Picounoc le maudit, Tome 2/Frère et sœur

La bibliothèque libre.
C. Darveau (IVp. 79-94).

IV

FRÈRE ET SŒUR.


La mission de Providence, au grand lac des Esclaves, fut jetée dans un émoi extraordinaire par l’événement qui amena deux des chasseurs les plus remarquables — l’un par ses vertus morales et physiques et l’autre par ses vices — à révéler leurs noms que, pour des motifs puissants, ils avaient toujours cachés. Le grand-trappeur fit alors connaître à tous ceux qui voulurent l’entendre, dans quelle voie sinistre il avait été poussé par son ami trompeur, et comment, entraîné par une fatale et aveugle illusion, il était devenu l’instrument probable de la malice de cet ami, en croyant n’être que le vengeur de la foi conjugale outragée. Le missionnaire lui prodigua les conseils éclairés dont il avait besoin pour se guider désormais ; il lui dit de partir sans retard et d’aller, plein de confiance en Dieu, consoler la femme infortunée qu’il avait plongée dans le deuil, et démasquer en face du monde, l’homme pervers dont l’amitié lui avait été si funeste. Et le grand-trappeur, accompagné de l’ex-élève, s’était acheminé de suite, dans l’immense solitude qu’il venait de traverser, vers les rives du Saint Laurent. Cependant il songeait, en marchant, par quels moyens il réussirait à convaincre Picounoc de malice et de trahison, et plus il songeait, plus la chose lui semblait impossible. Alors il résolut de ne point se faire reconnaître, et d’arriver chez lui comme un étranger. À sa femme seule il révélera tout, et ensemble secrètement, ils s’entendront pour éviter les chances d’un procès et s’en aller quelque part achever, dans le calme, ce qui leur reste d’années. Mais Picounoc a surpris le secret du chasseur, et, maintenant, c’est entre ces deux hommes une lutte à mort. Il y a eu un meurtre, et l’un des deux est le coupable. Ils vont s’accuser tour à tour, et la justice humaine, si Dieu ne l’aide pas, aura peut-être un moment d’hésitation, une heure d’angoisse.

Le missionnaire de Providence s’efforça de faire rentrer le remords dans l’âme endurcie de Racette, le Hibou blanc ; mais le criminel était trop corrompu pour écouter la voix de la religion qui le suppliait de revenir à elle ; il était surtout trop irrité de la perte d’Iréma et du départ du grand-trappeur à qui le bonheur semblait maintenant sourire. Il ne répondit aux exhortations du ministre du Seigneur que par un silence obstiné ou un rire cynique. Alors, comprenant tout le mal que pouvait faire parmi les naïfs indiens cet être dépravé, l’homme de Dieu fit un reproche aux guerriers de ce qu’ils se soumettaient lâchement à un chef sans honneur, que la justice de son pays avait marqué au front d’un cachet de honte et d’ignominie ; il les conjura de chasser loin de leur tribu cet homme de sang, et de se choisir un chef parmi les braves chasseurs de la nation.

— Vous êtes venus, dit-il, Couteaux-jaunes et Litchanrés, avec le désir d’oublier vos haines trop longues et de vous unir, comme une seule famille, pour chasser dans les forêts qui vous appartiennent, eh bien ! enterrez les armes de la guerre, enterrez le ressentiment et l’orgueil qui vous mènent dans le pays du feu qui ne s’éteint jamais ! Aimez-vous et protégez-vous les uns les autres comme si vous étiez tous des frères ! Le grand Esprit le veut, et si vous ne faites pas la volonté du grand Esprit vous n’irez pas le rejoindre dans son séjour de gloire et de plaisir, après votre mort. Demeurez ensemble sous vos tentes, auprès du fort, pendant quelques jours. Venez vous agenouiller aux pieds de la robe noire qui vous pardonnera vos péchés et vous dira de bonnes paroles pour vous encourager à la vertu. Vous ferez la sainte communion et alors, devenus sages et bons, vous élirez ensemble un chef pour vous conduire à la chasse, ou veiller sur vous aux jours de repos.

— Kisastari n’est peut-être pas mort, dit le grand-trappeur, qui n’était pas encore parti pour revenir au pays quand le missionnaire parla, comme nous venons de le dire, aux indiens réunis dans la chapelle.

— Kisastari n’est pas mort ! s’écria la pauvre Iréma, dans une effervescence soudaine. L’espérance lui rendait toute son énergie. Elle était belle à voir se dressant ainsi dans son amour, frémissante, l’œil étincelant.

— Je ne sais s’il est mort maintenant, mais nous l’avons trouvé gisant dans son sang et couvert de blessures, reprit l’ex-élève, et après quelques jours passés auprès de lui, pour le soigner et le rendre à la vie, à sa demande, nous l’avons laissé pour suivre les traces de ses ennemis. Kisastari pouvait alors marcher seul et chasser pour vivre.

It is true, dit John.

— C’est la pure vérité ! ajouta Baptiste.

— Où est-il ? où est mon fiancé ? reprit Iréma avec exaltation.

— Il est au fort Chippeway, répondit le prêtre.

— Le Grand-Esprit est bon ! s’écria Iréma.

— Et j’espère que Kisastari reviendra bientôt, reprit à son tour le grand-trappeur, d’une voix sévère, pour avertir ses amis Renard d’argent et Ours grognard que le grand-trappeur n’est ni un lâche, ni un traître, ni un assassin…

À cette parole on vit deux guerriers Litchanrés, se faufiler honteusement dans la foule et sortir l’un après l’autre de la chapelle.

— Vous n’avez pas besoin de vous cacher, misérables, continua le grand-trappeur, que le souvenir de l’horrible action des guides, rendait un peu acerbe ; vous n’avez pas besoin de fuir ! Je suis assez heureux pour ne pas souhaiter de mal à ceux qui ont voulu me faire périr de faim.

Le missionnaire et les religieuses, tout anxieux, voulurent connaître à quelle trahison nouvelle, à quelle nouvelle malice, le noble chasseur avait été en butte. Le grand-trappeur leur raconta comment il avait été enfermé dans une grotte, où il était entré pour prier sur les cendres de son ancien ami, et comment après deux jours seulement il en était sorti, grâce à une corne de poudre trouvée dans une large fissure de la caverne…

Un mouvement d’indignation courut dans la chapelle ; mais il fut vite remplacé par une pensée de reconnaissance envers Dieu.

— La sainte Providence, dit le missionnaire, ne vous a pas tant de fois sauvé de la main de vos ennemis, pour vous livrer à une mort ignominieuse et imméritée… partez avec confiance. C’est alors qu’ayant embrassé sa sœur Marie-Louise, ayant serré la main au missionnaire dévoué et à ses anciens camarades, le grand-trappeur s’était mis en route.

Les indiens suivirent les avis de la robe noire : ils se réunirent comme des frères sous les mêmes tentes, allant aux instructions religieuses et se confessant. Puis la plupart firent la sainte communion. Cependant le Hibou-blanc, n’avait pas laissé la tribu, et il s’efforçait de réunir autour de lui quelques guerriers pour continuer la lutte et le pillage. Quelques uns se sentaient entraînés par ses paroles fallacieuses, mais n’osaient pas avouer leur dessein. Naskarina, honteuse de se retrouver parmi ceux qu’elle avait trahis, irritée de voir ses projets déjoués par la Providence, demeurait fidèle au renégat, et l’encourageait dans sa révolte contre les hommes de la prière. Elle s’aperçut bientôt qu’elle n’arriverait pas à son but en se montrant si franchement méchante, et elle résolut de déguiser sa noirceur sous le voile de la vertu. Il y avait un mois que les indiens avaient dressé leurs tentes autour du fort Providence. On était au milieu d’août, la plupart des sauvages allaient se rendre dans le fort pour la grande fête de l’Assomption. Mais, avant de partir, les guerriers s’assemblèrent pour élire un chef commun. On tira au sort pour savoir dans quelle tribu il serait choisi. Le sort favorisa les Litchanrés.

— Nous nous soumettons, dirent d’une voix un peu triste plusieurs Couteaux-jaunes…

— Vous êtes des lâches ! gronda le Hibou-blanc.

— Oui, vous êtes des lâches, répéta Naskarina.

— Nous sommes fidèles à notre parole, répondirent les Couteaux-jaunes qui s’étaient soumis à l’arrêt du sort.

— Que vont dire vos aïeux ? reprit le Hibou-blanc.

— Ils vont rougir de vous et vous maudire, continua Naskarina.

— Nous gardons la parole donnée, firent les Couteaux-jaunes, d’un ton ferme qui commandait le respect.

— Vous vous en repentirez ! menaça le Hibou-blanc.

— Tes menaces ne nous effraient point…

— Ce n’était pas la peine de trahir mes frères pour vous, reprit cyniquement l’infâme Naskarina.

— Qui d’entre les Litchanrés mérite d’être nommé chef, demanda l’un des Couteaux-jaunes.

— Aucun, cria le Hibou-blanc. Naskarina battit des mains.

— Tous ! dit une voix nouvelle, qui ne s’était pas fait entendre encore… tous !

Les regards se tournèrent du côté d’où s’élevait cette voix, et une clameur immense retentit soudain :

— Kisastari !

C’était le jeune chef qui arrivait, guéri, ou à peu près, et disposé à se battre encore. Iréma courut à lui ; il la reçut dans ses bras et la serrant contre sa poitrine, il lui jura qu’avant le soir elle serait sa femme. Naskarina pâlit et rougit tour à tour de rage et de jalousie. Elle s’éloigna du camp et se dirigea vers le fort.

— Kisastari ! voilà notre chef ! crièrent ensemble les guerriers des deux tribus.

— Oui, reprit le jeune guerrier, oui, je suis votre chef, mais je suis plus encore votre frère ! chassons ensemble jusqu’aux glaces du lac sans fin, dormons sous les mêmes tentes, partageons le même festin, chauffons-nous au même feu, écoutons ensemble les paroles de vie de la robe noire et nous serons heureux !

Un immense cri de triomphe suivit ces paroles.

— Hibou-blanc, va-t-en ! tu n’es qu’un traître ! crièrent cent voix.

Et le vieux renégat Racette, l’ancien maître d’école qui martyrisait le petit Joseph, prit sa carabine et, frémissant de colère, il disparut sous les arbres de la forêt profonde. Les deux tribus, unies et heureuses, se rendirent à la maison de la prière pour la grande cérémonie. Kisastari alla trouver le missionnaire.

— Me voici, dit-il, je ne suis pas mort et mes blessures sont guéries. Je désire que tu m’unisses à Iréma ma bien-aimée. Nous sommes prêts tous les deux. Nous nous sommes confessés, tu le sais, et nous ne voulons plus être séparés.

— C’est bien, mon enfant, je vais vous marier ; mais attendez quelques instants, il y a là une pénitente qui veut se confesser : il ne faut pas laisser passer les instants de grâce.

— Nous attendrons, mon père.

Naskarina s’était dit en se dirigeant vers le fort : Je n’ai pas réussi à me venger ; Iréma est encore dans les bras de Kisastari… Je ne suis assez pas méchante, et l’esprit du feu qui ne meurt point, ne m’a pas aidée. La robe noire dit qu’après une mauvaise confession et une communion criminelle on appartient au mauvais esprit. Je veux lui appartenir, et je vais aller me confesser pour cela.

Et abordant le missionnaire elle lui dit d’un air contrit et repentant :

— Père, je veux me confesser pour devenir meilleure…

— Pauvre enfant ! dit le prêtre, oui, tu as raison, confesse toi, demande pardon au grand Esprit, à Jésus crucifié pour l’amour de toi, et il va te pardonner parce qu’il est miséricordieux. Tu as souffert, pauvre enfant ! je le sais, et tu souffres encore ; mais plus on souffre ici sur la terre et plus on a de bonheur dans le ciel, après la mort. Ceux que l’on aime ici et qui ne nous aiment point, changent de cœur dans le ciel, et là ils nous aiment toujours.

Les yeux de Naskarina, brillèrent comme des escarboucles.

— Est-ce vrai ce que tu dis-là, mon père !

— Oui, mon enfant, sois-en sûre. Tu seras aimée là comme tu voudras l’être… Mais il faut auparavant que tu demandes pardon à Dieu de tes fautes, et que tu les regrettes sincèrement.

— J’ai fait bien des péchés…

— Quand même tu en aurais fait autant qu’il y a de feuilles dans la forêt, tu seras pardonnée et tu deviendras blanche aux yeux de Jésus, comme si tu venais d’être purifiée par l’eau du baptême.

— Mais je ne voulais pas me confesser sérieusement ; je voulais te tromper et tromper les autres…

Le prêtre surpris, se retira en arrière et ne sut un instant que répondre à cette parole inattendue…

— Tu ne voulais pas te confesser, dis-tu, et tu avais de mauvaises dispositions ? mais, vois comme Jésus est bon et comme il est habile pour avoir les cœurs, il t’aime, car tu n’as pas toujours été méchante…

— Non, ce n’est que depuis que j’aime, et que ma rivale est préférée, dit la jeune fille.

— Eh bien ! reprit le confesseur, Jésus t’aime, lui, et il t’aime beaucoup, et c’est lui qui te parle au cœur et qui te conjure de l’aimer, et d’être bonne fille comme tu l’étais d’abord. Tu n’as pas été heureuse dans le crime ; ton sommeil était troublé par des songes affreux, et tu n’as pas eu de repos. Sois ferme, sois noble, sois courageuse et méprise les conseils du démon qui te dit de te venger et d’être jalouse, pour te perdre et t’avoir avec lui, ensuite, dans le feu de l’enfer…

Naskarina écouta longtemps encore le confesseur qui lui parlait de l’enfer et du ciel. Soudain, elle jeta un cri, et, se cachant la figure dans ses deux mains, elle se mit à sangloter… Le prêtre se hâta de l’absoudre au nom du Dieu de miséricorde. Les indiens regardaient avec admiration le miracle de la grâce. Quand Naskarina se releva elle pleurait encore et ses yeux rougis cherchèrent à travers ses larmes Kisastari et Iréma. Alors, quand elle les eut aperçus, elle se rendit à eux, chancelant comme une bacchante ivre de vin, elle qui était ivre du bonheur que donne la paix de la conscience ; elle leur saisit les mains et les amenant devant le missionnaire :

— Mon père, dit-elle, bénis-les, et qu’ils soient heureux !… Ils sont bons, ils ont toujours aimé Jésus, eux !…

Iréma jetant ses bras autour du cou de sa rivale infortunée l’embrassa avec transport…

— Naskarina, tu seras ma sœur, dit-elle !

Naskarina leva sur Kisastari un regard qui implorait la pitié…

— Je t’aime, Naskarina, dit le jeune chef, et je te pardonne.

La pénitente eut un frémissement de volupté, et le feu sortit de ses paupières…

— Naskarina, reprit le chef, je t’aime comme une sœur, car je suis ton frère… Nous avons eu tous deux le même père !…

— Mon frère ! toi, mon frère ! s’écria Naskarina haletante, étourdie…

— Et tout le monde regardait avec défiance et surprise ou curiosité le jeune chef.

— Oui, je puis bien le dire maintenant puisque notre père est mort… reprit Kisastari. Il est avec le grand Esprit depuis deux lunes, et ses dépouilles reposent à l’ombre de la croix, dans le petit cimetière de la mission du lac Supérieur… Ta mère, tu l’as connue… elle ne fut pas la mienne. Elle avait aimé mon père, alors qu’elle était jeune, et elle fut trop confiante ou trop faible. Avant d’aller paraître devant le grand Esprit, mon père m’a révélé ces choses… car il venait d’apprendre que nous étions fiancés…

— Mon frère ! murmurait Naskarina, Kisastari est mon frère ! Et ses grands yeux noirs ne pouvaient se détacher de cet homme qu’elle avait tant aimé et que du moins elle ne perdait pas tout entier.

Kisastari et Iréma furent unis pour toujours, sous le regard de Dieu, et la fête de l’Assomption fut une belle fête, cette année-là, pour les Indiens réunis dans le fort Providence.