Picounoc le maudit, Tome 2/La Reine vs. Letellier

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C. Darveau (IVp. 205-247).

XV

LA REINE vs LETELLIER.


Après l’audition de la cause Gagnon-Barabé, la cour s’ajourna. La foule s’écoula lentement et à regret, tant elle était avide de voir se dérouler l’affaire de Letellier, qui venait de se couvrir d’un voile mystérieux, grâce aux témoignages de la servante et de l’ex-élève. Dans toute la ville on ne s’entretint, ce soir-là, que de la femme Gagnon, si malheureuse dans la revendication de son honneur, de Geneviève la folle, et des rapports que pouvait avoir avec le procès du lendemain, la mort subite de cette infortunée…

Victor et l’ex-élève, rendus confiants par le résultat de la cause qui venait d’être jugée, augurant bien de cette première victoire, le cœur ouvert à l’espérance, entrèrent dans la prison où le grand trappeur se consumait depuis un mois dans l’inaction et l’ennui.

— Espérons ! mon père, espérons plus que jamais ! s’écria Victor en se jetant dans les bras du grand-trappeur.

Quoi qu’il arrive, mon fils, je resterai homme et chrétien… répondit avec fermeté le prisonnier.

L’entretien fut long entre les trois amis.

Le lendemain matin, à l’ouverture de l’audience, il n’y avait pas plus de monde que la veille, dans la vaste salle, car, la veille, elle regorgeait, mais la foule anxieuse débordait jusque dans les corridors et sous le vieux portique du vieil édifice. Quand le juge fut assis dans son fauteuil surmonté, comme d’une égide, des armes royales sculptées et dorées, les grands jurés rapportèrent « accusation fondée » contre Joseph Letellier. Le greffier debout se tourna vers le fond de la salle.

— Geôlier, dit-il, faites mettre Joseph Letellier à la barre.

Un mouvement onduleux agita la salle, et tous les regards se tournèrent vers le prisonnier qui parut entre deux sergents de police. Letellier était ferme sans forfanterie et résigné sans faiblesse. Personne ne put lire ce qui se passait dans son esprit ; personne ne put voir sur son front la pâleur de la crainte ni les défis de la jactance… Le shérif mit devant la cour la liste des jurés, et le greffier procéda à l’appel en ces termes :

— Vous qui êtes sur la liste des jurés pour décider l’issue jointe entre notre Souveraine Dame la Reine et le prisonnier à la barre, répondez à vos noms, sous les peines de droit.

Ensuite il s’adressa à l’accusé et lui dit :

« Les personnes dont vous allez maintenant entendre appeler les noms, sont celles qui vont décider entre Notre Souveraine Dame la Reine et vous, de votre vie et de votre mort. Si donc vous voulez les récuser ou aucune d’elles, vous devez les récuser lorsqu’elles s’avanceront pour prendre le livre et être assermentées, et avant qu’elles soient assermentées, et vous serez écouté.

Les jurés furent appelés. Le prisonnier pouvait en récuser trente-cinq, attendu que l’accusation était capitale, il n’en récusa qu’un seul dont l’intelligence lui parut réellement trop limitée. Alors le greffier leur administra le serment suivant :

— « Vous examinerez bien et fidèlement et ferez un vrai rapport entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre que vous avez maintenant sous votre charge, et donnerez un verdict exact suivant la preuve ; ainsi que Dieu vous aide. » Cela fait, et les douze jurés assermentés, il dit à l’huissier de la cour : Comptez les jurés. Celui-ci, après les avoir comptés leur dit : — « Vous, douze hommes, demeurez ensemble et écoutez la preuve qui va vous être soumise. » Après cela le crieur fit la proclamation suivante :

— « Si quelqu’un peut informer les juges de notre Dame la reine, le procureur de la Reine, dans l’enquête qui va se faire entre notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre, de quelque trahison, meurtre, félonie ou “misdemeanor” par lui commis, qu’il s’avance, et il sera écouté : le prisonnier est à la barre pour subir son procès : que toutes les personnes obligées par cautionnement ou reconnaissance de donner leur témoignage contre le prisonnier à la barre, s’avancent pour donner leur témoignage ; sinon, elles forfairont leurs dites reconnaissances. »

Le greffier alors se leva et appelant le prisonnier lui dit :

— « Joseph Letellier, levez la main. Prisonnier, regardez les jurés, jurés regardez le prisonnier, vous qui êtes assermentés, et écoutez l’accusation portée contre lui : Québec, à savoir : Les jurés de notre Dame la reine déclarent, sur leur serment, que Joseph Letellier, de la paroisse de Lotbinière, cultivateur, dans le comté de Lotbinière, n’ayant point la crainte de Dieu, mais obéissant aux inspirations du démon, a, le 24 septembre 1851, dans la quatorzième année du règne de Notre Souveraine Dame Victoria, par violence et avec un bâton, dans la paroisse susdite, dans le susdit comté, commis félonieusement avec malice et préméditation, un meurtre sur la personne d’Aglaé Larose, contre la paix de Dieu et de notre Dame la Reine, sa couronne et sa dignité. À cette accusation il a plaidé non coupable et s’en est rapporté à la décision de Dieu et de son pays que vous représentez. Votre devoir est donc de vous enquérir s’il est coupable ou non du crime de félonie dont il est accusé. Écoutez maintenant les témoignages.

Pendant cette procédure empreinte d’une triste solennité, et presque lugubre comme les préludes de l’échafaud, une sensation pénible oppressa bien des âmes dans cette foule compacte qui voulait voir comment un accusé arrive à être convaincu et un crime, puni, par la prudence et la sagesse des lois. L’avocat de la Couronne s’adressant aux petits jurés, leur fit avec un soin méticuleux le récit du meurtre commis il y avait vingt ans, par le prisonnier à la barre, et l’audition des témoins commença. Picounoc, c’est-à-dire Pierre-Enoch St Pierre entra dans la « boîte » et jura, sur les Saints-Évangiles, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. À sa vue, il y eut un long chuchotement dans l’auditoire.

— Silence ! cria l’huissier.

Picounoc fit un suprême effort pour retenir son audace qui tombait, et paraître tout à fait rassuré. Les yeux de la foule qui venaient de se fixer sur lui le brûlaient. Il courba la tête comme pour se recueillir. Il déclina son nom et ses prénoms.

— Vous connaissez l’accusé à la barre ? demanda l’avocat de la Couronne.

— Oui, monsieur, c’est Joseph Letellier.

— Vous connaissiez mieux encore Aglaé Larose sa victime ?

— Aglaé Larose était ma femme bien-aimée, répondit le témoin, en poussant un soupir.

— Voulez-vous raconter à la Cour ce qui s’est passé dans la soirée du 24 septembre 1851, en rapport avec la cause actuelle.

— Il y a déjà longtemps, reprit Picounoc en relevant hypocritement un visage attristé, il y a déjà longtemps que cette soirée fatale est passée, mais je m’en souviendrai toujours. On m’avait dit que Letellier aimait ma femme ; elle-même m’avoua qu’il la poursuivait de ses assiduités, et la menaçait même de sa vengeance si elle demeurait toujours aussi insensible. J’avertis Letellier, en ami — car nous étions intimes — de respecter ma femme. Il me répliqua que ce qu’il avait dit à Aglaé n’était que du badinage. La chose en demeura là pendant quelque temps. Je surveillai les démarches et les regards de l’accusé, et je m’aperçus bien qu’il n’avait pas renoncé à ses coupables espérances. Mais j’étais sans inquiétude, car la vertu d’Aglaé m’était connue. Cependant Aglaé paraissait triste depuis quelques jours. À la remarque que je lui fis à ce sujet, elle se mit à pleurer, se jeta dans mes bras et me dit : j’ai peur de Djos — c’est ainsi qu’on appelait Joseph Letellier — il a juré qu’il me tuerait… Je la consolai de mon mieux et lui répondis que ses craintes étaient vaines… que Djos n’était ni si méchant, ni si amoureux d’elle qu’elle le pensait… Cela se passait sept ou huit jours avant la fête de l’église. La veille de la fête de l’église, au soir, ma femme me demanda d’aller avec elle au jardin pour cueillir des pommes. Nous partîmes tous les deux, laissant, pour cinq minutes, notre petite fille seule dans son berceau. Rendus au jardin, nous nous dirigeâmes vers le meilleur pommier, et j’en secouai les branches pour faire tomber les pommes les plus mûres. Ma femme se mit à genoux à terre pour les ramasser à mesure que j’agitais l’arbre. Pendant qu’elle était ainsi penchée, et que j’étais occupé à secouer le pommier, l’accusé s’avança, un rondin à la main. Je ne le vis qu’au moment où, le bras levé, il abattait son bâton sur la tête de ma pauvre femme… Je poussai un cri, mais il était trop tard. Je reconnus bien Letellier ; je l’appelai par son nom, mais il était loin déjà. Je me précipitai au secours de ma femme ; elle n’avait plus besoin de secours, elle était morte. Le bâton lui avait fracassé le crâne.

Ce récit court, succinct et net, gagna à Picounoc les sympathies générales de l’assemblée, et des regards de haine se dirigèrent dès lors vers l’accusé. Mais ce n’était pas tout, il fallait répondre aux transquestions, et les transquestions sont des écueils où viennent souvent faire naufrage la fourberie et la mauvaise foi.

— Vous avez dit, commença Victor, qu’on vous avait informé des empressements de l’accusé auprès de la défunte, nommez donc quelqu’un de ceux qui alors vous ont donné ces renseignements.

— Plusieurs le disaient ; mais je ne me souviens pas des noms de ces personnes.

— Comment avez-vous pu oublier leurs noms vous qui vous souvenez si bien de ce qu’elles vous ont dit alors ?…

— Ce n’est pas de ma faute, si je n’ai pas la mémoire des noms…

— Quelle heure était-il quand vous êtes allés au jardin, vous et la défunte ?

— Environ neuf heures du soir.

— Et quand le meurtre a eu lieu ?

— Environ une vingtaine de minutes plus tard.

— Faisait-il noir ?

— Oui, passablement.

— S’il faisait noir, comment avez vous pu reconnaître l’accusé ?

— Nous avions un fanal.

— Comment était ce fanal ?

— De fer-blanc percé à jour.

— Qu’est-il devenu ?

— Il m’a été volé ce soir-là, car je ne l’ai jamais revu depuis.

— Le reconnaîtriez-vous si vous le voyiez ?

— Je le pense.

— Est-ce lui, ce fanal ? Et l’avocat montra au témoin le fanal trouvé par l’ex-élève…

— Picounoc le prit, l’examina attentivement comme on fait d’une connaissance, et répondit :

— C’est lui, ou c’en est un pareil : mais il n’était pas attaché comme ça par une lisière de papier.

— A-t-il été longtemps allumé ?

— Pas bien longtemps, dix ou quinze minutes peut-être, je ne me rappelle pas au juste.

— L’aviez-vous allumé avant de sortir de la maison ?

— Oui, du moins je le crois.

— Maintenant dites à la cour, s’il vous plaît, comment était habillée votre femme ce soir-là.

— Je ne m’en souviens plus.

— Avait-elle un châle sur ses épaules ?

— Non.

— Vous veniez de lui acheter un châle de soie ?

— Je ne me souviens pas de cela.

— Comment pouvez-vous dire qu’elle ne portait pas un châle, si vous ne vous souvenez plus comment elle était habillée ?

— Je ne me souviens plus quelle robe elle portait.

— Et vous jurez qu’elle n’avait pas de châle ?

— Je le jure.

— Avait-elle un chapeau ?

— Non.

— Ne lui avez-vous pas recommandé de se couvrir la tête de son châle, à cause du serein ?

— Non, puisqu’elle n’avait point de châle.

— Vous deviez épouser prochainement Madame Letellier qui se croyait veuve ?

— Oui.

— Vous l’aimiez depuis longtemps ?

— C’est possible.

— Vous avez voulu lui faire la cour moins d’un an après la mort de votre femme ?

— Je ne me rappelle pas au juste…

— Vous l’aimiez avant qu’elle fût… ou se crut libre ?

— Comme on en aime bien d’autres ?

— Vous l’aimiez quand vous vous êtes marié avec Aglaé Larose ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je vous le demande.

— Je n’ai pas remarqué le jour où j’ai commencé à l’aimer.

— N’avez-vous pas souvent dit à l’accusé… Djos, ta femme est légère… ou Djos, défie toi de ta femme ? ou quelque chose comme cela ?

— Je ne pense pas…

— Ne lui avez-vous pas dit que vous vous feriez aimer de sa femme, si vous le vouliez ?…

— Je ne lui ai jamais parlé de cela.

— Vous le jurez ?

— Oui.

— Savez-vous où l’accusé avait pris le bâton dont il s’est servi ?

— Je n’en sais rien.

— N’y avait-il pas des rondins près de la clôture de votre jardin ?

— C’est possible.

— Pourquoi ces rondins se trouvaient-ils là ?

— Je ne m’en souviens pas, assurément.

— Aviez-vous coutume de corder du bois en cet endroit ?

— J’en ai mis quelquefois…

— Vous avez écrit à M. Chèvrefils le jour de la mort de Geneviève ?

— C’est possible.

— Et vous avez envoyé Geneviève porter votre lettre ?

— Oui.

— Au nom de qui écriviez-vous ?

— En mon nom, je suppose… C’est-à-dire, c’est ma fille…

— Entendons-nous. Est-ce vous ou votre fille qui avez écrit ?

— C’est ma fille…

— Alors, ce n’est pas vous ?

— Elle écrivait en mon nom.

— Pourquoi ?

— Par rapport à son prochain mariage… de sorte que je puis dire aussi bien que c’est elle qui envoyait cette lettre.

— Combien de pages a-t-elle écrites ?

— Je ne saurais le dire, je ne les ai pas comptées.

— Deux, trois, quatre ?

— Pas si vite…

— Une page ?

— Plus ou moins.

— A-t-elle signé son nom ou le vôtre ?

— Le mien… le sien !… Je n’en sais rien, je ne sais pas lire.

— Et vous savez mentir ! grommela Victor. C’est bien ; vous pouvez vous retirer.

Picounoc poussa un soupir de soulagement. Il promena son regard dans la salle et toutes les figures parurent lui sourire. Charlot Grismouche fut appelé et assermenté.

— Vous connaissez le prisonnier à la barre ? demanda l’avocat de la couronne.

— Oui, répondit-il, je l’ai vu à Montréal, il y a un mois à peu près. Nous avons soupé et passé une partie de la nuit ensemble à l’hôtel.

— Vous a-t-il parlé de l’affaire du 24 septembre 1851 ?

— Nous avions sablé quelques coups ensemble et nous avions la langue déliée ; nous nous vantâmes d’avoir fait quelques bons coups dans notre vie. Il dit, lui, qu’il en avait fait un, il y a une vingtaine d’années, et qu’il l’avait bien regretté, parce que cela l’avait obligé de fuir et de se faire passer pour mort. Sollicité par nos questions il avoua qu’il avait tué une femme qu’il aimait beaucoup : Ne parlez de rien, ajouta-t-il, j’espère que l’affaire est oubliée et qu’on me laissera en paix.

Transquestionné, il dit que la femme à laquelle l’accusé avait fait allusion se nommait Aglaé. La transquestion tournait contre l’accusé. Le témoignage de Robert Picouille fut le même que celui de son ami. Les deux rusés compères s’étaient fort bien entendus. La Couronne fit entendre plusieurs autres témoins pour faire éclater les vertus civiques et les qualités du citoyen Picounoc. L’un d’eux poussa la bonne volonté jusqu’à déclarer qu’il était grandement question de l’élire marguillier à la Noël prochaine. D’autres vinrent déclarer qu’ils avaient entendu dire que l’accusé aimait Aglaé la femme de Picounoc ; mais aucun ne put, toutefois, citer un seul fait à l’appui de ces on-dit. D’après tous ces témoignages explicites et formels, il était difficile de croire à l’innocence de l’accusé. Aussi, malgré son apparence honnête et paisible, commença-t-il à perdre les sympathies du public. Pendant les dépositions des témoins il fronça souvent les sourcils, comme un homme qui sent la colère bouillonner au fond de son âme : il sourit aussi parfois, mais avec amertume. La défense fit comparaître ses témoins à son tour.

L’ex-élève fut entendu le premier.

— L’accusateur et l’accusé sont mes amis du jeune âge, dit-il.

— Il n’y a pas d’accusateur, reprit le juge, M. St. Pierre n’est que témoin, et la cause est celle de la Couronne.

— Monsieur Pierre-Enoch Saint-Pierre, répliqua l’ex-élève, a été maudit de son père, qui avait été maudit du sien aussi lui.

— On ne vous demande pas de faire la biographie de M. Saint-Pierre ou de ses aïeux, observa l’avocat de la couronne, parlez de la cause…

— Pardon, mon savant confrère, reprit Victor, mais il est nécessaire de bien connaître un homme pour bien comprendre ce qu’il peut faire…

L’ex-élève continua :

— C’est en ma présence que Picounoc — pardon ! que M. Saint-Pierre…

On se mit à rire, mais le formidable « Silence ! » éclata derechef.

— C’est en ma présence, reprit l’ex-élève, que Saint-Pierre a été maudit de son père, il y a vingt-deux ans de cela. Plus tard un peu je le rencontrai ; il me dit qu’il se mariait et qu’il n’aimait pas sa fiancée, mais qu’il se laissait faire parce qu’elle possédait une belle propriété. Je le blâmai. Il répliqua : Tiens ! je n’ai pas de secret pour toi ! j’ai aimé, j’aime et j’aimerai toujours. Celle que j’aime, tu la connais, c’est Noémie. Elle est la femme d’un autre. Eh bien ! puisque de ce côté le bonheur m’est ravi, je n’estime plus les femmes que d’après leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles avantageuses.

— Si tu parlais sérieusement, que je lui répliquai, j’irais de ce pas avertir ta fiancée : Je suis sérieux, qu’il me répond, je suis un maudit et le fils d’un maudit, donc il faut que je fasse mon œuvre.

Ces premières paroles du témoin à décharge bouleversèrent profondément la salle toute entière, et les idées les plus opposées jaillirent tout à coup de partout : Quel est le monstre ? quel est le martyre ? est-ce l’accusé ? est-ce l’accusateur ? se demandait-on avec effroi. Et l’on cherchait à deviner, sur les traits impassibles de Letellier et sur la figure hypocrite de Picounoc, le secret de ce mystère.

L’ex-élève continua : Je prévins la défunte, et j’avertis aussi l’accusé, car de ce moment je perdis toute confiance en Picounoc, — pardon ! en Saint-Pierre — mais ni Aglaé Larose, ni Joseph Letellier ne s’occupèrent de mes avis. Je partis pour l’ouest quelque temps après le meurtre d’Aglaé. Je savais bien que Letellier était accusé de ce meurtre ; mais j’ai toujours pensé qu’il y avait une ruse en cette affaire, et quoique ne m’expliquant pas la fuite ou la mort de Djos Letellier je ne le croyais pas coupable. Un jour, il y a trois mois de cela environ, nous étions réunis, sauvages et trappeurs, dans une petite chapelle, au fort Providence, sur le lac des Esclaves. Le grand-trappeur arriva. Nous le connaissions tous comme chasseur et l’aimions beaucoup, mais nous ne savions ni son nom véritable, ni d’où il venait. Jamais il n’avait voulu desserrer les dents à ce sujet. Ce grand-trappeur d’alors, c’est l’accusé d’aujourd’hui. Moi je me mets à parler de Lotbinière, à propos du vieux chef des Couteaux-jaunes, le Hibou-blanc, qui venait de se trahir et de s’avouer Canadien renégat, autrefois instituteur. Ce misérable s’appelait Racette de son vrai nom, et il avait bien maltraité, quand il faisait l’école, mon ami Djos Letellier. Là-dessus je chante pouille au vieux renégat, et je ne sais comment, mais j’arrive à dire : Pauvre Djos ! s’il n’avait pas eu tant d’ennemis, il serait encore heureux, son enfant ne serait pas orphelin — tous les yeux se braquèrent sur le jeune avocat — et sa femme ne serait pas veuve, sa femme ne serait pas veuve, remarquez bien cela !

— Sa femme veuve ? me dit le grand-trappeur qui pleurait.

— Et oui, depuis vingt ans.

— Tu te trompes ! qu’il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme dans un moment de folle jalousie.

— Il ne l’a pas tuée puisque je l’ai vue il y a cinq ans, que je riposte ; c’est la femme de Picounoc qu’il a tuée !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie le grand-trappeur en tombant à genoux.

— Le missionnaire lui demande ce qu’il a. Il pleurait comme une Madelaine, et criait : Noémie ! Noémie, pardon !… ah ! je n’ai pas tué ma femme !… mon Dieu, soyez béni !…

— Toutes ces choses me sont bien restées dans la tête, allez ! ça m’a fait assez d’impression. Et tout le monde pleurait dans la chapelle…

Et dans la cour aussi, pendant cette rapide et pittoresque esquisse du témoin, bien des gens s’essuyaient furtivement les yeux.

— Voilà, votre honneur, une lettre du missionnaire du fort Providence qui confirme le récit du témoin, dit le jeune avocat, et il déposa sur la table, parmi d’autres documents, la lettre que le juge fit lire de suite.

— Alors poursuivit l’ex-élève, je revins de suite au pays avec le grand-trappeur, pour éclaircir cette triste et inexplicable affaire. Comme je l’ai dit, dans mon témoignage, hier, j’ai fait croire à Picounoc que Geneviève la folle pourrait peut-être nous être plus utile qu’il ne le croyait. Et Geneviève a été empoisonnée quelques jours après. Dans son délire elle a parlé de fanal, de chandelle et de cheminée… J’ai compris que cela avait rapport au meurtre d’Aglaé, et je me suis mis à chercher. J’ai fouillé partout. À la fin, derrière la cheminée du hangar de Picou… pardon ! de M. Saint-Pierre, j’ai trouvé le fanal que voici. Je ne sais pas ce qu’il va dire, par exemple, ce fanal…

La cour éclata de rire malgré la solennité de la circonstance.

Transquestionné. — L’accusé a avoué, en votre présence, qu’il a tué Aglaé Larose, la femme de Saint-Pierre ?

— Pour ça, oui ! mais il croyait avoir tué sa propre femme, comprenons-nous. Il pensait l’avoir surprise dans les bras de Picounoc…

— Qui a conseillé à l’accusé de revenir au pays ?

— Personne. Il s’est dit comme ça : Puisque c’est la femme de Picounoc que j’ai tuée, j’ai été le jouet et l’instrument d’un grand scélérat ; allons à la grâce de Dieu : il faut que la clarté se fasse… Et nous sommes partis tous deux.

La fortune inconstante allait tourner encore, et l’accusé apparaissait déjà, aux yeux de plusieurs, avec l’auréole du martyre. Madame Letellier fut appelée. Elle parut vêtue de noir et voilée ; mais, pour rendre témoignage, elle rejeta en arrière les replis de deuil de son grand voile, et sa douce figure fit entrer la compassion dans les cœurs. Victor laissa à son adjoint la tâche délicate d’interroger Noémie.

— Je suis la femme de l’accusée, dit-elle d’une voix émue.

— Après une année de bonheur, Madame, votre mari ne vous a-t-il pas rendue malheureuse en se laissant aller à la jalousie.

— Oui, monsieur… sans que je puisse deviner pourquoi, il est devenu jaloux…

— Et il se montrait violent, n’est-ce pas ?

— Que mon savant confrère veuille bien donner une autre tournure à ses questions, et ne pas provoquer ainsi la réponse qu’il désire, observa l’avocat de la couronne.

— Se montrait-il violent ? repartit l’avocat de l’accusé.

— Très-violent.

— Sortait-il souvent ?

— Pour ses travaux seulement.

— Avait-il des amis bien intimes ?

M. Saint-Pierre était son plus intime ami.

— Avez-vous connaissance qu’on l’ait averti de se défier de son ami ?

M. Paul Hamel l’en a averti en ma présence…

— Et votre mari a-t-il profité de cet avertissement ?

— Il a répondu à Paul Hamel que c’était probablement le dépit qui le faisait parler ainsi, parce qu’il ne pouvait pas avoir en mariage Emmélie la sœur de Saint-Pierre.

— Vous aperceviez-vous alors que M. Saint-Pierre vous aimait ?

— Cela ne me venait pas à l’idée : mais plus tard, lorsqu’il me demanda en mariage, il m’avoua qu’il m’aimait depuis le jour où il m’avait vue pour la première fois.

— Depuis combien de temps sa femme était-elle morte quand il vous rechercha en mariage ?

— Depuis six mois.

— Et combien de temps avez-vous pris à vous décider à l’épouser ?

— Vingt ans.

Il y eut un murmure approbateur dans la salle.

— Où étiez-vous le soir du meurtre ?

— À l’église.

— Savez-vous comment le meurtre a eu lieu ?

— Oui… mon mari m’a tout expliqué.

— Racontez fidèlement, s’il vous plaît ?

Le silence, déjà profond, se fit encore plus absolu ; chacun retenait son souffle pour ne rien perdre de ce récit nouveau.

— Ce fut Saint-Pierre qui alluma la jalousie dans le cœur de mon mari, en lui disant, à chaque instant, que j’étais légère et oublieuse de mes devoirs. D’abord, mon mari n’en crut rien ; mais il m’observa davantage et interpréta mal mes actions les plus innocentes. Il devint véritablement jaloux sans que j’eusse la plus légère faute à me reprocher, Dieu le sait. Quand Saint-Pierre le jugea assez prévenu, il lui jura que je serais à lui-même Saint Pierre quand il le voudrait, et, la veille de la fête de l’église, quand je fus partie pour aller à confesse, il vint de nouveau trouver mon mari et lui dit : Rends-toi ce soir, vers neuf heures, dans mon jardin, et cache-toi bien, tu verras si je suis un menteur. Mon mari répliqua : Ma femme est à l’église. — C’est pour mieux te tromper, répondit Saint Pierre. — Elle n’aurait pas mis, pour aller courir dans les jardins, le beau châle que je lui ai acheté dernièrement, observa mon mari. — Pour aller au rendez-vous, on ne se fait jamais trop belle, reprit Saint-Pierre. Mon mari, tout bouleversé, se rendit dans le jardin, il prit un rondin sur un tas de bois que Saint-Pierre lui avait montré, comme par hasard, un peu auparavant, et se cacha sous les arbres. L’obscurité se répandit. Alors il entendit venir quelqu’un, et vit deux personnes s’avancer vers la barrière. Quand elles furent entrées, il entendit Saint-Pierre s’écrier : je t’aime !… et la femme qui l’accompagnait poussa un soupir. Au bout d’un instant Saint-Pierre dit : Asseyons-nous ici, ma douce Noémie — comme s’il m’eut parlé — puis, il ajouta d’autres paroles encore… et embrassa sa femme… Il fit brûler une allumette exprès pour se faire voir. Alors mon mari qui se tenait tout près, un bâton à la main, aperçut une femme, la tête penchée sur l’épaule de Saint Pierre, et enveloppée presqu’entièrement dans un châle absolument pareil au mien. Il fut trompé par ce vêtement ; il crut que j’étais infidèle, et il voulut me tuer… et il aurait eu raison, si… Mais, épuisée par ce long effort, madame Letellier s’affaissa tout à coup et fondit en larmes. On lui apporta un peu de vin et d’eau, et, quand elle se fut remise, on continua à recevoir son témoignage. Picounoc apparaissait déjà comme le plus rusé des monstres.

— Vous avez eu dernièrement la visite d’une dame Gagnon ?

— Oui, monsieur.

— Voulez-vous raconter à la cour ce qui s’est dit alors au sujet du châle de la défunte ?

— Mon fils disait : Il y a quelque chose cependant qui va embarrasser Picounoc, et qu’il expliquera difficilement : c’est le châle.

— Madame Gagnon parut surprise un peu : Est-ce qu’il l’a détruit ce châle ? demanda mon fils. — Je n’en sais rien, répondit-elle. — Ensuite elle se reprit : Il ne m’en a jamais parlé, ajouta-t-elle : Mon fils se leva vivement, ouvrit ma commode : — Il ne l’a pas détruit, Madame, le voici, dit-il, et il déplia le châle que j’avais pris pour aller à l’église, le soir du meurtre… Madame Gagnon demeura un instant sans parler, puis elle dit en balbutiant : N’est-ce pas celui de votre mère ?

— Étiez-vous l’amie de la défunte Aglaé ?

— Oui.

— Vous a-t-elle jamais dit que votre mari l’importunait de ses assiduités ?

— Jamais. Elle m’a dit que c’était une fausse rumeur que des méchantes langues faisaient courir.

Transquestionnée. — Savez-vous, madame, si la défunte avait un châle semblable au vôtre ?

— Je ne lui en ai jamais vu.

— Avez-vous entendu dire qu’elle en eut un ?

— Jamais…

— Si elle en avait eu un, croyez-vous que vous ou les voisines en eussiez pris connaissance de quelque façon ?

— Si ce châle devait servir à induire mon mari en erreur, il a dû être tenu caché.

— C’est tout, madame, vous pouvez vous retirer.

Le médecin Noël Dubois fut cité à son tour. Il dit qu’un jour, pendant que penché sur le berceau de l’enfant du prisonnier, il regardait, en causant avec la mère, la petite créature, le prisonnier entra subitement, et, se montrant animé de la plus sotte jalousie, l’accabla d’injures et l’appela séducteur de femme. Il dit aussi que l’accusé passait pour bien jaloux…

Madame Gagnon comparut. Elle arriva escortée de deux hommes de police, car elle était prisonnière depuis la veille. Elle regarda l’assistance d’une façon suppliante, car elle n’avait encore rien perdu de son hypocrisie. Vieille, laide, rousse et l’air bégueule, elle ne pouvait compter que sur son mérite pour s’attirer les cœurs.

— Votre nom, madame ? demanda Victor.

— Eugénie Laroche, femme Gagnon, monsieur.

— Eugénie Laroche ? répéta Victor en la regardant fixement.

— Oui, monsieur, reprit la vieille, est-ce que mon nom ne vous va pas ?

On se mit à rire, et l’huissier imposa son éternel « silence ! »

— Depuis quand êtes-vous dans la paroisse de Lotbinière ?

— Depuis un mois et demi environ.

— Vous avez été chez madame Letellier, il y a quelques jours, pourquoi ?

— Pour la consoler de ses peines…

— Vous avez regardé un châle assez joli et bien conservé que l’on vous a montré alors ?

— Oui…

— Et qu’avez-vous dit ?

— Je ne me rappelle pas d’avoir fait des remarques.

— N’avez-vous pas dit que ce châle appartenait à madame Letellier ?

— Oui, monsieur.

— Comment saviez-vous cela ?…

— Parce que… parce que… il sortait de sa commode.

— Mais quelqu’un vous affirmait que c’était le châle de la défunte, quelle raison aviez-vous de dire que c’était celui de madame Letellier… répondez ! Est-ce parce que les deux étaient pareils ?

— Probablement…

— Et qui vous a dit que les deux châles étaient pareils ?

— Personne.

— Vous l’avez deviné ?…

La vieille ne voulut plus ajouter un mot. De guerre lasse on dut l’éloigner. Plusieurs témoins vinrent déclarer que Letellier s’était presque tout à coup montré terriblement jaloux. Puis vint Angèle Mercier, femme de Noé Delorme. Elle déclara que lorsqu’elle était enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire qu’elle portait des billets doux de la part de madame Letellier au docteur et de la part du docteur à madame Letellier, et pour lui faire dire aussi à Joseph Letellier qu’il allait, lui Picounoc, en cachette voir Noémie ; que tout cela était faux…

La malice hypocrite de Picounoc se dessinait peu à peu, mais sûrement. On voyait un rayon d’espoir briller sur le front du prisonnier. François Bernier, de Ste. Croix, suivit. Il dit que le soir du meurtre de la femme de Saint-Pierre, il avait ramassé un fanal, dans le jardin, et qu’il l’avait donné à Geneviève, une espèce de folle qui demeurait la plupart du temps dans le voisinage. C’est tout ce qu’il savait. Vint ensuite le tour de la petite José Antoine — Héloïse Hamel — qui était gardienne chez Letellier, le soir du meurtre, pendant l’absence de Noémie.

— Vous étiez gardienne chez Letellier, le soir du meurtre ?

— Oui, monsieur.

— Quel âge aviez-vous alors ?

— J’avais douze ans, monsieur.

— Que s’est il passé alors ?

— Madame Letellier m’avait demandé pour avoir soin de son enfant, pendant qu’elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes genoux — Plusieurs sourirent en regardant le petit qui était maintenant le beau grand garçon qu’on appelait M. l’avocat Victor — Je berçais le petit sur mes genoux, continua le témoin. Tout à coup, vers neuf heures ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s’approche de l’enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l’embrasse plusieurs fois, et me le rend en disant : Aies-en bien soin… car il n’a plus de mère !

— Sa mère est allée à confesse, que je réponds, il la verra demain.

— Elle ne reviendra plus, je l’ai tuée, qu’il dit d’une voix à faire peur,… et moi, qu’il ajoute, vous ne me reverrez jamais… Et il sortit pour ne plus revenir. J’avais peur. J’ai couru avertir le monde.

Le témoignage naïf et concluant de la petite gardienne fut corroboré par ceux à qui en effet, le soir du meurtre, elle alla annoncer la nouvelle de la mort de Madame Letellier.

Le marchand bossu de Ste. Emmélie, prisonnier aussi lui, fut questionné à son tour.

— Geneviève, la pauvre folle morte l’autre jour, vous a porté une lettre le jour de sa mort, demanda le jeune avocat.

— Oui, monsieur ?

— De la part de qui ?

— De la part de M. Saint-Pierre.

— Pouvez-vous dire à quel sujet cette lettre était écrite…

— Non, monsieur…

— Pouvez-vous dire combien de pages d’écriture elle renfermait ?

— Je n’ai pas remarqué ce détail.

— Vous l’avez lue cette lettre ?

— Oui.

— Y avait-il plus d’une page d’écriture ?

— Je ne puis le dire.

— Avez-vous cette lettre ?

— Peut-être la retrouverai-je.

— Saint-Pierre l’a-t-il signée lui-même ?

— Non, puisqu’il ne sait pas écrire.

— C’est une autre personne qui l’a signée pour lui ?

— Apparemment.

— De son nom ?

— Comme de raison.

— Voici, votre honneur, dit le jeune avocat, s’adressant au juge, la déposition certifiée de Mademoiselle Marguerite Saint-Pierre au sujet de cette lettre. Mademoiselle Saint-Pierre est malade et n’a pu venir à la cour.

— Mon père m’a dit d’envoyer à M. Chèvrefils, par Geneviève, une lettre qui se trouvait sur la table dans la salle. Comme j’éprouvais quelque répugnance à obéir, mon père ouvrit la lettre et, me montrant les quatre pages toutes blanches, il me dit : Tu vois que ce n’est pas compromettant. Il n’y avait pas un mot d’écriture en effet. Je mis mon nom, entrelacé avec celui de Victor, sur le coin d’une page, et je remis la lettre à Geneviève qui partit pour ne plus revenir…

Marguerite Saint-Pierre.
Assermentée devant moi
le 25 octobre 1871.
Ovide Frenette
Juge de paix.

Pendant la lecture de ce témoignage le bossu et Picounoc passèrent par toutes les teintes, depuis la pourpre jusqu’à la lividité, et par toutes les sensations, depuis la honte jusqu’à la rage.

— C’est tout, dit Victor au bossu, vous pouvez sortir.

Eusèbe Asselin fut appelé. Le vieillard que nous connaissons bien entra dans la boîte des témoins.

— Vous teniez hôtel à Montréal dernièrement ?

— Oui.

— Avez-vous vu le prisonnier chez vous ?

— Non, jamais à ma connaissance.

— Connaissez-vous Charlot Grismouche et Robert Picouille, deux des témoins entendus en cette cause ?

— Je les ai bien connus autrefois.

— Sont-ils parmi les personnes que vous voyez ici dans ce groupe ?

— Il y a deux hommes qui leur ressemblent, mais ils n’ont pas les cheveux de la même couleur.

— Allez toucher ces deux hommes que vous croyez reconnaître.

— Les voici, dit le vieillard en montrant Charlot et Robert ; mais je jure que si ces deux hommes sont Robert Picouille et Charlot Grismouche, ils étaient déguisés quand je les ai connus ou ils le sont aujourd’hui.

— Les croiriez-vous sous serment ?

— Non.

Les deux compères gagnèrent la porte instinctivement. Le jeune avocat fit remarquer au juge que ces hommes étaient peut-être venus ici déguisés pour tromper le tribunal, et qu’il était expédient de vérifier la chose. Alors un huissier s’approcha d’eux et s’aperçut qu’en effet ils étaient affublés de perruques et fausses barbes… Ils furent sommés d’enlever ces masques. Le vieux Asselin les regarda fixement pendant quelques minutes :

— Oh ! oh ! je vous reconnais, dit-il… Charlot Grismouche et Robert Picouille ! deux voleurs de profession !… Vous n’étiez pas comme cela, non plus, cependant, quand vous êtes venus à Montréal…

Les vieux scélérats voulurent s’échapper, mais ils s’aperçurent que certains hommes de police ont le poignet fort. Alors se voyant perdus, ils se prirent à rire :

— N’importe, dit Robert, on a passé une longue jeunesse…

— Oui, Seigneur ! et un beau brin de vieillesse aussi, répondit Charlot…

— Vous n’avez pas besoin d’en demander davantage au bonhomme Asselin, reprit Robert, tout ce que nous avons dit, c’est de la blague.

— Et de la belle encore ! ajouta Charlot…

— Pourquoi agissiez-vous ainsi demanda le juge sévèrement ?

Charlot se frotta le pouce et l’index comme un homme qui fait glisser des pièces blanches.

Le juge se leva plein d’indignation…

— Et qui vous a payés ? demanda-t-il.

— Personne encore, dit Robert et c’est perdu à ce que je vois…

— Mais qui vous a engagés à venir rendre de faux témoignages ?

— Le bossu ! dit Robert.

— Tais-toi donc, repartit Charlot, pourquoi le dire ?

— Faut qu’il y passe lui aussi. On a été pincé, tant pis !

— Quel est ce bossu, demanda le juge ?

— Un bossu riche et laid qui travaille, paraît-il, pour le compte de M. Saint-Pierre dont il veut épouser la jolie fille, continua Robert.

— C’est le même qui vient de comparaître, reprit Victor, et qui a été arrêté en même temps que Mme Gagnon, soupçonné comme elle d’avoir empoisonné Geneviève la folle.

— Monsieur Chèvrefils ? dit le juge.

— Chèvrefils, c’est un nom de guerre répondit Victor, ou plutôt c’est un masque.

Charlot poussa Robert du coude :

— Le jeune avocat a éventé la mèche, mon vieux… je gage qu’il a eu un tête à tête avec Paméla…

— Fini le bossu ! fini ! répondit Robert. Il va danser au bout de la corde…

— Quel est le nom de M. Chèvrefils ? demanda le juge.

— Son vrai nom ? se hâta de dire Robert, car il en a pour tous les besoins…

— Pour la semaine et les dimanches, ajouta Charlot.

— Respectez la Cour ! cria l’huissier, ou vous allez sortir.

— C’est ce que nous voudrions, répliqua Charlot. Et tout le monde éclata de rire.

— Quel est le véritable nom de cet homme, M. Letellier ? demanda de nouveau le juge au jeune avocat.

— Clodomir Ferron, votre honneur, voleur, échappé du pénitencier et assassin.

Deux voix crièrent à la fois : Ferron ! c’étaient Picounoc et l’accusé.

Quand l’émoi fut un peu apaisé, l’interrogatoire continua.

— Connaissez-vous la femme Gagnon qui vient de donner son témoignage devant l’honorable cour ? demanda Victor à Asselin.

— Oui.

— Est-elle digne de foi ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est une femme d’une conduite scandaleuse et… qui vient de se parjurer.

— Comment pouvez-vous dire cela ?

— Parce qu’elle a juré se nommer Eugénie Laroche, femme Gagnon, et qu’elle se nomme Ombéline Racette, et… qu’elle est ma femme !

Le vieillard, honteux, et chagrin d’avoir à révéler de pareilles turpitudes, courba la tête, et un grand murmure remplit la salle. Le juge ordonna d’amener cette femme et de la mettre en présence du témoin. Quand elle aperçut le vieillard elle recula en faisant un geste de menace ou d’effroi :

— Toi ici ! dit-elle.

— Pour te confondre, misérable ! répondit le vieillard d’une voix sourde et terrible.

— Reconduisez cette femme en prison ! ordonna le juge.

— Il reste un dernier témoignage, reprit Victor, qui sait si la pauvre folle lâchement assassinée ne parlera pas du fond de sa tombe. Voici le document qu’elle nous a laissé. Il est scellé, et il ne doit pas l’être par un simple caprice d’une imagination malade. Si votre honneur le permet, je romps l’enveloppe.

Sur un signe du juge, le papier fut coupé et la petite porte du fanal s’ouvrit. Il n’y avait rien dedans qu’un petit bout de chandelle. Le fanal passa de main en main. Personne n’y trouva rien d’extraordinaire d’abord. Tout à coup le jeune avocat s’écria d’un air de triomphe en levant les mains au ciel :

— À quoi tient donc l’intelligence, la science et l’esprit, si une pauvre folle trouve d’un coup ce que nous cherchons, si longtemps ! La chandelle de ce fanal n’a jamais été allumée !…

Pendant une minute l’huissier fut impuissant à contenir l’émotion de la foule. Ce simple oubli du meurtrier allait le confondre à jamais. En examinant le revers de papier qui entourait le fanal, on aperçut quelques lignes d’écriture, et voici ce qu’on lut :

— Picounoc ment quand il dit qu’il s’est servi de son fanal pour s’éclairer ; il doit mentir aussi quand il accuse Djos du meurtre d’Aglaé. Si Djos revient cela pourra le sauver.

Geneviève Bergeron.

— Pauvre Geneviève ! soupira Victor en essuyant une larme. Pauvre Geneviève ! fit, comme un écho, la voix émue du prisonnier. Et une émotion profonde s’empara de toute l’assistance.

L’avocat de la couronne fit son plaidoyer. Il remémora d’une manière nette, précise, sans passion et sans faiblesse tous les faits que l’on sait déjà. Mais son argumentation parut faible, car tous les témoins à charge venaient d’être convaincus de parjure ou de malhonnêteté. Picounoc seul restait debout, mais sa version du meurtre ne semblait plus naturelle et vraie comme en premier lieu.

— Cependant, conclut le procureur, la société attend de vous le salut, messieurs les jurés, si vous laissez le crime impuni, par compassion ou par faiblesse, vous sapez les fondements de l’édifice social, et nul n’est à l’abri de la malice des méchants. Si vous croyez, devant Dieu, que l’accusé soit coupable, et que, plus rusé que son ennemi, il ait réussi à déjouer la justice, vous devez le condamner sans merci, car l’hypocrisie augmente la grandeur d’une faute ; si, au contraire, vous êtes d’avis qu’il est accusé injustement, et qu’il a été amené à commettre ce meurtre par un concours de circonstances qui l’excusent, vous devez l’acquitter. Si vous avez des doutes, donnez à l’accusé le bénéfice de ces doutes ; car il vaut mieux pardonner à tous les coupables que faire périr un innocent.