Pierre Nozière/1/10

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Calmann-Lévy (p. 117-128).
Livre premier : Enfance

X

LES DEUX COPAINS

C’était dans les dernières années du second Empire. Jean Meusnier et Jacques Dubroquet occupaient par moitié un atelier au fond d’une cour, près du cimetière Montparnasse. Tout le rez-de-chaussée appartenait à des marbriers, qui encombraient la cour de tombes blanches, de croix et d’urnes funéraires.

Une poussière de marbre et de plâtre étendait sur le sol son linceul sali. L’atelier était posé comme une grande cage vitrée sur les magasins des tailleurs de pierres funéraires ; à l’intérieur, un poêle de fonte, deux chevalets et des chaises de paille défoncées. La poudre des marbres, qui pénétrait par les fentes de la porte et des châssis, recouvrait seule la nudité livide des murs et du carrelage.

Jacques Dubroquet était peintre d’histoire, et Jean Meusnier paysagiste. Ce paysagiste ressemblait à un arbre ; il en avait la rude écorce, la forte sève, la paix et le silence. Ses cheveux drus se dressaient sur son front rugueux, comme les rejetons d’un saule étêté.

Il parlait peu, sachant peu de mots. Mais il peignait beaucoup. Matinal, égayé d’un verre de vin blanc, il s’en allait par la banlieue faire des études d’après lesquelles il exécutait ensuite, dans l’atelier, des tableaux d’un sentiment brutal et d’un faire obstiné.

Paysan de race, prudent, défiant, rusé, le visage aussi muet que la langue, se souciant peu de son copain, il n’y avait pour lui au monde qu’Euphémie, la crémière du boulevard Montparnasse, une grosse femme tendre de cinquante ans, chez laquelle il prenait ses repas, et qu’il aimait d’un amour satisfait et narquois.

Jacques Dubroquet, peintre d’histoire, plus âgé que lui de quelques années, était d’un tout autre caractère.

C’était un homme de pensée. Il voulait ressembler à Rubens et, pour y parvenir, il portait de longs cheveux, la barbe en pointe, un feutre à larges bords, un pourpoint de velours et un grand manteau. La poussière inévitable des tombes attristait cette magnificence. Jean Meusnier aussi en était couvert ; mais il en paraissait adouci et comme embelli. Elle déshonorait au contraire la beauté du peintre d’histoire, qui brossait sans cesse et vainement son velours, et souffrait.

D’un naturel aimable, riant et somptueux, il avait l’âme grande et, craignant que le nom de Jacques Dubroquet n’en donnât pas une suffisante idée, il changea ce nom en celui de Jacobus Dubroquens, qui était bien mieux dans son génie.

Dubroquens touchait, par son âge, aux derniers romantiques et aux républicains de sentiment. Il avait fait ses études de peinture dans l’atelier de Riesener, à la fin du règne de Louis-Philippe.

Grand liseur, il fréquentait assidûment ce cabinet de lecture de la bonne Mme Cardinal, où les étudiants en médecine repassaient leur anatomie en déjeunant d’un petit pain, une main ou une jambe humaine posée sur la table à côté d’eux. Il dévorait tous les livres, et puis il allait en disputer avec des camarades, dans la pépinière du Luxembourg, devant la statue de Velléda.

Et il était éloquent ! La Révolution de 1848 interrompit ses études de peinture. Il sentit son enthousiasme humanitaire grandir dans les clubs, il prit conscience de sa mission et conçut l’art nouveau.

Depuis lors, Jacobus Dubroquens eut beaucoup d’idées ; mais il lui fallait généralement, pour les exprimer, une toile de soixante pieds carrés. Soixante pieds carrés de peinture ou rien, voilà l’alternative dans laquelle il se trouvait d’ordinaire. Aussi ne sera-t-on pas trop surpris que Jacobus Dubroquens, à l’âge où je le connus, c’est-à-dire déjà grisonnant, n’eût pas fait encore un seul tableau.

Il avait trop d’idées. Et puis l’Empire le gênait. Il en attendait la chute. Il était célèbre dans la crémerie du boulevard Montparnasse, pour une copie d’une des sirènes de Rubens, qu’il avait faite au Louvre en 1847, et où il y avait des morceaux qui voulaient être bons, mais dont la couleur était froide et grise, en sorte que cette copie ne ressemblait pas à l’original. Quand on lui en faisait l’observation, Jacobus Dubroquens répondait en souriant :

« Mon Dieu ! c’est bien simple ! Rubens saute haut comme cela (et il mettait la main au niveau de son genou), et moi je saute haut comme cela », (et il élevait le bras au-dessus de sa tête).

À la Sirène près, il n’était l’auteur d’aucun tableau. Cette particularité, assez remarquable dans la vie d’un peintre, ne l’inquiétait nullement.

« Mes tableaux, disait-il en se frappant le front, ils sont là ! »

Il avait là, en effet, sous son feutre à la Rubens, deux ou trois conceptions peu communes d’apothéoses, dans lesquelles il mêlait toujours Anaxagore, le Bouddah, Zoroastre, Jésus-Christ, Giordano Bruno et Barbès.

Que de fois, tout jeune, en ce temps déjà lointain, je préférai à l’École et au cours de M. Demangeat l’atelier poudreux des deux amis et les théories esthétiques de Jacobus Dubroquens !

Sa belle voix chaude d’orateur de clubs dominait les grincements des scies des marbriers, les piaillements des moineaux et les cris des enfants qui se battaient dans la cour. Avec quelle éloquence il décrivait ses futurs tableaux, qui représenteraient la Marche de l’Humanité, le Génie des religions, le Progrès de la démocratie et la Paix universelle. Avec quelle conviction il annonçait que son œuvre était de faire la synthèse de la philosophie par la peinture !

Cependant Jean Meusnier, à son chevalet devant sa petite toile, poussait avec l’obstination lente d’un paysan le dessin d’un arbre farouche, et gardait un silence végétal.

Puis, tout à coup, levant les yeux vers le châssis vitré d’où tombait une lumière crue, il grognait :

« Ce sacré bahut… qui me gêne… comment l’appelez-vous ? »

Nous cherchions et nous ne trouvions pas. Enfin Jean Meusnier faisait un grand effort de mémoire et s’écriait :

« Eh bien ! le soleil, quoi ! Vous comprenez, il tape trop dur pour l’instant. »

Parfois, nous dînions tous trois à la crémerie, dans la petite salle ornée d’une grande toile de Jean Meusnier. C’était une composition féroce, qu’il avait peinte en riant intérieurement, et qui représentait des arbres odieux et ridicules. Ce puissant paysagiste ne sentait la beauté et la laideur que dans le monde végétal. Et le sauvage s’était amusé à faire des caricatures de chênes et d’ormeaux.

Quant au règne humain, il n’en connaissait qu’Euphémie, qui, décidément, lui semblait une personne bien agréable. Avant le dîner, il tournait autour d’elle dans la cuisine, à la clarté des fourneaux, tandis que Jacobus Dubroquens m’expliquait la triade gauloise devant la salière et le moutardier de la petite table.

Comme il eût exprimé la triade en peinture ! Il ne lui manquait qu’une toile de vingt mètres carrés, et la République.

En attendant, il composait des modes pour poupées, dessinait les trois temps de l’extraction des cors d’après la méthode Édouard et peignait des rosiers de Marie sur moelle de sureau.

C’était un bien honnête homme. Il ne laissait rien deviner du mystère douloureux de sa vie et, en toute rencontre, dissertait sur l’art et la philosophie, d’un esprit paisible et content.

Mais nous allons où le destin nous mène, et les plus fidèles d’entre nous abandonnent l’un après l’autre leurs vieux compagnons sur le chemin, sur le dur chemin de la vie. Au long de ma dernière année de droit, je perdis de vue les deux copains. Dans la suite, le nom de Jean Meusnier, devenu célèbre, me fut rappelé tous les jours par les journaux qui le citaient avec des louanges. Les tableaux du maître, je les voyais au Salon, aux Mirlitons, au Volney, chez Georges Petit, chez les amateurs de peinture et chez les femmes à la mode. Les vitrines des papetiers me montraient à l’envi son visage connu de vieux dieu rustique.

Mais du pauvre Jacobus Dubroquens, point de nouvelles ! Je m’imaginais qu’il n’était plus de ce monde et que la mort clémente l’avait doucement emporté hors de cette terre, qu’il n’avait jamais vue que dans un rêve et à travers un nuage.

Mais, un beau jour de l’automne 1896, comme je prenais à la station des Tuileries le bateau qui descend la rivière, je remarquai, sur le pont, un vieillard assis à l’avant, qui, drapé dans un vieux manteau rapiécé et portant sur l’oreille un feutre romantique, posait complaisamment sur un carton à dessin une main encore belle et gardait l’attitude du génie méditatif.

Je reconnus, sous ses soixante-dix ans, le bon Jacobus Drubroquens. On lui eût donné plus que son âge, à voir les rides de ses joues, mais ses deux yeux bleus gardaient une jeunesse invincible.

Il répondit à mon salut sans savoir qui j’étais et sans se soucier de le savoir, ayant pris l’habitude, dans les crémeries, d’une sorte de fraternité anonyme qui s’étendait à tous ses interlocuteurs.

« Vous savez, mon tableau, me dit-il, mon grand tableau ! Ils veulent que je l’exécute réduit et corrigé.

— Et qui veut cela, maître Jacobus ?

— Eux ! la boutique, le gouvernement, les ministres, le Conseil municipal, quoi ! Est-ce que je sais donc ? Est-ce que je connais ces épiciers-là, moi ? Je néglige les êtres contingents et je méprise tout ce qui n’est pas réalisé dans l’absolu. Oui, ils veulent dénaturer ma grande idée. Mais soyez tranquille, je ne transigerai pas. »

Ainsi donc l’Empire était tombé, la République durait depuis vingt-cinq ans, et Jacobus Dubroquens n’avait pas encore pu faire son grand tableau.

Au reste, son contentement était parfait. Il dessinait, pour vivre, des modèles de pipes, commandés par un concurrent de Gambier, et des vignettes destinées à orner des boîtes de sardines. À le voir ainsi souriant, on doutait si c’était un vieux fou ou si c’était un sage, et je n’oserais pas en décider.

En me quittant, il me montra d’un grand geste le ciel rose, la rivière argentée et les bords couverts d’une poudre de lumière blonde.

« Hein ? me dit-il, voilà un joli fonds pour mon apothéose de la femme libre… en donnant plus de valeur aux tons, nécessairement. Je ferai, cette fois, du Véronèse, mais plus fort… Véronèse saute haut comme cela ; moi… »

Et je lui vis faire le geste d’autrefois.

De la passerelle du débarcadère, il me cria :

« Venez me voir dans mon atelier, au Point-du-Jour. La rue là…, à droite, nº 6. Sonnez fort. »

J’y allai seulement deux mois plus tard. Devant la maison que Jacobus m’avait indiquée, je rencontrai Jean Meusnier, robuste et noueux comme un chêne, et portant sur sa redingote correcte la rosette de commandeur. On eût dit un antique satyre devenu très homme du monde. Il me serra la main.

« C’est vous !… Il y a longtemps… Ce pauvre Dubroquet, hein ? Une fluxion de poitrine… fichu ! »

Et il s’engagea devant moi dans un petit escalier de bois qu’il faisait trembler de son poids.

En montant, il soufflait et grognait :

« Sacré bahut, va ! »

Sur le plus haut palier, une femme en camisole, la concierge, secoua tristement la tête et nous dit tout bas :

« Il ne passera pas la journée. Entrez, mes bons messieurs. »

Dans une soupente, sur un mauvais lit de sangle, devant la Sirène de 1847, Jacobus râlait.

Il nous fit signe d’approcher et, d’une voix sifflante, très faible, mais encore distincte :

« C’est fini ! J’emporte avec moi la peinture philosophique… Ils sont tous là, dans ma tête, mes tableaux… Après tout, c’est peut-être un bien, qu’on ne les ait pas vus… Ça aurait fait trop de peine aux camarades. »

L’agonie, assez douce, dura cinq heures et se termina vers minuit.

Jean Meusnier ferma les yeux de son vieux copain et, pensif, revoyant toute sa vie, songeant au mystère des choses, comme effleuré d’un grand coup d’aile invisible, il porta la main à son front et murmura dans un étonnement douloureux :

« Sacré bahut ! »