Pierre Nozière/1/07

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 78-93).
Livre premier : Enfance

VII

MONSIEUR DEBAS

I

Il était peut-être nécessaire au progrès de la vie moderne qu’une gare s’élevât sur les ruines regrettées de la Cour des Comptes, qu’on arrachât tous les arbres de nos quais, qu’on fît passer un chemin de fer souterrain et un tramway à vapeur sur cette rive longtemps paisible.

Je m’attends à voir bientôt, au bord du fleuve de gloire, sur les vieux quais augustes, des hôtels construits et décorés dans cet effroyable style américain qu’adoptent maintenant les Français, après avoir, durant une longue suite de siècles, déployé dans l’art de bâtir toutes les ressources de la grâce et de la raison. On m’assure que la prospérité de la ville y est intéressée et qu’il est temps que des bars et des cafés remplacent les boutiques des librairies et les étalages des bouquinistes.

Je n’en murmure point, sachant que le changement est la condition essentielle de la vie et que les villes, comme les hommes, ne durent qu’en se transformant sans cesse. Ne nous lamentons point devant la nécessité. Mais disons du moins combien était aimable ce paysage lapidaire dont nous ne reverrons plus les lignes anciennes.

Si j’ai jamais goûté l’éclatante douceur d’être né dans la ville des pensées généreuses, c’est en me promenant sur ces quais où, du palais Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l’histoire de la France ancienne et de la France moderne. On y voit le Louvre ciselé comme un joyau, le Pont-Neuf qui porta sur son robuste dos, autrefois terriblement bossu, trois siècles et plus de Parisiens musant aux bateleurs en revenant de leur travail, criant : « Vive le roi ! » au passage des carrosses dorés, poussant des canons en acclamant la liberté aux jours révolutionnaires, ou s’engageant, en volontaires, à servir, sans souliers, sous le drapeau tricolore, la patrie en danger. Toute l’âme de la France a passé sur ces arches vénérables où des mascarons, les uns souriants, les autres grimaçants, semblent exprimer les misères et les gloires, les terreurs et les espérances, les haines et les amours dont ils ont été témoins durant des siècles. On y voit la place Dauphine avec ses maisons de brique telles qu’elles étaient quand Manon Phlipon y avait sa chambrette de jeune fille. On y voit le vieux Palais de Justice, la flèche rétablie de la Sainte-Chapelle, l’Hôtel de Ville et les tours de Notre-Dame. C’est là qu’on sent mieux qu’ailleurs les travaux des générations, le progrès des âges, la continuité d’un peuple, la sainteté du travail accompli par les aïeux à qui nous devons la liberté et les studieux loisirs. C’est là que je sens pour mon pays le plus tendre et le plus ingénieux amour. C’est là qu’il m’apparaît clairement que la mission de Paris est d’enseigner le monde. De ces pavés de Paris, qui se sont tant de fois soulevés pour la justice et la liberté, ont jailli les vérités qui consolent et délivrent. Et je retrouve ici, parmi ces pierres éloquentes, le sentiment que Paris ne manquera jamais à sa vocation.

Convenons que, sans doute, puisque la Seine est le vrai fleuve de gloire, les boîtes de livres étalées sur les quais lui faisaient une digne couronne.

Je viens de relire l’excellent livre que M. Octave Uzanne a consacré aux antiquités et illustrations des bouquinistes. On y voit que l’usage d’étaler des livres sur les parapets remonte pour le moins au XVIIe siècle, et qu’à l’époque de la Fronde les rebords du Pont-Neuf étaient meublés de romans. MM. les libraires jurés, ayant boutique et enseigne peinte, ne purent souffrir ces humbles concurrents, qui furent chassés par édit, en même temps que le Mazarin, ce qui montre que les petits ont leurs tribulations comme les grands.

Du moins les bouquinistes furent-ils regrettés des doctes hommes, et l’on conserve le mémoire qu’un bibliophile rédigea en leur faveur, l’an 1697, c’est-à-dire plus de quarante ans après leur expulsion.

« Autrefois, dit ce savant, une bonne partye des boutiques du Pont-Neuf estoient occupées par les librairies qui y portoient de très bons livres qu’ils donnoient à bon marché. Ce qui estoit d’un grand secours aux gens de lettres, lesquels sont ordinairement fort peu pécunieux.

« Aux estallages, on trouve des petits traitez singuliers, qu’on ne connoit pas bien souvent, d’autres qu’on connoit à la vérité, mais qu’on ne s’avisera pas d’aller demander chez les libraires, et qu’on n’achète que parce qu’ils sont à bon marché ; et enfin de vieilles éditions d’anciens auteurs qu’on trouve à bon marché et qui sont achetez par les pauvres qui n’ont pas moyen d’acheter les nouvelles. »

Cette requête est d’Étienne Baluze, qui fut bon homme et vécut dans les livres sans y trouver le digne repos qu’il y cherchait. Voici comment il conclut :

« Ainsi il semble qu’on devroit tolérer, comme on a fait jusques à présent, les estallages tant en faveur de ces pauvres gens qui sont dans une extrême misère, qu’en considération des gens de lettres, pour lesquels on a toujours eu beaucoup d’esgart en France, et qui, au moyen des défenses qu’on a faites, n’ont plus les occasions de trouver de bons livres à bon marché. »

Les bouquinistes au XVIIIe siècle reconquirent le parapet pour la joie des curieux. M. Uzanne nous apprend qu’ils furent inquiétés de nouveau en 1721. À cette date, une ordonnance du roi défendit les étalages des livres à peine de confiscation, d’amende et de prison. On rédigea des requêtes rimées en faveur des malheureux bouquinistes. C’est l’un d’eux qui est censé parler sur le Parnasse, comme dit Nicolas :


Ces pauvres gens, chaque matin,
Sur l’espoir d’un petit butin,
Avecque toute leur famille :
Garçons, apprentis, femme et fille,
Chargeant leur col et plein leurs bras,
D’un scientifique fatras
Venaient dresser un étalage
Qui rendait plus beau le passage,
Au grand bien de tout reposant,
Et honneur dudit exposant,
Qui, tous les jours dessus ses hanches,
Excepté fêtes et dimanches,
Temps de vacances à tout trafic,
Faisoit débiter au public
Denrée à produire doctrine
Dans la substance cérébrine.


Ce n’est pas là sans doute l’Élégie pleurant en longs habits de deuil, et je ne dis pas que ces plaintes soient éloquentes. Mais elles sont raisonnables. Elles furent entendues. Les bouquinistes ne tardèrent pas à reprendre possession des quais.

Nourri sur le quai Voltaire, je les ai connus dans mon enfance, heureux et tranquilles. M. de Fontaine de Resbecque les célébrait alors dans un petit livre dont j’ai oublié le titre, ce qui est pour moi un grand sujet de confusion. Le baron Haussmann, qui aimait excessivement la régularité des lignes, pensa les chasser pour rendre les pierres des quais plus nettes. Mais on lui fit entendre raison. Et les étalagistes n’eurent plus d’ennemis que le « chien du commissaire » qui venait parfois, inattendu, mesurer la longueur des étalages, et s’assurer qu’elle n’excédait pas celle du terrain concédé. On assure qu’ils étaient enclins à usurper. Je les ai pourtant tenus pour fort honnêtes gens. Il me fut donné de connaître assez particulièrement l’un d’eux, M. Debas, qui ne fut point des plus prospères, et dont je ne puis me rappeler le souvenir sans attendrissement.

II

Durant plus d’un demi-siècle, il posa ses boîtes sur le parapet du quai Malaquais, vis-à-vis de l’hôtel de Chimay. Au déclin de son humble vie, travaillé du vent, de la pluie et du soleil, il ressemblait à ces statues de pierre que le temps ronge sous les porches des églises. Il se tenait debout encore, mais il se faisait chaque jour plus menu et plus semblable à cette poussière en laquelle toutes formes terrestres se perdent. Il survivait à tout ce qui l’avait approché et connu. Son étalage, comme un verger désert, retournait à la nature. Les feuilles des arbres s’y mêlaient aux feuilles de papier, et les oiseaux du ciel y laissaient tomber ce qui fit perdre la vue au vieillard Tobie, endormi dans son jardin.

L’on craignait que le vent d’automne, qui fait tourbillonner sur le quai les semences des platanes avec les grains d’avoine échappés aux musettes des chevaux, un jour, n’emportât dans la Seine les bouquins et le bouquiniste. Pourtant il ne mourut point dans l’air vif et riant du quai où il avait vécu. On le trouva mort, un matin, dans la soupente où chaque nuit il allait dormir.

Je le connus dans mon enfance, et je puis affirmer que le trafic était le moindre de ses soucis. Il ne faut pas croire que M. Debas fût alors l’être inerte et morne qu’il devint quand le temps le métamorphosa en bouquiniste de pierre. Il montrait, au contraire, dans son âge mûr, une agilité merveilleuse d’esprit et de corps et il abondait en travaux.

Il avait épousé une personne très douce et si simple d’esprit que les enfants, dans la rue, la poursuivaient de leurs moqueries, sans parvenir à troubler cette âme innocente. Laissant sa bonne femme garder ses boîtes de l’air et du cœur dont une fille de la campagne paît ses oies, M. Debas accomplissait des tâches nombreuses et très diverses qu’un même homme n’entreprend point d’ordinaire. Et toutes ses œuvres étaient inspirées par l’amour du prochain. Cette charité faisait l’unité de sa vie dispersée. Comme il avait une belle voix de ténor, il chantait le dimanche les Vêpres dans la chapelle des Petites Sœurs des pauvres ; scribe et calligraphe, il écrivait des lettres pour les servantes et faisait des écriteaux pour les marchands ambulants. Habile à manier la scie et la varlope, il fabriqua des vitrines pour la mercière en plein vent, Mme Petit, que son mari avait abandonnée, et qui avait quatre enfants à nourrir. Avec du papier, de la ficelle et de l’osier, il faisait pour les petits garçons des cerfs-volants qu’il lançait lui-même dans l’air agité de septembre.

Chaque année, au retour de l’hiver, il montait les poêles dans les mansardes avec autant d’adresse que le meilleur compagnon fumiste. Il connaissait assez de médecine pour donner les premiers secours aux blessés, aux épileptiques et aux noyés. S’il voyait un ivrogne chanceler et choir, il le relevait et le réprimandait. Il se jetait à la tête des chevaux emportés et se mettait à la poursuite des chiens enragés. Sa providence s’étendait sur les riches et les heureux. Il mettait leur vin en bouteille, sans recevoir de récompense. Et lorsqu’une dame du quai Malaquais s’affligeait à cause de son perroquet ou de son serin envolé, il courait sur les toits, grimpait sur les cheminées et rattrapait l’oiseau, au regard de la foule attentive. Le catalogue de ses travaux ressemblerait au poème gnomique d’Hésiode. M. Debas pratiquait tous les arts pour l’amour des hommes.

Mais sa plus grande occupation était de veiller sur la chose publique. À cet égard, il vécut ainsi qu’un homme de Plutarque. D’âme généreuse, passant ses journées en plein air, déjeunant et soupant sur un banc, il s’était fait des mœurs dignes d’un Athénien. La grandeur et la félicité de sa patrie faisaient le souci de toutes ses heures. L’empereur, en vingt ans de règne, ne put le contenter une fois. M. Debas déclamait contre le tyran avec une éloquence naturelle ornée de lambeaux de rhétorique, car il avait des lettres et lisait parfois ses livres qu’il ne vendait jamais. Bien qu’il eût le goût noble, il donnait souvent à ses indignations un tour familier. N’étant séparé que par la rivière du palais sur lequel le drapeau tricolore annonçait la présence du souverain, il se trouvait, par le voisinage, sur un pied d’intimité avec celui qu’il appelait le locataire des Tuileries.

Badinguet passait quelquefois à pied devant l’étalage de M. Debas. M. Octave Uzanne nous a gardé le souvenir d’une promenade que Napoléon III, au début de son principat, fit, en compagnie d’un aide de camp, sur le quai Voltaire. C’était un jour gris et froid d’hiver. Le bouquiniste dont l’étalage s’étendait entre une des statues du quai des Saints-Pères et les boîtes de M. Debas était alors un vieux philosophe assez semblable par le caractère aux cyniques du déclin de la Grèce. Il avait en commun avec son voisin le mépris du gain et une sagesse supérieure. Mais la sienne était inerte et taciturne. Quand l’empereur passa devant lui, ce bonhomme brûlait un volume dans une marmite pour chauffer ses vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu’on voit sous un marronnier des Tuileries, figure d’un vieillard tendant la main sur la flamme d’un réchaud qu’il presse contre sa poitrine. Curieux de connaître les livres dont le libraire se chauffait, Napoléon ordonna à son aide de camp de s’en informer.

Celui-ci obéit et revint dire à César :

« Ce sont les Victoires et conquêtes. »

Ce jour là, Napoléon et M. Debas furent bien près l’un de l’autre. Mais ils ne se parlèrent pas. Si je n’aimais la vérité d’un amour filial et candide, j’imaginerais quelque aventure de l’empereur, de son aide de camp et des deux bouquinistes digne, sans doute, d’être comparée aux merveilleuses histoires du kalife Aroun-al-Raschid et de son grand-vizir Giafar, errant la nuit dans les rues de Bagdad. Pour m’en tenir à l’exactitude d’une notice fidèle, je dirai que, du moins, des personnes d’une condition privée, mais d’un mérite reconnu, causaient volontiers avec M. Debas. J’en attesterais Amédée Hennequin, Louis de Ronchaud, Édouard Fournier, Xavier Marmier, mais ils ne sont plus de ce monde. Les plus familiers de M. Debas étaient deux prêtres, hommes excellents, l’un et l’autre, pour la doctrine et les mœurs, mais très dissemblables d’humeur et de caractère. L’un, M. Trévoux, chanoine de Notre-Dame, était petit et gros ; il portait sur ses joues ce vermillon pétri pour les chanoines par ces petits Génies que vit Nicolas Despréaux dans un songe poétique. Il mettait son étude et ses soins à découvrir de petits saints bretons et son âme était pleine d’une joie onctueuse. L’autre, M. l’abbé Le Blastier, aumônier d’un couvent de femmes, était de haute taille et de grande mine. Austère, grave, éloquent, il consolait par des promenades solitaires son gallicanisme attristé. Tous deux, passant sur le quai, leur douillette bourrée de bouquins, ils daignaient échanger des propos avec M. Debas.

C’est M. Le Blastier qui consacra d’un mot la noblesse morale du bouquiniste :

« Monsieur, vous n’avez de bas que le nom. »

Quand M. Le Blastier ou M. Trévoux lui demandait si les affaires allaient bien, M. Debas répondait :

« Elles vont doucement. C’est la sécurité qui manque. La faute en est au régime. »

Et il montrait d’un grand geste de son bras le palais des Tuileries.

Voilà dix ans déjà que M. Debas s’en est allé sans bruit, dans le corbillard des pauvres, un jour d’hiver. Et nous sommes peut-être deux ou trois encore à garder le souvenir de ce petit homme en longue blouse d’un bleu effacé, qui nous vendait des classiques grecs et latins et nous disait en soupirant : « Il n’y a plus d’hommes d’État ; c’est le malheur de la France. »

Peut-être que, chassés des quais, les bouquinistes n’y reviendront plus et que leurs étalages seront la rançon du progrès. Comme au temps d’Étienne Baluze, ils seront regrettés par les humbles curieux et les savants ingénus. Pour moi, je me rappellerai avec joie les longues heures que j’ai passées devant leurs boîtes, sous le ciel fin, égayé de mille teintes légères, enrichi de pourpre et d’or, ou seulement gris, mais d’un gris si doux qu’on en est ému jusqu’au fond du cœur.

III

Tout compte fait, je ne sais pas de plaisir plus paisible que celui de bouquiner sur les quais. On remue avec la poussière de la boîte à deux sous, mille ombres terribles ou charmantes. On fait dans ces humbles étalages des évocations magiques. On conserve avec les morts qu’on y rencontre en foule. Les Champs-Élysées tant vantés des anciens n’offraient rien aux sages après leur mort que le Parisien ne trouve en cette vie sur les quais, du Pont-Royal au Pont Notre-Dame. À mon gré, les myrtes de Virgile ne sont pas plus aimables que les petits platanes qui ombragent le repos des fiacres le long de la Monnaie, et qu’on va arracher.

Ils sont petits et grêles. Mais ils ont de la grâce. Sans eux, le bel hôtel de la Monnaie, de ce style Louis XVI, si sage, si raisonnable, si judicieux, plaira moins. La pierre la mieux sculptée semble dure quand aucun feuillage ne s’agite auprès d’elle. Puis il faut des arbres devant les palais pour rappeler l’homme à la nature.

Quelques bouquineurs vieillis et chagrins, que je rencontrais durant mes lentes promenades, me confiaient leurs mécomptes : « On ne trouve plus rien, me disaient-ils, dans la boîte à deux sous. » Et ils louaient le temps passé, alors que M. de la Rochebilière découvrait chaque matin, entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal, l’édition princeps de quelque chef-d’œuvre classique. Pour moi, je n’ai jamais trouvé sur les quais aucune édition originale de Molière ou de Racine, mais ce qui vaut mieux encore que le Tartufe avant les cartons ou l’Athalie in-4º, j’y ai trouvé des leçons de sagesse. Tout ce papier barbouillé m’a enseigné la vanité du succès qui passe et des célébrités éphémères. Je ne peux fouiller la boîte à deux sous sans me sentir aussitôt envahi par une paisible et douce tristesse, et sans me dire : À quoi bon ajouter à tout ce papier noirci quelques pages encore ? Il serait meilleur de ne point écrire.