dit-il, c’est cela…

Et il alla décrocher son fanal pendu à une cheville, au côté de l’armoire, l’ouvrit pour s’assurer qu’il y avait de la chandelle dedans, puis, il prit un plat de fer blanc dans le buffet et courut au jardin. Il jeta près du cadavre de sa femme le plat et le fanal. Alors, à plusieurs reprises, il appela à demi-voix, en se penchant vers la victime : Aglaé ! Aglaé !

Mais la pauvre femme était bien morte.

— Si elle n’était qu’évanouie ! pensa-t-il.

Et, se penchant de nouveau sur elle, il lui serra la gorge longtemps.

— Il ne doit pas y avoir de danger maintenant, pensa-t-il. Et il se leva, marchant comme un homme ivre sous les rameaux. Quand il fut à la barrière il s’arrêta, inclina la tête et réfléchit.

— Oui, ce sera mieux, dit-il tout haut ; il faut bien faire les choses.

Et, retournant sur ses pas il revint à sa victime et la dépouilla de son châle.

— On n’est pas si bête que le monde pense, murmura-t-il encore à demi-voix ; on sacrifiera tout pour tout sauver…

S’écartant un peu du sentier qui conduisait à la maison, il arriva près d’un puits encadré de bois, au dessus duquel pendait une brimbale ; et, contre ce puits, il y avait des pierres plates et des cailloux sur lesquels montaient les enfants qui voulaient atteindre le crochet de la brimbale et puiser de l’eau. Il prit un de ces cailloux, l’enveloppa dans le châle et le jeta dans l’eau. L’eau, troublée un instant, rendit un son mat, fit surgir quelques bouillons à la surface, et reprit son calme profond. La folle l’avait suivi instinctivement, mais, l’entendant revenir, elle rebroussa chemin. Cependant, quand elle comprit qu’il se dirigeait vers le puits elle s’arrêta et prêta l’oreille. Picounoc, prenant des airs épouvantés, allongeant sa figure hypocrite déjà bien longue, faisant des gestes de désespoir, courut chez les voisins, annoncer l’événement tragique qui venait d’avoir lieu. Il paraissait fou de douleur et passait d’une maison à l’autre en criant : Ma femme vient d’être tuée ! ma femme vient d’être tuée ! C’est Djos ! l’infâme ! c’est Djos, le jaloux ! ma pauvre Aglaé ! ma pauvre Aglaé !…


Les gens, tout étonnés, n’avaient pas le temps de lui faire des questions qu’il était sorti déjà. Il entra chez José Antoine. La petite gardienne avait eu le temps de raconter ce que Joseph Letellier venait de dire et de faire, et José Antoine, qui connaissait la jalousie du malheureux garçon, disait à sa femme qu’en effet la chose était bien possible. Mais quand Picounoc, à son tour, se précipita dans la maison en criant : ma femme a été tuée ! ma femme a été tuée !… C’est Djos ! c’est Djos !… José-Antoine crut que Picounoc devenait fou. Deux meurtres à la fois dans un village aussi paisible d’habitude, c’était incroyable.

— Tu te trompes, Picounoc, dit-il, c’est la femme de Djos qui est morte…

— C’est la mienne, mon Dieu ! je ne le sais que trop ! c’est la mienne !

— C’est la femme à Djos… la petite vient de le rapporter. C’est Djos lui-même qui a tout déclaré…

— C’est ma femme, vous dis-je, mon Aglaé… j’étais là, à côté d’elle, dans le jardin… Il l’a tuée d’un coup de rondin… le misérable !… Il l’aimait, vous le savez… toute la paroisse le sait… mais elle était si bonne, si sage, si honnête !… Ô mon Aglaé !… mon Aglaé !… Elle le recevait mal, vous le savez encore… elle le traitait comme il méritait d’être traité, le vaurien !… et, un jour, elle lui donna une tape en pleine face… c’est depuis ce temps qu’il lui gardait rancune… Et moi qui le croyais mon ami !… moi qui l’invitais toujours à venir à la maison !… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-il possible ?…

Ce fut, toute cette nuit-là, un va et vient extraordinaire dans le village. Tout le monde accourut sur le théâtre de l’événement. Aglaé fut transportée à la maison. Les femmes et les jeunes filles pleuraient en la considérant, et chacun de ceux qui se trouvaient là faisait ses observations…

— Quelle triste mort !

— Pas une minute pour penser à son Dieu et à son âme…

— Elle était si bonne !… Elle est au ciel, bien sûr.

— C’est un exemple, mes chères amies, c’est un exemple, ajoutait une vieille accoutumée de moraliser… on ne sait pas qui vit, qui meurt.

— Dire qu’elle était si gaie tantôt ! je l’ai vue avant le souper, je lui ai parlé, jamais elle ne fut si jasante et si éveillée ; elle sentait sa mort…

— C’est sa mère qui va en avoir du chagrin… quelle nouvelle à lui apprendre ! ce n’est pas moi qui voudrais la lui annoncer…

— Est-elle à l’église sa mère ?

— Oui, elle est descendue à confesse avec la femme à Hilaire Charette.

— Est-ce vrai, dites donc, que la femme de Djos a été tuée elle aussi ? s’écria une femme qui faisait irruption dans la maison en deuil.

— La femme de Djos ? répétèrent avec stupéfaction toutes les autres voix…

— C’est la petite José-Antoine qui dit cela, et c’est Djos lui-même qui avoue l’avoir tuée… c’est incroyable !… Mon Dieu ! dans quel siècle sommes-nous ?

— Ce n’est pas possible, elle est à l’église !

Picounoc pleurait toujours pendant qu’on discourait ainsi. À cette remarque, il prit la parole :

— Non, il n’a pas tué sa femme, dit-il, mais s’il pouvait faire croire au monde que c’est elle qu’il a voulu tuer ! Il va alléguer sa jalousie pour tâcher de se faire pardonner le meurtre de ma femme, de mon Aglaé ! pauvre Aglaé !…

Et il se mit à sangloter de nouveau…

— Mon Dieu ! qu’il a du chagrin, dit une jeune fille…

— Il en a trop, cela ne durera pas, repartit une femme d’expérience… une veuve.

— Une voiture fut dépêchée vers la mère de la défunte et la femme du meurtrier. On conçoit la peine qu’éprouve une mère en apprenant la mort d’une fille chérie, mais on ne conçoit pas ce qui se passe dans le cœur et l’esprit d’une femme qui apprend que son mari bien-aimé est un meurtrier infâme… Madame Larose s’évanouit — c’était le mieux et le plus court. Noémie se fit répéter deux fois l’horrible nouvelle… Elle ne dit rien, pencha la tête, joignit les mains, et demeura longtemps ainsi. Tous les yeux étaient fixés sur elle, et elle ne voyait personne… Elle était livide à force d’être pâle, ses paupières se fermaient et s’ouvraient souvent sans se mouiller de pleurs, et sa bouche était serrée comme par une convulsion… Ce qu’elle souffrait nul ne le pouvait deviner.

— Venez vous, madame ? lui dit celui qui devait la reconduire chez elle.

Elle le regarda fixement et ne bougea point.

— Voulez-vous venir ? la voiture est prête, répéta-t-il.

Elle le suivit machinalement et ne dit pas une parole. Quand elle fut rendue à la porte de sa maison, quelqu’un l’aida à descendre. Il y avait beaucoup de monde venu là par curiosité. Elle entra ; la petite José-Antoine vint à sa rencontre, tenant l’enfant dans ses bras. À la vue de son enfant qui sourit, lui tend les bras et l’appelle, elle jette un cri terrible, éclate en sanglots, saisit le petit, le presse sur sa poitrine, et le couvre de baisers et de larmes…

— Djos ! Joseph ! dit-elle en appelant.

— Il n’est pas ici, madame, répond la petite gardienne… il est parti… il a dit qu’il ne reviendrait jamais… jamais !…

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie la malheureuse femme, et elle tombe sur le plancher, comme si elle eut été frappée de mort subite. L’enfant se fit mal en tombant et se mit à pleurer. On le coucha dans son petit lit, et il s’endormit bientôt en balbutiant d’une voix douce et faible : papa ! maman ! papa ! maman !

Dans la nuit la grange de Djos brûla. Ce fut en vain que l’on s’efforçât d’éteindre l’incendie, le feu sortait de partout à la fois, et il était évident qu’une main vengeresse l’avait allumé de façon qu’il ne put être éteint jusqu’à ce que tout fut consumé. Dans les cendres on trouva quelques ossements. On crut que c’étaient les restes du malheureux Djos. Et cette croyance alla se fortifiant, car on n’entendit plus parler de lui.

Picounoc, quelques jours après, voyant entrer une vieille femme qui passait pour tirer l’horoscope et dire la vérité — chose digne de remarque — lui donna un jeu de cartes et, sous prétexte de lui demander des révélations sur le meurtrier de sa femme, lui demanda cent choses pour lui-même. Il lui demanda, d’abord, si Djos était mort véritablement ; si les ossements calcinés que l’on avait trouvés dans les cendres étaient bien ses os ; si Noémie se remarierait un jour : et la cartomancienne répondait à merveille. Il demanda si jamais quelqu’un aveindrait ce qui se trouvait au fond d’un certain puits. Il pensait au châle.

— Jamais une main de vivant ! répondit la tireuse d’horoscope.

— Quant aux mains des morts, pensa Picounoc, je ne les redoute guère…