Pierre Nozière/1/04

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Calmann-Lévy (p. 35-42).
Livre premier : Enfance

IV

L’ÉCRIVAIN PUBLIC

Dans l’humble maison que ma mère gouvernait avec sagesse, Mme  Mathias n’était précisément ni femme de charge ni bonne d’enfant, bien qu’elle s’occupât du ménage et me menât promener tous les jours. Son grand âge, son visage fier, son caractère ombrageux et farouche, donnaient à sa domesticité un air d’indépendance ; elle gardait dans les soins les plus familiers l’expression tragique d’une personne qui a eu des malheurs ; le souvenir lui en demeurait cher, et elle le conservait précieusement au dedans d’elle. Les lèvres serrées par l’habitude du silence, elle n’aimait point à raconter les aventures de sa vie passée.

Elle apparaissait dans mon imagination d’enfant comme une maison dévorée par un antique incendie. Je savais seulement que, née, ainsi qu’elle le disait, l’année de la mort du roi, fille de riches fermiers beaucerons, de bonne heure orpheline, elle avait épousé en 1815, à l’âge de vingt-deux ans, le capitaine Mathias, un bien bel homme qui, mis à la demi-solde par les Bourbons, disait leur fait aux chevaliers du Lys, qu’il appelait poliment les compagnons d’Ulysse. Mes parents étaient un peu plus instruits. Ils n’ignoraient point que le capitaine Mathias avait mangé les écus de la fermière au Rocher de Cancale, et que, laissant ensuite sa pauvre femme sur la paille, il s’en était allé courir les filles. Dans les premières années de la monarchie de Juillet, Mme  Mathias l’avait retrouvé, par grand hasard, tandis qu’il sortait d’un cabaret de la rue de Rambuteau, où, rasé de frais, le teint vermeil sous ses cheveux blancs, une rose à la boutonnière, il donnait chaque jour des consultations aux commerçants poursuivis par les huissiers.

Il rédigeait des actes devant une bouteille de vin blanc, en souvenir de son premier état ; car il avait été saute-ruisseau avant d’entrer au régiment. Elle l’avait repris alors ; elle l’avait ramené chez elle avec une joie triomphale. Mais il n’y était pas resté longtemps ; il avait disparu un jour, emportant, disait-on, une douzaine d’écus cachés par Mme  Mathias sous sa paillasse. Depuis lors, on n’avait plus de ses nouvelles. On croyait qu’il s’était laissé mourir dans un lit d’hôpital, et on l’en approuvait.

« C’est pour vous une délivrance », disait mon père à Mme  Mathias.

Alors des larmes brûlantes et comme enflammées montaient aux yeux de Mme  Mathias ; ses lèvres tremblaient, et elle ne répondait pas.

Or, un jour de printemps, Mme  Mathias, ayant serré sur ses épaules son terrible châle noir, m’emmena promener à l’heure accoutumée. Mais elle ne me conduisit pas ce jour-là aux Tuileries, notre jardin royal et familier, où tant de fois, laissant ma balle et mes billes, j’avais collé mon oreille contre le piédestal de la statue du Tibre pour écouter des voix mystérieuses. Elle ne me conduisit pas vers ces boulevards calmes et tristes d’où l’on voit, au-dessus des lignes poudreuses des arbres, le dôme doré sous lequel est couché dans son tombeau rouge Napoléon, elle ne me conduisit pas vers les avenues monotones où elle se plaisait, assise sur un banc, à causer avec quelque invalide, tandis que je faisais des jardins dans la terre humide.

En ce jour de printemps, elle prit un chemin inaccoutumé, suivit des rues encombrées de passants et de voitures, bordées de boutiques où s’étalaient des objets innombrables et divers, dont j’admirais les formes sans en concevoir l’usage. Les pharmacies surtout m’étonnaient par la grandeur et l’éclat de leurs bocaux. Quelques-unes de ces boutiques étaient peuplées de grandes statues peintes et dorées. Je demandai :

« Quoi c’est, m’ame Mathias ? »

Et Mme  Mathias me répondit avec la fermeté d’une citoyenne nourrie dans les faubourgs de Paris :

« C’est rien, c’est des bons dieux. »

Ainsi, dans ma tendre enfance, tandis que ma mère m’inclinait doucement au culte des images, Mme  Mathias m’enseignait à mépriser la superstition. De la voie étroite où nous étions, une grande place plantée de petits arbres m’apparut soudain. Je la reconnus et il me souvint de ma bonne Nanette en revoyant ce pavillon étrange où des prêtres de pierre sont assis, les pieds dans la vasque d’une fontaine. C’est avec Nanette que, dans des temps vagues et d’incertaine mémoire, j’avais visité ces choses. En les revoyant, je fus saisi du regret de Nanette perdue. J’eus envie de courir en pleurant et en criant : « Nanette ! » Mais soit faiblesse d’âme, soit délicatesse obscure du cœur, soit débilité d’esprit, je ne parlai point de Nanette à Mme  Mathias.

Nous traversâmes la place et nous nous engageâmes dans des ruelles aux pavés pointus, qu’une grande église recouvrait de son ombre humide. Sur les portails ornés de pyramides et de boules moussues, çà et là une statue faisait un grand geste en l’air et des couples de pigeons s’envolaient devant nous.

Ayant contourné la grande église, nous prîmes une rue bordée de porches sculptés et de vieux murs au-dessus desquels les acacias penchaient leurs branches fleuries. Il y avait, à gauche, dans une encoignure, une échoppe vitrée avec cette enseigne : Écrivain public. Des lettres et des enveloppes étaient collées sur tous les carreaux. Du toit de zinc sortait un tuyau de cheminée coiffé d’un grand chapeau. Mme  Mathias tourna le bec de canne et, me poussant devant elle, entra dans l’échoppe. Un vieillard, courbé sur une table, leva la tête à notre vue. Des favoris en fer à cheval bordaient ses joues roses. Ses cheveux blancs s’enlevaient sur son front comme dans un coup de vent orageux. Sa redingote noire était par endroits blanchie et luisante. Il portait un bouquet de violettes à la boutonnière.

« Tiens ! c’est la vieille ! » dit-il sans se lever.

Puis me regardant d’un air peu sympathique :

« C’est ton petit bourgeois, hein ? demanda-t-il.

— Oh ! répondit Mme  Mathias, il est gentil enfant, quoiqu’il me fasse souvent endêver.

— Hum ! fit l’écrivain public. Il est maigrichon et pâlot. Ça ne fera pas un fameux soldat. »

Mme  Mathias contemplait le vieil écrivain public avec des yeux ardents de tendresse ; elle lui dit d’une voix souple, que je ne lui connaissais pas :

« Eh ! ben ? comment vas-tu, Hippolyte ?

— Oh ! dit-il, la santé n’est pas mauvaise. Le coffre est bon. Mais les affaires ne vont pas. Trois ou quatre lettres à cinq sous pièce, le matin. Et c’est tout… »

Puis il haussa les épaules, comme pour secouer les soucis, et, tirant de dessous la table une bouteille et des verres, il nous versa du vin blanc.

« À ta santé, la vieille !

— À ta santé, Hippolyte ! »

Le vin était piquant. En y trempant mes lèvres, je fis la grimace.

« C’est une petite demoiselle, dit le vieillard. À son âge, j’étais déjà porté sur le vin et les amours. Mais on ne fait plus des hommes comme moi. Le moule en est brisé. »

Puis, me posant lourdement la main sur l’épaule :

« Tu ne sais pas, mon ami, que j’ai servi le petit caporal et fait toute la campagne de France. J’étais à Craonne et à Fère-Champenoise. Et, le matin d’Athis, Napoléon m’a demandé une prise de tabac.

« Je crois le voir encore, l’empereur. Il était petit, gros, le visage jaune, avec des yeux pleins de mitraille et un air de tranquillité. Ah ! s’ils ne l’avaient pas trahi !… Mais les blancs sont tous des fripons. »

Il se versa à boire. Mme  Mathias sortit de sa muette contemplation et, se levant :

« Il faut que je m’en aille, à cause du petit. »

Puis, tirant de sa poche deux pièces de vingt sous, elle les glissa dans la main de l’écrivain public qui les reçut avec un air de superbe indifférence.

Quand nous fûmes dehors, je demandai qui était ce monsieur. Mme  Mathias me répondait avec un accent d’orgueil et d’amour :

« C’est Mathias, mon petit, c’est Mathias !

— Mais papa et maman disent qu’il est mort. »

Elle secoua la tête joyeusement.

« Oh ! il m’enterrera et il en enterrera bien d’autres après moi, des vieux et des jeunes. »

Puis elle devint soucieuse :

« Pierre, ne va pas dire que tu as vu Mathias. »