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Pierre Nozière/1/05

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Calmann-Lévy (p. 43-66).
Livre premier : Enfance

V

LES CONTES DE MAMAN

— Je n’ai pas d’imagination, disait maman.

Elle disait n’en pas avoir, parce qu’elle croyait qu’il n’y avait d’imagination qu’à faire des romans, et elle ne savait pas qu’elle avait une espèce d’imagination rare et charmante qui ne s’exprimait pas par des phrases. Maman était une dame ménagère tout occupée de soins domestiques. Elle avait une imagination qui animait et colorait son humble ménage. Elle avait le don de faire vivre et parler la poêle et la marmite, le couteau et la fourchette, le torchon et le fer à repasser ; elle était au-dedans d’elle-même un fabuliste ingénu. Elle me faisait des contes pour m’amuser, et comme elle se sentait incapable de rien imaginer, elle les faisait sur les images que j’avais.

Voici quelques-uns de ses récits. J’y ai gardé autant que j’ai pu sa manière, qui était excellente.


l’école


Je proclame l’école de Mlle Genseigne la meilleur école de filles qu’il y ait au monde. Je déclare mécréants et médisants ceux qui croiront et diront le contraire. Toutes les élèves de Mlle Genseigne sont sages et appliquées, et il n’y a rien de si plaisant à voir que leurs petites personnes immobiles. On dirait autant de petites bouteilles dans lesquelles Mlle Genseigne verse de la science.

Mlle Genseigne est assise toute droite dans sa haute chaise. Elle est grave et douce ; ses bandeaux plats et sa pèlerine noire inspirent le respect et la sympathie.

Mlle Genseigne, qui est très savante, apprend le calcul à ses petites élèves. Elle dit à Rose Benoist :

« Rose Benoist, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il ?

— Quatre ! » répond Rose Benoist.

Mlle Genseigne n’est pas satisfaite de cette réponse :

« Et vous, Emmeline Capel, si de douze je retiens quatre, combien me reste-t-il ?

— Huit ! » répond Emmeline Capel.

Et Rose Benoist tombe dans une rêverie profonde. Elle entend qu’il reste huit à Mlle Genseigne, mais elle ne sait pas si ce sont huit chapeaux ou huit mouchoirs, ou bien encore huit pommes ou huit plumes. Il y a bien longtemps que ce doute la tourmente. Quand on lui dit que six fois six font trente-six, elle ne sait pas si ce sont trente-six chaises ou trente-six noix, et elle ne comprend rien à l’arithmétique.

Au contraire, elle est très savante en histoire sainte. Mlle Genseigne n’a pas une autre élève capable de décrire le Paradis terrestre et l’Arche de Noé comme fait Rose Benoist. Rose Benoist connaît toutes les fleurs du Paradis et tous les animaux de l’Arche. Elle sait autant de fables que Mlle Genseigne elle-même. Elle sait tous les discours du Corbeau et du Renard, de l’Âne et du petit Chien, du Coq et de la Poule. Elle n’est pas surprise quand on lui dit que les animaux parlaient autrefois. Elle serait plutôt surprise si on lui disait qu’ils ne parlent plus. Elle est bien sûre d’entendre le langage de son gros chien Tom et de son petit serin Cuip. Elle a raison : les animaux ont toujours parlé et ils parlent encore ; mais ils ne parlent qu’à leurs amis. Rose Benoist les aime et ils l’aiment. C’est pour cela qu’elle les comprend. Pour s’entendre, il n’est tel que de s’aimer.

Aujourd’hui, Rose Benoist a récité sa leçon sans faute. Elle a un bon point. Emmeline Capel a reçu aussi un bon point pour avoir bien su sa leçon d’arithmétique.

Au sortir de la classe, elle a dit à sa maman qu’elle avait un bon point. Et elle a ajouté :

« Un bon point, à quoi ça sert, dis, maman ?

— Un bon point ne sert à rien, a répondu la maman d’Emmeline. C’est justement pour cela qu’on doit être fier de le recevoir. Tu sauras un jour, mon enfant, que les récompenses les plus estimées sont celles qui donnent de l’honneur sans profit. »


marie


Les petites filles ont un désir naturel de cueillir des fleurs et des étoiles. Mais les étoiles ne se laissent point cueillir et elles enseignent aux petites filles qu’il y a en ce monde des désirs qui ne sont jamais contentés. Mlle Marie s’en est allée dans le parc avec sa nourrice ; elle a rencontré une corbeille d’hortensias et elle a connu que les fleurs d’hortensia étaient belles ; c’est pourquoi elle en a cueilli une. C’était très difficile. Elle a tiré la plante à deux mains et elle a couru grand risque de tomber sur son derrière quand la tige s’est rompue. Aussi est-elle très fière de ce qu’elle a fait. Elle est très contente aussi, car la fleur est admirable à voir : c’est une boule d’un rose tendre trempée de bleu et c’est une fleur composée de beaucoup de petites fleurs. Mais la nourrice l’a vue : elle s’élance. Elle saisit Mlle Marie par le bras ; elle gronde, elle s’écrie, elle est terrible. Mlle Marie regarde étonnée, de son regard encore flottant, et songe dans sa petite âme confuse. Vous ne sauriez imaginer combien c’est difficile, à sept ans, d’interroger sa conscience. Elle reste candide entre la faute commise et le châtiment préparé. La nourrice la met en pénitence, non dans le cabinet noir, mais sous un grand marronnier, à l’ombre d’un vaste parasol chinois. Là, Mlle Marie pensive, surprise, étonnée, est assise et songe. Sa fleur à la main, elle a l’air, sous l’ombrelle qui rayonne autour d’elle, d’une petite idole étrange.

La nourrice a dit : « Maintenant, mademoiselle, donnez-moi cette fleur. » Mais Mlle Marie a serré dans son petit poing la tige fleurie et ses joues ont rougi et son front s’est gonflé comme si elle allait pleurer. Et la nourrice n’a pas voulu causer des larmes. Elle a dit : « Je vous défends de porter cette fleur à votre bouche. Si vous désobéissez, mademoiselle, votre petit chien Toto vous mangera les oreilles. »

Ayant ainsi parlé, elle s’éloigne. La jeune pénitente, immobile sous son dais éclatant, regarde autour d’elle, et voit le ciel et la terre. C’est grand, le ciel et la terre, et cela peut amuser quelque temps une petite fille. Mais sa fleur d’hortensia l’occupe plus que tout le reste. C’est une belle fleur et c’est une fleur défendue. Voilà deux raisons pour s’y plaire. Mlle Marie songe : « Une fleur, cela doit sentir bon ! » Et elle approche de son nez la boule fleurie. Elle essaie de sentir, mais elle ne sent rien. Elle n’est pas bien habile à respirer les parfums : il y a peu de temps encore, elle soufflait sur les roses au lieu de les respirer. Il ne faut pas se moquer d’elle pour cela : on ne peut tout apprendre à la fois. On apprend d’abord à boire du lait. On n’apprend que plus tard à respirer des fleurs : c’est moins utile. D’ailleurs, aurait-elle, comme sa maman, l’odorat subtil, elle ne sentirait rien. La fleur d’hortensia n’a pas d’odeur. C’est pourquoi elle lasse malgré sa beauté. Mais Mlle Marie est ingénieuse. Elle se prend à songer : « Cette fleur, elle est peut-être en sucre. » Alors elle ouvre la bouche toute grande et va porter la fleur à ses lèvres… Un cri retentit : Ouap !

C’est le petit chien Toto qui, s’élançant par dessus une bordure de géraniums, vient se poser, les oreilles toutes droites, devant Mlle Marie, et darde sur elle le regard de ses yeux vifs et ronds. La nourrice, qui veille cachée derrière les arbres, l’a envoyé. Et Mlle Marie reste stupéfaite.


à travers champs


Après le déjeuner, Catherine s’en est allé dans les prés avec Jean, son petit frère. Quand ils sont partis, le jour semblait jeune et frais comme eux. Le ciel n’était pas tout à fait bleu ; il était plutôt gris, mais d’un gris plus doux que tous les bleus du monde. Justement les yeux de Catherine sont de ce gris-là et semblent faits d’un peu de ciel matinal.

Catherine et Jean s’en vont tout seuls par les prés. Leur mère est fermière et travaille dans la ferme. Ils n’ont point de servante pour les conduire, et ils n’en ont point besoin. Ils savent leur chemin ; ils connaissent les bois, les champs et les collines. Catherine sait voir l’heure du jour en regardant le soleil, et elle a deviné toutes sortes de beaux secrets naturels que les enfants des villes ne soupçonnent pas. Le petit Jean lui-même comprend beaucoup de choses des bois, des étangs et des montagnes, car sa petite âme est une âme rustique.

Catherine et Jean s’en vont par les prés fleuris. Catherine, en cheminant, fait un bouquet. Elle aime les fleurs. Elle les aime parce qu’elles sont belles, et c’est une raison, cela ! Les belles choses sont aimables ; elles ornent la vie. Quelque chose de beau vaut quelque chose de bien, et c’est une bonne action que de faire un beau bouquet.

Catherine cueille des bleuets, des coquelicots, des coucous et des boutons d’or, qu’on appelle aussi cocottes. Elle cueille encore de ces jolies fleurs violettes qui croissent au bord des blés et qu’on nomme des miroirs de Vénus. Elle cueille les sombres épis de l’herbe à lait et des crêtes de coq, qui sont des crêtes jaunes, et des becs de grue roses et le lys des vallées, dont les blanches clochettes, agitées au moindre souffle, répandent une odeur délicieuse. Catherine aime les fleurs parce que les fleurs sont belles ; elle les aime aussi parce qu’elles sont des parures. Elle est une petite fille toute simple, dont les beaux cheveux sont cachés sous un béguin brun ; son tablier de cotonnade recouvre une robe unie ; elle va en sabots. Elle n’a vu de riches toilettes qu’à la Vierge Marie et à la sainte Catherine de son église paroissiale. Mais il y a des choses que les petites filles savent en naissant. Catherine sait que les fleurs sont des parures séantes, et que les belles dames qui mettent des bouquets à leur corsage en paraissent plus jolies. Aussi songe-t-elle qu’elle doit être bien brave en ce moment, puisqu’elle porte un bouquet plus gros que sa tête. Elle est contente d’être brave et ses idées sont brillantes et parfumées comme ses fleurs. Ce sont des idées qui ne s’expriment point par la parole : la parole n’a rien d’assez joli pour exprimer les idées de bonheur d’une petite fille. Il y faut des airs de chanson, les airs les plus vifs et les plus doux, les chansons les plus gentilles, comme Giroflé-Girofla ou Les Compagnons de la Marjolaine. Aussi Catherine chante, en cueillant son bouquet : « J’irai au bois seulette », et elle chante aussi : « Mon cœur je lui donnerai, mon cœur je lui donnerai. »

Le petit Jean est d’un autre caractère. Il suit d’autres pensées. C’est un franc luron ; il ne porte point encore la culotte, mais son esprit a devancé son âge, et il n’y a point d’esprit plus gaillard que celui-là. Tandis qu’il s’attache d’une main au tablier de sa sœur, de peur de tomber, il agite son fouet de l’autre main avec la vigueur d’un robuste garçon. C’est à peine si le premier valet de son père fait mieux claquer le sien quand, en ramenant les chevaux de la rivière, il rencontre sa fiancée. Le petit Jean ne s’endort pas dans une molle rêverie. Il ne se soucie pas des fleurs des champs. Il songe, pour ses jeux, à de rudes travaux. Il rêve charrois embourbés et percherons tirant du collier à sa voix et sous ses coups. Il est plein de force et d’orgueil. C’est ainsi qu’il va par les prés, à petits pas, butant aux cailloux et se retenant au tablier de sa grande sœur.

Catherine et Jean sont montés au-dessus des prairies, le long du coteau, jusqu’à un endroit élevé d’où l’on découvre tous les feux du village épars dans la feuillée, et à l’horizon les clochers de six paroisses. C’est là qu’on voit que la terre est grande. Catherine y comprend mieux qu’ailleurs les histoires qu’on lui a apprises, la colombe de l’arche, les Israélites de la Terre promise et Jésus allant de ville en ville.

« Asseyons-nous là », dit-elle.

Elle s’assied. En ouvrant les mains, elle répand sur elle sa moisson fleurie. Elle en est toute parfumée, et déjà les papillons voltigent autour d’elle. Elle choisit, elle assemble les fleurs ; elle marie les tons pour le plaisir de ses yeux. Plus les couleurs sont vives, plus elle les trouve agréables. Elle a des yeux tout neufs que le rouge vif ne blesse point. C’est pour les regards usés des citadins que les peintres des villes éteignent les tons avec prudence. Les yeux de Catherine sont de bons petits yeux qui aiment les coquelicots. Les coquelicots, voilà ce que Catherine préfère. Mais leur pourpre fragile s’est déjà fanée et la brise légère effeuille dans les mains de l’enfant leur corolle étincelante. Elle regarde, émerveillée, toutes ces tiges en fleur, et elle voit toutes sortes de petits insectes courir sur les feuilles et sur les fleurs. Ces plantes qu’elle a cueillies servaient d’habitation à des mouches et à de petits scarabées qui, voyant leur demeure en péril, s’inquiètent et s’agitent. Catherine ne se soucie pas des insectes. Elle trouve que ce sont de trop petites bêtes et elle n’a d’eux aucune pitié. Pourtant on peut être en même temps très petit et très malheureux. Mais c’est là une idée philosophique et, pour le malheur des scarabées, la philosophie n’entre point dans la tête de Catherine.

Elle se fait des guirlandes et des couronnes et se suspend des clochettes aux oreilles ; elle est maintenant ornée comme l’image rustique d’une vierge vénérée des bergers. Son petit frère Jean, occupé pendant ce temps à conduire des chevaux imaginaires, l’aperçoit ainsi parée. Aussitôt il est saisi d’admiration. Un sentiment religieux pénètre toute sa petite âme. Il s’arrête, le fouet lui tombe des mains. Il comprend qu’elle est belle. Il voudrait être beau aussi et tout chargé de fleurs. Il essaye en vain d’exprimer ce désir dans son langage obscur et doux. Mais elle l’a deviné. La petite Catherine est une grande sœur ; une grande sœur est une petite mère ; elle prévient, elle devine.

« Oui, chéri, s’écrie Catherine ; je vais te faire une belle couronne et tu seras pareil à un petit roi. »

Et la voilà qui tresse les fleurs bleues, les fleurs jaunes et les fleurs rouges pour en faire un chapeau. Elle pose ce chapeau de fleurs sur la tête du petit Jean, qui en rougit de joie. Elle l’embrasse, elle le soulève de terre et le pose tout fleuri sur une grosse pierre. Puis elle l’admire parce qu’il est beau et elle l’aime parce qu’il est beau par elle.

Et, debout sur son socle agreste, le petit Jean comprend qu’il est beau. Cette idée le pénètre d’un respect profond de lui-même. Il comprend qu’il est sacré. Droit, immobile, les yeux tout ronds, les lèvres serrées, les bras pendants, les mains ouvertes et les doigts écartés comme les rayons d’une roue, il goûte une joie pieuse à se sentir devenir une idole. Le ciel est sur sa tête, les bois et les champs sont à ses pieds. Il est au milieu du monde. Il est seul grand, il est seul beau.

Mais tout à coup Catherine éclate de rire. Elle s’écrie :

« Oh ! que tu es drôle, mon petit Jean ! que tu es drôle ! »

Elle se jette sur lui, elle l’embrasse, le secoue ; la lourde couronne lui glisse sur le nez. Et elle répète :

« Oh ! qu’il est drôle ! qu’il est drôle ! »

Et elle rit de plus belle.

Mais le petit Jean ne rit pas. Il est triste et surpris que ce soit fini et qu’il ne soit plus beau. Il lui en coûte de redevenir ordinaire.

Maintenant la couronne dénouée s’est répandue à terre et le petit Jean est redevenu semblable à l’un de nous. Il n’est plus beau. Mais c’est encore un solide gaillard. Il a ressaisi son fouet, et le voilà qui tire de l’ornière les six chevaux de ses rêves. Les petits enfants imaginent avec facilité les choses qu’ils désirent et qu’ils n’ont pas. Quand ils gardent dans l’âge mûr cette faculté merveilleuse, on dit qu’ils sont des poètes ou des fous. Le petit Jean crie, frappe et se démène.

Catherine joue encore avec ses fleurs. Mais il y en a qui meurent. Il y en a d’autres qui s’endorment. Car les fleurs ont leur sommeil comme les animaux, et voici que les campanules, cueillies quelques heures auparavant, ferment leurs cloches violettes et s’endorment dans les petites mains qui les ont séparées de la vie. Catherine en serait touchée si elle le savait. Mais Catherine ne sait pas que les plantes dorment ni qu’elles vivent. Elle ne sait rien. Nous ne savons rien non plus et, si nous avons appris que les plantes vivent, nous ne sommes guère plus avancés que Catherine, puisque nous ne savons pas ce que c’est que vivre. Peut-être ne faut-il pas trop nous plaindre de notre ignorance. Si nous savions tout, nous n’oserions plus rien faire et le monde finirait.

Un souffle léger passe dans l’air et Catherine frissonne. C’est le soir qui vient.

« J’ai faim », dit le petit Jean.

Il est juste qu’un conducteur de chevaux mange quand il a faim. Mais Catherine n’a pas un morceau de pain pour donner à son petit frère.

Elle lui dit :

« Mon petit frère, retournons à la maison. » Et ils songent tous deux à la soupe aux choux qui fume dans la marmite pendue à la crémaillère, au milieu de la grande cheminée. Catherine amasse ses fleurs sur son bras et, prenant son petit frère par la main, le conduit vers la maison.

Le soleil descendait lentement à l’horizon rougi. Les hirondelles, dans leur vol, effleuraient les enfants de leurs ailes immobiles. Le soir était venu. Catherine et Jean se pressèrent l’un contre l’autre.

Catherine laissait tomber une à une ses fleurs sur la route. Ils entendaient, dans le grand silence, la crécelle infatigable du grillon. Ils avaient peur tous deux et ils étaient tristes, parce que la tristesse du soir pénétrait leurs petites âmes. Ce qui les entourait leur était familier, mais ils ne reconnaissent plus ce qu’ils connaissaient le mieux.

Il semblait tout à coup que la terre fût trop grande et trop vieille pour eux. Ils étaient las et ils craignaient de ne jamais arriver dans la maison où leur mère faisait la soupe pour toute la famille. Le petit Jean n’agitait plus son fouet. Catherine laissa glisser de sa main fatiguée sa dernière fleur. Elle tirait son petit frère par le bras et tous deux se taisaient.

Enfin, ils virent de loin le toit de leur maison qui fumait dans le ciel assombri. Alors, ils s’arrêtèrent, et tous deux, frappant des mains, poussèrent des cris de joie. Catherine embrassa son petit frère, puis, ils se mirent ensemble à courir de toute la force de leurs pieds fatigués. Quand ils entrèrent dans le village, des femmes qui revenaient des champs leur donnèrent le bonsoir. Ils respirèrent. La mère était sur le seuil, en bonnet blanc, l’écumoire à la main.

« Allons, les petits, allons donc ! » cria-t-elle. Et ils se jetèrent dans ses bras. En entrant dans la salle où fumait la soupe aux choux, Catherine frissonna de nouveau. Elle avait vu la nuit descendre sur la terre. Jean, assis sur la bancelle, le menton à la hauteur de la table, mangeait déjà sa soupe.


les fautes des grands


Les routes ressemblent à des rivières. Cela tient à ce que les rivières sont des routes ; ce sont des routes naturelles sur lesquelles on voyage avec des bottes de sept lieues ; quel autre nom conviendrait mieux à des barques ? Et les routes sont comme des rivières que l’homme a faites pour l’homme.

Les routes, les belles routes aussi unies que la surface d’une fleuve et sur lesquelles la roue de la voiture et la semelle du soulier trouvent un appui à la fois solide et doux, ce sont les chefs-d’œuvre de nos pères qui sont morts sans laisser leur nom et que nous ne connaissons que par leurs bienfaits. Qu’elles soient bénies, ces routes par lesquelles les fruits de la terre nous viennent abondamment et qui rapprochent les amis.

C’est pour aller voir un ami, l’ami Jean, que Roger, Marcel, Bernard, Jacques et Étienne ont pris la route nationale qui déroule au soleil, le long des prés et des champs, son joli ruban jaune, traverse les bourgs et les hameaux et conduit, dit-on, jusqu’à la mer où sont les navires.

Les cinq compagnons ne vont pas si loin. Mais il leur faut faire une belle course d’un kilomètre pour atteindre la maison de l’ami Jean.

Les voilà partis. On les a laissés aller seuls, sur la foi de leurs promesses ; ils se sont engagés à marcher sagement, à ne se point écarter du droit chemin, à éviter les chevaux et les voitures et à ne point quitter Étienne, le plus petit de la bande.

Les voilà partis. Ils s’avancent en ordre sur une seule ligne. On ne peut mieux partir. Pourtant, il y a un défaut à cette belle ordonnance. Étienne est trop petit.

Un grand courage s’allume en lui. Il s’efforce, il hâte le pas. Il ouvre toutes grandes ses courtes jambes. Il agite ses bras par surcroît. Mais il est trop petit, il ne peut pas suivre ses amis. Il reste en arrière. C’est fatal ; les philosophes savent que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Mais Jacques, ni Bernard, ni Marcel, ni même Roger, ne sont des philosophes. Ils marchent selon leurs jambes, le pauvre Étienne marche avec les siennes : il n’y a pas de concert possible. Étienne court, souffle, crie, mais il reste en arrière.

Les grands, ses aînés, devraient l’attendre, direz-vous, et régler leur pas sur le sien. Hélas, ce serait de leur part une haute vertu. Ils sont en cela comme les hommes. En avant, disent les forts de ce monde, et ils laissent les faibles en arrière. Mais attendez la fin de l’histoire.

Tout à coup, nos grands, nos forts, nos quatre gaillards s’arrêtent. Ils ont vu par terre une bête qui saute. La bête saute parce qu’elle est une grenouille, et qu’elle veut gagner le pré qui longe la route. Ce pré, c’est sa patrie : il lui est cher, elle y a son manoir auprès d’un ruisseau. Elle saute.

C’est une grande curiosité naturelle qu’une grenouille.

Celle-ci est verte ; elle a l’air d’une feuille vivante, et cet air lui donne quelque chose de merveilleux. Bernard, Roger, Jacques et Marcel se jettent à sa poursuite. Adieu Étienne, et la belle route toute jaune ; adieu leur promesse. Les voilà dans le pré, bientôt ils sentent leurs pieds s’enfoncer dans la terre grasse qui nourrit une herbe épaisse. Quelques pas encore et ils s’embourbent jusqu’aux genoux. L’herbe cachait un marécage.

Ils s’en tirent à grand’peine. Leurs souliers, leurs chaussettes, leurs mollets sont noirs. C’est la nymphe du pré vert qui a mis les guêtres de fange aux quatre désobéissants.

Étienne les rejoint tout essoufflé. Il ne sait, en les voyant ainsi chaussés, s’il doit se réjouir ou s’attrister. Il médite en son âme innocente les catastrophes qui frappent les grands et les forts. Quant aux quatre guêtrés, ils retournent piteusement sur leurs pas, car le moyen, je vous prie, d’aller voir l’ami Jean en pareil équipage ? Quand ils rentreront à la maison, leurs mères liront leur faute sur leurs jambes, tandis que la candeur du petit Étienne reluira sur ses mollets roses.


jacqueline et miraut


Jacqueline et Miraut sont de vieux amis. Jacqueline est une petite fille et Miraut est un gros chien.

Ils sont du même monde, ils sont tous deux rustiques : de là leur intimité profonde. Depuis quand se connaissaient-ils ? ils ne savent plus : cela passe la mémoire d’un chien et celle d’une petite fille. D’ailleurs, ils n’ont pas besoin de le savoir, ils n’ont ni envie, ni besoin de rien savoir. Ils ont seulement l’idée qu’ils se connaissent depuis très longtemps, depuis le commencement des choses, car ils n’imaginent ni l’un ni l’autre que l’univers ait existé avant eux. Le monde, tel qu’ils le conçoivent, est jeune, simple et naïf comme eux. Jacqueline y voit Miraut et Miraut y voit Jacqueline tout au beau milieu. Jacqueline se fait de Miraut une belle idée, mais c’est une idée inexprimable. Les mots ne peuvent rendre la pensée de Jacqueline, ils sont trop gros pour cela ! Quant à la pensée de Miraut, c’est sans doute une bonne et juste pensée, mais, par malheur, on ne la connaît pas bien. Miraut ne parle pas, il ne dit pas ce qu’il pense et il ne le sait pas très bien lui-même.

Assurément, il a de l’intelligence, mais pour toutes sortes de raisons, cette intelligence est obscure. Miraut a toutes les nuits des rêves : il voit en dormant des chiens comme lui, des petites filles comme Jacqueline, des mendiants. Il voit des choses joyeuses et des choses tristes.

C’est pourquoi il aboie ou il grogne pendant son sommeil. Ce ne sont là que des songes et des illusions, mais Miraut ne les distingue pas de la réalité. Il brouille dans sa cervelle ce qu’il voit en rêve avec ce qu’il voit quand il est éveillé, et cette confusion l’empêche de comprendre beaucoup de choses que les hommes comprennent. Et puis, comme c’est un chien, il a des idées de chien. Et pourquoi voulez-vous que nous comprenions les idées des chiens mieux que les chiens ne comprennent les idées des hommes ? Mais d’homme à chien, on peut tout de même s’entendre, parce que les chiens ont quelques idées humaines et les hommes quelques idées canines. C’est assez pour lier amitié. Aussi Jacqueline et Miraut sont-ils très bons amis.

Miraut est beaucoup plus grand et plus fort que Jacqueline. En posant ses pattes de devant sur les épaules de l’enfant, il la domine de la tête et du poitrail. Il pourrait l’avaler en trois bouchées ; mais il sait, il sent qu’une force est en elle et que, pour petite qu’elle est, elle est précieuse. Il l’admire à sa manière. Il la trouve mignonne. Il admire comme elle sait jouer et parler. Il l’aime, il la lèche par sympathie.

Jacqueline, de son côté, trouve Miraut admirable. Elle voit qu’il est fort, et elle admire la force. Sans cela, elle ne serait point une petite fille. Elle voit qu’il est bon, et elle aime la bonté. Aussi bien la bonté est-elle une chose douce à rencontrer.

Elle a pour lui un sentiment de respect. Elle observe qu’il connaît beaucoup de secrets qu’elle ignore et que l’obscur génie de la terre est en lui. Elle le voit énorme, grave et doux. Elle le vénère comme sous un autre ciel, dans les temps anciens, les hommes vénéraient des dieux agrestes et velus.

Mais voici que tout à coup, elle est surprise, inquiète, étonnée. Elle a vu son vieux génie de la terre, son dieu velu, Miraut, attaché par une longue laisse à un arbre, au bord du puits. Elle contemple, elle hésite, Miraut la regarde de son bel œil honnête et patient. Il n’est ni surpris ni fâché d’être à la chaîne ; il aime ses maîtres, et, ne sachant pas qu’il est un génie de la terre et un dieu couvert de poil, il garde sans colère sa chaîne et son collier. Cependant Jacqueline n’ose avancer. Elle ne peut comprendre que son divin et mystérieux ami soit captif, et une vague tristesse emplit sa petite âme.