Pierre Nozière/3/01

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Calmann-Lévy (p. 167-178).
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LIVRE TROISIÈME



PROMENADES
DE
PIERRE NOZIÈRE EN FRANCE

I

PIERREFONDS

C’est un pays de grande douceur que ce Valois que je parcours en ce moment et dont je baiserais volontiers la terre ; car c’est par excellence la terre nourricière de notre peuple.

Toutes les générations y ont laissé leur empreinte, et c’est enfin, dans un cadre jeune et charmant, le reliquaire de la patrie. Je le sens à moi, ce sol que mes pères ont semé. Sans doute, toutes les provinces de la France sont également françaises, et l’union indissoluble est faite entre celles qui formèrent le domaine des premiers rois moines de la troisième dynastie et celles qui entrèrent les dernières dans cette réunion sacrée. Mais il est permis à un vieux Parisien archéologue d’aimer d’un amour spécial l’Île-de-France et les régions voisines, centre vénérable de notre France à tous. C’est là que se forma la langue délectable, la langue d’oïl, la langue d’Amyot et de La Fontaine, la langue française. C’est là enfin ma patrie dans la patrie.

Je suis à Pierrefonds, dans une chambre louée par des paysans, une chambre meublée d’une armoire en noyer et d’un lit à rideaux de cotonnade blanche avec grelots. L’étroite tablette de la cheminée porte une couronne de mariée sous un globe. Sur les murs blanchis à la chaux, dans de petits cadres noirs, des images coloriées qui datent du gouvernement de Juillet, La Clémence de Napoléon envers M. de Saint-Simon, avec cette légende : « Le duc de Saint-Simon, émigré français, prit (sic) les armes à la main et condamné à mort, allait subir sa sentence, lorsque sa fille vint demander grâce à Napoléon qui lui dit : « J’accorde la vie à votre père et ne lui donne pour punition que le remords d’avoir porté les armes contre sa patrie. » Le Marié et la Mariée se faisant pendant des deux côtés de la glace ; la Bergère Estelle, avec sa houlette enroulée d’une faveur rose ; Joséphine, une ferronnière au front. Un distique révèle le secret de Joséphine :


L’attente du plaisir fait palpiter ton cœur,
Et dans l’espoir du bal tu mets tout ton bonheur.


Cette imagerie est morte. La photographie l’a tuée. J’ai ici autour de moi, dans de petits cadres, une vingtaine de portraits-cartes ; des gens à cheveux lisses avec des yeux qui leur sortent de la tête, des cousins et des cousines (cela se voit) ; des enfants, les plus petits tout en bouche, l’œil presque ferme, faisant la moue. Les paysans n’achètent plus d’Estelle, ils se font tirer leur portrait. Les seules gravures nouvelles qui pendent au mur de cette chambre sont les attestations de première communion, signées du curé, et représentant une rangée de petits garçons et de petites filles agenouillés à la sainte table, tandis que le Père Éternel les bénit par le ciel entr’ouvert. Je vois de ma fenêtre l’étang, les bois et le château. Il y a, à cent pas de moi, un joli bouquet de hêtres qui chantent au moindre vent. Le soleil qui les baigne répand sur le sentier des gouttes de lumière. On trouve des framboises dans ces bois, mais il faut savoir les chercher ; le framboisier sauvage, aux feuilles vertes d’un côté et blanches de l’autre, se cache au bord des chaudes clairières.

Il est aux bois des fleurs sauvages que je préfère aux fleurs cultivées ; elles ont des formes plus fines et des senteurs plus douces ; et leurs noms sont jolis. Elles ne portent point, comme les roses de nos jardiniers, des noms de généraux. Elles se nomment : bouton-d’argent, ciste, coronille, germandrée, jacinthe des champs, miroir-de-Vénus, cheveux-d’évêque, gants-de-notre-dame, sceau-de-Salomon, peigne-de-Vénus, oreille-d’ours, pied-d’alouette.

À ma gauche se dresse la grande figure de pierre du château de Pierrefonds. À vrai dire, le château de Pierrefonds n’est aujourd’hui qu’un énorme joujou. Il était en sa nouveauté « moult fort deffensable et bien garny et remply de toutes choses appartenant à la guerre ». Pour son malheur, l’odieuse poudre à canon fut trouvée avant qu’il fût achevé dans toutes ses parties. Il essuya dédaigneusement l’averse des premiers boulets de fer et de pierre ; mais, au commencement du XVIIe siècle, le feu de trente pièces de canon fit rapidement brèche dans ses murs ; ses tours furent éventrées. Pour nous, que les progrès de la civilisation ont familiarisés avec le canon Krupp, les tours de Pierrefonds ont un air de naïveté.

Elles portent chacune sur le flanc la figure d’un preux. Il y a huit tours qui sont celles de Charlemagne, de César, d’Artus, d’Alexandre, de Godefroy de Bouillon, de Josué, d’Hector et de Judas Macchabée. Ces huit preux, d’âges et de pays divers, mais tous de bonne maison et bons chevaliers, portent le même costume, qui est le costume des hommes d’armes du commencement du XVe siècle.

Ils ressemblent, dans leur encadrement de feuilles de houx, aux figures d’un vieux jeu de cartes. Le maître imagier qui les tailla n’avait pas le moindre souci de la couleur locale. Il ne fit point difficulté d’habiller Hector de Troie comme Godefroy de Bouillon, et Godefroy de Bouillon comme le duc Louis d’Orléans. En ce temps-là, M. le docteur Schliemann ne recherchait point dans la plaine où fut Troie les armes des cinquante fils de Priam. On n’était point archéologue et on ne se cassait point la tête à découvrir comment vivaient les hommes d’autrefois. Ce souci est propre à notre siècle. Nous voulons montrer Hector en knémides et donner à tous les personnages de la légende et de l’histoire leur vrai caractère.

L’ambition, sans doute, est grande et généreuse. Je l’ai moi-même ressentie après les maîtres. Et aujourd’hui encore j’admire infiniment les talents puissants qui s’efforcent de ressusciter le passé dans la poésie et dans l’art. On pourrait se demander, toutefois, s’il est possible de réussir complètement dans une telle tentative et si notre connaissance du passé est suffisante à le faire renaître avec ses formes, sa couleur, sa vie propres. J’en doute. On dit que nous avons, au XIXe siècle, un sens historique très développé. Je le veux bien. Mais enfin, c’est notre sens à nous. Les hommes qui nous suivront n’auront pas ce sens-là ; ils en auront un meilleur ou un pire, je ne sais, et ce n’est pas là la question. Ce qui est certain, c’est qu’ils en auront un autre. Ils verront le passé autrement, et ils croiront infailliblement le voir mieux que nous. Aussi nos restitutions en poésie et en peinture leur causeront très probablement plus de surprise que d’admiration. Le genre vieillit vite.

Un jour, un grand philologue, passant avec moi devant l’église Notre-Dame de Paris, me montra les figures des rois qui ornent la façade principale :

« Ces vieux imagiers, me dit-il, ont voulu faire les rois de Juda ; ils ont fait des rois du XIIIe siècle, et c’est par là qu’ils nous intéressent. On ne peint bien que soi et les siens. »

Ainsi les imagiers de Pierrefonds. Artus, que voici, était un loyal chevalier. Se sentant mourir, il ne voulut pas que son invincible épée pût tomber en des mains indignes de la porter. Il ordonna à son écuyer de l’aller jeter dans la mer. Or, cet écuyer félon, considérant qu’elle était bonne et de grand prix, la cacha dans le creux d’un rocher. Puis il revint dire au bon Artus que son épée gisait au fond de la mer. Mais, souriant avec dédain, Artus lui montra du doigt la fidèle épée qui était revenue à son côté pour n’être point complice d’une trahison.

La tour placée sous le vocable de ce preux, dont l’épée était si loyale, est une tour déloyale et félonne. Elle renferme des oubliettes. Viollet-le-Duc les décrit en ces termes : « Au-dessous du rez-de-chaussée est un étage voûté en arcs-ogives, et, au-dessous de cet étage, une cave d’une profondeur de sept mètres, voûtée en calotte elliptique.

« On ne peut descendre dans cette cave que par un œil percé à la partie supérieure de la voûte, c’est-à-dire au moyen d’une échelle ou d’une corde à nœuds ; au centre de l’aire de cette cave circulaire est creusé un puits qui a quatorze mètres de profondeur, puits dont l’ouverture de un mètre trente de diamètre correspond à l’œil pratiqué au centre de la voûte elliptique de la cave. Cette cave qui ne reçoit de jour et d’air extérieur que par une étroite meurtrière, est accompagnée d’un siège d’aisances pratiqué dans l’épaisseur du mur. Elle était donc destinée à recevoir un être humain, et le puits creusé au centre de son aire était probablement une tombe toujours ouverte… »

Les huit preux sont placés sous les mâchicoulis, dans des niches encadrées de feuillage. Le feuillage est la merveille de l’architecture gothique du XIIe siècle au XVe. Le sculpteur, en ces âges, ne connaissait que la flore de ses bois et de ses champs ; il ignorait l’acanthe des Grecs et la noble élégance des volutes corinthiennes. Mais il savait attacher avec grâce le houx, le lierre, l’ortie et le chardon au chapiteau des colonnes ; il savait mettre des bouquets de fraisiers en fleurs et suspendre des guirlandes de chêne sur les murailles.

Les niches de ces preux, bien qu’un peu haut placées, nous apparaissent ainsi fleuries. Il ne faut que les regarder avec une lorgnette pour voir que chacune est ornée d’un feuillage différent.

La variété régnait, avec une souveraineté charmante, dans la sculpture décorative des âges qu’on a nommés gothiques. Aussi Viollet-le-Duc, qui a dû restituer tous les motifs ornementaux du château de Pierrefonds, s’est-il attaché à les diversifier infiniment. Pas deux frises, pas deux rosaces pareilles. Cette diversité donne un extrême agrément aux constructions antérieures à la Renaissance ; et la Renaissance en sa fleur ne rompit point avec cette jolie habitude de varier les motifs.

Vraiment il y a trop de pierres neuves à Pierrefonds. Je suis persuadé que la restauration entreprise en 1858 par Viollet-le-Duc et terminée sur ses plans, est suffisamment étudiée. Je suis persuadé que le donjon, le château et toutes les défenses extérieures ont repris leur aspect primitif. Mais enfin les vieilles pierres, les vieux témoins, ne sont plus là, et ce n’est plus le château de Louis d’Orléans ; c’est la représentation en relief et de grandeur naturelle de ce manoir. Et l’on a détruit des ruines, ce qui est une manière de vandalisme.