Picounoc le maudit, Tome 2/Gagnon vs. Barabé

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C. Darveau (IVp. 193-204).

XIV

GAGNON vs. BARABÉ.


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Le 27 octobre est arrivé. Dès avant dix heures la salle d’audience est remplie d’une foule anxieuse. L’arrestation du grand-trappeur a fait du bruit et réveillé bien des souvenirs. Les avocats, revêtus de leur toge noire, entrent avec un air solennel qui impose le respect à la foule et relève à ses yeux la grandeur du tribunal.

— Silence ! fait l’huissier audiencier.

Le juge entre ; le peuple se lève ; l’huissier crie : Oyez ! oyez ! oyez ! Vous tous qui avez quelque procès à la Cour Criminelle dans et pour le district de Québec, approchez et soyez attentifs.

« Vous tous, juges de paix, coroners et autres qui avez des enquêtes ou des obligations de comparaître, déposez le tout devant ce tribunal afin que la justice de la Reine puisse avoir son cours.

« Vous tous, honnêtes gens, qui faites partie du jury de ce district pour notre Souveraine Dame la Reine, répondez de suite et épargnez vous l’amende. God save the Queen.

Le grand jury rapporta “true bills” accusation fondée contre André Barabé, pour calomnie, et contre Michel Lépingle et Nicolas Calumet, deux jeunes fripons qui se sont bêtement laissés prendre en escamotant une chaîne d’or au célèbre établissement de Duquet, pendant que le chef de la maison, renfermé dans une pièce voisine, causait au moyen du téléphone, avec les employés de son magasin de St. Roch.

Le procès de ces deux jeunes délinquants fut le premier entendu. Il ne prit qu’un moment, car les accusés plaidèrent coupables. La cause de Gagnon contre Barabé fut appelée ensuite. Beaucoup de gens éprouvèrent un désappointement. Ils n’étaient venus que pour voir le grand-trappeur, et le grand-trappeur n’avait pas même paru à la barre des criminels.

Les témoins de la demanderesse se tiennent debout près du banc des juges. Ils sont trois : Onézime Desruisseaux, Jacques Letendre et Philias Normandeau. Desruisseaux, appelé le premier, entre dans la « boîte » et prête serment.

— Votre nom ? demanda le procureur.

— Onézime Desruisseaux.

— Vous connaissez l’accusé en cette cause ?

— Je le connais bien.

— Est-ce un homme dont l’opinion et la parole ont de l’influence généralement sur les autres ?

— Il a toujours passé pour respectable et naturellement on a confiance en lui.

— Quand il dit une chose on le croit ?

— Quand cette chose est croyable.

On rit. Silence ! crie l’huissier.

— Est-ce que vous ne croiriez pas plutôt une chose affirmée par lui que par le premier venu ? reprend le procureur.

— Quant à cela, oui.

— Eh bien ! l’accusé vous a-t-il parlé de la demanderesse, depuis la mort de Geneviève Bergeron ?

— Rien qu’une fois, mais aplomb !

— Répétez tout ce qu’il vous a dit.

— Il m’a dit comme ça : Onésime, crois-tu à l’hypocrisie, toi ? Et j’ai répondu en badinant : je crois à tout ce qui est mal.

— Eh bien ! reprit-il, je crois à l’hypocrisie de Madame Gagnon ma nouvelle voisine. Elle va trop souvent à l’église et chez le bossu, et le bossu vient trop souvent chez elle.

— Vous badinez ! une vieille couenne comme ça, que je réponds.

On éclate de rire de nouveau, et de nouveau un formidable « silence » retentit. Le juge s’adressant au témoin lui recommande de ne rien dire d’inutile, et de rapporter seulement les paroles de l’accusé.

— C’est bien, votre honneur, j’y suis. Donc André Barabé me dit : Je ne crois pas que cette femme soit étrangère à la mort de Geneviève…

— Pas possible !… que je… pardon ! j’oubliais.

— Geneviève sortait de chez Madame Gagnon, où elle avait bu et mangé, me dit-il encore, et c’est une demi-heure après que les symptômes d’empoisonnement se manifestèrent. Geneviève est morte en sept heures : donc le poison était violent. S’il était violent, il venait d’être administré, et s’il venait d’être administré, c’est chez Madame Gagnon qui l’avait été… Cela me parut clair et je dis la même chose à d’autres.

— On ne vous demande pas ce que vous avez dit ? reprit le juge.

— L’accusé vous a-t-il dit autre chose ?

— Oui, mais pas à ce sujet-là…

— Après qu’il vous eut dit cela, perdîtes-vous confiance en l’honnêteté de Madame Gagnon ?

— Oui, raide !

— Et savez-vous si d’autres personnes ont, par le fait de l’accusé, perdu aussi confiance en la demanderesse ?…

— Oui, Jérôme Dufresne, la Maurice Déchéne, la Michel Roy, Archange Pépin, et je pourrais en nommer bien d’autres…

— Vous n’avez plus rien à ajouter ? demanda l’avocat de la reine.

— Non monsieur.

Transquestionné. — Avez-vous vu Madame Gagnon, depuis la mort de Geneviève ?

— Oui, monsieur.

— Et que vous a-t-elle dit au sujet de cette mort ?

— Que c’était une mort bien extraordinaire, et qu’elle ne pouvait pas expliquer.

— Savait-elle alors que quelqu’un la soupçonnait de ce crime ?

— Elle ne m’en a rien dit…

— Vous a-t-elle parlé de ce que Geneviève avait mangé ou bu chez elle ?

— Pas un mot…

— Retirez-vous.

Desruisseaux sortit en s’essuyant le front avec la manche de sa blouse. Jacques Letendre et Normandeau vinrent, tour à tour, subir à peu près les mêmes interrogations et faire les mêmes réponses. Seulement, dans les transquestions, Normandeau rapporta que Madame Gagnon, sachant l’accusation qui pesait sur elle, leva les yeux et les mains au ciel en s’écriant : Dieu soit béni ! qui permet que l’on me persécute ici-bas ! Bienheureux ceux qui souffrent la persécution !… C’est au moins une petite ressemblance que j’aurai avec les saints et le Divin Sauveur…

Plusieurs personnes, dans l’assistance, se sentirent touchées par cette vertu aux prises avec la calomnie : d’autres flairaient un scandale nouveau, et commençaient à prendre intérêt au procès. Les témoins de la défense furent appelés. Ils étaient trois aussi, Paul Hamel, Picounoc et la servante de Madame Gagnon.

— Votre nom ? demanda l’avocat.

— Paul Hamel, chasseur, dit fièrement le vieux voyageur. Et il continua sans qu’on eût le temps de l’interroger : Je dis un jour à M. Victor : j’ai une idée qui peut nous être utile dans notre grande entreprise — Cette grande entreprise, c’était de sauver son père, mon ami, l’ancien Pèlerin de Ste. Anne — Je vais voir Picounoc et tâcher de lui faire croire que Geneviève dont il n’a jamais dû se défier, va lui jouer, au procès, quelque bon tour. En effet, j’accoste l’ancien camarade Picounoc, et je joue si habilement mes cartes que bientôt je m’aperçois qu’il a peur de Geneviève. Alors, que je pense, il y a quelque chose qui va mal pour toi, mon vieux, et je n’ai pas été mal inspiré. Mais je me dis en moi-même : cette pauvre Geneviève est exposée par notre faute, il faut veiller sur elle. En effet, après ce jour je ne l’ai pas perdue de vue… Cependant elle a été tuée sans que j’aie pu la défendre. Le jour de sa mort, Geneviève fut envoyée par Picounoc à la rivière du Chêne, chez M. Chèvrefils, le bossu, pour porter une lettre. Je la suivis. Quand elle sortit de chez M. Chèvrefils elle portait un petit paquet. Elle reprit le chemin de Lotbinière et entra chez Madame Gagnon, dont la maison se trouve à une distance d’une demi-lieue environ de chez le bossu. J’attendis assis sur la clôture, à un arpent de la maison, et je repris mon chemin, deux heures après, alors que la défunte fut sortie. Elle ne portait plus de paquet. Je me proposai de la rejoindre et de la faire parler… Je m’aperçus bientôt qu’elle était sous une influence étrange. Elle chancelait en marchant, se serrait la gorge avec ses doigts et avait des hoquets. Quand elle m’aperçut elle s’écria : je suis empoisonnée !… je vais mourir !… Picounoc et le bossu !… la Gagnon !… il est trop tard ! Un instant après je fus obligée de la prendre dans mes bras comme un enfant, et de la porter dans la maison la plus proche où elle expira bientôt. Quelques mots qu’elle a dit en mourant : Fanal ! chandelle et cheminée… m’ont convaincu que quelqu’un avait intérêt à sa mort… Le lendemain, je sus par la servante de madame Gagnon, que la folle avait bu du thé préparé par madame elle-même. Je ne voulus pas, toutefois, faire part de mes soupçons lors de l’enquête, et j’avais mes raisons pour agir ainsi. Quelques jours après je racontai tout, et je dis hautement que madame Gagnon devrait être arrêtée. Pour rendre l’affaire plus piquante je conseillai à André Barabé de lancer l’accusation, et à M. Gagnon de revendiquer, devant les tribunaux, l’honneur de sa femme. Cette affaire est intimement liée au procès qui va commencer bientôt.

Les transquestions ne firent pas broncher d’un point le vaillant témoin, et la Cour prit un intérêt énorme à cette cause qui tournait si fatalement pour sa demanderesse. La servante de madame Gagnon fut entendue. Elle dit que Geneviève avait en effet apporté une livre de thé, et qu’elle l’avait remise à madame Gagnon ; que celle-ci l’infusa elle même contre son habitude, et le servit à la folle qui en but deux tasses en mangeant du pain et du beurre ; qu’aucune autre personne ne but de ce même thé dont le reste fut perdu ; qu’il y avait dans l’armoire, quand la folle est venue, du thé pour au moins deux mois encore. Bref, non seulement la demanderesse ne prouva pas qu’on l’avait calomniée, mais elle demeura sous le coup d’un soupçon général, tellement motivé, qu’il était presque une condamnation.

Picounoc fut appelé à son tour. Il parut extrêmement mal à l’aise et troublé. Son masque d’assurance, sa voix nasillarde et couverte le trahirent. Le criminel peut être fort, audacieux et provocateur devant la foule des ignorants et des simples ; mais en face de la justice implacable et solennelle ; au milieu d’hommes habitués à lire dans les cœurs et sur les figures, habiles à démasquer l’hypocrisie, il n’a pas, d’ordinaire, la puissance de se revêtir de sa fausse livrée, et baisse la tête honteusement.

— Vous connaissez la demanderesse ? commença le procureur.

— Oui.

— Depuis longtemps ?

— Depuis trois mois environ.

— Elle passait pour une femme comme il faut ?

— Oui.

— Que pensez-vous d’elle maintenant ?

— Je crois qu’elle est calomniée.

— De sorte qu’à vos yeux elle n’éprouve aucun tort dans sa réputation ?

— Sa réputation d’honnêteté et de piété est déjà si bien établie…

— Saviez-vous que Geneviève devait arrêter chez Madame Gagnon en revenant de la rivière du Chêne ?

Objecté comme tendant à incriminer le témoin lui-même. Objection maintenue.

— Madame Gagnon vous a-t-elle, avant ou depuis la mort de Geneviève, parlé de cette pauvre folle ? et en quels termes ?

Objecté comme tendant à faire une preuve qui ne découle pas de la cause. Objection maintenue.

— N’avez-vous pas dit que Madame Gagnon faisait bien de revendiquer son honneur devant les tribunaux ?

— Je puis avoir dit cela ; je puis ne l’avoir pas dit. Ma mémoire s’en va…

— Vous pouvez vous retirer.

Un homme qui ne triomphait pas c’était monsieur Gagnon. Il vit bien qu’il s’était fourré dans un guêpier, et il songea à s’en tirer le mieux possible. André Barabé fut acquitté, et, singulier jeu de la fortune, Madame Gagnon et le bossu qui se trouvaient à Québec furent immédiatement arrêtés.