Pierre Nozière/1/09

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Calmann-Lévy (p. 105-116).
Livre premier : Enfance

IX

MADAME PLANCHONNET

J’avais cela d’heureux, qu’au printemps j’entrais dans ma dix-septième année. Mon père m’avait envoyé passer les vacances de Pâques à Corbeil, chez ma tante Félicie, qui habitait une maisonnette au bord de la Seine et y vivait dans la dévotion et les médicaments. Elle m’embrassa avec un juste sentiment de ce qu’on doit à sa famille, me félicita d’avoir passé mon baccalauréat, me dit que je ressemblais à mon père, me recommanda de ne pas fumer la cigarette dans mon lit, et me donna ma liberté jusqu’au dîner.

J’entrai dans la chambre que la vieille servante Euphémie m’avait préparée, et je défis ma malle qui contenait, précieusement serré entre mes chemises, le manuscrit de mon premier ouvrage. C’était une nouvelle historique, Clémence Isaure, où j’avais mis tout ce que je concevais de l’amour et de l’art. J’en étais assez content. Après avoir fait un brin de toilette, j’allai me promener au hasard dans la ville. En suivant les boulevards plantés d’ormeaux, dont la paix un peu triste me charmait, je vis, sur la porte d’une maison basse, tapissée de glycine, un écriteau blanc où l’on lisait en lettres noires : l’Indépendant, journal quotidien, politique, commercial, agricole et littéraire. Cette inscription réveilla mes pensées de gloire. J’étais tourmenté depuis quelques mois du désir de faire imprimer ma Clémence Isaure. Ambitieux et modeste, il me semblait que cette maison paisible, cachée dans le feuillage, offrirait un asile convenable à ma première œuvre, et dès lors l’idée germa dans ma tête de porter mon manuscrit à l’Indépendant.

La vie que je menais à Corbeil était douce et monotone. Ma tante me contait, à dîner, sa brouille avec le docteur Germond, laquelle, survenue dix ans en çà, l’occupait encore ; elle gardait pour le café ses histoires de M. l’abbé Laclanche, homme excellent, mais fatigué par l’âge et l’embonpoint, qui dormait au confessionnal pendant que ma tante lui disait ses péchés. Après quoi, l’excellente femme m’envoyait coucher en me recommandant de ne pas fumer dans mon lit.

Un jour, étant seul au salon, je remuai par ennui les journaux qui se trouvaient sur le guéridon d’acajou. C’étaient des numéros de l’Indépendant, auquel ma tante était abonnée. De petit format, avec des caractères usés sur un papier trop mince, l’Indépendant avait un air de modestie qui m’encourageait.

J’en parcourus deux ou trois numéros ; le seul article littéraire que j’y trouvai, avait pour titre : Une petite sœur de Fabiola. Il était signé d’un nom de femme. Je reconnus avec plaisir qu’il était dans le genre de ma Clémence Isaure, mais plus faible. Et cette considération me détermina à porter mon manuscrit au rédacteur en chef du journal. Son nom était inscrit sous le titre : Planchonnet.

Je fis un rouleau de ma Clémence Isaure, et, sans instruire ma tante de la démarche que j’allais tenter, je me rendis, avec un peu de fièvre, à la maison tapissée de glycine. M. Planchonnet me reçut tout de suite dans son cabinet. Il écrivait, ayant mis bas son habit et son gilet. C’était un géant, et le plus velu que j’eusse encore rencontré. Il était tout noir, faisait à chaque mouvement un bruit de crins froissés et sentait le fauve. Il ne s’arrêta point d’écrire à ma venue et, suant, soufflant, la poitrine à l’air, il acheva son article ; puis, il posa sa plume et me fit signe de parler.

Je lui balbutiai mon nom, le nom de ma tante, l’objet de ma visite, et je lui tendis en tremblant mon manuscrit.

« Je le lirai, me dit-il. Revenez samedi… » Je sortis dans un trouble affreux et souhaitant que la fin du monde et la conflagration universelle survinssent avant ce samedi, tant une nouvelle rencontre avec le rédacteur en chef m’effrayait. Mais le monde ne finit pas, le samedi vint et je revis M. Planchonnet.

« À propos, me dit-il, j’ai lu votre petite chose ; c’est très gentil. Je la mettrai dans le canard. Qu’est-ce que vous faites demain soir ? Venez donc manger la soupe à la maison. Je demeure place Saint-Guenault, vis-à-vis de la Tour carrée. Ce sera en famille. Et sans cérémonie. »

J’acceptai avec beaucoup de reconnaissance.

Le lendemain, à six heures, je trouvai M. Planchonnet dans son salon, avec deux ou trois enfants sur les genoux et d’autres sur les épaules. Il en avait jusque dans ses poches. Ils l’appelaient papa et le tiraient par la barbe. Il portait une redingote neuve, du linge blanc, et sentait la lavande.

Une femme entra, blanche et frêle, un peu fanée, mais agréable avec ses cheveux d’or pâle et ses yeux de pervenche, gracieuse malgré sa taille défaite.

« C’est Mme Planchonnet », me dit-il.

Les enfants (je reconnus qu’il n’y en avait que six) étaient gros et rudes, chargés en couleur, beaux d’une certaine façon. Leurs jambes et leurs bras nus formaient autour de leur père colossal un emmêlement de chairs fraîches, et leurs yeux farouches me regardaient tous à la fois.

Mme Planchonnet s’excusa de leur impolitesse.

« Nous ne restons pas longtemps dans le même endroit ; ils n’ont le temps de connaître personne ; ce sont de petits sauvages ; ils ignorent tout. Et comment voulez-vous qu’ils apprennent quelque chose en changeant de pension tous les six mois ? Henri, l’aîné, a onze ans passés. Il ne sait pas encore un mot de catéchisme. Je ne sais vraiment pas comment nous lui ferons faire sa première communion… Votre bras, Monsieur. »

Le dîner était abondant. Une jeune paysanne, attentivement surveillée par Mme Planchonnet, apportait des plats et des plats encore : tourtes, rôtis, pâtés, fricassées et d’énormes volailles que notre hôte, sa serviette sous le menton, la fourchette à trois dents d’une main, et de l’autre le couteau à manche en pied de biche, faisait placer devant lui, en montrant toutes ses dents et en roulant des yeux terribles au milieu des poils de son visage. Les coudes arrondis, il découpait avec facilité les chairs blanches ou noires, servait lui-même largement ses petits, sa femme et son convive, et disait, avec un rire affreux, des choses innocentes.

Mais c’était en versant à boire qu’il montrait toute sa magnificence d’ogre bon enfant. De ses énormes bras, il tirait par le goulot, sans se baisser, quelqu’une des bouteilles amassées à ses pieds et versait des rouges bords à sa femme qui refusait en vain, aux enfants déjà endormis, une joue dans leur assiette, et à moi, malheureux, qui avalais sans goûter, les vins rouges, roses, blancs, ambrés ou dorés, dont il proclamait, d’une voix joyeuse, l’âge et le cru, sur la foi de l’épicier qui les lui avait vendus. Nous vidâmes ainsi un nombre que j’ignore de bouteilles diversement cachetées. Après quoi, j’exprimais à mon hôtesse des sentiments nobles et tendres. Tout ce que j’avais dans l’âme d’héroïque et d’amoureux se pressait à mes lèvres. Je poussais la conversation au sublime. Mais j’éprouvais une réelle difficulté à l’y maintenir, car, si M. Planchonnet approuvait de la tête mes spéculations les plus transcendantes, il n’y donnait aucune suite et me parlait incontinent du choix et de la préparation des champignons comestibles ou de quelque autre sujet culinaire. Il avait dans la tête un parfait cuisinier et une bonne géographie gastronomique de la France. Parfois aussi, il rapportait des traits d’esprits de ses enfants.

Je m’entendais mieux avec Mme Planchonnet qui déclara à plusieurs reprises qu’elle avait le goût de l’idéal. Elle me confia qu’elle avait lu autrefois une poésie qui l’avait transportée, mais dont elle ne se rappelait plus l’auteur, parce qu’elle se trouvait dans un livre qui renfermait des morceaux de différents poètes.

Je récitais tout ce que je savais d’élégies. Mais les vers se perdirent pour la plupart dans les cris des enfants qui s’entregriffaient horriblement sous la table.

Au dessert, je connus que j’aimais Mme Planchonnet. Et cet amour était si généreux que, loin de l’étouffer dans mon cœur, je le répandais en longs regards et en paroles abondantes. Je m’expliquai sur la vie et la mort et j’ouvris mon âme tout entière à Mme Planchonnet qui, laissant couler ses paupières sur ses beaux yeux bleus, et penchant son visage amaigri que plissait la fatigue, me disait d’une voix molle : « N’est-ce pas, Monsieur ? » et tâchait de sourire.

J’avais encore beaucoup à lui dire quand elle nous quitta pour aller coucher les petits qui, les jambes en l’air, dormaient profondément sur leurs chaises. Ce départ me laissa pensif en face de Planchonnet, qui versait des liqueurs. Je lui trouvai l’air d’une brute. Sa tranquillité pesante m’irritait. Mais j’étais inspiré par les sentiments les plus nobles. Je souhaitai intérieurement qu’il eût une belle âme et que j’en eusse une plus belle encore, afin que Mme Planchonnet fût aimée de deux hommes dignes d’elle.

C’est pourquoi je résolus de sonder le cœur de Planchonnet.

« Monsieur, lui dis-je, vous exercez une belle profession.

— Ah ! me répondit-il, en allumant sa pipe, vous trouvez ça beau de rédiger des canards dans les départements. Et des canards cléricaux. Je travaille pour la calotte. Mais on ne choisit pas son parti, n’est-il pas vrai ? »

Et il se mit à fumer tranquillement sa pipe en écume de mer, sur laquelle une femme nue était sculptée voluptueusement.

Je lui demandai :

« Monsieur Planchonnet, connaissez-vous ma tante ? »

Il me répondit :

« Je ne connais personne à Corbeil. Il y a six mois, j’étais à Gap… Un peu d’anisette, n’est-ce pas ? »

Un immense besoin de tendresse s’était développé en moi. Il me venait de l’amitié pour Planchonnet. Je lui témoignai de la familiarité, de l’intérêt et surtout de la confiance. Je lui contai ma vie ; je lui fis part de mes espérances et de mes rêves.

Il cessa de fumer. Je parlai encore. Enfin, m’étant aperçu qu’il sommeillait, je me levai, lui souhaitai le bonsoir et lui exprimai le désir de présenter mes hommages à Mme Planchonnet. Il me fit entendre que je ne pourrais le faire, parce qu’elle était couchée. J’en fus aux regrets et cherchai mon chapeau, que j’eus grand-peine à trouver. Planchonnet me reconduisit avec une lampe jusqu’au palier et me donna, sur la manière de tenir la rampe et de descendre les marches, des conseils qu’on ne donne pas d’ordinaire. Mais l’escalier était apparemment un difficile escalier, car j’y trébuchai dès les premiers degrés. Tandis que je descendais, Planchonnet, penché sur la rampe, me demanda si je retrouverais bien la maison de ma tante. Cette question m’offensa. Je promis de la trouver sans peine ; en quoi je m’engageais beaucoup trop, car je passai une partie de la nuit à la chercher. Pendant cette recherche, je m’impatientais de la maladresse avec laquelle on met parfois les deux pieds dans les ruisseaux. Cependant, je roulais vainement dans ma tête l’action d’éclat par laquelle je pourrais exciter l’admiration de Mme Planchonnet. Je songeais à ses jolis yeux bleus, et j’étais vraiment désolé que sa taille ne fût pas aussi jolie que ses yeux.

Le lendemain, je me réveillai par un grand soleil, avec la langue sèche et la peau brûlante. Surtout je souffrais de ne pouvoir me rappeler ce que j’avais dit la veille à Mme Planchonnet, et j’avais tout lieu de croire que c’étaient des sottises.

Ma tante ne me cacha pas qu’elle considérait ma rentrée tardive comme un manque d’égards pour sa maison. Quand je lui révélai fièrement que j’avais fait recevoir ma Clémence Isaure à l’Indépendant, elle se fâcha tout rouge, et m’envoya sur-le-champ retirer le manuscrit, afin de prévenir le malheur d’une insertion dont la seule idée la terrifiait. J’allai donc, la tête basse, redemander mon œuvre à Planchonnet, qui me la rendit d’une âme égale, comme il l’avait prise.

« Qu’est-ce que vous faites ce soir ? me dit-il. Venez donc dîner à la maison. Nous mangerons les restes. »

Je refusai, en considération de ma tante. Quelques jours après, je fis une visite à Mme Planchonnet que je trouvai assise devant un bouquet de fleurs des champs, remettant un fond à la culotte de son fils aîné. Nous fûmes l’un envers l’autre d’une extrême réserve. Il pleuvait. Nous parlâmes de la pluie.

« C’est bien triste, lui dis-je.

— N’est-ce pas ? me dit-elle.

— Vous aimez les fleurs, Madame ?

— Je les adore. »

Et elle tourna vers moi ses jolis yeux fleuris sur un visage fané.

Je quittai Corbeil la semaine suivante. Et je ne vis jamais plus Mme Planchonnet.