Pierre Nozière/1/06

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Calmann-Lévy (p. 67-77).
Livre premier : Enfance

VI

LES DEUX TAILLEURS

La tunique ne me paraît pas très convenable aux lycéens, parce que ce n’est point un vêtement civil, et qu’en la leur imposant on entreprend sans raison sur leur indépendance. Je l’ai portée, et j’en garde un mauvais souvenir.

Il faut vous dire qu’il y avait de mon temps, dans le collège où j’ai appris fort peu de choses, un tailleur habile nommé Grégoire. M. Grégoire n’avait pas son pareil pour donner à une tunique ce qu’il faut qu’ait cette tunique : des épaules, de la poitrine et des hanches.

M. Grégoire vous enjuponnait les pans avec une vénusté singulière. Il taillait des pantalons à l’avenant : bouffants de la hanche et faisant un peu guêtre sur la bottine.

Et, quand on était habillé par M. Grégoire, pour peu qu’on sût porter le képi, en relevant la visière selon la mode d’alors, on avait une très jolie tournure.

M. Grégoire était un artiste. Lorsque, le lundi, pendant la récréation de midi, il apparaissait dans la cour portant sur le bras sa toilette verte qui enveloppait deux ou trois chefs-d’œuvre de tunique, les élèves à qui ces beaux ouvrages étaient destinés quittaient la partie de barres ou de cheval fondu et se rendaient avec M. Grégoire dans une des salles du rez-de-chaussée, pour essayer l’uniforme nouveau. Attentif et méditatif, M. Grégoire faisait sur le drap toute sorte de petits signes à la craie. Et, huit jours après, il rapportait, dans la même toilette verte, un costume irréprochable.

Par malheur, M. Grégoire faisait payer très cher ses tuniques. Il en avait le droit : il était sans rival. Le luxe est toujours coûteux : M. Grégoire était un tailleur de luxe. Je le vois encore, pâle, mélancolique, avec ses beaux cheveux blancs et ses yeux bleus, si fatigués sous des lunettes d’or ; il était d’une distinction parfaite et, n’eût été sa toilette verte, on l’eût pris pour un magistrat. M. Grégoire était le Dusautoy des potaches. Il devait faire de longs crédits, car sa clientèle était composée de gens riches, c’est-à-dire de gens qui n’en finissent pas de régler leurs notes. Il n’y a que les pauvres gens qui payent comptant. Ce n’est pas par vertu ; c’est parce qu’on ne leur fait pas crédit. M. Grégoire savait qu’on n’attendait de lui rien de petit ou de médiocre, et qu’il devait à ses clients et à lui-même de produire tardivement de très grosses notes.

M. Grégoire avait deux tarifs, selon la qualité des fournitures. Il distinguait, par exemple, dans ses factures, les palmes d’or fin brodées sur le collet même et les palmes faites d’avance, avec moins de délicatesse, sur un petit drap ovale qu’on cousait au collet. Il y avait donc le grand et le petit tarif. Mais le petit tarif était déjà ruineux. Les élèves habillés par M. Grégoire constituaient une aristocratie, une sorte de high-life à deux degrés, dans lequel on distinguait les collets brodés et les collets à appliques. L’état de mes parents ne me permettait pas d’espérer jamais entrer dans la clientèle de M. Grégoire.

Ma mère était très économe ; elle était aussi très charitable. Sa charité la fit agir d’une manière qui montre la bonté de son âme, — il n’y en eut jamais de plus belle au monde, — mais qui me causa d’assez vifs désagréments. Ayant appris, je ne sais comment, qu’un tailleur-concierge de la rue des Canettes, nommé Rabiou (c’était un petit homme roux et cagneux qui portait une tête d’apôtre sur un corps de gnome), languissait dans la misère et méritait un sort meilleur, elle songea tout de suite à lui être utile. Elle lui fit d’abord quelques dons. Mais Rabiou était chargé de famille, plein de fierté d’ailleurs, et je vous ai dit que ma mère n’était pas riche. Le peu qu’elle put lui donner ne le tira pas d’affaire. Elle s’ingénia ensuite à lui trouver de l’ouvrage, et elle commença par lui commander pour mon père autant de pantalons, de gilets, de redingotes et de pardessus qu’il était raisonnable d’en commander.

Mon père n’eut, pour sa part, rien à gagner à ces dispositions. Les habits du tailleur-concierge lui allaient mal. Comme il était d’une simplicité admirable, il ne s’en aperçut même pas.

Ma mère s’en aperçut pour lui ; mais elle se dit avec raison que mon père était un fort bel homme, qu’il parait ses habits quand ses habits ne le paraient pas, et qu’on n’est jamais trop mal vêtu lorsqu’on porte un vêtement suffisamment chaud et cousu avec de bon fil par un homme de bien, craignant Dieu et père de douze enfants.

Le malheur fut qu’après avoir fourni à mon père plus de vêtements qu’il n’était nécessaire, Rabiou se trouva aussi mal en point que devant. Sa femme était poitrinaire et ses douze enfants anémiques. Une loge de la rue des Canettes n’est pas ce qu’il faut pour rendre les enfants aussi beaux que les jeunes Anglais entraînés par le canotage et par tous les sports. Comme le petit tailleur-concierge n’avait pas d’argent pour acheter des médicaments, ma mère imagina de lui commander une tunique à mon usage. Elle lui eût aussi bien commandé une robe pour elle.

À l’idée d’une tunique, Rabiou hésita. Une sueur d’angoisse mouilla son front d’apôtre. Mais il était courageux et mystique. Il se mit à la besogne. Il pria, se donna une peine infinie, n’en dormit pas. Il était ému, grave, recueilli. Songez donc ! une tunique, un vêtement de précision ! Ajoutez à cela que j’étais long, maigre, sans corps, difficile à habiller. Enfin, le pauvre homme parvint à la confectionner, ma tunique, mais quelle tunique ! Pas d’épaules, la poitrine creuse, elle allait s’évasant, tout en ventre. Encore eût-on passé sur la forme. Mais elle était d’un bleu clair et cru, pénible à voir, et le collet portait appliquées, non des palmes, mais des lyres. Des lyres ! Rabiou n’avait pas prévu que je deviendrais un poète très distingué. Il ne savait pas que je cachais au fond de mon pupitre un cahier de vers intitulé : Premières fleurs. J’avais trouvé ce titre moi-même et j’en étais content. Le tailleur-concierge ne savait rien de cela, et c’est d’inspiration qu’il avait cousu deux lyres au collet de ma tunique. Pour comble de misère, ce collet, loin de s’appliquer à mon cou, tendait à s’en éloigner et bâillait de la façon la plus disgracieuse.

J’avais, comme la cigogne, un long cou, qui, sortant de ce col évasé, prenait un aspect piteux et lamentable. J’en conçus quelques soupçons à l’essayage, et j’en fis part au tailleur-concierge. Mais l’excellent homme qui, par l’effort de ses mains innocentes, avec l’aide du ciel, avait fait une tunique et n’avait pas espéré tant faire, n’y voulut point toucher, de peur de faire pis.

Et, après tout, il avait raison. Je demandai avec inquiétude à maman comment elle me trouvait. Je vous dis que c’était une sainte. Elle me répondit comme Mme  Primrose :

« Un enfant est assez beau quand il est assez bon. »

Et elle me conseilla de porter ma tunique avec simplicité.

Je la revêtis pour la première fois un dimanche, comme il convenait, puisque c’était un vêtement neuf. Oh ! quand ce jour-là je parus dans la cour du collège pendant la récréation, quel accueil !

« Pain de sucre ! pain de sucre ! » s’écrièrent à la fois tous mes camarades.

Ce fut un moment difficile. Ils avaient tout vu d’un coup d’œil, le galbe disgracieux, le bleu trop clair, les lyres, le col béant à la nuque. Ils se mirent tous à me fourrer des cailloux dans le dos, par l’ouverture fatale du col de ma tunique. Ils en versaient des poignées et des poignées sans combler le gouffre.

Non, le petit tailleur-concierge de la rue des Canettes n’avait pas considéré ce que pouvait tenir de cailloux la poche dorsale qu’il m’avait établie.

Suffisamment caillouté, je donnai des coups de poing ; on m’en rendit, que je ne gardai pas. Après quoi on me laissa tranquille. Mais, le dimanche suivant, la bataille recommença. Et tant que je portai cette funeste tunique, je fus vexé de toutes sortes de façons et vécus perpétuellement avec du sable dans le cou.

C’était odieux. Pour achever ma disgrâce, notre surveillant, le jeune abbé Simler, loin de me soutenir dans cet orage, m’abandonna sans pitié. Jusque-là, distinguant la douceur de mon caractère et la gravité précoce de mes pensées, il m’avait admis, avec quelques bons élèves, à des conversations dont je goûtais le charme et sentais le prix. J’étais de ceux à qui l’abbé Simler, pendant les récréations plus longues du dimanche, vantait les grandeurs du sacerdoce et même exposait les cas difficiles où l’officiant pouvait se trouver dans la célébration des mystères.

L’abbé Simler traitait ces sujets avec une gravité qui me remplissait de joie. Un dimanche, tout en se promenant à pas lents dans la cour, il commença l’histoire du prêtre qui trouva une araignée dans le calice après la consécration.

« Quels ne furent pas son trouble et sa douleur, dit l’abbé Simler, mais il sut se montrer à la hauteur d’une circonstance si terrible. Il prit délicatement la bestiole entre deux doigts, et… »

À ce mot, la cloche sonna les vêpres. Et l’abbé Simler, observateur de la règle qu’il était chargé d’appliquer, se tut et fit former les rangs. J’étais bien curieux de savoir ce que le prêtre avait fait de l’araignée sacrilège. Mais ma tunique m’empêcha de l’apprendre jamais.

Le dimanche suivant, en me voyant affublé d’un habit si grotesque, l’abbé Simler sourit discrètement et me tint à distance. C’était un excellent homme, mais ce n’était qu’un homme ; il ne se souciait pas de prendre sa part du ridicule que je portais avec moi et de compromettre sa soutane avec ma tunique. Il ne lui semblait pas décent que je fusse en sa compagnie, tandis qu’on me fourrait des cailloux dans le cou, ce qui était, je l’ai dit, le soin incessant de mes camarades. Il avait en quelque sorte raison. Et puis il craignait mon voisinage à cause des balles qu’on me jetait de toutes parts. Et cette crainte était raisonnable. Peut-être enfin ma tunique choquait-elle en lui un sentiment esthétique développé par les cérémonies du culte et dans les pompes de l’Église. Ce qui est certain, c’est qu’il m’écarta de ces entretiens dominicaux qui m’étaient chers.

Il s’y prit habilement et par d’heureux détours, sans me dire un seul mot désobligeant, car c’était une personne très polie.

Il avait soin, quand j’approchais, de se tourner du côté opposé et de parler bas de façon que je n’entendisse point ce qu’il disait. Et quand je lui demandais avec timidité quelques éclaircissements, il feignait de ne point m’entendre, et peut-être en effet ne m’entendait-il point. Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre que j’étais importun et je ne me mêlai plus aux familiers de l’abbé Simler.

Cette disgrâce me causa quelque chagrin. Les plaisanteries de mes camarades m’agacèrent à la longue. J’appris à rendre, avec usure, les coups que je recevais. C’est un art utile. J’avoue à ma honte que je ne l’ai pas du tout exercé dans la suite de ma vie. Mais quelques camarades que j’avais bien rossés m’en témoignèrent une vive sympathie.

Ainsi, par la faute d’un tailleur inhabile, j’ignorerai toujours l’histoire du prêtre et de l’araignée. Cependant je fus en butte à des vexations sans nombre et je me fis des amis, tant il est vrai que, dans les choses humaines, le bien est toujours mêlé au mal. Mais, en ce cas, le mal pour moi l’emportait sur le bien. Et cette tunique était inusable. En vain j’essayai de la mettre hors d’usage. Ma mère avait raison. Rabiou était un honnête homme qui craignait Dieu et fournissait de bon drap.