Pierre Duchâtelet
PIERRE DUCHATELET
C’était dans l’un des derniers mois du siège, au bastion Tant.
Il avait neigé la veille et gelé pendant la nuit. Il pouvait être huit heures du matin. Le ciel était rouge sur les villages et les forts de l’extrême horizon, et trouble sur la ville.
De temps en temps le canon des forts floconnait au lointain, une courte détonation s’ensuivait. On disait sceptiquement :
— Encore un que les Prussiens n’auront pas !
Car on commençait à désespérer du salut final et la colère montait à bien des têtes.
Le bataillon de garde attendait que les camarades vinssent le relever. La nuit blanche passée dans les casemates avait défait toutes les mines, fripé toutes les frusques. Ce n’étaient que faces jaunes ou violettes à cheveux et barbes emmêlés, que vareuses chiffonnées indiciblement, que capotes souillées aux coudes, aux épaules et partout. L’ennui d’une besogne inutile et presque ridicule somnolait dans ces yeux battus, rougis, caves, cernés, miteux ; l’ inquiétude du pain quotidien suffisant et dignement gagné pour la femme et les enfants, celle du feu, celle du loyer, assombrissaient ces fronts, les plissaient, fronçant et confondant les sourcils furieux sous un poids plus lourd que les képis avachis, encore détrempés par la neige d’hier, enfoncés rageusement à deux mains contre les farces de cet hiver comme on en avait peu vu.
Des groupes stationnaient ou circulaient le long du chemin de ronde, auprès des casernes d’octroi, à l’entrée des premières rues du faubourg. D’aucuns battaient la semelle, d’autres lisaient à haute voix l’Avant-Garde, que venaient de crier de petits marchands :
— Achetez Frédérick-Charles prisonnier !
— Voyez l’armée de la délivrance ! Nouvelles victoires sur la Loire !
— La vraie chanson de Charles Bourbaki !
— La jonction avec Chanzy !
— Marche de Garibaldi sur Paris ! La grande déroute des Allemands !
— Le dernier discours de Léon Gambetta !
— Réponse du gouvernement de la Défense Nationale aux délégués du dix-huitième arrondissement !
— Dix centimes, deux sous !
D’autres, enfin, mains dans les poches, à trois ou quatre sur un rang, marchaient vite, généralement précédés d’un interlocuteur allant à reculons, en tambour-maître.
Des isolés, boudeurs ou philosophes, fumaient la pipe, assis sur des pavés près de feux de bivouac aux trois quarts éteints depuis le petit matin qu’on avait permis de les rallumer, ou se promenaient pour des heures dans le même périmètre.
Parmi ces derniers — les isolés marcheurs — il s’en trouvait un, d’environ vingt-six ans, plutôt maigre et pâle, toute sa barbe, une barbe légère blonde et noire, des sourcils de jaloux, qui se touchaient, l’air très doux qui devait changer vite à la moindre émotion, taille au-dessus de la moyenne, démarche gauche et l’apparence timide.
Sinon qu’il faisait assez irrégulièrement son service et qu’il était poli au suprême degré, complaisant si besoin était et fort peu causeur, on ne connaissait rien de lui dans le bataillon. Tout neuf d’ailleurs dans le quartier où il s’était installé en août avec su femme qu’il avait récemment épousée. Employé dans une administration publique, une petite aisance avec ça, à en juger par les toilettes de madame et leur appartement à mille francs voilà ce que la compagnie tenait des expansifs de l’escouade.
Il s’appelait Duchatelet. On avait entendu sa femme le prénommer Pierre.
Il marchait de long en large depuis la porte jusqu’à la caserne d’octroi, suivant le chemin de terre tracé entre le gazon du rempart et le pavé du trottoir, le tout d’ailleurs, chemin, gazon et trottoir, recouvert d’un pied de neige durcie et passablement glissant, mais les bottes de l’homme étaient clouées à glace, et il marchait, grâce à leur poids considérable, lourdement et comme carrément.
Les réflexions dans lesquelles il paraissait enfoncé étaient de la nature la plus simple.
Par un entraînement très naturel et très louable, bien qu’il fût employé du Gouvernement et de ce fait exempt du service militaire pendant la période obsidionale, il s’était laissé inscrire au bataillon de son quartier, avait pris part aux premières réunions d’instruction, manœuvré, été à la cible, etc., plein de zèle, — d’un zèle assez superficiel, histoire de jouer au soldat, de porter un « képi », comme un peu tout le monde — puis, selon l’hiver avançant, la gelée pinçant de plus en plus les mains sur l’acier du fusil, les pieds sur le verglas des trottoirs, au fur et à mesure de l’illusion s’en allant, pigeons menteurs, affiches emphatiquement trompeuses, décrets fallacieusement déclamatoires, les camarades ! ceux du bureau capons et insolents, ceux du bataillon bravaches et bêtes et tant d’autres et cœtera ! — il s’était refroidi comme les mois, glacé comme les nuits de cet immense siège dérisoire, banqueroute au patriotisme, plaisanterie prussienne et emballage parisien, énigme farce dans l’horreur psychologique d’un siècle éminemment ironique et sinistre s’il en fut !
Une dernière chose l’avait tout à fait dégoûté, sa condamnation à quarante-huit heures de prison en raison de manques fréquents à l’exercice. Ce qu’il en voulait à son capitaine, un avoué ! de lui être si sévère, et à son chef de bureau pour ne pas l’avoir exempté de ce ridicule par un mot d’excuse !
Il avait été trouver celui-ci, lui expliquant d’un mot son affaire et s’en était attiré la moquerie suivante :
— Eh ! mon Dieu ! cher monsieur, comment voudriez-vous que j’essayasse de vous faire effacer votre prison ? À quel titre, en vertu de quoi ? Vous n’avez pas, au commencement du siège, voulu vous prévaloir de votre qualité d’employé du gouvernement pour éviter le service militaire et selon moi vous avez bien fait. Votre exemple était excellent et trop peu de nos collaborateurs l’ont donné après vous. Je regrette beaucoup, pour ma part, que la nature de mes fonctions ne me permette pas en ce moment de servir mon pays autrement que par des travaux administratifs. Vous comprenez bien que mon autorité ne peut s’exercer en aucune façon dans votre bataillon. Ce serait un conflit intolérable et vos supérieurs me le feraient très justement sentir en me priant de me mêler de mes affaires. Tout ce que je puis faire pour vous est de vous excuser, comme employé, du temps que vous ne pourriez venir au bureau ; je ne mentionnerai pas de cause précise, je mettrai « retenu à son bataillon ». Allons, cher monsieur, au revoir. Ne vous ennuyez pas trop… Aussi, permettez-moi de vous le dire, pourquoi n’êtes-vous pas plus exact que ça à l’exercice, vous, un volontaire, en quelque sorte ? — À bientôt donc, monsieur Duchatelet…
Et il avait dû faire sa prison, parmi une trentaine de punis pour fautes analogues à la sienne, rester quarante-huit heures dans cette camaraderie bonhomme si l’on veut, mais ennuyeuse, turbulente, bavarde, buveuse et bêtasse au possible, subir la température (en plein hiver de 1870-71 !) d’un plafond extrêmement haut et celle d’un poêle énorme qui ronflait nuit et jour, entretenu du dehors par des geôliers que la « pièce » rendait trop complaisants sous ce rapport et sous les autres. Il dut même à cette dernière circonstance de sa courte mais exaspérante incarcération un fort commencement de bronchite qui le retint au lit pendant près d’une semaine.
Et il était, ce matin-là, précisément en train de penser à l’un de ses amis intimes, chirurgien-major au bataillon, qui venait de le soigner pour sa gorge non sans lui recommander la plus grande prudence et, si possible, une complète abstention ultérieure de service militaire, lui offrant même tous les certificats possibles pour ce dernier cas. Il avait refusé en souriant l’occasion d’ainsi se soustraire « aux grands devoirs assumés ».
Mais ce matin-là il pensait à cette proposition d’autant plus sérieusement que depuis quelques jours il était question du versement dans les bataillons de marche d’une certaine catégorie de gardes mariés. Son âge de vingt-six ans semblait devoir l’exempter encore cette fois, — mais il n’y avait plus de temps à perdre pour quelqu’un de dégoûté comme lui, de découragé, — et de malade susceptible de passer impropre au service.
Non, il n’y avait plus de temps à perdre.
Il allait donc, dès rentré en ville, courir chez son ami le docteur, emporter le fameux certificat, l’envoyer à son féroce capitaine — et vive la liberté !
Tout rasséréné par cet avenir qu’il touchait de la main, auprès de quelques camarades d’ailleurs presque inconnus assis aux feux de bivouac, échangeant avec eux des nouvelles de la nuit passée, lâchant même quelques plaisanteries, jusqu’à des calembours, pour laisser du moins de lui un souvenir cordial et pas fier à ces chers compagnons d’armes dont il « devait » bientôt se séparer, il songeait comme en un gîte.
Soudain un coup de tambour retentit.
Il s’agissait d’une communication générale de
l’État-Major aux bataillons, officiers, sous-officiers et gardes ; chaque compagnie était convoquée
immédiatement à l’effet d’entendre son capitaine,
dans tel, tel ou tel endroit selon le numéro de la
compagnie du bataillon.
La compagnie dont faisait partie Pierre Duchatelet devait s’assembler sans armes auprès de la porte du bastion, entre les deux murs des bureaux de l’octroi.
Pierre Duchatelet se rendit là comme les autres.
L’endroit était militaire vraiment, avec ce pont-levis muni d’une garde d’honneur et protégé plus efficacement par deux grosses pièces de rempart, — et le nu des murs, le farouche des visages — par intervalles le canon des forts voisins et celui guère plus lointain de l’ennemi, ajoutaient le positif de la guerre à l’appareil puéril de cette garde bourgeoise et ouvriasse mal équilibrée dans la surcharge de son zèle aux emblèmes civiques et soldatesques théâtralement, comme tout à Paris.
Le capitaine, bedonnant, rougeaud, barbe poivre et sel, une bonne voix d’audience aigre et nette, lut un décret reportant telles classes de sédentaires dans celles de marche.
Un profond ennui se fit lisible dans des yeux assez nombreux. Même une voix tremblante de colère ou d’autre chose s’écria, aux chuts plus décents qu’indignés de l’assistance :
— À quoi bon, maintenant que la trahison a tout gâté, même ici à Paris, même en République ? C’est faire charcuter les gens pour rien !
Le capitaine tira de sa poitrine un second papier qu’il déploya, gargarisa sa voix dans un : hem ! qui le cambrait, changea le parallèle impératif de ses jambes en un repos de défi à l’ennemi sur le pied gauche, le pied droit en avant battant comme une Marseillaise sur l’humidité noire des pavés, — et d’un ton suraigu, vibrant, très ému du reste, proclama un appel du commandant du secteur au patriotisme de tous les gardes de bonne volonté : — Que vos frères d’armes, disait la conclusion de cette pièce, ne partent pas seuls. La République compte qu’une bonne escorte de volontaires accompagnera les hommes désignés pour aller combattre les derniers combats de la délivrance !
De très jeunes gens regardèrent leurs compagnons qui souriaient goguenardement. Le silence était glacial comme ce vent des derniers mois en r qui vient geler les haleines dans les barbes. Le capitaine avait remis ses papiers dans sa poitrine, désappointé sans trop d’étonnement, sentiment traduit par un presque imperceptible mouvement d’épaules.
Pierre Duchatelet, tour à tour pâle et rouge, tout tremblant, dit à voix entrecoupée :
— Pauvre patrie ! Je m’engage aux bataillons de marche ! On cria bravo. C’était un beau coup de théâtre.
Quatre ou cinq d’entre les plus jeunes gardes s’écrièrent, presque en chœur, la main étendue en avant :
— Nous aussi !
Les bravos redoublèrent, on entoura les volontaires, leur serrant la main, non sans un attendrissement trop visiblement gouailleur pour bien faire. Ce fut tout. Le bataillon de garde arrivait, le cérémonial de la relevée puis du départ s’opéra dans l’ordre accoutumé, l’on reprit le chemin du lieu de réunion du bataillon, au son d’une polka jouée plus allègrement que d’ordinaire par la fanfare. Au bout d’un quart d’heure de marche accélérée, l’on rompit les rangs et les cafés du voisinage s’emplirent de conversations relatives à l’incident de tout à l’heure.
— On n’est pas plus bête ! dit un lieutenant, bel homme blond qui battait son absinthe.
Rentré chez lui, après avoir embrassé sa femme, petite brune un peu zézayante, à l’embonpoint naissant, dont les yeux gris disaient une malice crue sans fiel, Pierre, sous prétexte de fatigue, passa au salon et s’y étendit au long d’un canapé, méditant sur ce qu’il venait de faire il y avait quelques instants.
Un médaillon de cire un peu plus grand qu’une pièce de cent sous, précieusement encadré sous verre, pendait au mur, à la portée de sa main. Il prit le délicat objet et le considéra longuement. Le visage de sa femme, était de profil. La ligne du front petit, du nez un peu retroussé, la bouche rouge, nette, le teint haut sans exagération et l’œil bien fait sous le sourcil bien arqué, lui entraient dedans en même temps que les jours d’une cour assez longue, correspondance innocente et confidences naïves sous la surveillance des bonnes gens de beaux-parents, passaient dans sa mémoire, obscurcissant la chère image d’un brouillard de pleurs. Au cou frêle encore flambait une cravate ponceau dont le gros nœud se renflait sur le haut d’une robe noire toute simple, coupée par le cadre à la tombée des épaules. Le cadre d’ébène neutralisait un peu les teintes trop ambrées à dessein de la cire et restituait à l’image la pâleur chaude de l’original.
Pierre pleura, puis sanglota. Qu’est-ce qu’il avait fait, imbécile ? La chère enfant, qu’allait-elle devenir ?
Maudit enthousiasme, ridicule peut-être, à coup sûr odieux quand on est le mari d’un tel trésor ! Et il serrait le portrait entre ses mains, le couvrait de baisers et de larmes.
À ce moment dans la rue le rappel battit.
Il battait souvent à cette époque d’héroïsme assez factice. Pierre se rendait compte tout aussi bien qu’un autre de cette fréquence abusive et l’avait, surtout dans les derniers temps, ressentie d’une façon particulièrement nerveuse. Mais dans la conjoncture, le rappel, cri d’alarme enroué, rauque, haletant, le rappel méritait pour lui, le Volontaire, bien son nom : rappel aux dangers, rappel au sacrifice promis, voix désespérée de la Patrie, hoquets de cette sainte Moribonde, que le sang seul de ses enfants, un bain de sang où il avait juré de verser sa goutte, pouvait sauver, si salut il y avait, — et s’il n’y en avait pas, devait empourprer sur son sol sacré, doublement sacré par la chute de cette Reine auguste !
Il ouvrit une fenêtre donnant sur le balcon. La vue, de là, était magnifique : l’Hôtel de Ville à gauche, à droite le Grenier d’abondance, en face, le trou d’une rue étroite, populeuse, commerçante, prolongement et trait d’union de deux ponts des plus passants, immédiatement sous ses yeux la Seine, verte, légère avec ses bateaux pour rire et ses lavoirs en congé ; le soleil était gai, froid, ironique d’être lointain mais sympathique de luire encore.
Le long du quai, un vieux, vêtu de la vareuse — cette vareuse qui ne sera pas légendaire, je le crains — tapait, vieux tapin, sur sa caisse, allègrement, en artiste, le képi, à défaut de shako, sur l’oreille, mais triste tout de même. Évidemment, soldat, ça l’ennuyait, cette besogne civique à moitié. Rappeler des civils… enfin… c’était militaire à peu près, — et il y allait de son voyage. Pas civil, peu civique, militaire beaucoup. Des ra, des fla très bien mais peu convaincus, eût-on dit.
Duchatelet comprenait cruellement ces nuances, bien que civil, civique, et pas militaire du tout. Néanmoins, sa promesse, son engagement, l’honneur quelconque, patriotique, ô patriotique ! l’empoignaient au son de cette caisse sombre, sonnant la mort, qui passait, guerrière découragée mais toujours brave, dans ses yeux pleins d’une vision chevaleresque à sa façon.
Le vieux tambour était accompagné d’un petit clairon, en vareuse aussi, képi sur l’oreille aussi, quatorze ans ou quinze, parisien en diable et le diable au corps évidemment, qui, le vieux cessant de battre sa caisse, souffla dans son instrument un rappel pas correct, aux notes fausses, mais en mesure, mais vibrant et empoignant aussi. L’air aigre, le voyou maigre au pas allègre alternaient presque joyeusement avec les coups sourds, avec la marche lourde du tambour, et les suppléaient gaminement, mais virilement encore.
Pour le coup, Duchatelet, parisien, se livra tout à fait : le patriotisme, complètement réveillé par cette note patrouillote, dressa en lui toutes ses énergies et dès lors sa résolution fut prise.
Un léger bruit se fit : sa femme entrait.
Il avait gardé le médaillon. Sa main héroïque serrait comme la serre d’un aigle ce frêle trésor de son cœur tout à l’heure encore amoureux.
Deux bras enlacèrent son cou. Deux mains exquises, parfumées, blanchettes aux ongles roses, se trouvèrent sous ses lèvres qui ne les baisèrent pas.
Stupéfaites, les mains s’écartèrent dans un geste gentil, et la voix de la petite épouse, de l’enfant gâtée, s’éleva dans le silence de sa préoccupation.
— Chéri, à quoi penses-tu ?
Il tressaillit. Le médaillon tomba de sa main, le verre cassa.
— Toujours à toi, tu vois, petit chou bien-aimé. Et il ramassa le médaillon, le baisant à travers la brisure.
— Mauvais augure, dit-elle fronçant ses sourcils sur des yeux véritablement alarmés dont un baiser triste but les pleurs naissants.
Car ce qu’il l’aimait ! Et comme il cherchait un mensonge qui la rassurât, qui l’endormît en des rêves meilleurs que la vie, — mais qui l’affranchît, lui, le laissât libre d’agir pour la Patrie, de faire le Devoir, dussent-ils en mourir tous deux !
Elle, de son côté, restait méfiante d’une catastrophe pressentie. Et ses yeux qui lui souriaient maintenant, à lui, néanmoins demeuraient vagues, errant dans quelque avenir deviné sinistre.
Il lui prit les mains et les baisa longuement, lentement, savourant cette caresse comme on jouit d’une tendresse qu’on a…
— Écoute, Jeanne, un grand secret. Mais ne le dis à personne surtout…
Elle se dressa sur ses petits pieds chaussés de mules vertes et gentiment lui donna un soufflet mignard.
— Comme si je n’étais pas la discrétion même !
— Ça va sans dire que tu l’es. Mais enfin on peut bien te faire une recommandation spéciale.
— Ce secret ! tout de suite !
C’était dit en souriant à travers des larmes.
— Voici… Écoute… Mais le plus grand secret, n’est-ce pas ? (Le mensonge était long à sortir. La tromper, même pieusement !) J’ai été nommé sergent et devrai tous ces temps-ci assister à des conférences de sous-officiers. Ça m’ennuie, puisque ça m’éloigne encore un peu plus souvent de toi, mais ce me sera une très bonne note au bureau : preuve de bonne conduite, de zèle, etc. Seulement, d’ici à huit ou dix jours, pour des raisons techniques qui ne t’intéresseraient pas, pas un mot, ni à tes parents, ni aux fournisseurs, et encore moins à la bonne, tu sais quelle langue elle a dans la bouche.
— Sois tranquille, petit homme, dit Jeanne, qui coupa complètement dans l’absurde pont, à la satisfaction attendrie, presque attristée, du pauvre blagueur. Puis, dans une moue de pressentiment, elle ajouta :
— Ô ces raisons techniques !
Et un long baiser d’elle mit une fin délicieuse à ce plus que pénible entretien…
— Rataplan, taratata, le jour de gloire est ar-rivé !
Une plaine, villas démantibulées, arbres doublement morts, et par l’hiver, et sous les boulets des deux nations en lutte. D’immenses volées de corbeaux. La pluie et le dégel. Quel froid sale et quel sale froid ! Nom d’une pipe !
Et le bataillon de marche, crâne, chic avec ses couvertes en bandoulière et ses guêtres de toutes fantaisies, arrive, chantant, les mains bleues sur le bois des fusils à l’épaule gauche :
Laïtou, c’te chaleur me lasse,
Laïtou, je r’tir’mon tricot,
Laïtou, j’voudrais bien qu’il passe
Laïtou, un marchand d’coco !
Mais voici le commandant, à cheval, s’il vous plaît, un peu trognonnant, très brandouillant sur son cheval d’omnibus étonné d’être monté, surtout ainsi, — mais, en somme chouette et strict assez sous d’énormes galons blancs et dans des bottes d’un vernis que je ne vous en dis que ça, montant jusqu’au genou, ah mais vrai, on se met bien au 16e.
L’excellent bougre, haussant sa voix jusqu’à des diapasons inconnus même aux plus étonnants marchefs, commanda :
— Halte !
Et ajouta :
— Pas tant de potin. Silence ! L’ennemi est là, à deux pas. De la dignité, du silence, surtout du silence ! C’est l’A B C de la stratégie, ça, le silence. Et maintenant, citoyens, en tirailleurs.
On se disposa en assez bon ordre en tirailleurs.
Pierre, isolé de dix mètres entre deux camarades, se coucha dans la boue, le fusil contre la joue, tenu sur les coudes et attendit.
La plaine grise rejoignait au loin le ciel gris ; vers l’horizon, des murs gris de jardins, de cimetières, s’étiraient tristement par places ; des balles prussiennes en sortaient à tout bout de champ, faisant tout près, devant, derrière, sauter la terre en petites mottes de boue qui fumaient. Quelquefois un des tirailleurs criait dans des convulsions : c’était une balle qui avait atteint son but entre mille et mille.
À gauche, loin, loin, en avant des forts, une canonnade sérieuse grommelait comme un coup de tonnerre qui n’en finirait pas. En même temps, un bruit d’un tas de crécelles tournant pas à l’unisson, grêle, sec, terriblement précipité, crépitait, pétillait sur la droite : c’était la division Chose qui attaquait des positions sur la Marne, une démonstration pour nous faciliter le travail de l’artillerie.
Le clairon donna le signal d’avancer. Les tirailleurs se relevèrent, marchant le dos courbé, la main sur la gâchette, puis mirent le genou en terre.
— Feu à volonté ! signifia le clairon.
Le commandement s’exécuta à la lettre. Ce fut une belle pétarade dont il est à redouter que l’ennemi, derrière ses murs, ne souffrit pas plus que ça.
Pierre passait par des sensations qu’il est inutile de décrire, étant donné les deux amours qui le poignaient maintenant, sa femme et la Patrie. Cette dernière, toutefois, maintenant qu’il se battait pour elle, l’emportait de tout le poids d’une chose générale, traditionnelle, cordiale aussi, parbleu ! dans la balance, oscillante un instant, de ses tendresses. Et ce fut, de toute sa vie, la plus grande émotion, la meilleure joie, que ce danger réel, cruel, que ce courage froid de la guerre moderne, toute topographique et panoramique, pour la « pauvre Patrie ! » comme il avait dit en s’enrôlant ! Maintenant, qu’il mourût, que lui faisait ! puisque c’eût été le sacrifice par excellence, — et puis, des réminiscences classiques, ces bons, ces forts conseils du Collège à l’Adolescence,
Dulce et decorum pro patria mori !
C’était surtout cette attente de la mort pour la France, un doux espoir comme la France, comme le nom de France, doux comme la chère langue française, doux comme les souvenirs d’enfance et de jeunesse, qui lui faisait battre son cœur fortement, mâlement, délicieusement.
Ah ! oui, mourir pour tout ça, rendre tout ça, en sang, à la Terre qui vous berça, qui vous nourrit, qui vous gâta, vous, vos parents, vos amis, vos fils, et bercera vos arrière-neveux, ah ! c’est bon, c’est bon, c’est bon !
Et puis, que c’est beau, aussi !…
…Le tambour battit, le clairon sonna, quoi ? la retraite !
Cependant des hommes mouraient, criaient, emballés, entre des hurlements de souffrance :
— Vive la France !
Quelques-uns même de ces blessés mortellement, superbement exclusifs en l’honneur de nuances grandes encore dans la lumière immense du patriotisme à l’action, criaient, et avaient raison :
— Vive la République !
Vive le Roi !
Vive l’Empereur ! Vive la Commune !
On se replia en bon ordre. Par file à ci, par file à là, en avant ! marche !
Ra ta plan, taratata, le jour de gloire est arrivé ! —
Pierre, fier, plus grand que nature, lui semblait-il, marchait ferme sous l’obus parmi les balles. Ô sa petite femme, comme elle serait fière, elle aussi ! Les femmes aiment les militaires, aiment les militaires…
Et il chantonnait, sincère, cette ariette bouffe.
On rentra dans Paris. Que de cris, que de questions ! La trouée est donc faite ? Avez-vous vu Bourbaki ? Et Chanzy ? Et Garibaldi ?
Beaucoup d’hommes, dégoûtés de cette farce meurtrière dont ils avaient été les héros, oui ! et les pantins répondaient :
— Zut ! nous sommes trahis. Qu’on nous y reprenne !
Pierre, ravi d’avoir été brave et de revoir sa femme, criait, lui, à pleins poumons :
— Vive la République ! Vive la France !
En rentrant chez lui, il ne retrouva plus sa femme. Une lettre lui disait :
- Monsieur,
Adieu pour toujours.
Une cloche de bois tintait à ses oreilles, en syllabes sourdes, « pour toujours ».
Il tomba par terre, évanoui.
Son réveil, ce réveil !
Quoi, partie, pourquoi ? mais pourquoi !
Vexée de son beau mensonge ? Allons donc ! Elle était trop gentille et trop intelligente pour ça ! Croyait-elle, avait-elle cru en une carotte, en une cocotte ! Non ! Trop sûre de son amour pour ça ! Alors ! Alors !
Son père !
Le beau vieux veuf remarié, en calotte de drap d’or !
Oh !
Il exagérait ; d’abord ce beau-père était moins noir qu’il ne se le faisait diable. Tout au plus un bourgeois prétentieux et serré, frotté d’artisterie et de littérature comme un chapon de salade le serait d’ail, méchant, parbleu ! pour un gendre et fourrant son nez dans un ménage où il n’avait que faire… mais tout le monde en est là avec un beau-père, surtout à espérances, et il était à espérances, donc jaloux d’un cohéritier de sa chère Jajeanne et lui souhaitant naturellement tout le mal possible.
Et puis, il se trompait sur son compte dans le cas présent…
Non, ce n’était pas le père de sa femme qui avait conseillé le dur, l’affreux départ de celle-ci. C’était bel et bien elle qui avait trouvé ça, et il devait le comprendre plus tard.
Il devait par expérience en arriver à cette déplorable conviction que Jeanne ayant, par quelque bruit de quartier (elle allait faire queue elle-même à la porte des fournisseurs, suivie de la bonne, comme elle eût fait ses marchés en temps normal), appris son enrôlement et son départ pour les avant-postes, n’avait précisément rien compris à son « beau mensonge », pleuré, jeté les hauts cris et des bras en l’air, j^uis, crises de nerfs bientôt converties en un mutisme hystérique, paquets faits, fiacre à la porte et fouette cocher !
Mais sur le moment c’était le père qu’il rendait responsable.
Irait-il le voir, lui réclamer sa femme ?
Non, un malheur pouvait arriver, il ne pouvait répondre de lui-même dans son état d’esprit.
Ma foi, il serait fier. À la fin, pour qui le prenait-il, ce birbe-là ? Il serait bien bon d’aller lui réclamer son ange séduit, et — ô inconséquence de ce douloureux cœur humain ! — cet homme qui eût donné la dernière goutte de son sang pour sa femme, alla cette nuit même chez une fille.
Triste consolation que la prostitution de sa chair d’honnête homme honnêtement épris à la chair banale d’une traînée ! Son dégoût, au matin ! Et quelle hâte à sortir des bras infâmes et du lit affreux ! …Personne encore chez lui que la bonne qui, interrogée à nouveau ne put que répondre comme la veille : — Madame m’avait envoyée très loin en courses, puis autorisée à aller voir ma tante des Buttes-Chaumont, à condition de revenir au plus tard à neuf heures du soir ; il en était huit et demie quand je suis rentrée et plus de madame. Rien que cette lettre d’elle pour monsieur, sur la table de la salle à manger. Je dis d’elle parce que je connais l’écriture de madame par le livre de dépenses qu’elle veut bien me montrer tous les soirs pour vérifier les additions.
— C’est bien, dit Pierre que ce cruel verbiage, déjà entendu mot par mot, agaçait prodigieusement et blessait jusqu’au cœur par la vraisemblance même des faits énoncés, — c’est bien, vous êtes une brave et fidèle fille. Restez à mon service en attendant le retour de madame qui m’annonce un petit séjour près de sa mère souffrante… Faites-moi un bouillon au Liebig et ouvrez une boîte de conserves… une de celles où il y a écrit dessus « Australian beef ». Je reviens dans un quart d’heure.
Et il sortit pour s’apaiser à la neige qui tombait à frais, à blanc, à doux flocons.
Une immense affiche blanche, devant laquelle stationnait un groupe nombreux, s’étalait sur un des panneaux de la devanture d’un café situé au rez-de-chaussée même de la maison qu’il habitait. C’étaient deux proclamations, l’une du gouvernement, l’autre d’un des généraux divisionnaires de la garnison de Paris. Elles annonçaient avec une certaine maladresse crâne une sortie prochaine de toutes les forces assiégées et prédisaient la victoire en termes vraiment enthousiastes qui empoignaient quoi qu’on en eût.
Cette fois ce serait décisif, on mourrait ou on vaincrait.
— Bien envoyé ! tel était le résumé des opinions. À la suite des proclamations, l’affiche portait, en plus petit texte, des itinéraires de troupes et des dispositions stratégiques un peu naïves si précisément elles ne devaient pas tromper l’ennemi qui, certes, avait des espions dans la place.
Pierre, lisant avec tout le monde, vit le numéro de son bataillon de marche, son lieu de réunion et sa destination devant l’ennemi. Justement, c’était pour ce soir le départ aux avant-postes. Pierre remonta chez lui, s’équipa, dépêcha son déjeuner, fit à la bonne les recommandations nécessaires et partit.
Il fut brave à tous crins dans la bataille du lendemain, où plus d’un trouva la mort. Lui, la cherchant avidement, rageusement, n’attrapa pas la moindre blessure et ce fut désolé qu’il rentra chez lui deux jours après, car il s’attendait bien à ne pas plus retrouver sa femme que précédemment.
Elle était pourtant venue, se doutant bien que Pierre était aux avant-postes. Encore un peu, il l’aurait rencontrée, car elle pensait comme tout le monde du reste, que l’affaire durerait plus longtemps.
Oui, elle était venue, la concierge le dit à Pierre, il y avait à peu près deux heures (il en était quatre de l’après-midi) et était repartie, à pied cette fois, sans bagage, avec la bonne.
Elle avait, on peut le dire, soudoyé celle-ci, qui était une précieuse cuisinière et une femme de chambre parfaite, — n’emportant d’ailleurs que le médaillon de cire dont il a été question plus haut.
Quel coup, pour le pauvre Pierre, quand il constata la disparition de cet unique objet ! Il y avait donc de la haine dans la fuite de sa femme ? Ah ! maintenant la rancune, — un esprit de vengeance conjugale l’envahissait. Il avait un couteau dans sa poche. Se débarrassant du fusil, du sabre-baïonnette et de tout son équipement de guerre, il descendit l’escalier quatre à quatre et fut en un quart d’heure à la porte de son beau-père.
Son furieux coup de sonnette fit venir ce dernier qui, à ses questions précipitées, hachées : — Où est Jeanne ? Voilà deux jours qu’elle n’est pas rentrée. Que signifie cette lettre ? Savez-vous quoi ? vous ! répondit placidement : — Mon cher Pierre, calmez-vous. Tout ira bien avec de la patience. La pauvre enfant a un peu perdu la tète. Son affection même pour vous l’a égarée. Elle vous en veut de l’avoir ainsi surprise en vous enrôlant dans les bataillons de marche. Excusez ce sentiment bien naturel chez une femme si jeune. Et puis, pensez qu’elle est enceinte…
— Enceinte du diable ! hurla Pierre. Je veux la voir, entendez-vous.
— Elle n’est pas ici, répliqua l’impassible beau-père. Voyons, pas d’exaltation. Mais entrez donc, on nous entend de tout l’escalier. Voulez-vous dîner avec nous ? Je vous assure que sous très peu ma femme et moi vous la ramènerons…
Pierre, voulant en effet être raisonnable, dîna, ce soir-là, chez ses beaux-parents, — puis les jours se passèrent, les semaines, et tous les jours, et chaque semaine c’étaient de nouvelles exhortations à la patience… Jeanne était chez des amis, très malade, — mais la vue de son mari la tuerait, celle même de ses parents lui était douloureuse et ils avaient dû se priver de la visiter… Aussi, là, sans reproche, que ne les avait-il consultés ou tout au moins que ne l’avait-il un peu prévenue, avant de prendre cette détermination, si honorable d’ailleurs…
Oh !… Dans un autre goût, c’était le langage de son chef de bureau !!! Et à ce propos, depuis tout ça, comme il avait terriblement négligé son bureau, maintenant que l’armistice était signé et qu’il n’y avait plus de réel service militaire qui pût plausiblement l’empêcher de reprendre son emploi, il pleuvait sur lui des reproches, des menaces. — Un jour même, il fut question à la Direction de le remercier : on le lui fit savoir « paternellement » et cette dernière attention le rendit pour un temps un peu plus exact.
Survint la Commune.
Le beau-père naturellement décampa après le premier coup de canon de la guerre sociale, sans laisser, lui, ni lettre, ni mot à son malheureux gendre. Pierre, qui n’avait pas vécu depuis la fuite de sa femme et que cette dernière trahison acheva, crut mourir. Ainsi plus d’espoir, c’était bien un coup monté, le père avait cédé à la fille ou celle-ci au père, mais la victime c’était toujours lui ! Seul donc désormais, sans famille, sans même l’espoir d’un bâton de vieillesse, car elle était partie, pour plus d’horreur, la malheureuse, portant au flanc l’enfant qui eût dû leur fermer les yeux.
Il était devenu comme hébété.
Ce fut avec des yeux de congre mort qu’il assista aux premières affres de cette redoutable période, ce fut machinalement que, requis par l’insurrection de reprendre du service dans son ancien bataillon, maintenant fédéré, il marcha et fit le coup de fusil comme un autre : ce fut comme mû par un ressort qu’après la dernière semaine de mai il s’échappa parmi cent périls, atteignit Bruxelles, puis Londres où il connut la boisson.
Son odyssée fut courte. Les quelques demi-couronnes qu’il gagnait quotidiennement à donner des leçons, le soir il les dépensait en vins de Portugal et en bières d’Irlande. L’estomac s’oblitéra, la tête se prit, les leçons manquèrent, ce fut la faim et la névrose qui finalement eurent raison de ce brave garçon, tué par l’idée d’une femme, et dont le dernier mot fut, à l’hôpital de Leicester-place, où son agonie se vit soignée par des médecin français, bercée par des sœurs françaises, en pleine belle et bonne France :
— Pauvre Patrie tout de même !… Je m’engage !