Picounoc le maudit, Tome 2/Amour et vengeance

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C. Darveau (IVp. 53-79).

III

AMOUR ET VENGEANCE.


Madame Letellier passa la nuit dans un état difficile à décrire. À la pensée que son mari vivait encore, l’immense douleur qu’elle avait ressentie jadis, et que le temps avait apaisée, se réveilla tout à coup. Les plaies cicatrisées par le baume des années se rouvrirent, et il lui sembla que le sanglant événement qui avait tué son bonheur et fait asseoir le deuil à son foyer n’était arrivé que la veille. Cependant à ce lugubre souvenir se mêlait une lueur d’espérance, à cette angoisse profonde, une vive allégresse, et elle passait d’une sensation à une autre, comme la nacelle poussée par l’orage, d’une vague à une autre vague. Tantôt elle se prenait à espérer un prochain retour de son mari, et tantôt elle s’abîmait dans une amère terreur, en songeant à quel danger il s’exposerait en revenant au pays. L’idée qu’un pur hasard seul empêchait Picounoc de devenir son époux adultère, la faisait frissonner d’horreur ; et, maintenant qu’elle se savait encore liée à l’homme de son choix, maintenant qu’elle savait que la mort n’avait pas rompu ses liens, elle éprouvait pour Picounoc un éloignement voisin du mépris. Elle se représentait Joseph sous l’accoutrement original du chasseur qu’elle venait de voir ; se le figurait bronzé, fort et beau comme lui, et disait : j’irai à lui s’il ne vient pas à moi.

Victor n’était guère moins ému que sa mère, et il se voyait, comme elle, agité de mille sentiments divers. Le désir de connaître cet homme qui lui avait donné le jour, luttait contre la peur du scandale et du déshonneur ; l’amour de Marguerite l’entraînait d’un côté, puis, de l’autre, le dévouement. Tant d’émotions violentes chassèrent de ses paupières le sommeil bienfaisant, et, quand vint le matin tout radieux, il n’avait, pas plus que sa mère, goûté de repos.

Pour tous la nuit fut terrible ; mais pour personne elle ne le fut autant que pour Picounoc. Il voyait s’envoler, en une minute, le fruit de vingt ans de travail, de ruses et d’hypocrisie. La coupe enchantée tombait de ses mains au moment où elle touchait ses lèvres. Tous ces désirs de feu qui l’avaient dévoré depuis la jeunesse déjà loin, allaient être satisfaits, puis il allait jouir en paix, à force d’habileté, de l’amour de la femme qu’il convoitait, et de l’estime des hommes qu’il abusait, quand, tout à coup, par la faute d’un étranger à qui il offre l’hospitalité, tout s’évanouit, tout s’écroule ! Oh ! qu’il regrettait d’avoir retenu cet homme ! et comme il lui eut vite cassé la tête, si ce crime eut pu lui rendre le bonheur perdu. Il s’efforçait, par moment, de se faire illusion et de croire que tout cela n’était qu’un nuage que le vent emporterait. Mais en vain, le nuage restait étendu comme un immense linceul au dessus de sa tête, et nul vent ne pouvait plus le dissiper. Il s’endormit, mais son sommeil fut plus affreux que l’état de veille. Il vit le grand-trappeur s’avancer vers lui, conduisant une femme appuyée à son bras. Il crut que c’était Noémie et il eut un tressaillement de volupté ; mais quand la femme leva son voile noir il reconnut Aglaé, sa propre épouse qu’il avait fait assassiner. Elle portait une horrible blessure à la tête, et des larmes de sang coulaient de ses yeux. Il voulut fuir ; mais ses pas alourdis s’attachèrent au sol comme à une glaise implacable, et ses jambes plièrent sous un fardeau énorme. Ce fardeau, une main mystérieuse le tenait sur sa tête, et c’était en vain que de ses deux bras, il voulait le jeter à terre. Ce fardeau se divisa en sept parties ; et chacune des sept parties prit la forme d’une tête de mort ; et sur chaque tête il y avait une inscription. Or voici quelles étaient ces inscriptions : Orgueil, avarice, impureté, envie, gourmandise, colère, paresse ! Et, au dessus de ces sept têtes de mort, un crâne énorme — le crâne nu du vieux chef des bandits enterré dans le ruisseau, avec cette autre inscription : La malédiction d’un père. Et tout cela écrasait le malheureux Picounoc qui voulait en vain s’enfuir… Toute la nuit son sommeil eut de ces cauchemars horribles.

Marguerite qui ne comprenait pas encore toutes les conséquences que pouvaient avoir les paroles du grand-trappeur, mais qui pressentait un malheur cependant, trouva, dans la prière et l’amour, la seule consolation qui plaît aux âmes vraiment attristées.

Le grand-trappeur craignit de s’être trahi, et d’avoir éveillé les soupçons de son ennemi. Il passa le reste de la nuit chez Tiston, puis, de bon matin, pour détourner les soupçons, il s’achemina vers Ste. Croix. Il fit bien, car Picounoc, soupçonnant quelque ruse, s’informa où était le chasseur. Quand on lui dit qu’il continuait sa route, sans plus s’occuper des incidents de la veille, il parut satisfait. La journée ne fut pas gaie. Picounoc ne put se mettre franchement à l’ouvrage et on le vit rôder dans son champ comme une ombre en peine.

Vers le soir, Victor parlait avec sa mère de toutes ces choses qu’avait rappelées les récits du chasseur, et tous deux songeaient aux moyens de faire revenir le malheureux exilé, dont la conduite, là-bas, était si noble et si chrétienne, quand, tout à coup, le jeune avocat s’écria en se frappant le front :

— Mon père n’est pas coupable, j’en suis certain !

Noémie pencha la tête. Elle ne pouvait pas comprendre qu’il ne le fut point, puisqu’il fuyait la justice et les regards de ses amis, depuis le jour du meurtre.

— Mon père n’est pas coupable ! reprit Victor avec une émotion à moitié contenue, et c’est de lui que me parlait le chasseur, hier matin, en revenant de St. Pierre…

— Comment ? que disait-il donc ce chasseur, demanda la femme, tremblante d’espoir et de crainte à la fois.

— Il me disait qu’un de ses amis était accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis… non, ce n’est pas cela. Il me disait que cet ami, trompé par de fausses apparences et par un homme qui avait intérêt à se jouer de lui, sans doute, avait tué la femme d’un autre, croyant tuer sa propre femme, dans un moment d’infidélité… Ah ! c’est un cas sérieux et beau, mais difficile ! difficile !… L’avocat prenait le dessus, comme on le voit. Ce qui est regrettable, reprit Victor, c’est que les preuves manquent : le malheureux ne peut pas prouver qu’il a été la victime d’un rusé coquin…

Noémie, après être demeurée un instant pensive, éclata tout à coup en sanglots. Elle venait de comprendre comment, en effet, son mari qui était jaloux, avait pu tuer la femme de Picounoc, croyant se venger des infidélités imaginaires de sa propre épouse ; mais elle n’osait croire encore qu’il pût entrer tant de malice et de fourberie dans le cœur de Picounoc. Et pourtant, elle était si heureuse de pouvoir alléger la faute de son mari ! Victor lui demanda d’une voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu ou d’offenser son père :

— Mère, dites-moi, s’il vous plaît… papa était-il jaloux ?… Les pleurs de Noémie redoublèrent, et c’est avec peine qu’elle répondit.

— Oui, mon fils, et j’ignore pourquoi, Dieu sait que je n’ai rien à me reprocher…

— Et quel était son meilleur ami ?

— C’était Picounoc…

— Mon Dieu ! fit le jeune avocat ! serait-il donc possible !

Il avait à peine achevé ce cri, qu’une ombre apparut dans la porte entrouverte : c’était le grand-trappeur.

— Je suis content de vous voir, dit vivement Victor en se levant pour donner une chaise à l’étranger, vous allez me parler de mon père, monsieur… de mon père que je ne connais point !…

— Oh ! dites-lui donc que nous l’attendons, reprit Noémie en s’essuyant les yeux, dites-lui qu’il revienne, ou qu’il nous demande d’aller à lui !

— Vingt ans n’ont donc pas suffi pour le faire oublier ? demanda l’étranger.

— Ah ! reprit la femme toute brisée par la douleur, on peut croire que je l’avais oublié, puisque je consentais à devenir la femme d’un autre, mais à mon âge, on ne fait plus de mariage d’amour, et, celui qui allait devenir mon deuxième époux savait bien qu’il ne m’avait pas toute entière…

— La reconnaissance, monsieur, ajouta Victor, est une vertu qui tient souvent la place de l’amour, et bien des hommes achètent le bonheur en la faisant naître dans les âmes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas aimer.

— Cet homme que vous appelez Picounoc vous a fait beaucoup de bien, madame ?…

— Beaucoup, monsieur…

— C’est lui qui a conseillé ma mère de me faire donner une éducation classique, reprit Victor, et, n’eût-il fait que cela, je voudrais l’aimer toujours…

— Est-ce lui qui a payé votre éducation ? demanda le grand-trappeur.

— Non et oui. Ma mère a payé d’abord, et pour cela elle s’est imposé bien des privations, et elle a emprunté beaucoup d’argent… Si bien, qu’à la fin ne pouvant plus rembourser le prêteur, qui était ce marchand bourru que nous avons vu sur sa galerie, à la rivière du Chêne, elle dut voir notre terre décrétée et mise en vente.

— Décrétée et vendue par le shérif ? fit l’étranger tout surpris.

— Oui, monsieur, continua Victor… Mais une douce surprise nous attendait… M. Saint Pierre — celui qu’on surnomme Picounoc — achète la terre et nous la rend pour un merci.

— Dites pour la ravoir quelques jours plus tard avec la main de la femme qu’il aime, affirma d’une voix sourde et menaçante l’étranger…

— C’est vrai, fit le jeune avocat…

— Je vois plus d’égoïsme que de générosité dans la conduite de cet homme, ajouta l’étranger.

— C’est vrai, dit Noémie naïvement, je n’avais pas songé à cela. Mon Dieu ! que je suis contente d’échapper à cet homme ! s’écria-t-elle ensuite, en joignant les mains.

Une larme vint trembler au bord de la paupière du grand-trappeur.

— Retournez-vous dans le Nord-Ouest, monsieur ? lui demanda Victor.

— Je ne sais guère, je vous jure, ce que je vais faire, ou ce que je vais devenir…

— Ah ! retournez-y donc, dit Noémie, retournez-y donc pour voir mon mari et lui dire de revenir !

Le grand-trappeur se sentait ému, et, le cœur gros, il avait peur d’éclater.

— C’est de lui que vous me parliez hier, reprit Victor, quand vous m’avez consulté au sujet d’un certain meurtre ?…

— Oui, Monsieur, précisément.

— Ah ! il n’est pas coupable ! s’écria de nouveau Noémie, dites-lui qu’il revienne, et mon Victor, son fils, le défendra bien contre ses accusateurs ! Vous lui direz que Victor est avocat… N’est-ce pas, Monsieur, que vous lui direz ces choses, et que vous le conseillerez de revenir vivre avec nous ?… Voyez-vous, je n’ai que ces deux amours au monde, mon enfant et mon mari ! Ah ! s’il savait ce que j’ai souffert ! s’il savait comme je l’ai aimé, comme je lui ai toujours été fidèle !… Ah ! qui donc a pu lui faire croire que je ne l’aimais plus ! que je pouvais m’oublier jusqu’au point de faire entrer la honte ou le déshonneur dans ma maison ! Mon Dieu ! mon Dieu ! vous seul connaissez les larmes que j’ai répandues et les tortures que j’ai endurées !… Tenez, monsieur, s’il revenait !… il me semble que tout ce passé d’afflictions et d’amertume, ne serait qu’un mauvais rêve bien vite oublié !… S’il revenait ! nous reprendrions la vie… la vie de bonheur et de paix où nous l’avons laissée il y a si longtemps, et nul ne pourrait plus, jamais, jamais, nous arracher l’un à l’autre, que le bon Dieu, quand il trouverait nous avoir assez récompensés de nos longues années de martyre ! Ah ! s’il revenait, Monsieur, pour voir son enfant, son petit Victor qu’il a laissé au berceau et qui est maintenant un si beau jeune homme ! comme il en serait fier de son Victor !… Mais il ne me reconnaîtrait plus, hélas !… les chagrins ont laissé de profondes traces sur ma figure ! Il ne me retrouverait pas brillante de jeunesse comme autrefois !… et, peut-être !… Mais non ! il m’aimerait encore, car je l’aime toujours, moi !… Dites-lui, monsieur, dites-lui tout ce que vous entendez, tout ce que vous voyez !… Ah ! vous pleurez !… vous êtes bon ! vous êtes sensible ! vous comprenez les souffrances de mon pauvre cœur !… Vous irez, n’est-ce pas, jusqu’à ces pays de glace d’où vous venez, pour en ramener mon mari ! Vous lui direz que vous avez pleuré avec nous !…

Le grand-trappeur, ne pouvant plus contenir ses émotions, ne pouvant plus calmer son cœur qui bondissait à rompre sa poitrine, se leva pour se jeter aux genoux de sa femme ; mais une voix joyeuse qui retentit sur le seuil l’arrêta.

Salvete, omnes gentes ! ego sum Paul Hamel qui dicitur ex-elevatus

— L’ex-élève ! s’écria Noémie en s’essuyant les yeux…

— Monsieur Paul Hamel, dit Victor, en tendant la main au chasseur qui entrait…

Le grand-trappeur jeta un regard et un sourire à son ami…

Salve ! grandissime trappeur ! fit l’ex-élève en saluant son compagnon de chasse.

Une pâleur affreuse couvrit les figures de Noémie et de Victor qui restèrent immobiles dans leur stupeur… L’ex-élève qui vit leur étonnement, reprit tout joyeusement :

— Eh ! oui, c’est le grand-trappeur du Nord-Ouest… Quoi ? est-ce qu’il ne vous l’a pas dit encore ? Il n’aime pas à se vanter, je le sais ; mais moi, je n’ai pas de cachette.

Un tremblement nerveux saisit Noémie, dont les regards dévoraient le grand-trappeur. Victor croyait être le jouet du délire.

— Noémie ! Noémie ! tu ne me reconnais plus ! s’écria le grand-trappeur !…

Deux cris terribles firent à la fois retentir la maison.

— Joseph !

— Mon père !

Et soudain Djos tomba aux genoux de sa femme… et l’on entendit ces mots entrecoupés de sanglots.

— Pardon !… pardon !… pardon !…

— Oh ! dit l’ex-élève, en s’essuyant les yeux, je croyais que la connaissance était faite… Je ne veux pas vous déranger, mes enfants… Je reviendrai tantôt…

Et, le cœur touché de ce qu’il voyait, il sortit ! Il est des joies comme il est des douleurs qui défient toute description, et si le pinceau de l’artiste réussit à montrer, dans la figure humaine qu’il reproduit, toutes les douleurs ou toutes les joies de l’âme, la plume de l’écrivain s’arrête impuissante, ou se brise de désespoir. D’abord le silence ne fut interrompu que par des paroles isolées comme ces bouffées de flamme qui s’échappent des lèvres entr’ouvertes du volcan prêt à faire irruption ; et ces mots, c’étaient les noms de Noémie, de Victor et de Joseph : puis, suivirent des baisers d’une ineffable douceur, et des regards chargés d’amour plus éloquents, plus persuasifs que tous les serments à la fois. Après la première effusion, le grand-trappeur se débarrassa de sa ceinture fléchée et de ses pistolets, puis il voulut revoir chaque chambre, chaque morceau, pour ainsi dire, de cette maison qui évoquait tout-à-coup un passé si calme et si heureux d’abord, si amer, hélas ! ensuite.

Victor, après quelques moments, déposa un baiser sur le front de son père et s’éloigna, promettant de rentrer bientôt. Il trouva l’ex-élève assis pensif sur la clôture du chemin, à un arpent de la maison. Il lui proposa une promenade, et tous deux marchèrent en causant du grand événement qui venait de se produire.

— Je suis bien heureux, disait le jeune avocat, je suis bien heureux d’avoir retrouvé mon père ; mais un bonheur s’achète souvent au prix d’un autre bonheur, et je sens que je ne serai pas épargné… Pauvre Marguerite ! soupirait-il de temps en temps, pauvre Marguerite ! où s’en vont nos doux projets ? où s’en vont nos délicieuses espérances ?…

Marguerite ne connaissait pas encore toute l’étendue du malheur qui la menaçait, et elle se plaisait à croire que le coup inattendu qui frappait son père ne l’atteindrait point elle-même. Elle ne savait point, innocente créature, fruit succulent et beau, sorti par hasard d’un rameau encore vert, elle ne savait point comme le cœur de l’arbre qui l’avait produit, était profondément gâté.

Picounoc, après avoir erré vaguement, sans but et sans motif, toute la journée, s’était enfermé dans sa chambre. Il ne voulut pas souper.

— Vous êtes malade, petit papa, risqua timidement la jeune fille.

— Si cet homme a le malheur de revenir !… gronda-t-il pour toute réponse.

— Le chasseur qui a passé hier soir, papa ?

— Celui-là aussi !… que le diable l’emporte !…

— Il ne savait pas la peine qu’il te ferait en disant ce qu’il a raconté.

— Qu’avait-on besoin de ces histoires-là ? Du reste, je suis certain que c’est un menteur. Il est payé par quelqu’un pour faire manquer mon mariage… je le comprends bien, moi ; mais Noémie !… Ah ! ces femmes !… ces femmes !… Elles croiraient manquer à leur dignité si elles ne tombaient en pâmoison à la moindre parole un peu surprenante qu’elles entendent.

— Vois-la donc, petite père, et dis-lui tout ce que tu penses de ces histoires ; elle finira par comprendre, sans doute, qu’il est fort possible que vous soyez tous deux les jouets d’un mauvais plaisant, ou d’un ennemi.

— Victor est-il venu aujourd’hui ? demanda Picounoc.

— Non, papa, répondit Marguerite, l’âme oppressée par le regret.

— Il croit aux contes du chasseur, le petit fat ! il y croit !

— Il aurait tant de bonheur, s’il retrouvait son père !… Mon Dieu ! si vous partiez pour ne revenir qu’après vingt ans !… quelle serait ma peine !… mais quelle serait ma joie ensuite ! Oh ! petit père, ne lui garde pas rancune de son espoir et de sa félicité !…

— Le grand-trappeur eût mieux fait de ne jamais révéler son nom, et de rester mort pour tout le monde…

— Tu es injuste, petit papa !… voyons ! calme-toi…

— Injuste ? je suis injuste ? dis-tu ?

— Mais il me semble que… la charité…

— Il te semble que !… la charité !… oui ! tout ça, c’est bel et bon. Mais tu sais une chose, Marguerite, tu sais que ce grand-trappeur, ce Djos, ce Pèlerin, quelque soit son nom, est un assassin ?

— Mais, mon père, on le dit si bon maintenant, reprit la jeune fille avec une douceur étrange.

— N’importe ! c’est un meurtrier ; et je l’ai dit hier soir devant tout le monde ; c’est un meurtrier ! qu’il ne remette pas les pieds ici !

— Mon père ! les apparences sont parfois trompeuses… On a vu souvent l’innocence accusée et la faute impunie, qui sait ?…

— Je sais bien, moi ! puisque je l’ai vu faire !… Vas-tu donc défendre et protéger l’assassin de ta mère ?… serais-tu oublieuse et ingrate à ce point ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Marguerite. Et, se cachant le visage dans ses deux mains, elle demeura longtemps silencieuse.

— Veux-tu donc qu’il revienne maintenant, reprit Picounoc, et n’eût-il pas mieux fait de passer pour mort plus longtemps encore ? dis !…

— Ah ! c’est affreux ! murmurait la jeune fille… Et un combat terrible se livrait dans son cœur : son amour était aux prises avec sa dignité. Elle voyait Victor souriant tristement et jurant de l’aimer toujours ; elle le voyait avec toutes ses vertus, sa franchise et sa noblesse, et, derrière lui, elle apercevait un homme souillé de sang ; et cet homme, c’était le père de son fiancé, et ce sang, c’était celui de sa mère !… Jamais ce souvenir ne s’était réveillé aussi amer, et jamais il n’était revenu sous de pareilles couleurs ! Brisée par le choc des sentiments violents et divers qui se heurtaient dans son esprit, ne trouvant plus l’appui des hommes assez ferme, elle entra dans sa chambre et se jeta à genoux. La prière est le plus sûr et le meilleur moyen d’arriver au repos — que ce soit le repos dans l’allégresse ou le repos dans les afflictions. Picounoc sortit et se dirigea machinalement vers la demeure de Noémie.

La nuit n’était pas encore venue mais le ciel était sombre déjà, et les objets de la terre, sans couleurs et presque sans formes certaines, se confondaient dans une masse grise. On eût dit un grand nuage ouvrant ses ailes pour couvrir le monde. La lumière de la lampe brillait dans chaque maison, s’échappant en rayons joyeux par quelqu’une des fenêtres. Le plus souvent les cultivateurs, qui n’ont ni crainte d’être vus, ni peur de voir trop, ne prennent pas la peine de suspendre des rideaux à leurs fenêtres, ou de les fermer s’il s’en trouve, et le passant voit la famille réunie autour de la table pour prendre son souper, ou jouer la partie de cartes.

Victor et l’ex-élève ayant rencontré des amis du vieux temps s’attardaient à jaser.

Picounoc arriva sans trop savoir pourquoi, et en proie à des pensées horribles, à la porte de Noémie. Il remarqua avec surprise qu’il n’y avait pas de lumière aux fenêtres. Il s’approcha davantage et vit qu’on avait improvisé des rideaux. Cela l’intrigua bien un peu. Il colla son oreille contre le trou de la clenche, puis entendit chuchoter. Il écouta avec plus d’attention. Le grand-trappeur disait à sa femme :

— Si Picounoc savait que je suis ici, il me ferait arrêter, vois-tu. Et comme je n’ai pas de preuves de sa fourberie, je serais probablement condamné !…

Picounoc frissonna jusqu’au fond des entrailles ; un éclair jaillit de ses paupières, et il s’appuya un moment sur le cadre de la porte, puis la stupéfaction calmée, il s’inclina de nouveau pour écouter…

— Je vendrai la terre et j’irai te rejoindre, disait Noémie…

Il n’eut pas besoin d’en entendre plus long. Honteux d’avoir été la dupe du chasseur, fou de colère à la pensée de cette femme qui lui échappait pour toujours, pour retomber dans les bras de celui qu’elle aimait, il s’éloigna chancelant. Mais, ayant entendu des voix et le bruit des pas de quelques personnes qui venaient, il longea la maison et se cacha au coin, derrière. Là il vit des rayons qui sortaient à pleine fenêtre et s’en allaient dormir sur les feuilles du verger voisin : Voyons ! se dit-il, est-ce bien lui ? Et, s’approchant de la fenêtre, il plongea son œil avide et cruel dans la maison. Il eut un grincement de dents effroyable…

— Je serai vengé ! gronda-t-il et, aveuglé par la rage il alla se heurter au tronc d’un arbre : Maudit ! recule-toi donc ! grinça-t-il, et il frappa du poing l’arbre inoffensif. Il reprit le chemin de sa demeure, et, en s’en allant, il pensait : Je suis bien bête de perdre la tête pour ça !… De quoi va me servir tout ce désespoir ?… c’est inutile d’y penser, je ne l’aurai jamais !… Elle me haïra quand même !… Elle va me mépriser !… brisons-la ! en avant ! Ah ! l’on veut jouer un tour à Picounoc ! on veut tout bonnement déguerpir l’un après l’autre, sans tambour ni trompette ! allons donc ! pour qui me prenez-vous, M. le grand-trappeur ? et Madame la grande-trappeuse ?… Picounoc ne se laisse pas emmancher comme ça ! Puisque l’on ne peut pas goûter à l’amour, eh bien ! rassasions-nous de vengeance. L’amour passe, paraît-il, mais la vengeance ! ah ! le temps la rend plus belle et plus terrible !…

Il attela son cheval, prévint Marguerite de ne pas l’attendre avant deux ou trois heures du matin, et partit au grand trot. Il s’arrêta à l’église, chez un juge de paix, fit une déclaration contre Joseph Letellier, l’accusant de meurtre et spécifiant tous les détails… Puis il dit au magistrat de se hâter, car l’assassin serait probablement disparu de nouveau, le lendemain matin. Alors, quand il eut remis l’affaire entre les mains de la justice, il remonta dans sa voiture ; mais il ne revint pas chez lui, il se rendit à la rivière du Chêne, et alla frapper à la porte du bossu.

— À quoi puis-je attribuer l’honneur de ta visite ? demanda le marchand d’un air de grand seigneur vexé.

— À la vengeance, répondit Picounoc…

— Ce n’est pas chrétien, cela, observa le bossu…

— C’est agréable, toujours ! si ce n’est pas chrétien…

— Et de qui veux-tu donc te venger ainsi ?

— D’un homme !

— Ah ! je pensais que tu allais dire d’une femme.

— D’une femme aussi !

— Bigre ! deux vengeances à la fois, c’est du corse, cela.

— C’est du Picounoc, en tout cas, répliqua l’habitant irrité en se frappant le cœur d’un geste vaniteux.

— Le mariage serait-il rompu, par hasard ? demanda le bossu…

— Les mariages sont rompus ! les… mariages, entends-tu ?

— J’entends mais je ne comprends pas…

— Tu vas comprendre… Djos, le pèlerin de Sainte-Anne, est revenu.

— Hein ! que dis-tu ? Djos est revenu ? exclama le bossu, se dressant de terreur…

— Oui, il est revenu sous la forme d’un chasseur du Nord-Ouest…

— Ah ! c’est cet homme que j’ai vu avant hier ! C’est Djos ? dis-tu ?

— Oui, c’est lui !… mais tu ne le connais pas toi ?… et cela ne te fait pas grand’chose, continua Picounoc, qui n’avait pas remarqué la surprise du bossu.

— C’est vrai ! c’est vrai ! je ne le connais pas, reprit le marchand, mais j’ai tant entendu parler de lui !… Ah ! il est revenu !… Et que veux-tu que je fasse ? voyons ! je suis disposé à t’obliger : Tu m’as un peu maltraité, mais à tout péché miséricorde… Oui, voyons ! assieds-toi un peu, et causons tranquillement… en prenant un petit coup…

— Que tu es bon, mon cher Chèvrefils, et que j’ai du regret de t’avoir un instant préféré ce petit fat de Victor ! mais, Dieu merci ! c’est fini ! Victor et Marguerite se marieront ensemble quand Noémie et moi nous serons de vieux époux.

— Vraiment ! ce serait fini ! tu ne plaisantes pas ?

— Ma fille va-t-elle épouser le fils de l’assassin de sa mère ? Je la chasserais de ma maison.

— Mais il me semble que…

— J’allais épouser la femme de l’assassin de ma femme ?… se hâta d’achever Picounoc. Oui, oui… mais il me semble à moi que ce cas est fort différent.

— En effet, tu as raison. Et que comptes-tu faire ?

— Je compte faire pendre Djos.

— Rien que ça ? et as-tu besoin de mes services pour cela ?

— Peut-être.

— Ils te sont acquis…

— Je ne veux qu’une promesse de toi, et cette promesse je la paie de ma fille, entends-tu ?

Le bossu se leva tout palpitant, et son œil faux jeta mille étincelles.

— Ta fille, dis-tu ? et si elle ne veut pas plus maintenant que l’autre jour ?…

— Tu la prendras de force : elle est à toi, je te la donne !…

— Voilà qui est parlé ! et quelle promesse me demandes-tu ? que je la rende heureuse ? que je l’adore toujours ? que je…

— Non ! non ! c’est que tu ne dises jamais, quoiqu’il arrive, que tu m’as vendu un châle… pour ma femme, il y a vingt ans,… te souviens-tu ?

— S’il y a si longtemps la promesse tiendra, bien sûr !

— Tu diras plutôt, si jamais l’on parle de ce châle, que tu ne m’en as jamais vendu !…

— Rien de plus aisé, mon cher beau-père ; et pour cela, tu vas me donner Marguerite !… Allons ! tu te moques de ton gendre…

— Ce qui te paraît une bagatelle aura peut-être une grande importance un jour…

— Comme tu voudras, beau père… et quand prendrai-je possession de ta fille que j’aime à la folie ?…

— Après le procès…

— Ah ! il y a un procès ? fit le bossu, plus sérieusement.

— Sans doute, je te l’ai dit, je livre Djos à la justice…

— Bien ! bien ! je comprends !… parfait ! compte sur moi !

Pendant cette conversation, un huissier suivi de quatre recors armés, entra chez Noémie et fit — au nom de la reine — le grand-trappeur prisonnier. Heureusement pour l’huissier et les recors, le chasseur n’avait pas ses armes sous la main, car pas un seul d’entre eux ne serait sorti vivant.