Pierre Nozière/Livre troisième. Promenades de Pierre Noziere en France

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- Livre deuxième. Notes écrites par Pierre Nozière en marge de son gros Plutarque. Pierre Nozière


I

PIERREFONDS

C’est un pays de grande douceur que ce Valois que je parcours en ce moment et dont je baiserais volontiers la terre ; car c’est par excellence la terre nourricière de notre peuple.

Toutes les générations y ont laissé leur empreinte, et c’est enfin, dans un cadre jeune et charmant, le reliquaire de la patrie. Je le sens à moi, ce sol que mes pères ont semé. Sans doute, toutes les provinces de la France sont également françaises, et l’union indissoluble est faite entre celles qui formèrent le domaine des premiers rois moines de la troisième dynastie et celles qui entrèrent les dernières dans cette réunion sacrée. Mais il est permis à un vieux Parisien archéologue d’aimer d’un amour spécial l’Île-de-France et les régions voisines, centre vénérable de notre France à tous. C’est là que se forma la langue délectable, la langue d’oïl, la langue d’Amyot et de La Fontaine, la langue française. C’est là enfin ma patrie dans la patrie.

Je suis à Pierrefonds, dans une chambre louée par des paysans, une chambre meublée d’une armoire en noyer et d’un lit à rideaux de cotonnade blanche avec grelots. L’étroite tablette de la cheminée porte une couronne de mariée sous un globe. Sur les murs blanchis à la chaux, dans de petits cadres noirs, des images coloriées qui datent du gouvernement de Juillet, La Clémence de Napoléon envers M. de Saint-Simon, avec cette légende : « Le duc de Saint-Simon, émigré français, prit (sic) les armes à la main et condamné à mort, allait subir sa sentence, lorsque sa fille vint demander grâce à Napoléon qui lui dit : « J’accorde la vie à votre père et ne lui donne pour punition que le remords d’avoir porté les armes contre sa patrie. » Le Marié et la Mariée se faisant pendant des deux côtés de la glace ; la Bergère Estelle, avec sa houlette enroulée d’une faveur rose ; Joséphine, une ferronnière au front. Un distique révèle le secret de Joséphine :


L’attente du plaisir fait palpiter ton cœur,
Et dans l’espoir du bal tu mets tout ton bonheur.


Cette imagerie est morte. La photographie l’a tuée. J’ai ici autour de moi, dans de petits cadres, une vingtaine de portraits-cartes ; des gens à cheveux lisses avec des yeux qui leur sortent de la tête, des cousins et des cousines (cela se voit) ; des enfants, les plus petits tout en bouche, l’œil presque ferme, faisant la moue. Les paysans n’achètent plus d’Estelle, ils se font tirer leur portrait. Les seules gravures nouvelles qui pendent au mur de cette chambre sont les attestations de première communion, signées du curé, et représentant une rangée de petits garçons et de petites filles agenouillés à la sainte table, tandis que le Père Éternel les bénit par le ciel entr’ouvert. Je vois de ma fenêtre l’étang, les bois et le château. Il y a, à cent pas de moi, un joli bouquet de hêtres qui chantent au moindre vent. Le soleil qui les baigne répand sur le sentier des gouttes de lumière. On trouve des framboises dans ces bois, mais il faut savoir les chercher ; le framboisier sauvage, aux feuilles vertes d’un côté et blanches de l’autre, se cache au bord des chaudes clairières.

Il est aux bois des fleurs sauvages que je préfère aux fleurs cultivées ; elles ont des formes plus fines et des senteurs plus douces ; et leurs noms sont jolis. Elles ne portent point, comme les roses de nos jardiniers, des noms de généraux. Elles se nomment : bouton-d’argent, ciste, coronille, germandrée, jacinthe des champs, miroir-de-Vénus, cheveux-d’évêque, gants-de-notre-dame, sceau-de-Salomon, peigne-de-Vénus, oreille-d’ours, pied-d’alouette.

À ma gauche se dresse la grande figure de pierre du château de Pierrefonds. À vrai dire, le château de Pierrefonds n’est aujourd’hui qu’un énorme joujou. Il était en sa nouveauté « moult fort deffensable et bien garny et remply de toutes choses appartenant à la guerre ». Pour son malheur, l’odieuse poudre à canon fut trouvée avant qu’il fût achevé dans toutes ses parties. Il essuya dédaigneusement l’averse des premiers boulets de fer et de pierre ; mais, au commencement du XVIIe siècle, le feu de trente pièces de canon fit rapidement brèche dans ses murs ; ses tours furent éventrées. Pour nous, que les progrès de la civilisation ont familiarisés avec le canon Krupp, les tours de Pierrefonds ont un air de naïveté.

Elles portent chacune sur le flanc la figure d’un preux. Il y a huit tours qui sont celles de Charlemagne, de César, d’Artus, d’Alexandre, de Godefroy de Bouillon, de Josué, d’Hector et de Judas Macchabée. Ces huit preux, d’âges et de pays divers, mais tous de bonne maison et bons chevaliers, portent le même costume, qui est le costume des hommes d’armes du commencement du XVe siècle.

Ils ressemblent, dans leur encadrement de feuilles de houx, aux figures d’un vieux jeu de cartes. Le maître imagier qui les tailla n’avait pas le moindre souci de la couleur locale. Il ne fit point difficulté d’habiller Hector de Troie comme Godefroy de Bouillon, et Godefroy de Bouillon comme le duc Louis d’Orléans. En ce temps-là, M. le docteur Schliemann ne recherchait point dans la plaine où fut Troie les armes des cinquante fils de Priam. On n’était point archéologue et on ne se cassait point la tête à découvrir comment vivaient les hommes d’autrefois. Ce souci est propre à notre siècle. Nous voulons montrer Hector en knémides et donner à tous les personnages de la légende et de l’histoire leur vrai caractère.

L’ambition, sans doute, est grande et généreuse. Je l’ai moi-même ressentie après les maîtres. Et aujourd’hui encore j’admire infiniment les talents puissants qui s’efforcent de ressusciter le passé dans la poésie et dans l’art. On pourrait se demander, toutefois, s’il est possible de réussir complètement dans une telle tentative et si notre connaissance du passé est suffisante à le faire renaître avec ses formes, sa couleur, sa vie propres. J’en doute. On dit que nous avons, au XIXe siècle, un sens historique très développé. Je le veux bien. Mais enfin, c’est notre sens à nous. Les hommes qui nous suivront n’auront pas ce sens-là ; ils en auront un meilleur ou un pire, je ne sais, et ce n’est pas là la question. Ce qui est certain, c’est qu’ils en auront un autre. Ils verront le passé autrement, et ils croiront infailliblement le voir mieux que nous. Aussi nos restitutions en poésie et en peinture leur causeront très probablement plus de surprise que d’admiration. Le genre vieillit vite.

Un jour, un grand philologue, passant avec moi devant l’église Notre-Dame de Paris, me montra les figures des rois qui ornent la façade principale :

« Ces vieux imagiers, me dit-il, ont voulu faire les rois de Juda ; ils ont fait des rois du XIIIe siècle, et c’est par là qu’ils nous intéressent. On ne peint bien que soi et les siens. »

Ainsi les imagiers de Pierrefonds. Artus, que voici, était un loyal chevalier. Se sentant mourir, il ne voulut pas que son invincible épée pût tomber en des mains indignes de la porter. Il ordonna à son écuyer de l’aller jeter dans la mer. Or, cet écuyer félon, considérant qu’elle était bonne et de grand prix, la cacha dans le creux d’un rocher. Puis il revint dire au bon Artus que son épée gisait au fond de la mer. Mais, souriant avec dédain, Artus lui montra du doigt la fidèle épée qui était revenue à son côté pour n’être point complice d’une trahison.

La tour placée sous le vocable de ce preux, dont l’épée était si loyale, est une tour déloyale et félonne. Elle renferme des oubliettes. Viollet-le-Duc les décrit en ces termes : « Au-dessous du rez-de-chaussée est un étage voûté en arcs-ogives, et, au-dessous de cet étage, une cave d’une profondeur de sept mètres, voûtée en calotte elliptique.

« On ne peut descendre dans cette cave que par un œil percé à la partie supérieure de la voûte, c’est-à-dire au moyen d’une échelle ou d’une corde à nœuds ; au centre de l’aire de cette cave circulaire est creusé un puits qui a quatorze mètres de profondeur, puits dont l’ouverture de un mètre trente de diamètre correspond à l’œil pratiqué au centre de la voûte elliptique de la cave. Cette cave qui ne reçoit de jour et d’air extérieur que par une étroite meurtrière, est accompagnée d’un siège d’aisances pratiqué dans l’épaisseur du mur. Elle était donc destinée à recevoir un être humain, et le puits creusé au centre de son aire était probablement une tombe toujours ouverte… »

Les huit preux sont placés sous les mâchicoulis, dans des niches encadrées de feuillage. Le feuillage est la merveille de l’architecture gothique du XIIe siècle au XVe. Le sculpteur, en ces âges, ne connaissait que la flore de ses bois et de ses champs ; il ignorait l’acanthe des Grecs et la noble élégance des volutes corinthiennes. Mais il savait attacher avec grâce le houx, le lierre, l’ortie et le chardon au chapiteau des colonnes ; il savait mettre des bouquets de fraisiers en fleurs et suspendre des guirlandes de chêne sur les murailles.

Les niches de ces preux, bien qu’un peu haut placées, nous apparaissent ainsi fleuries. Il ne faut que les regarder avec une lorgnette pour voir que chacune est ornée d’un feuillage différent.

La variété régnait, avec une souveraineté charmante, dans la sculpture décorative des âges qu’on a nommés gothiques. Aussi Viollet-le-Duc, qui a dû restituer tous les motifs ornementaux du château de Pierrefonds, s’est-il attaché à les diversifier infiniment. Pas deux frises, pas deux rosaces pareilles. Cette diversité donne un extrême agrément aux constructions antérieures à la Renaissance ; et la Renaissance en sa fleur ne rompit point avec cette jolie habitude de varier les motifs.

Vraiment il y a trop de pierres neuves à Pierrefonds. Je suis persuadé que la restauration entreprise en 1858 par Viollet-le-Duc et terminée sur ses plans, est suffisamment étudiée. Je suis persuadé que le donjon, le château et toutes les défenses extérieures ont repris leur aspect primitif. Mais enfin les vieilles pierres, les vieux témoins, ne sont plus là, et ce n’est plus le château de Louis d’Orléans ; c’est la représentation en relief et de grandeur naturelle de ce manoir. Et l’on a détruit des ruines, ce qui est une manière de vandalisme.



II

LA PETITE VILLE

desroches, examinant la campagne avec ses lunettes. — Eh ! mais, autant que j’en puis juger avec ma vue courte, voilà un assez joli endroit.

delille. — Ne te l’avais-je pas dit ? Voilà cette petite ville située à mi-côte.

desroches. — On la dirait peinte sur le penchant de la colline.

delille. — Et cette rivière qui baigne ses murs !

desroches. — Et qui coule ensuite dans cette belle prairie.

delille. — Et cette épaisse forêt qui la couvre des vents froids de l’aquilon…

Picard. La Petite Ville, acte I, scène ii.


C’est une petite ville située aux confins du Beauvaisis et de la Normandie, dans l’ancien pays du Vexin. La Seine, bordée de saules et de peupliers, coule à ses pieds ; des bois la couronnent. C’est une petite ville dont les toits d’ardoise bleuissent au soleil, dominés par une tour ronde et par les trois clochers de la vieille collégiale. La petite ville fut longtemps guerrière et forte. Mais elle a dénoué sa ceinture de pierre, et voici qu’aujourd’hui, silencieuse et tranquille, elle se repose en paix de ses antiques travaux. C’est une petite ville de France ; les ombres de nos pères hantent encore ses murailles grises et ses avenues de tilleuls taillés en arceaux ; elle est pleine de souvenirs. Elle est vénérable et douce.

Si vous voulez savoir son nom, regardez ses armoiries sculptées sur la façade de la Maison-Dieu, fondée par Saint Louis. Le chef est d’azur, chargé de trois fleurs de lis d’or, car c’était une ville royale ; et elle porte d’argent à trois bottes de cresson de sinople.

Les bonnes gens n’étaient pas embarrassés, au temps jadis, pour éclaircir l’origine de ces trois bottes de cresson. Un jour Louis IX, disaient-ils, étant venu dans nos murs par un temps très chaud, avait grand soif. On lui servit une salade de cresson qu’il trouva bien fraîche et qu’il mangea avec plaisir. Pour prix de cette salade, le roi mit trois bouquets de cresson sur l’écu de sa bonne ville.

Je ne vous surprendrai point si je vous dis que les savants d’aujourd’hui ne donnent aucune créance à cette tradition.

Ils ont vu des sceaux du XIIIe siècle, et ils savent qu’alors les armes de la ville et châtellenie n’étaient pas les armes qu’on voit maintenant. Celles-ci datent du XIVe siècle. Lors de la guerre de Cent Ans, la petite ville eut beaucoup à souffrir et fit vaillamment son devoir. Il advint qu’un jour, elle fut près de tomber par surprise aux mains des Anglais. Mais un homme de la contrée s’introduisit dans la place, déguisé en paysan, et portant sur son dos une charge de légumes. Il avertit les défenseurs, qui se tinrent sur leurs gardes et repoussèrent l’ennemi. Les érudits du pays croient que c’est de ce jour que trois bottes de cresson prirent place sur l’écu de la ville. J’y consens, pour leur faire plaisir, et parce que l’historiette est honorable. Mais elle est aussi fort incertaine. Au reste, l’emblème du cresson convient à la modeste ville, qui ne s’enorgueillit que de ses jardins et de ses fontaines. Son écu est accompagné d’une devise latine qui fait entendre, par une ingénieuse équivoque, que le printemps n’est pas toujours vert, mais que la petite ville est toujours florissante. Ver non semper viret, Vernon semper viret.

Car la petite ville où je vous ai menés est Vernon. J’espère que vous ne regretterez point d’y avoir fait une courte promenade. Chaque ville de France, même la plus humble, est un joyau sur la robe verte de la patrie. Il me semble qu’on ne peut voir un de ces clochers, dont le temps a noirci et déchiré la dentelle de pierre, sans songer à des milliers de parents inconnus et sans en aimer la France d’un amour plus filial.

Ceux qui ont lu Rob-Roy (je ne sais s’ils sont encore nombreux) se rappellent la scène où la romanesque héroïne de Walter-Scott, la belle et fière Diana, montre à son cousin les portraits de famille sur lesquels la devise des lords écossais de Vernon s’étale en lettres gothiques.

« Vous voyez, dit Diana, que nous savons réunir deux sens en un seul mot. »

En effet, cette devise est exactement celle de notre petite ville. Il se peut que les vieux barons qui suivirent le duc Guillaume en Angleterre l’aient emportée avec eux. C’est une belle question à étudier pour un archéologue. Je la tiens douteuse. En histoire, il faut se résoudre à beaucoup ignorer.

Quoi qu’il en soit, comme disent les antiquaires après chaque dissertation, la ville de Vernon est nommée pour la première fois dans l’histoire à l’occasion de la mort de sainte Onoflette, ou Noflette, qui y passa de vie à trépas vers le milieu du VIIe siècle de l’ère chrétienne. L’histoire de cette sainte est intéressante ; elle a été rapportée par un vieux légendaire avec une naïveté que je m’efforcerai d’imiter, autant du moins que la différence des temps me le permettra.


HISTOIRE DU BIENHEUREUX LONGIS ET DE LA BIENHEUREUSE ONOFLETTE.


Sous le règne de Clotaire II vivait dans le Maine un prêtre du nom de Longis, qui fonda une abbaye proche Mamers. Or, il advint qu’ayant vu une fille du pays, jeune et de condition libre, nommée Onoflette, il se sentit plein d’admiration pour les vertus et la grande piété qu’il découvrait en elle. Jaloux de ravir à la malice du siècle et aux périls du monde une créature si précieuse, il la conduisit dans son abbaye, et là il lui fit prendre le voile des vierges chrétiennes. Comme beaucoup d’autres saints de cet âge, Longis avait la volonté soudaine et forte. Dans l’ardeur de son zèle, il n’avait songé ni à consulter ni même à avertir les parents d’Onoflette.

Ceux-ci s’en montrèrent fort irrités, et ils accusèrent Longis d’avoir séduit leur fille, demeurée pure et honnête jusque-là, et d’entretenir avec elle, dans son abbaye, des relations coupables. Ils jugeaient la conduite du saint selon les apparences et avec les seules lumières de la raison. Et, sous ce jour, il faut reconnaître que la manière d’agir de Longis pouvait sembler suspecte. Aussi l’accusation portée par eux fut-elle soutenue par leurs voisins et par leurs amis. Une vive indignation s’éleva dans tout le pays contre l’abbé. Longis était à deux doigts de sa perte. Mais il ne désespéra pas ; d’ailleurs, il avait pour lui le témoignage d’Onoflette elle-même, qui, loin de lui rien reprocher, se portait garante de l’innocence de son pieux maître et lui rendait grâces de l’avoir conduite dans les voies du salut. Il alla avec elle à Paris pour se disculper. « Dieu, dit le légendaire, rendit leur justification manifeste par les miracles qu’ils firent en présence du roi et des seigneurs. » Ils furent renvoyés absous, et les parents d’Onoflette, couverts de confusion, reconnurent eux-mêmes la noirceur de leurs calomnies.

De retour au monastère, Longis et Onoflette vécurent encore quelque temps ensemble dans une parfaite quiétude et s’exhortant mutuellement à la piété. Mais, comme cette vie est transitoire, Onoflette mourut à Vernon-sur-Seine, pendant un voyage qu’elle fit dans cette ville. Longis, averti de la mort de sa pieuse compagne, vint chercher le corps et l’inhuma près de son monastère, dans un lieu où l’on bâtit depuis une église paroissiale.


L’Église plaça au nombre de ses saints le bienheureux Longis et la bienheureuse Onoflette.

Du temps où ils firent leur salut ensemble dans la solitude des bois, il y avait encore des nymphes dans les sources sacrées ; des tableaux votifs étaient suspendus avec des images aux branches des chênes sacrés. Les humbles dieux des paysans ne s’étaient pas tous enfuis devant le signe de la croix et l’eau bénite. Il est bien probable que de petits faunes ignorants et rustiques, ne sachant rien de la bonne nouvelle, épièrent entre les branches Onoflette et Longis, et, les prenant pour un chevrier et pour une bergère, jouèrent innocemment du pipeau sur leur passage.

Il fallut beaucoup d’exorcismes pour chasser ces menues divinités. Il subsiste encore aujourd’hui, aux environs de Vernon, quelques vestiges des cérémonies païennes. La veille du dimanche des brandons, les habitants des campagnes se rendent le soir dans les champs et se promènent sous les arbres avec des falots en chantant quelque vieille invocation. Fidèles sans le savoir à Cérès, leur mère, ces bonnes gens reproduisent ainsi d’antiques mystères et figurent d’une manière encore reconnaissable la déesse qui cherchait sa fille Proserpine à la lueur des feux de l’Etna. Je rapporte le fait sur la foi de M. Adolphe Meyer, le savant historien de la ville de Vernon.

Les plus magnifiques monuments ne sont pas toujours ceux qui parlent le plus à l’esprit ; parfois les yeux et la pensée ont peine à se détacher d’une humble pierre taillée par un ciseau barbare. Il est dans le vieux Vernon, proche la collégiale, devenue aujourd’hui l’église paroissiale, une petite rue déserte qui conduit à la Seine. Elle est bordée de pauvres maisonnettes penchantes qui se soutiennent à grand-peine les unes les autres. Au milieu de ces masures s’élève une maison de pierre qu’on dit avoir été jadis habitée par le contrôleur clerc d’eau.

Elle a deux fenêtres et une porte. Au-dessus de la porte, un humble sculpteur qui vivait au temps du roi Henri IV ou du roi Louis XIII, a figuré, sous une sorte de dais, une barque montée par deux personnages. L’un a pour insignes la crosse et la mitre. Je n’hésite pas à reconnaitre en lui Hugues, archevêque de Rouen en 1130. L’autre, dont les cheveux flottent sur les épaules, est saint Adjutor lui-même. Une troisième figure a péri par l’injure du temps : c’était celle d’un pauvre batelier qui conduisait l’évêque et le saint. Tous les mariniers du pays vous expliqueront couramment le sujet de ce bas-relief. Ils n’ont point oublié en effet que saint Adjutor, accompagné de l’évêque Hugues, s’en alla combler un gouffre creusé dans le lit de la rivière, devant le prieuré de la Madeleine. Au-dessus de ce gouffre, les eaux formaient un tourbillon où s’abîmaient les barques. Déjà de nombreux équipages avaient péri à la Madeleine, et les berges du fleuve commençaient à se couvrir la nuit d’âmes en peine. Saint Adjutor combla le gouffre en y jetant les chaînes dont naguère il avait été chargé injustement par les infidèles. C’était peu de quelques anneaux de fer pour combler un abîme. Mais il jetait dans le fleuve, avec ses chaînes, les souffrances du juste et la patience du saint. Maintenant, la charité ne fait plus de miracles de ce genre ; il faut employer les dragues.

Ce miracle a été mis en vers au XVIIe siècle, dans un lamentable style de complainte.


Un gouffre en la Seine voisine
Par ses flots tortueux ruine
Et les hommes et les bateaux,
Les coulant jusqu’au fond des eaux.
Mais Adjutor longtemps ne souffre
L’incommodité de ce gouffre.
Se sentant touché de douleur,
Hugues, son prélat, il appelle ;
Ils y vont en même nacelle
Pour mettre fin à ce malheur.


Le grand saint Adjutor jette, comme nous l’avons dit, ses chaînes « en les ondes inhumaines, qui deviennent aussitôt lisses et paisibles.


Oyez, lecteur, une merveille
Qui rarement a sa pareille ;
Le péril des lors a cessé,
Le bruit des flots s’est apaisé.
Il n’est point de fleuve ou l’on voie
La course de l’onde plus coie.
Le nocher peut mener sa nef
Assurément par cette place
Dans une tranquille bonace
Sans redouter aucun méchef.


Saint Adjutor est vénéré sous les noms d’Ajoutre et d’Astre. Ce saint Adjutor, Ajoutre ou Astre devait être un homme bien extraordinaire. Il est impossible de se représenter aujourd’hui sa physionomie véritable. Mais à juger par l’empreinte profonde qu’il a laissée dans l’imagination populaire, Adjutor de Vernon eut l’âme ardente et forte.


HISTOIRE DE SAINT ADJUTOR


Descendant des compagnons de Rollon, fils du duc Jean et de la duchesse Rosamonde de Blaru, il fut élevé par saint Bernard, abbé de Tiron, dans les pratiques les plus exactes de la religion chrétienne. Il semble avoir porté dans cette nouvelle foi l’esprit aventureux et rêveur qui inspirait ses aïeux au temps où ils manœuvraient, en chantant, leurs barques sur la mer.

On raconte qu’il passa son adolescence dans les bois, chassant avec fureur, puis tout à coup ravi par des visions extatiques. En ce temps-là, Pierre l’Ermite prêchait la croisade contre les infidèles. Adjutor de Vernon prit la croix en 1095. Suivi de deux cents hommes d’armes, il partit pour les lieux saints et parcourut la Palestine, priant et combattant. Deux ans plus tard, il parvint à Nicée et guerroya après la conquête de Jérusalem. Tombé dans une embuscade aux environs de Tambire, il parvint à se faire jour au milieu des Sarrasins qui laissèrent mille de leurs sur la place.

Cependant les infidèles reprirent le tombeau de Jésus-Christ. Après dix-sept ans de travaux et de combats, Adjutor de Vernon fut pris par les Turcs, et enfermé dans Jérusalem. Il était lié bien étroitement, mais l’on croit qu’il se consolait en songeant que son corps était captif dans le même lieu que le tombeau du fils de Dieu. Et, dans sa prison, il ne cessait de prier.

Or, une nuit qu’il dormait, il vit apparaître à sa droite sainte Madeleine et à sa gauche le bienheureux Bernard de Tiron, qu’il avait invoqués. Ils l’enlevèrent et le transportèrent, en une nuit, de Jérusalem dans la campagne proche la ville de Vernon. De tels voyages n’étaient pas rares à cette époque.

Parvenus à la forêt de Vernon, Madeleine et saint Bernard de Tiron laissèrent Adjutor en lui disant :

« C’est ici le lieu de ton repos que nous avons choisi. »

Le chevalier reconnut avec une surprise joyeuse les bois où il avait passé sa jeunesse. Apercevant un jeune pâtre qui, non loin de là, gardait un troupeau de moutons au penchant d’une colline, il l’appela et lui commanda de se rendre au château de Blaru afin d’annoncer à la duchesse Rosamonde le retour de son fils.

Le pâtre fit ce qui lui était ordonné. Mais Rosamonde ne crut point que le message apporté par l’enfant fût véritable.

Elle répondit :

« Mon fils est mort à Jérusalem, et il ne me sera pas donné de voir le jour de son retour. »

Et elle demeura dans la maison.

Le pâtre revint vers celui qui l’avait envoyé et lui rapporta les paroles de la duchesse.

« Retourne à Blaru, lui dit Adjutor, et annonce que les trois cloches de l’église vont sonner d’elles-mêmes pour annoncer mon retour. »

En effet, le pâtre n’avait pas plus tôt porté cet avis à la duchesse que les cloches se mirent en branle. Mais Rosamonde secoua la tête et dit :

« Ces cloches ne sonnent point pour le retour de mon fils. »

Le pâtre retourna vers Adjutor qui le renvoya une troisième fois à Blaru.

« Tu annonceras encore mon retour, dit-il, et, si ma mère n’y veut pas croire, le coq qui est à la broche dans la cuisine du château chantera trois fois. »

Le pâtre ayant rapporté ce discours, le coq qui était à la broche se mit à chanter.

En l’entendant, Rosamonde fut persuadée enfin de la venue de son fils. Elle se rendit dans la forêt pour embrasser l’enfant qui lui était merveilleusement rendu. Mais elle avait trop tardé. Dieu n’aime pas qu’on doute de sa puissance et de sa miséricorde. Il avait rappelé à lui son serviteur.

Quand Rosamonde fut dans l’endroit du bois désigné par le pâtre, Adjutor venait de rendre le dernier soupir, selon la promesse que sainte Madeleine et saint Bernard lui avaient donnée, disant :

« C’est ici le lieu de ton repos que nous avons choisi. »

Le renom de sa sainteté se répandit comme un parfum dans toute la contrée. Rosamonde de Blaru prit le voile ; elle partagea après sa mort la sépulture de son fils.


Le tombeau de saint Adjutor existe encore. On y voit gravées deux flûtes en sautoir. Ces emblèmes sont aussi ceux des lords de Vernon. La belle Diana, dont nous rappelions tout à l’heure le souvenir, ne dit-elle pas à son cousin :

« Vous reconnaissez nos armoiries, ces deux flûtes ? »

Faut-il en conclure que non seulement la devise, mais encore les armoiries des nobles seigneurs de Vernon furent emportées de France par quelque compagnon du duc Guillaume ? Je ne sais quel lien de parenté unit le grand saint Adjutor et la belle Diana. Je n’ai point à le rechercher ici. Il ne me reste qu’à expliquer comment saint Adjutor, qui passa de ce monde à l’autre le jour même de son retour à Vernon, put jeter ses chaînes dans le fleuve pour combler le gouffre. Cette difficulté n’est qu’apparente. Le saint revint sur terre pour opérer ce miracle.

Voulez-vous à la fois de plus fraîches promenades et de moins vieux souvenirs ? Traversons la petite ville, ce sera fait en cinq minutes, et allons nous asseoir sous les grands arbres taillés en muraille du parc de Bizi. C’est un héros qui les planta. Le maréchal de Belle-Isle, qui avait hérité la magnificence de Fouquet, son grand-père, créa dans ses courts loisirs le parc de Bizi. « Quand il n’était pas à Metz, dit Barbier, il était dans sa terre, près de Vernon, dirigeant une armée de terrassiers, de maçons, de jardiniers et de décorateurs. » On ne lui enviera pas son fastueux repos si l’on songe à ses fatigues. Qu’on relise cette retraite de Prague, quand le maréchal, investi par l’ennemi, sortit de la place avec quinze mille hommes qu’il réussit à rendre, pour ainsi dire, invisibles, et qu’il conduisit à Egra, en sept journées de l’hiver le plus rigoureux. Officiers et soldats, roulés dans leur manteau, couchaient sur la neige. Le vieux maréchal, qui souffrait de la goutte, dormait dans un carrosse qu’on abritait derrière un mur de neige. L’opération était de plus délicates et exigeait, paraît-il, une habileté consommée. Mais le mérite d’une retraite n’est guère reconnu que par les gens de l’art. Le public n’en est jamais touché. La retraite de Prague accrut en même temps la gloire et l’impopularité du maréchal de Belle-Isle. Ce grand homme de guerre fut alors beaucoup chansonné. Parmi les chansons dont on le tympanisa, il en est du moins d’assez jolies. Il y a de l’esprit dans le couplet que voici :


Quand Belle-Isle est parti,
Une nuit,
De Prague à petit bruit,
Il dit,
Voyant la lune :
Lumière de mes jours,
Astre de ma fortune,
Conduisez-moi toujours.


L’excellent duc de Penthièvre habita Bizi. Les fraisiers des bois portent témoignage de sa candeur et de sa bonté. Car le duc écrivait en 1777 à son intendant :

« J’ai appris… que l’on désolait les habitants de Vernon en les empêchant de prendre des fraises dans les bois… On trouvera le secret de me faire haïr, et cela me procurera un de plus vifs chagrins que je puisse avoir en ce monde. »

Je cite cette lettre d’après le texte qu’en donne M. Adolphe Meyer dans son histoire de Vernon. Elle est vraiment d’un bon homme.

Par une singularité merveilleuse, le duc de Penthièvre unissait la foi chrétienne aux vertus philosophiques. Il tenait à l’ancien régime par sa naissance, mais par ses mœurs il contentait l’esprit nouveau. Comme, d’ailleurs, il était étranger aux affaires publiques, sa bienfaisance lui assura, par un rare privilège, au milieu de la Révolution, l’amour et le respect de ses anciens vassaux. En échange des titres qu’un décret de l’Assemblée Nationale lui avait ôtés, il reçut celui de commandant de la garde nationale de Vernon. Trois ans plus tard, le 20 septembre 1792, la municipalité de la petite ville se rendit à Bizi et y planta un arbre de la Liberté auquel cette inscription fut suspendue : « Hommage à la vertu. »

Cependant le pauvre homme se mourait de chagrin. Il survécut peu de jours à la mort affreuse de sa belle-fille, la princesse de Lamballe.

Près du parc, à l’extrémité d’une avenue plantée, que bordent d’un côté les dernières maisons de la ville et qui longe de l’autre des vignes et des pommiers, s’élève une pyramide de granit, sorte de menhir géométrique, d’un aspect à la fois héroïque et funèbre. C’est, en effet, un tombeau glorieux. Sur ce monument sont gravées les armes de Vernon et de Privas avec cette inscription :

AUX GARDES MOBILES DE L’ARDÈCHE
VERNON, 22-26 NOVEMBRE 1870

L’invasion s’étendait. Évreux venait de tomber au pouvoir des Allemands. Quatre compagnies du 2e bataillon de l’Ardèche et le 3e bataillon, formant ensemble un effectif de quinze cent hommes, partirent de Saint-Pierre-de-Louviers le 21 novembre, à onze heures du soir, avec ordre de couvrir Vernon, qui devait être attaqué le lendemain. Le train qui les portait marchait à petite vitesse, tous ses feux de signaux éteints. Il s’arrêta vers trois heures du matin, par une nuit noire et pluvieuse, à une lieue en avant de la ville. Aussitôt les troupes descendirent et se portèrent sur les hauteurs de la forêt de Bizi, qui couvrent Vernon du côté de Pacy, où l’ennemi était arrivé en force depuis la veille.

Le lieutenant-colonel Thomas se fit guider dans la forêt par des habitants. Il borda toutes les avenues de tirailleurs placés dans les fourrés avec défense d’ouvrir le feu sans ordre. Son intention était de laisser les Prussiens franchir le bois, afin de les dominer ensuite et de les cerner dans Vernon. Toutes les mesures étaient prises quand, au point du jour, un grand roulement de voitures et des sonneries de trompettes annoncèrent l’arrivée des ennemis. Leur passage dura près d’une heure. Quand leur tête de colonne arriva dans la ville, elle fut reçue à coups de fusil par des gardes nationaux. Cet accueil leur donna de l’inquiétude ; un détachement seul fit son entrée, la plus grande partie de leurs forces resta formée en dehors.

Ayant pris des renseignements, ils surent bientôt, par des espions, que les Français occupaient la forêt. Alors, comprenant ce que leur position avait de critique, ils ne songèrent plus qu’à assurer leur retraite. Leur cavalerie se porta immédiatement en avant pour explorer les passages et reconnaître ceux qui pourraient être libres. À force de recherches, elle parvint à découvrir de petits chemins de service qui n’étaient pas gardés. Ils se hâtèrent de faire filer leur artillerie par ces chemins, pendant que l’infanterie, se portant sur la grande route, tentait d’enlever le passage de vive force. Après une heure d’une fusillade très nourrie, ils se débandèrent et, se jetant dans tous les sens à travers bois, ils poussèrent dans la direction de Pacy. Ils perdirent, tant dans le combat que dans leur retraite désordonnée, cent cinquante soldats et plusieurs officiers, et ils abandonnèrent douze fourgons chargés de vivres et de munitions.

Pendant trois jours, l’ennemi ne donna pas signe de vie. Ceux des mobiles de l’Ardèche qui étaient restés à Bernay arrivèrent à Vernon, où les trois bataillons se trouvèrent réunis. Dans la matinée du 26, la 6e compagnie du 3e bataillon, de grand’garde à deux cents mètres en avant de la forêt, sur la route d’Ivry, au hameau de Cantemarche, fut subitement assaillie par une colonne de huit cents hommes. Malgré la soudaineté de l’attaque et le nombre des ennemis, les mobiles firent bonne contenance. Mais, s’apercevant que la position allait être tournée, ils battirent en retraite jusqu’à la lisière du bois. Là, s’abritant derrière les terrassements de la voie ferrée, ils tiraillèrent jusqu’à l’épuisement complet de leurs munitions. Alors le capitaine Rouveure s’écrie : « À la baïonnette, mes enfants ! » Et il s’élance en avant. Aussitôt il tombe mortellement frappé. La petite troupe se jette sur l’ennemi, qui recule. À ce moment, deux bataillons de renfort arrivent et, masqués par les bois, font sur les Allemands de vigoureuses décharges. Ceux-ci mettent en batterie plusieurs pièces de campagne. Mais, vers quatre heures, ils battent en retraite, laissant deux cents morts sur le terrain. Les mobiles avaient eu huit hommes tués et vingt blessés. Le corps du capitaine Rouveure était resté aux mains des Allemands, qui lui rendirent les derniers honneurs. Un détachement de cavalerie, commandé par un officier supérieur, rapporta ses restes dans un cercueil couronné de lauriers.

À la nouvelle de la capitulation de Rouen, les mobiles de l’Ardèche reçurent l’ordre de quitter la ville de Vernon qu’ils avaient si généreusement défendue. Voilà les souvenirs que rappelle le monument de Bizi.

J’ai voulu, feuilletant la petite ville comme un livre, résumer deux ou trois de ses pages de pierre. Les villes, ne sont-ce point des livres, de beaux livres d’images où l’on voit les aïeux.



III

SAINT-VALERY-SUR-SOMME

Saint-Valery-sur-Somme, vendredi 13 août.

De la chambre où j’écris, on découvre toute la baie de la Somme, dont le sable s’étend à l’horizon jusqu’aux lignes bleuâtres du Crotoy et du Hourdel. Le soleil, en s’inclinant, enflamme le bord des grands nuages sombres. La mer monte et déjà, du côté du large, les bateaux de pêche s’avancent avec le flot. Sous ma fenêtre, des barques amarrées au bord du chenal portent à leur mât, au lieu de voilure, des filets qui sèchent. Cinq ou six pêcheurs, plongés à mi-corps dans la maigre rivière, épient le poisson qu’autour d’eux des rabatteurs effrayent en frappant l’eau à grands coups de gaule. Ces pêcheurs sont armés d’une baguette pointue dont ils piquent adroitement leur proie. Chaque fois qu’ils lèvent hors de l’eau leur arme flexible, on voit briller à la pointe une sole transpercée.

Un vent salé fait voltiger les papiers sur ma table et m’apporte une âcre odeur de marée. Des troupes innombrables de canards nagent sur le bord du chenal et jettent à plein bec dans l’air leur coin coin satisfait. Leurs battements d’ailes, leurs plongeons dans la vase, leur dandinement quand ils vont de compagnie sur le sable, tout dit qu’ils sont contents. Un d’eux repose à l’écart, la tête sous l’aile. Il est heureux. À la vérité, on le mangera un de ces jours. Mais il faut bien finir ; la vie est enfermée dans le temps. Et puis le malheur n’est pas d’être mangé. Le malheur, c’est de savoir qu’on sera mangé ; et il ne s’en doute pas. Nous serons tous dévorés ; nous le savons, nous ; la sagesse est de l’oublier.

Suivons la digue, pendant que la mer, qui a déjà couvert les bancs de Cayeux et du Hourdel, entre dans la baie par de rapides courants et ramène la flottille des pêcheurs de crevettes. Nous avons à notre gauche les remparts, que la Somme et la mer baignaient naguère, et dont les vieux grès ont été couverts par l’embrun d’une rouille dorée. L’église élève sur ces remparts ses cinq pignons aigus, percés, au XVe siècle, de grandes baies à ogives, son toit d’ardoises en forme de carène renversée, et le coq de son clocher. Au XIe siècle, il y avait là une autre église qui avait aussi sa girouette. Au mois de septembre 1066, Guillaume le Bâtard venait ici chaque matin consulter avec inquiétude le coq du clocher. Son ost, composé de soixante-sept mille combattants, sans compter les valets, les ouvriers et les pourvoyeurs, attendait proche la ville ; sa flotte, échappée à un premier naufrage, mouillait dans la baie. Quinze jours durant, le vent, soufflant du Nord, retint au port cette multitude d’hommes et de barques. Le Bâtard, impatient de conquérir l’Angleterre sur Harold et les Saxons, s’affligeait d’un retard pendant lequel ses navires pouvaient s’avarier et son armée se disperser. Pour obtenir un vent favorable, il ordonna des prières publiques et fit promener dans le camp la châsse de saint Valery. Ce bienheureux, sans doute, n’aimait pas les Saxons, car aussitôt le vent tourna et la flotte put appareiller.

Quatre cents navires à grandes voiles et plus d’un millier de bateaux de transport s’éloignèrent de la rive au même signal. Le vaisseau du duc marchait en tête, portant en haut de son mât la bannière envoyée par le pape et une croix sur son pavillon.

Ses voiles étaient de diverses couleurs, et l’on y avait peint en plusieurs endroits trois lions, enseigne de Normandie. À la proue était sculptée une tête d’enfant tenant un arc tendu avec la flèche prête à partir.

Ce départ eut lieu le 29 septembre. Huit jours après, Guillaume avait conquis l’Angleterre.

Une rampe monte en serpentant à une vieille porte de la ville qui reste debout, flanquée de ses deux tours décrénelées que fleurissent de petits œillets roses. Une de ces tours garde encore, sous les herbes folles et les fleurs sauvages, sa couronne de mâchicoulis. Une bonne femme plante des choux au pied de cette ruine. L’hiver, il pleut de grosses pierres dans son jardin. Sa maisonnette, assise sur d’antiques souterrains, se fend et fait mine de s’abattre à chaque éboulement. Pourtant, la bonne créature admire la porte Guillaume ; elle l’aime. « Sûrement, elle me tuera un jour, me dit-elle, mais tout de même, elle est fière ! »

Après avoir traversé une rue de village, dont les maisons basses, couvertes de chaume, sont gaiement peintes en bleu clair, nous touchons à la pointe du cap Cornu. Là s’élève une chapelle à demi cachée par un bouquet d’ormes centenaires. C’est une construction toute moderne, d’un roman bâtard. Mais les murs de pierre et de galet présentent l’aspect d’un damier et rappellent ainsi les vieux édifices normands. Cette chapelle, dite de Saint-Valery ou des Marins, remplace un édicule plus ancien et abrite le tombeau de l’apôtre du Vimeu.

C’est un lieu de pèlerinage très fréquenté des marins. Quatre ou cinq petits navires ont déjà été suspendus à la voûte de la chapelle neuve par des pêcheurs échappés d’un naufrage. Ces braves gens se font l’idée d’un Dieu violent et puéril comme ils sont eux-mêmes. Ils savent qu’il est terrible dans sa colère, mais qu’il ne faut pas lui en vouloir. Ils entretiennent son amitié par de petits cadeaux. Ils lui apportent des joujoux pour l’amuser. Il est vrai que ces joujoux sont des joujoux symboliques et que ces bateaux d’enfant représentent la barque que le Seigneur a miraculeusement préservée. Je pense bien que le bon saint Valery a sa part de ces humbles présents ; les petits bateaux sont faits pour lui plaire, car il fut en ses jours terrestres l’ami des bateliers de la Somme.

Le cap Cornu est magnifique et sauvage, et il est plein de souvenirs. C’est là qu’il faut nous arrêter. Là, sous ces grands ormes qui frissonnent au vent du large, au pied de la chapelle des Marins, à quelques pas de cette pointe avancée d’où l’on découvre à gauche les falaises du pays de Caux, à droite la baie de la Somme, puis les côtes basses de Picardie, et, tout en face, la haute mer. Je voudrais rappeler en quelques mots l’homme fort des anciens jours, qui laissa dans ces contrées une trace si profonde de son passage.


HISTOIRE DE SAINT GUALARIC OU VALERY


Gualaric ou Walaric, appelé depuis Valery, n’est point originaire de la contrée maritime où son nom fut donné à deux villes et à d’innombrables églises. Il naquit de pauvres paysans, dans la province d’Auvergne. Il fut berger dans son enfance et n’eut qu’une houlette pour tout bien. Mais il était riche de sens, d’esprit et de piété.

Il quitta de bonne heure son pays pour se mettre au service du saint évêque d’Auxerre, Germain. Puis il se fit moine dans l’abbaye de Luxeuil, que saint Colomban d’Irlande gouvernait alors avec sagesse. Pourtant les religieux secouèrent le joug de leur pasteur, et saint Colomban, chassé par ses ouailles, prit le chemin de l’exil. La piété, la modestie et la tempérance quittent Luxeuil avec lui. Valery, profondément affligé, sortit à son tour de ce port salutaire devenu un pernicieux écueil, et il résolut de vivre dans la solitude, loin des méchants.

« J’irai, dit-il, où Dieu voudra me conduire. »

Au bout de quelques jours, il se trouva sur les rives du fleuve de Somme et il en suivit les bords jusqu’au rivage de la mer. Là, il s’arrêta, épuisé de fatigue, au bord d’une fontaine, et il secoua la poussière de ses chaussures. C’est sur cette poussière que s’éleva depuis la ville de Saint-Valery.

Une épaisse forêt descendait alors jusque sur les grèves de la mer. Les lièvres l’habitaient. Elle recouvrait des marais peuplés de vanneaux, de bécasses, de canards et de sarcelles. Les mouettes déposaient leurs œufs sur la roche nue des falaises. Le cri aigu du héron et la plainte du courlis s’élevaient des grèves pâles où le cygne, l’oie sauvage et le grèbe, chassés par les glaces, venaient passer l’hiver dans les sables marins. Des hommes en petit nombre habitaient ces contrées sauvages. C’étaient de pauvres bateliers qui pêchaient dans l’embouchure poissonneuse de la Somme. Ils étaient païens. Ils adoraient des arbres et des fontaines. En vain les saints Quentin, Mellon, Firmin, Loup, Leu, et plus récemment, saint Berchund, évêque d’Amiens, étaient venus les évangéliser. Ils croyaient aux génies de la terre et aux âmes des choses.

Ces simples pêcheurs étaient saisis d’une horreur sacrée quand ils pénétraient dans les forêts profondes qui couvraient alors tout le rivage. Ils voyaient partout des dieux agrestes. Au bord des sources, où tremblaient les rayons de la lune, ils apercevaient des nymphes, des fées, des dames merveilleuses ; ils les adoraient et leur apportaient en tremblant des guirlandes de fleurs. Ils croyaient bien faire en les aimant, puisqu’elles étaient belles.

Sans doute, la source qui descendait le coteau feuillu où le pieux Valery s’arrêta était une des sources sacrées auxquelles ces hommes faisaient des offrandes. Elle coule encore au pied de la chapelle, du côté de la baie. Comme aux anciens jours, l’eau en est fraîche et toute claire. Mais, maintenant elle ne chante plus. Elle n’est plus libre comme au temps de sa rustique divinité. On l’a emprisonnée dans une cuve de pierre à laquelle on accède par plusieurs degrés. Du temps de saint Valery, c’était une nymphe. Nulle main n’avait osé la retenir, elle fuyait sous les saules. Semblable à ces ruisseaux qu’on voit encore en grand nombre dans les vallées du pays, elle formait, de distance en distance, de petits lacs où sommeillait, sur un lit flottant de feuilles vertes, la pâle fleur du nénuphar. C’est là, c’est dans ces fontaines des bois que se réfugièrent les dernières nymphes chassées par les évêques. Ces agrestes déesses étaient poursuivies sans pitié. Un article des ordonnances du roi Childebert porte que : « Celui qui sacrifie aux fontaines, aux arbres et aux pierres sera anathématisé. »

Valery jugea ce lieu convenable à ses desseins. Il avait obtenu du roi des Francs la permission d’établir sa demeure en tout endroit du royaume où il lui plairait d’habiter. Il bâtit de ses mains une cellule, et il s’y consacra à la prière et à la contemplation. Quelques disciples vinrent près de lui pour vivre de sa vie et se nourrir de ses pieux exemples. Ils construisirent leur cellule près de la sienne, à l’extrémité de la forêt, sur le bord d’un précipice dont le pied baignait dans la mer. L’évêque Berchund venait, dit-on, passer chaque année le saint temps du carême dans cette solitude.

Valery, autant qu’on peut ressaisir les traits de son âme sous le pinceau timide et maladroit de ses pieux historiens, était à la fois plein de force et de douceur. On rapporte de lui des traits de bonté qui sont rares dans la vie des rudes apôtres de l’Occident barbare. On dit que, comme plus tard saint François d’Assise, il répandait jusque sur les pauvres animaux la pitié qui remplissait son cœur. Les petits oiseaux venaient manger dans sa main.

« Mes enfants, disait-il à ses compagnons, ne leur faisons pas de mal et laissons-les se rassasier des miettes de notre pain. »

C’est contre les nymphes des bois et des fontaines que le saint homme tournait toute sa colère. Pourtant ces nymphes étaient des innocentes. Je crois bien que les pêcheuses et les villageoises venaient leur demander en secret d’avoir de beaux enfants. Mais il n’y avait pas de mal à cela. Ces nymphes, ces fées, ces dames étaient jolies et mettaient un peu de grâce au fond des cœurs rustiques. C’étaient des divinités toutes petites, qui convenaient aux petites gens. Saint Valery les tenait pour des démons pernicieux, et il résolut de les détruire. Pour y réussir, il abandonna la vie contemplative si douce à son cœur blessé, et il parcourut la contrée, prêchant les païens et portant l’Évangile de village en village.

Un jour, passant dans un lieu proche de la ville d’Eu, il vit un arbre aux branches duquel des images d’argile étaient suspendues par des bandelettes de laine rouge. Ces images représentaient l’Amour, le dieu Hercule et les Mères. Ces Mères étaient très vénérées dans toute la Gaule occidentale. Les potiers de terre ne cessaient point de modeler les figures de ces dieux qui se trouvent encore en grand nombre dans la terre sur le rivage de l’océan, de la Somme à la Loire. Elles sont parfois géminées, et deux mères sont assises côte à côte, tenant chacune un enfant. Parfois, il n’y a qu’une Mère, et les paysans qui la découvrent en labourant leur champ la prennent pour la Vierge Marie. Mais c’est une idole des païens.

Saint Valery fut irrité à cette vue et pensa en son cœur :

« Des démons pendent comme des fruits pernicieux aux rameaux de cet arbre. »

Puis il leva la cognée qu’il portait à sa ceinture et, avec l’aide du moine Valdolène, son compagnon, il renversa l’arbre avec les images saintes qu’il abritait sous son feuillage. Quand les gens du pays virent couché sur le sol l’arbre-dieu avec la multitude des offrandes et la sève saignant sur le tronc mutilé, ils furent saisis de douleur et d’effroi. Et lorsque saint Valery leur cria : « C’est moi qui ai renversé l’arbre que vous adoriez faussement, » ils se jetèrent sur lui et le menacèrent de l’abattre comme il avait abattu le dôme verdoyant.

Alors l’apôtre étendit les deux bras et dit :

« Si Dieu veut que je meure, que sa volonté soit faite. »

Et soit que ces hommes sentissent en lui quelque chose de divin, soit pour tout autre raison, ils le laissèrent aller.

Mais il voulut rester avec eux pour les instruire dans l’Évangile. Il était juste aussi qu’il leur donnât un Dieu en échange de ceux qu’il leur avait ôté, car ceux qui détruisent l’espérance dans les âmes sont cruels. Puis, sa pieuse conquête étant achevée, Valery retourna à la solitude qu’il avait choisie.

Les travaux de son apostolat étaient souvent pénibles. Un jour, dit son biographe, que cet ami de Dieu revenait à pied d’un lieu dit Cayeux à son monastère dans la saison d’hiver, il arriva qu’à cause de l’excessive rigueur du froid il s’arrêta pour se chauffer dans la maison d’un certain prêtre. Celui-ci et ses compagnons, qui auraient dû traiter avec un grand respect un tel hôte, commencèrent au contraire à tenir audacieusement, avec le juge du lieu, des propos inconvenants et déshonnêtes. Fidèle à sa coutume de poser toujours sur les plaies corrompues et hideuses le salutaire remède et la parole divine, il essaya de les réprimer, disant :

« Mes fils, n’avez-vous pas vu dans l’Évangile qu’au jour du jugement, vous aurez à répondre de toute parole vaine ? »

Mais eux, méprisant son avertissement, s’abandonnèrent de plus en plus à des propos grossiers et impudiques. Pour lors, secouant la poussière de ses souliers, il dit :

« J’ai voulu, à cause du froid, chauffer un peu à votre feu mon corps fatigué. Mais vos coupables discours me forcent à m’éloigner tout glacé encore. »

Et il sortit de la maison.

Ce récit semblera peut-être insipide à distance. Ici, dans la terre où il est né, et dont il a gardé le goût, je le trouve plein de saveur et j’en goûte avec plaisir le parfum sauvage.

En l’an 622, un jour du mois de décembre, Gualaric, appelé aussi Valery, plein d’œuvres et de jours, se leva avant matines de dessus son lit de feuilles sèches et conduisit ses disciples jusqu’à l’orme entouré de ronces au pied duquel il avait coutume de faire ses prières ; là, plantant deux bâtons dans la terre, il marqua une place de la longueur de son corps, et dit :

« Lorsque, par volonté de Dieu, je sortirai de l’exil de ce monde, c’est là qu’il faudra m’ensevelir. »

Les saints des Gaules avaient ainsi coutume de choisir eux-mêmes le lieu de leur sépulture. Dans le pays de Tréguier, saint Renan ne s’étant pas expliqué à cet égard avant sa mort, ses disciples déposèrent son corps sur un chariot attelé de bœufs qu’ils laissèrent aller librement, et ils le mirent en terre à l’endroit où les bœufs s’étaient arrêtés d’eux-mêmes.

Saint Valery mourut le dimanche qui suivit le jour où il avait marqué lui-même le lit de son repos. Il fut fait selon sa volonté, et l’évêque Berchund vint inhumer le corps du bienheureux.

L’histoire d’un saint ne finit point à la mort et à la sépulture. Elle se continue d’ordinaire par la relation des miracles opérés sur la tombe du bienheureux. Nous avons vu que Guillaume-le-Bâtard fit promener la châsse de saint Valery pour obtenir un vent favorable. Quatre-vingts ans après vivait un comte de Flandre nommé Arnould et surnommé le Pieux. Il avait une grande foi en la vertu des saints et professait une vénération particulière pour le corps du bienheureux Valery. Il le fit bien voir, car il vint avec son ost assiéger la ville de Saint-Valery, massacra les habitants et pilla l’abbaye afin de s’emparer des reliques du bienheureux. Il les emporta dans son comté avec les os de saint Riquier, qu’il avait pris en même temps, et il croyait s’être assuré ainsi la protection divine, tant sa foi était forte.

En ce temps-là, Hugues Capet était comte de France. Un jour qu’il s’était endormi dans une grotte, deux personnages vêtus de robes blanches lui apparurent dans son sommeil.

« Je suis l’abbé de Saint-Valery, dit l’un d’eux. Avant de mourir, je demeurais sur le rivage de la mer. Mes os, et ceux de saint Riquier, ici présent avec moi, ont été ravis à leur tombe, et maintenant ils sont captifs sur une terre étrangère, mais le temps est venu où ils doivent être replacés dans les lieux où nous avons vécu. Quand Dieu m’aura déposé dans mon ancienne tombe, je te prédis que tu reviendras roi, et que ta race portera la couronne pendant plus de sept siècles. »

Il dit et s’évanouit avec son compagnon. Le comte Hugues redemanda les précieuses reliques à Arnould le Pieux afin de les rendre à l’abbaye de Saint-Valery et de devenir roi.

La promesse du bienheureux s’accomplit. Mais certains auteurs croient que cette prophétie a été inventée après l’événement.


Pour achever de peindre ce tableau gothique, j’aurais encore beaucoup d’autres merveilles à rapporter. Mais il est temps de me rappeler que je ne suis point un hagiographe. Si j’ai, sous les vieux ormes du cap Cornu, dessiné de mon mieux la figure du grand apôtre du Vimeu, c’est que cette figure ressemble, dans ses traits essentiels, à celle de tous les vieux évangélisateurs des Gaules. Par là, elle mérite d’être considérée avec attention par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre pays.

Religieux et colons, ils ont pétri de leurs rudes mains et la terre où nous vivons, et les âmes de ses anciens habitants ; ils ont creusé dans le sol de la France une indestructible empreinte. Il n’est pas indifférent pour nous que ces hommes apostoliques aient existé. Nous leur devons quelque chose. Il reste dans le patrimoine de chacun de nous quelques parcelles des biens qu’ils ont légués à nos pères. Ils ont lutté contre la barbarie avec une énergie féroce. Ils ont défriché la terre ; ils ont apporté à nos aïeux sauvages les premiers arts de la vie et de hautes espérances.

« Mais, hélas ! direz-vous, ils ont tué les petits génies des bois et des montagnes. Le bon saint Valery a fait mourir la nymphe de la fontaine. C’est pitié.

— Oui, ce serait une grande pitié. Mais cessez de vous attrister. Je vous le dis tout bas : ces pieux personnages n’ont pas fait périr le moindre petit dieu. Saint Valery n’a pas tué de nymphes, et les doux démons qu’il chassait d’un arbre entraient dans un autre. Les génies, les nymphes et les fées se cachent quelquefois, mais ils ne meurent jamais. Ils défient le goupillon des saints. »

Je lis dans un gros livre que, après la mort de saint Valery, les habitants de la baie de la Somme retombèrent dans l’idolâtrie. Ils avaient revu les dames mystérieuses des sources, et ils étaient revenus à leurs premières amours. Tant qu’il y aura des bois, des prés, des montagnes, des lacs et des rivières, tant que les blanches vapeurs du matin s’élèveront au-dessus des ruisseaux, il y aura des nymphes, des dryades ; il y aura des fées. Elles sont la beauté du monde : c’est pourquoi elles ne périront jamais.

Voyez, la nuit tombe sur les toits. Un charme paisible, triste et délicieux, enveloppe les choses et les âmes. Des formes pâles flottent dans la clarté de la lune. Ce sont les nymphes qui viennent danser en chœur et chanter des chansons d’amour autour de la tombe du bon saint Valery.


Saint-Valery-sur-Somme, 14 août.

Nous sommes ici dans un pays rude. La mer y est jaunâtre ; c’est à peine si parfois elle bleuit au loin, vers le large. La côte, toute boisée, est d’un vert sombre. Le ciel est gris et pluvieux. L’eau n’a pas de sourires et le vent n’a pas de caresses. Cette baie où le vent du nord entre avec les goëlettes norvégiennes chargées de planches et de fers bruts, Saint-Valery, ne plaît point aux étrangers. Et c’est aussi pour cela qu’on l’aime. On y a la mer et les marins ; on y voit tout le mouvement d’un petit port de commerce et d’une baie poissonneuse. On y vit au milieu des pêcheurs. Ce sont de braves gens, des cœurs simples. Ils habitent le quartier de Courgain. C’est le bien nommé, disent les gens du pays, car ceux qui y vivent gagnent peu. Le Courgain s’étend derrière la rue de la Ferté, sur une rampe assez rude. Des maisonnettes, qui auraient l’air de joujoux si elles étaient plus fraîches, se pressent les unes contre les autres, sans doute pour n’être point emportées par le vent. Là, on voit à toutes les portes de jolies têtes barbouillées d’enfants, et çà et là, au soleil, un vieillard qui raccommode un chalut, où une femme qui coud à la fenêtre derrière un pot de géranium. Cette population, me dit-on, souffre beaucoup en ce moment.

Elle est ruinée par les pêcheries étrangères, qui jettent en abondance le poisson sur nos marchés. Ces simples n’ont pas, pour le combat de la vie, d’autres armes que leur barque et leur filet. Ce sont de grands enfants qui connaissent les ruses des poissons et ne connaissent point celles des hommes. En les voyant, on est pris de sympathie et d’amitié pour eux. La vie les use comme le temps use les pierres, sans toucher au cœur. La vieillesse même ne les rend point avares. Ils s’aident les uns les autres. Ce sont les seuls pauvres qui ne s’évitent point entre eux. Justement je vois passer sous ma fenêtre un ancien du pays. Il ressemble au père Corot. Il est propre ; il porte un petit anneau d’or à l’oreille. Le sel de la mer a tanné sa peau ; le poids du chalut a courbé son échine.

À sa vue, je ne puis me défendre d’un souvenir. Je me répète à moi-même l’épitaphe qu’une poétesse grecque fit, au temps des Muses, pour un pauvre pêcheur de Lesbos. Elle est composée de peu de mots. Le style austère et pur des vers en atteste l’antique origine. Je traduis littéralement ce distique funéraire :


« Ici est la tombe du pêcheur Pelagon. On y a gravé une nasse et un filet, monuments d’une dure vie. »


Ainsi parle dans sa pitié sereine cette Muse grecque, qui ne pleure pas, parce que les larmes souilleraient sa beauté. Le vieux Pelagon jetait ses filets au pied des blancs promontoires. Il avait vu, dans ses rudes travaux, le vieillard des mers, le terrible Protée s’élever comme un nuage du sein des vagues. Il avait peut-être entendu les sirènes chanter dans la mer bleue. La Manche n’a point de sirènes sur ses sables dangereux. Le blanc Protée n’erre point au pied des falaises à pic. Mais le vieux loup de mer, qui passe en ce moment sur le quai, a vu les âmes des naufragés voler comme des mouettes à la pointe des lames ; il a vu sur la terre des feux célestes, et peut-être que Notre-Dame-de-Bon-Secours s’est montrée à lui dans la brume de l’océan. Hélas ! à travers combien de fatigues le ciel lui a souri ! Aujourd’hui, comme au temps de Sapho, la barque et le chalut sont les monuments d’une dure vie.

Hier, un enfant de onze ans s’est noyé dans la baie. Il était originaire de Cayeux. Cayeux est un port de pêche à trois lieues de Saint-Valery. Ce port est sans abri contre les vents de l’ouest et du nord-ouest, qui amenaient autrefois dans les rues tant de sable qu’on y enfonçait jusqu’aux genoux. Aujourd’hui les galets que la mer a amoncelés forment une digue naturelle et protègent les maisons, ainsi qu’une partie des champs. C’est là que le bon saint Valery faillit mourir de fatigue et de froid quand il frappa à la porte de la maison où un prêtre se chauffait en compagnie d’un juge. La vie n’y est aisée pour personne. La pauvre famille dont je parle y souffrit cruellement. Plusieurs enfants moururent. Un d’eux, par un hasard inconcevable, se noya dans un baquet. Quand le père et la mère vinrent s’établir à Saint-Valery, de neuf enfants qu’ils avaient eus, il ne leur restait que le fils qui est mort hier et un aîné appelé sous les drapeaux. La mère, entêtée dans le malheur et donnant à l’avenir la figure sombre du passé, répétait tous les jours avec épouvante :

« Je sais que celui-ci se noiera comme les autres. »

De tels accidents sont rares à Saint-Valery. La baie et les bancs de sable prennent par an à peine une ou deux victimes. Pourtant la pauvre mère pleurait tous les jours son fils par avance.

Vendredi, à quatre heures, il partit seul en barque, bien que ses parents le lui eussent défendu. Il se noya par un clair soleil, dans une mer calme, en vue de la maison où il avait été nourri et où l’attendait sa mère. La marée ramena à la côte sa barque et ses vêtements. Pendant huit heures, ses parents restèrent les yeux fixés sur cette eau tranquille qui recouvrait le cadavre de leur fils. Enfin, au milieu de la nuit, la mer s’étant retirée, quinze ou vingt pêcheurs s’en allèrent avec des lanternes, par les sables, chercher le corps. Ils le trouvèrent dans un trou. Les crabes avaient déjà dévoré une oreille et attaqué la joue.

On a porté aujourd’hui le petit cercueil sous un drap blanc, dans la vieille église qui domine la mer. Les femmes de Cayeux, avec les parents de l’enfant défunt, tenaient la tête du cortège ; elles portaient la pelisse noire, commune autrefois à toutes les femmes de la Picardie et des Flandres. Elles ressemblaient ainsi, sur le chemin montueux de l’église, aux saintes femmes que peignaient les maîtres flamands, au pied du Calvaire, en prenant leurs modèles sous leurs yeux. Les grandes pelisses ont passé par héritage des mères aux filles, et quelques-unes ont vu peut-être d’un siècle d’humbles douleurs. Les jeunes Valéricaines dédaignent aujourd’hui ce vêtement traditionnel. Elles portent, aux grands jours de la vie, des chapeaux à la mode de Paris et se croient « braves » avec des mantelets garnis de jais, sur lesquels elles croisent leurs mains rouges.

Le cortège entra sous le vieux porche et l’office des morts commença. Derrière le cercueil, au poële blanc dont les cordons étaient tenus par quatre petits garçons, raidement habillés de gros drap noir, le père et la mère se tenaient par le bras. L’homme ne pleurait plus. Mais on voyait que les larmes avaient coulé longtemps sur le cuir fauve de ses joues. La tête renversée, il sanglotait. Les sanglots secouaient son long collier de barbe grise et ses hautes épaules. Ils donnaient à sa bouche un faux air de sourire, horrible à voir. Cependant il se balançait ainsi qu’un homme ivre, et il mêlait aux chants des psaumes et aux prières de l’officiant une plainte lente, régulière et douce, comme l’air d’une de ces chansons avec lesquelles on endort les petits enfants. Ce n’était qu’un murmure, et l’église en était pleine ! Mais elle, la mère ! debout, immobile, muette dans sa pelisse antique, elle tenait son capuchon baissé au-dessous de sa bouche, et sous ce voile elle amassait sa douleur.

Quand l’absoute fut donnée, le cortège s’achemina vers Cayeux. C’est là, sous le vent de mer, qu’ils veulent que leur enfant repose. Croient-ils que cette terre, si dure aux vivants, sera douce aux morts ? Ou plutôt n’est-ce pas qu’ils gardent un tendre amour pour le rude pays où ils sont nés et auquel ils portent aujourd’hui ce qu’ils avaient de plus cher ? Nous vîmes la petite troupe disparaître lentement sur le chemin pierreux. Jamais, pour ma part, je n’avais contemplé un si grand spectacle. C’est qu’il n’y a rien de plus grand au monde que la douleur. Dans les villes, elle se cache. Aujourd’hui, je l’ai vue au soleil, sur une colline qui ressemblait au calvaire.

Ce dimanche les rues sont pavoisées. C’est la fête de la ville. De grandes affiches jaunes annoncent que des régates seront données sous le patronage du Yacht-Club de France. Les bateaux de Saint-Valery, de Cayeux courront. Des tribunes ornées des écussons des villes rivales s’élèvent sur le quai. Les habitants de la ville, de noir vêtus, s’y groupent autour de leurs officiers municipaux. À onze heures et demie, un coup de canon annonce que la fête nautique commence. Au-dessus de la pièce, un blanc flocon de fumée s’élève tout droit dans l’air tranquille. On craint que les voiles manquent de vent. Mais, peu à peu, tandis que manœuvrent les yachts et les clippers, une jolie brise « nord-oua » s’élève et les bateaux de pêche de Saint-Valery et du Crotoy se mettent en ligne par un temps favorable. Ce sont de bons marcheurs. Tous les jours ils sortent à la mer descendante. Ils vont traîner leur chalut sur les bancs qu’on voit émerger au loin à mesure que l’eau baisse et qui forment alors des îlots jaunes dans la mer verte ou bleue. Ils pêchent la crevette grise qu’on trouve en abondance sur ces bancs entre la pointe du Hourdel et les dunes de Saint-Quentin. Ces petits bateaux animent la baie ; ils en sont la vie, partant la joie. Le flot les ramène. C’est plaisir d’épier de loin leurs voiles grises, blanches ou noires, quand ils reviennent ensemble comme une compagnie d’oiseaux.


16-18 août.

On a distribué aujourd’hui les prix aux filles de l’école. À la sortie, nous essuyons un grain. Les couronnes de lauriers et de chênes déteignent, à la pluie, sur le front et sur les joues des fillettes, qui deviennent horriblement livides. Elles communiquent par des baisers ce teint à leurs parents attendris. Tout le monde est vert.

Il y a pour les filles, à Saint-Valery, deux écoles communales dirigées par les sœurs de la Providence. Les Augustines tiennent, dans la ville, un pensionnat libre. Il n’y a point d’école laïque de filles.

Par contre, il n’y a pas d’école religieuse de garçons. Les deux écoles communales de garçons ont été laïcisées dernièrement. Les frères n’ont point ouvert d’école libre. Ils se sont retirés de la ville, décevant ainsi, dans ses secrètes espérances, la municipalité qui se flattait, en appelant un instituteur laïque, de faire naître une féconde émulation entre l’enseignement municipal et l’enseignement libre.

Quant à l’obligation légale, elle n’a pas eu ici de résultats pratiques. La misère est une grande force. Que peut la loi contre elle ? Comment empêcher des gamins qui meurent de faim de voler des pommes de terre au lieu d’apprendre à lire ? J’ai vu discuter au Sénat la loi d’obligation. Le débat était solennel. Il en sortit une grande loi. Mais je vois ici combien il est difficile de soumettre à cette loi de petits malheureux qui n’ont pas une culotte à mettre pour aller à l’école.

Le soin généreux que nous prenons aujourd’hui d’instruire l’enfance n’était pas aussi étranger à l’esprit de nos pères qu’on le croit communément. Je viens d’en trouver une nouvelle preuve dans le registre manuscrit des lettres et ordonnances concernant la ville de Saint-Valery, qui est conservé aujourd’hui à la mairie et que M. Vanier, conseiller municipal, m’a communiqué. On lit dans ce registre une lettre que le cardinal de Bourbon, gouverneur du Vimeu, écrivit vers 1536, à ses « chers et bien amés » le maire et les échevins de Saint-Valery, touchant es « escolles » de la ville. Il leur rappelle qu’il entend garder « le droit de l’escollatre » qui lui appartient. Il veut que les écoles soient pourvues « d’ung homme de bien et bonnes lettres ». Et il n’a pas d’autre exigence. Si le personnage que l’échevinage lui propose « est suffisant », il l’agrée. « Car, ajoute-t-il, je désire merveilleusement que vos enfants soient bien instruictz, car c’est le bien de vostre chose publique. »

Ce registre que j’ai sous les yeux, et qui embrasse la première moitié du XVIe siècle, contient aussi, à la date de 1533, une bien curieuse ordonnance relative « au péché d’adultère ». Je vais la transcrire tout au long. Mais il faut d’abord rappeler que Saint-Valery était au XVIe siècle un port de cabotage très important. Si la ville avait été vingt fois ruinée par les guerres, la baie était une source de biens. À cette époque où la navigation naissante, déjà hardie, grâce à la découverte de la boussole, et le commerce dans son premier essor, faisaient affluer la richesse sur nos côtes, on pouvait dire que la mer était d’or. Devenus riches, les habitants de Saint-Valery eurent hâte de jouir, et ils étalèrent un luxe inconnu aux braves gens qui avaient défendu jadis leur forteresse contre les Anglais. Les dames portèrent des étoffes et des fourrures venues des Indes ou de l’Amérique, des soies, des laines magnifiques. Ainsi parées, on les trouva plus jolies. On les aima beaucoup ; elles se laissèrent aimer. Aussi les mœurs devinrent très relâchées dans cette ville aujourd’hui simple, rude et modeste. C’est pourquoi la municipalité rendit en 1533 l’ordonnance suivante dont le lecteur entendra sans trop de peine, je le crois, le vieux français, encore qu’un peu picard.

Je reproduis fidèlement le texte original, tel que je le lis sur le registre qui m’a été gracieusement communiqué :

« Considérant la justice tant ecclésiastique que temporelle, que Nostre Seigneur Jésucrist est journellement offensé en ceste paroisse de plusieurs crimes et énormes vices qui se y perpètrent et principallement au péché d’adultère par plusieurs personnes hommes et femmes mariés qui sont tous publicques et manifestes. Pour lesquelz crimes et villains péchés sommes appertement menachés de l’ire de Dieu, a esté advisé et conclud tant de monseigneur l’official que par les bailly et maïeur de ceste ville quil sera faicte deffense générale tant en l’église que es lieux publicquez que nulz hommes ne femmes mariés ne aient plus à commettre adultère à paine de estre mis en une brincqueballe qui sera faicte et mise sur ung des flos de ceste ville et illec tombez et plongés testes et corps. Assavoir pour la première fois que il sera trouvé et sceu que ilz auront adultéré ou pourront estre trouvez en lieu suspect de tel vice, par trois fois dedens ledit flos et de soixante sols parisis d’amende pour estre donnée pour Dieu aux povres et aux dénuntiateurs et accusateurs de telz crimez. Et pour la seconde fois de estre fustiguez par les carfours de ceste ville par la main du bourreau et banys de ladicte ville et paroisse è leurs biens confisqués, espérant que moiennant telles pugnitions l’ire de Dieu Notre Seigneur sera apaisée. »

Il est peut-être utile de dire ce que c’est que cette brincqueballe sur laquelle on mettait les victimes des passions de l’amour. Une brincqueballe est, en langage picard, le levier qui sert sur les navires à faire jouer le piston de la pompe. Quant aux « flots » de la ville, ce sont de grandes citernes. Les magistrats valéricains punissaient par l’eau ces mêmes « péchés » que Dante vit châtiés dans l’enfer par le souffle du vent. Le flot dans lequel on trempait les pécheurs charnels se voit encore proche la porte Guillaume. Il vient d’être mis à sec. La municipalité a décidé que ce flot serait conservé comme monument historique.

La fête communale du 15 août a amené ici quelques forains qui campent sur la petite place des Pilotes. Des somnambules et des tireuses de cartes ont dételé leur voiture garnie d’un lit blanc. La femme sauvage est venue aussi. Une peinture déployée le long de la baraque la représente dévorant la chair palpitante d’un homme blanc. En réalité la femme sauvage est une pauvre fille qu’on a cirée comme une botte et qui garde, sous le cirage, un air de candeur et d’innocence. Elle a des yeux bleus d’une inaltérable douceur. Elle est la vivante image de la faiblesse, de la souffrance paisible et de la résignation, et c’est elle qui fait la femme anthropophage ! Voilà un grand exemple du désordre qui règne sur cette terre.

L’orgue des chevaux de bois ronfle toute la soirée sur la place des Pilotes, et mêle au bruit des lames qui brisent des airs de bals de barrière. Les chevaux, assiégés par de jolies demoiselles de Paris, et par des petits pêcheurs déguenillés, tournent sans répit.

J’ai longtemps médité sur les chevaux de bois. Je voudrais les étudier méthodiquement. Mais la grandeur du sujet m’effraie. Et j’y découvre d’abord une grande difficulté. Si l’on s’efforce de définir les diverses sensations qui affectent douloureusement l’organisme humain on peut espérer d’y réussir. Quand nous disons par exemple qu’une douleur est aiguë ou qu’elle est sourde, qu’elle est lancinante ou fulgurante, nous nous faisons entendre assez bien. On éprouve au contraire un insurmontable embarras à représenter par des mots les sensations agréables ; celles mêmes qui, résultant du jeu régulier des organes, sont usuelles et fréquentes, échappent aux approximations du langage articulé. Dire que ces sensations sont vives ou qu’elles sont douces, c’est ne rien dire ; les termes, fort usités, de délices et de transports, sont vagues. Il paraît donc qu’au physique le plaisir est plus indistinct que la douleur. Pour cette raison sans doute, je désespère de rendre très sensible, par le seul moyen du discours, le plaisir que procurent les chevaux de bois. Il est certain, toutefois, que ce plaisir est grand. De leur cercle mouvant jaillissent des cris de volupté qui percent le bruit de l’orgue et des trombones. Et après quelques tours de la machine ce ne sont que regards noyés, lèvres humides, têtes pâmées. Les jeunes femmes y prennent l’expression que la statuaire antique donne aux Bacchantes. Et moins habiles à la volupté, les petits enfants, roides et la joue empourprée, restent graves, en proie à un dieu inconnu. Je ne parle point de ceux qui ont mal au cœur. Il s’en trouve. Mais c’est un cas particulier. Je m’en tiens au général. Grands et petits, ce qu’ils éprouvent est vaguement délicieux.

Sur le cheval de bois, sur la montagne russe, sur l’escarpolette, ils sont remués, secoués, agités, tout leur être résonne, la circulation est activée ; ils se sentent mieux vivre. Ils jouissent du jeu facile de leurs organes, ils soupirent, ils expirent ; des caresses invisibles, des caresses intérieures, les font tressaillir : ils sont heureux.

Le cheval de bois durera autant que l’humanité, parce qu’il répond à un instinct profond de l’enfance et de la jeunesse, ce désir de mouvement, ce besoin de vertige, cette secrète envie d’être emporté, bercé, ravi, qu’on éprouve aux heures enfantines, aux heures virginales. Plus tard, nous redoutons ces machines à mouvement ; nous craignons que le moindre choc ne ranime en nous des souffrances engourdies. Mais dans l’âge divin des chevaux de bois, toute secousse éveille une volupté.


Saint-Valery, 22 août.

Aujourd’hui, j’ai vu célébrer de ma fenêtre, sur le quai, l’humble fête de la bénédiction d’un bateau. C’était un petit canot de pêche. Le pavillon français flottait à son mât. À bord, une table, couverte d’une nappe blanche, portait un gâteau, une bouteille de vin et des verres. Un prêtre, précédé d’un bedeau, entra dans l’embarcation pour la bénir. Un chantre et un enfant de chœur y prirent place après lui, ainsi que le patron de la barque et sa femme. Ces deux bonnes gens gardaient, dans leurs pauvres vêtements de fête, une raideur simple et une gravité naïve. Ils n’étaient plus jeunes ni l’un ni l’autre. Brunis et durcis dans le travail, ils rappelaient, par la rude simplicité de leur attitude, les statues des vieux âges. Le prêtre prit, sur un plateau que lui présenta l’enfant de chœur, une poignée de sel et de blé, et il la sema dans la barque afin d’y semer en même temps la force et l’abondance. Puis il trempa dans l’eau bénite un rameau de buis, image du rameau que la colombe apporta dans l’arche, aspergea la barque, et, la nommant par son nom, la bénit.

Le chantre entonna alors le Te Deum. Il chanta ensuite le psaume cent six et l’Ave maris stella. Quand il eut fini, la femme du pêcheur coupa le gâteau qui avait été béni en même temps que la barque ; elle versa du vin dans les verres et offrit à boire et à manger au prêtre ainsi qu’à tous les assistants.

Il est d’usage, lors de la bénédiction des grands bateaux, de casser sur l’étrave une bouteille pleine. Cet usage n’est pas suivi par les pauvres patrons des petits canots de pêche. Ils disent qu’il vaut mieux boire le vin que de le perdre. J’ai demandé à un vieux marin ce que signifiait cette bouteille cassée. Il m’a répondu en riant que l’étrave glisse mieux dans la mer quand elle a été d’abord bien arrosée. Puis, reprenant sa gravité ordinaire, il a ajouté :

« C’est mauvais signe quand la bouteille ne se brise pas. Il y a dix ans, j’ai vu bénir un grand bateau. La bouteille glissa sur l’étrave et ne se cassa pas. Le bateau se perdit à son premier voyage. »

Et pourquoi casse-t-on une bouteille avant de lancer un bateau à la mer ? Pourquoi ? Pour la raison qui fit que Polycrate jeta son anneau à la mer, pour faire la part du malheur. On dit au malheur : « Je te donne ceci. Il faut t’en contenter. Prends mon vin et ne me prends plus rien. » C’est ainsi que les Juifs fidèles aux coutumes antiques brisent une tasse quand ils se marient. La bouteille cassée, c’est une ruse d’enfant et de sauvage, c’est la malice du pauvre homme qui veut jouer au plus fin avec la destinée.


Eu, 23 août.

Du haut de la colline de Saint-Laurent, nous découvrons la ville d’Eu, paisiblement couchée dans le creux d’un vallon. Elle est charmante ainsi avec ses toits pointus, ses rues tortueuses et le clocher en charpente de son élégante église. Nous la contemplons dans une sorte de ravissement. C’est qu’aussi la vue à vol d’oiseau d’une jolie ville est un spectacle aimable et touchant, où l’âme se plait. Des pensées humaines montent avec la fumée des toits. Il y en a de tristes, il y en a de gaies ; elles se mêlent pour inspirer toutes ensemble une tristesse souriante, plus douce que la gaieté. On songe :

« Ces maisons, si petites au soleil que je puis les cacher toutes en étendant seulement la main, ont pourtant abrité des siècles d’amour et de haine, de plaisir et de souffrances. Elles gardent des secrets terribles, elles en savent long sur la vie et la mort. Elles nous diraient des choses à pleurer et à rire, si les pierres parlaient. Mais les pierres parlent à ceux qui savent les entendre. La petite ville dit aux voyageurs qui la contemplent du haut de la colline :

« Voyez ; je suis vieille, mais je suis belle ; mes enfants pieux ont brodé sur ma robe des tours, des clochers, des pignons dentelés et des beffrois. Je suis une bonne mère ; j’enseigne le travail et tous les arts de la paix. Je nourris mes enfants dans mes bras. Puis, leur tâche faite, ils vont, les uns après les autres, dormir à mes pieds, sous cette herbe où paissent les moutons. Ils passent ; mais je reste pour garder leur souvenir. Je suis leur mémoire. C’est pourquoi ils me doivent tout, car l’homme n’est l’homme que parce qu’il se souvient. Mon manteau a été déchiré et mon sein percé dans les guerres. J’ai reçu des blessures qu’on disait mortelles. Mais j’ai vécu parce que j’ai espéré. Apprenez de moi cette sainte espérance qui sauve la patrie. Pensez en moi pour penser au-delà de vous-mêmes. Regardez cette fontaine, cet hôpital, ce marché que les pères ont légué à leurs fils. Travaillez pour vos enfants comme vos aïeux ont travaillé pour vous. Chacune de mes pierres vous apporte un bienfait et vous enseigne un devoir. Voyez ma cathédrale, voyez ma maison commune, voyez mon Hôtel-Dieu et vénérez le passé. Mais songez à l’avenir. Vos fils sauront quels joyaux vous aurez enchâssés à votre tour dans ma robe de pierre. »

Mais, pendant que j’écoute parler la ville, nos chevaux descendent la rampe de la colline, et voici que notre break traverse la grande rue au milieu du silence et de la solitude. On dirait que la ville d’Eu dort depuis cent ans. L’hôtel où nous descendons a éteint ses fourneaux. En demandant à déjeuner au malheureux aubergiste, nous l’embarrassons visiblement.

Aussi bien la ville d’Eu a-t-elle peu d’attraits pour retenir les visiteurs, aujourd’hui que le château et le parc sont fermés. On ne se promène plus sous les hêtres plantés pour les Guises. Le parc, autrefois ouvert au public les jeudis et les dimanches, est interdit à tous les promeneurs. On ne visite plus le château. Il faut se contenter d’en voir la façade, à travers la grille de la cour. Cette façade, de brique et de pierre, ne doit qu’à la hauteur de ses toits son aspect monumental. Elle est plate, lourde et vulgaire. Ainsi la conçut Fontaine, qui restaura le château pour le duc d’Orléans en 1821.

Fontaine avait d’ordinaire peu de respect pour les œuvres des vieux maîtres maçons. Il jugea que les façades du château d’Eu étaient faites sans méthode et, comme il le dit lui-même, il les rectifia. Il les rectifia si bien que le château a maintenant l’air d’une caserne.

Nos goûts sont bien changés depuis le temps de Percier et de Fontaine. Un château n’est jamais assez vieux pour nous, mais l’architecte n’a pas moins d’occasions que jadis de pratiquer son art funeste. Autrefois, il démolissait pour rajeunir ; maintenant, il démolit pour vieillir. On remet le monument dans l’état où il était à son origine. On fait mieux : on le remet dans l’état où il aurait dû être.

C’est une question de savoir si Viollet-le-Duc et ses disciples n’ont point accumulé plus de ruines en un petit nombre d’années, par art et méthode, que n’avaient fait, par haine ou mépris, durant plusieurs siècles, les princes et les peuples, dégoûtés à l’envi des vestiges d’un passé qui leur semblait barbare. C’est une question de savoir si nos églises du moyen âge n’eurent pas à souffrir aussi cruellement du zèle indiscret des nouveaux architectes que de cette longue indifférence qui les laissait vieillir tranquilles. Viollet-le-Duc obéissait à une idée vraiment inhumaine quand il se proposait de ramener un château ou une cathédrale à un plan primitif qui avait été modifié dans le cours des âges ou qui, le plus souvent, n’avait jamais été suivi. L’effort en était cruel. Il allait jusqu’à sacrifier des œuvres vénérables et charmantes et à transformer, comme à Notre-Dame de Paris, la cathédrale vivante en cathédrale abstraite. Une telle entreprise est en horreur à quiconque sent avec amour la nature et la vie. Un monument ancien est rarement d’un même style dans toutes ses parties. Il a vécu, et tant qu’il a vécu il s’est transformé. Car le changement est la condition essentielle de la vie. Chaque âge l’a marqué de son empreinte. C’est un livre sur lequel chaque génération a écrit une page. Il ne faut altérer aucune de ces pages. Elles ne sont pas de la même écriture parce qu’elles ne sont pas de la même main. Il est d’une fausse science et d’un mauvais goût de vouloir les ramener à un même type. Ce sont des témoignages divers, mais également véridiques.

Il y a plus d’harmonies dans l’art que n’en conçoit la philosophie des architectes restaurateurs. Sur la façade latérale d’une église, entre les grands bonnets d’évêque de deux vieux arcs en tiers-point, un portique de la Renaissance dresse élégamment les ordres de Vitruve et s’accompagne d’anges graciles, aux tuniques légères. Cela fait une belle harmonie. Sous une corniche de fraisiers et d’orties, taillés au temps de saint Louis, une petite porte Louis XV étale ses rocailles frivoles et ses coquilles, devenues austères avec l’âge. Cela encore fait une belle harmonie. Une nef magnifique du XIVe siècle est lestement enjambée par un jubé charmant de l’époque des Valois ; à une branche du transept, sous la pluie de pierreries d’une verrière du premier âge, un autel de la décadence hausse ses colonnes torses de marbre rouge où courent des pampres d’or, ce sont là des harmonies. Et quoi de plus harmonieux que ces tombeaux de tous les styles et de toutes les époques, multipliant les images et les symboles sous une de ces voûtes qui tiennent de la géométrie, dont elles procèdent, une beauté absolue.

Je me rappelle avoir vu sur un des bas-côtés de Notre-Dame de Bordeaux un contrefort qui, par la masse et les dispositions générales, ne diffère pas beaucoup des contreforts plus anciens qui l’environnent. Mais pour le style et l’ornementation, il est tout à fait singulier. Il n’a ni ces pinacles, ni ces clochetons, ni ces longues et étroites arcades aveugles qui amincissent et allègent les contreforts voisins. Il est décoré, celui-là, de deux ordres renouvelés de l’antique, de médaillons, de vases. Ainsi l’a conçu un contemporain de Pierre Chambiges et de Jean Goujon, qui se trouvait conducteur des travaux de Notre-Dame au moment où un des arcs primitifs se rompit. Cet ouvrier, qui avait plus de simplicité que nos architectes, ne songea pas, comme ils l’eussent fait, à travailler dans le vieux style perdu ; il ne tenta point un pastiche savant. Il suivit son génie et son temps. En quoi il fut bien avisé. Il n’était guère capable de travailler dans le goût des maçons du XIVe siècle. Plus instruit, il n’aurait produit qu’une insignifiante et douteuse copie. Son heureuse ignorance l’obligea à avoir de l’invention. Il conçut une sorte d’édicule, temple ou tombeau, un petit chef-d’œuvre tout empreint de l’esprit de la Renaissance française. Il ajouta ainsi à la vieille cathédrale un détail exquis, sans nuire à l’ensemble.

Ce maçon inconnu était mieux dans la vérité que Viollet-le-Duc et son école. C’est miracle que, de nos jours, un architecte très instruit n’ait pas jeté bas ce contrefort de la Renaissance pour le remplacer par un contrefort du XIVe siècle.

L’amour de la régularité a poussé nos architectes à des actes de vandalisme furieux. J’ai trouvé à Bordeaux même, sous une porte cochère, deux chapiteaux à figures qui y servaient de bornes. On m’expliqua qu’ils venaient du cloître de *** et que l’architecte chargé de restaurer ce cloître les avait fait sauter pour cette raison que l’un était du XIe siècle et l’autre du XIIIe, ce qui n’était point tolérable, le cloître datant du XIIe, et devant y être sévèrement ramené. En raison de quoi l’architecte les remplaça par deux chapiteaux du XIIe. Je n’aime pas beaucoup qu’une œuvre du XIIe siècle soit exécutée au XIXe. Cela s’appelle un faux. Tout faux est haïssable.

Ingénieux à détruire, les disciples de Viollet-le-Duc ne se contentent pas de détruire ce qui n’est pas de l’époque adoptée par eux. Ils remplacent les vieilles pierres noires par des blanches, sans raison, sans prétexte. Ils substituent des copies neuves aux motifs originaux. Cela encore, je ne le leur pardonne pas ; c’est pour moi une douleur de voir périr la plus humble pierre d’un vieux monument. Si même c’est un pauvre maçon très rude et malhabile qui l’a dégrossie, cette pierre fut achevée par le plus puissant des sculpteurs, le temps. Il n’a ni ciseau, ni maillet : il a pour outils la pluie, le clair de lune et le vent du nord. Il termine merveilleusement le travail des praticiens. Ce qu’il ajoute ne se peut définir et vaut infiniment.

Didron, qui aima les vieilles pierres, inscrivit peu de temps avant sa mort, sur l’album d’un ami, ce précepte sage et méprisé : « En fait de monuments anciens, il vaut mieux consolider que réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer qu’embellir ; en aucun cas, il ne faut ajouter ni retrancher. »

Cela est bien dit. Et si les architectes se bornaient à consolider les vieux monuments et ne les refaisaient pas, ils mériteraient la reconnaissance de tous les esprits respectueux des souvenirs du passé et des monuments de l’histoire.


Le Tréport, 23 août.

Nous sommes émerveillés de la beauté du spectacle. Nous avons devant nous Mers et sa blanche falaise ; à notre droite, des prairies aux pentes desquelles paissent les bœufs et les moutons ; à gauche, la mer, où glissent des barques dont les voiles sont nouées en festons. À nos pieds, la jetée. Elle est couverte de la foule diversement colorée des baigneurs et des baigneuses. Les bérets rouges, blancs ou bleus, les robes claires, les chapeaux de paille brillent au soleil. Tout cela a des papillotements joyeux. Soudain, une exclamation bruyante s’élève, les chapeaux volent en l’air. C’est un torpilleur qui quitte le port, franchit l’écluse et gagne le large pour aller à Boulogne. Il en passe trois, et c’est trois fois le même enthousiasme. Trois fois on crie, on salue ; trois fois, les chapeaux, les mouchoirs, les ombrelles s’agitent.

Les torpilleurs sont populaires. Ils sont aimés sans doute parce qu’ils ont l’air terrible, et qu’ils flattent cette douce espérance de carnage qui sourit mollement au fond du cœur paisible des bourgeois. En vérité, ils ne sont pas jolis ; ils ressemblent à une baleine, mais à une baleine comme il n’y en a pas, à une baleine cuirassée, jetant une fumée noire au lieu d’eau par les évents.

Naguère, en voyant un torpilleur qui mouillait dans les eaux de la Seine, à la hauteur du quai d’Orsay, M. Renan souhaitait qu’on donnât le commandement des torpilleurs non à des marins, mais à des savants et à des philosophes, qui pussent y méditer les vérités éternelles en attendant le moment de sauter en l’air. L’existence de ces hommes extraordinaires eût concilié l’inconciliable. Soldats contemplatifs, ils eussent satisfait l’idéal par leur vie et le réel par leur mort. C’est une excellente idée, mais qui n’entrera pas facilement dans la tête d’un ministre de la marine. Et je crains aussi que les philosophes ne soient pas tentés excessivement d’entrer, comme Jonas, dans ces vaisseaux-poissons.



IV

NOTRE-DAME-DE-LIESSE

Saint-Thomas, 11 août.

Ce coin du Laonnais n’a pas de larges horizons. Mais le sol y fait des plis gracieux et il est semé de bouquets d’arbres. Le petit chemin blanc qui passe devant ma porte et se parfume de menthe en se creusant vers la prairie humide s’en va, par les champs de trèfle, d’avoine et de betteraves, au bois où le Petit Chaperon Rouge cueille encore la noisette. On a plaisir à suivre chaque matin ce sentier étroit et sinueux, si l’on pense que c’est assez de joie et de gloire en une promenade que de visiter la reine des prés dans son humble majesté, et de respirer le chèvrefeuille qui suspend aux buissons ses guirlandes parfumées.

Hier, j’ai trouvé au milieu de ce sentier un petit hérisson immobile et tout en boule. Il était blessé. Je le pris dans ma poche et le portai à la maison, où une goutte de lait le ranima. Il montra son groin noir, qui a l’air d’être taillé dans une truffe. Il ouvrit les yeux, et j’eus la faiblesse de me croire le bon Samaritain. Ce matin, mon ami courait dans le jardin, flairant la terre humide, et toutes les piques de son dos reluisaient. La rencontre d’un hérisson ; moins encore, un brin de serpolet à l’orée d’un bois, une vieille épitaphe dans un cimetière de village, suffit à l’amusement de la journée d’un solitaire.

Nous avons ici un camp de César et une petite montagne qu’un jour Gargantua laissa tomber de sa hotte. Mais ce qu’il y a de plus admirable, c’est un fau (fagus) très grand et parfaitement rond, qui donne des faînes d’un goût délicieux, si j’en crois les paysans. Le hêtre de Domremy que hantaient les fées et où les filles du village suspendaient des guirlandes et des chapeaux de fleurs, n’était ni plus beau ni plus vénérable. Je regrette le temps où l’on rendait un culte aux arbres et aux fontaines. J’aurais, en ce temps là, noué précieusement aux branches de ce beau fau des statuettes de terre cuite avec des bandelettes de laine, et peut-être même aurais-je su attacher au tronc un tableau portant une épigramme votive en vers imités d’Ausone. Ce hêtre, illustre dans le pays, s’élève sur la hauteur entre Saint-Thomas et Saint-Erme, dont l’église est misérable et charmante avec son mince clocher d’ardoises, son toit rustique, son porche renaissance, qui s’émiette à la pluie, et sa girouette où l’on voit le grand saint Antoine et son cochon finement découpés. À l’intérieur, dans la nef tronquée et nue, sur un chapiteau roman, un oiseau becquetant une grappe de raisin est resté comme l’unique témoin des jours où l’église de Saint-Erme s’élevait dans sa robe blanche au-dessus d’un peuple fidèle. Du XIe siècle au XVe, les églises de Soissons, de Reims et de Laon florissaient splendidement dans la Gaule chrétienne, et si l’on aime à vivre dans le passé, ce pays de Laon plaît par d’antiques souvenirs. Les pierres y parlent sous le mousse et sous la giroflée. À une lieue d’ici, vers Soissons, est Corbeny, où les rois de France, au retour du sacre, venaient toucher les écrouelles. À trois lieues au nord, en terre de Picardie, on trouve Notre-Dame-de Liesse, qui fut dans l’ancienne France un lieu de pèlerinage très fréquenté.

Belleforest dit au premier tome de sa Cosmographie, publiée en 1575 :

« Non loin de Laon est cette place tant renommée de Lyance ou Lyesse pour le temple sacré de la glorieuse mère de notre Dieu, la Vierge Marie, le pèlerinage ancien de nos rois, et où Dieu fait de grands miracles pour l’amour et par les mérites de celle qu’il a choisie pour sa mère. »

On suit, pour aller d’ici à Liesse, une route crayeuse qui traverse une plaine sèche, semée de vieux moulins à vent aux ailes décharnées, et coupée çà et là par des bouquets de bouleaux. Le vent courbe l’avoine naine. Tandis que le cocher me montre du bout de son fouet l’horizon plat et triste, et me conte l’histoire du meunier qui s’est pendu dans son moulin et du percepteur assassiné sur la route, nous voyons à notre gauche, à travers un rideau d’arbres, le château de Marchais, bâti sous Charles IX par le cardinal de Lorraine. Encore deux kilomètres à peine, et nous rencontrons, sur notre droite, les trois ormes qui ombragent une petite chapelle grillée et qu’on nomme les Trois-Chevaliers. Et tout de suite les roues de la carriole résonnent sur le pavé désert d’une rue de village aux maisons basses à grands pignons. Nous sommes à Notre-Dame de Liesse, autrefois si fréquentée et maintenant délaissée et tombée dans un morne abandon. Notre-Dame de Lourdes a fait grand tort à la dame de Liesse comme à toutes les saintes Vierges de l’ancienne France. Cette belle dame de Lourdes, avec son écharpe bleue, attire dans sa ville d’eau tous les pèlerins, et il n’est bruit que d’elle. Une dame pieuse, qui regrette les vieux sanctuaires, me disait : « On ne peut le nier : cette Vierge de Lourdes est obligeante, serviable, entendue, empressée, je dirai même obséquieuse. Elle se multiplie pour se rendre utile. Elle guérit les malades, recommande les jeunes gens à leurs examens, fait des mariages et vend du chocolat. Entre nous, je la trouve un peu intrigante. »

La Vierge de Liesse ne sait pas si bien faire ses affaires. Elle est oubliée ; cela s’aperçoit tout de suite quand on entre dans la petite ville endormie. On me dit qu’elle se réveillera le mois prochain, lors des grands pèlerinages ; mais je vois bien qu’autrefois visitée par les rois, elle n’attire plus, même en ses grandes féeries, que quelques bonnes dames de Reims, de Laon et Saint-Quentin.

Elle eut ses beaux jours. Tout passe ; la Notre-Dame de Lourdes passera comme elle. C’est une réflexion propre à consoler la Notre-Dame de Liesse de son irrémédiable déclin. La poussière, une lente poussière, recouvre les petites boutiques voisines de l’église où s’étalent, sous des vitres ternes, des médailles, des images, des chapelets et des scapulaires. Au XVe siècle, on vendait sous l’auvent de ces maisonnettes de belles médailles de plomb ou d’étain à bordure ajourée, que les bonnes gens cousaient à leur chapeau clabaud. Louis XI faisait comme eux, et parmi les médailles qu’il portait à son bonnet, soyez sûr qu’il se trouvait celle de Notre-Dame-de-Liesse, à qui le pieux roi avait une dévotion singulière.

Ce qu’il y a aujourd’hui de plus étrange dans ces boutiques, ce sont des bouteilles fermées au chalumeau où flottent dans de l’eau, suspendues à des boules creuses par un fil de verre, les attributs de la Passion : la croix, les clous, l’éponge de fiel, la lance, le sceptre de roseau, la couronne d’épines, la sainte face, et le soleil qui se voila, et la lune qui parut quand le mystère fut consommé. Ces petites pièces de verre coloré ont la naïveté des jouets d’enfant. Ils amusent par l’idée qu’il est des âmes assez ingénues pour admirer une merveille si barbare. L’église, dont il subsiste quelques parties du XVe siècle, est petite. Le portail, surmonté d’une large fenêtre cintrée et d’un pignon flanqué de deux clochetons, a l’air assez avenant, et il suffit d’aimer les vieilles pierres pour admirer sur les contreforts, des deux côtés de la fenêtre, deux heaumes sculptés, expressifs comme des visages avec leur petit crâne pointu, leur nez en bec d’oiseau, leur lippe narquoise et leur énorme encolure. Mais ce ne sont là que des bagatelles, et l’on voit bien que nous sommes en vacances.

En entrant dans l’église, le regard s’arrête sur un beau jubé de la Renaissance qui tend, dans la nef, son arche élégante de pierre blanche et de marbre noir. Sur la balustrade de ce jubé s’élèvent quatre statues peintes. Elles sont dans le goût affreux de la Restauration et représentent trois chevaliers, avec de superbes panaches, et une belle demoiselle habillée à la turque. Ils sont tous quatre très ridicules et semblent jouer Zaïre devant la duchesse d’Angoulême. Je vous dirai tout à l’heure qui sont ces trois chevaliers et cette jeune musulmane. Qu’il vous suffise de savoir pour le moment qu’ils rapportèrent d’Égypte l’image miraculeuse qu’on vénère depuis lors dans l’église où nous sommes.

Il faut passer sous le jubé pour voir la petite Vierge de Liesse assise dans le chœur au-dessus de l’autel. C’est une Vierge noire. J’ai toujours eu beaucoup de goût et de curiosité pour les Vierges noires, qui sont toutes fort anciennes. Elles ont des manteaux en forme d’abat-jour. Elles sont évasées et courtes. Cela tient à ce qu’elles sont assises et qu’on les habille comme si elles étaient debout, et il y a là un mépris touchant de la forme humaine. Les Grecs avaient aussi leurs idoles noires. C’était, comme les nôtres, des statues de bois informes et prodigieuses. Ils en attribuaient l’origine à Dédale, et ils vénéraient ces rudes images noircies par le temps. Ils les couvraient aussi de voiles précieux. Les cultes se ressemblent plus qu’on ne croit. Si, par une opération magique, la vieille paysanne, que je vois ici mâchant des prières sous son capuchon de laine, était transportée subitement à Pessinonte, dans le sanctuaire relevé et rendu aux mystères antiques, elle achèverait sans trop de surprise, au pied de la Bonne Déesse, l’oraison commencée devant la Sainte Vierge. Il faut tout dire : la véritable Vierge noire de Liesse fut brûlée en 1793, et celle qui la remplace n’est, à mon gré, ni assez naïve ni assez antique. On assure qu’un peu du bois de l’ancienne, tiré du feu, a été retrouvé et mis dans la nouvelle, et les dévots peuvent en recevoir quelque consolation, car ils estiment ce bois plus excellent que celui de l’arche de Noé. Mais qui rendra la petite idole vêtue d’un abat-jour à ceux qui estiment, avec l’évêque Synésius, que toutes les antiquités sont vénérables ?

C’est au fond de l’église, à gauche, dans la sacristie bâtie sous Louis XIII, qu’est le trésor, aujourd’hui bien appauvri, de Notre-Dame-de-Liesse : des cœurs en vermeil, des montres avec la chaîne, de ces grosses montres d’argent qu’on appelle oignons, une pendule à sujet, des bâtons et des béquilles, quelques vieilles croix d’honneur, un hausse-col de capitaine, deux paires d’épaulettes.

J’ai découvert dans un coin de la sacristie, avec attendrissement, une de ces bouteilles dont nous parlions tout à l’heure, qui ont le goulot soudé et dans lesquelles nagent des emblèmes en verroterie. Sans doute, la bonne femme qui fit ce présent à la Vierge noire, lui dit : « Pour votre petit, madame ! » Et, en effet, Notre-Dame de Liesse tient sur ses genoux un enfant Jésus debout et les bras ouverts. Mais on chercherait en vain dans ce pauvre trésor, où l’araignée tend sa toile, le cœur d’or apporté par l’abbesse de Jouarre, les villes d’argent apportées par les cités de Bourges, de Reims, de Mézières, d’Amiens, de Laon et de Saint-Quentin, le navire de la municipalité de Dieppe, le bras d’argent du capitaine de Hale, le navire d’Henriette de France, reine d’Angleterre, et la mamelle d’or de la reine de Pologne. Ces dons précieux ont disparu. Louis XIV fit fondre et envoyer à la Monnaie ce qui restait, en 1690, du trésor de Notre-Dame de Liesse. Il fallait sauver la patrie. Il fallait aussi la sauver en 1792. Les mêmes nécessités commandent les mêmes actes.

C’est en faisant des guérisons que la petite Notre-Dame noire du pays de Laon s’était surtout enrichie. Elle délivrait aussi les possédés. On raconte qu’une femme de Vervins, nommée Nicole, qui donnait tous les signes de la possession, fut conduite à Liesse et y éprouva un grand soulagement. Mais son entière délivrance, assure le chanoine Villette, qui florissait à la fin du XVIIe siècle, ne fut achevée que plus tard, dans l’église cathédrale de Laon, par les soins de l’évêque. Belzébuth parut aux yeux de Monseigneur et lui fit un aveu qui dut lui coûter :

« La Vierge Marie, lui dit-il en confidence, vient de m’enlever le secours de vingt-six de mes compagnons en les faisant sortir du corps de cette femme. »

Notre-Dame de Liesse rendit au sire de Couci ses deux enfants qui étaient perdus. C’est elle qui, invoquée par un larron qu’on pendait, vint, de ses bras qui avaient porté Jésus, soutenir le malheureux pendant les trois jours qu’il demeura attaché à la potence. Mais je crois bien me rappeler que ce miracle, mis en rimes par les trouvères, est également attribué à Notre-Dame de Chartres. La Vierge de Liesse faisait évader les prisonniers et mettait volontiers son pouvoir à s’opposer à l’exécution des arrêts de justice. Je ne l’en blâme pas ; je l’en loue, tout au contraire, tenant la grâce meilleure que la justice. Durant quatre ou cinq siècles, elle fut assiégée de solliciteurs. Les pèlerins, venus de toutes les parties du royaume, suppliaient, les mains jointes, la belle dame de Liesse de ne point dormir tandis qu’ils lui parlaient. Maintenant elle sommeille en paix dans son sanctuaire déserté. Ne troublons point son repos et vénérons en elle la foi, l’espérance et la charité de tant d’âmes qui passèrent avant nous sur cette terre où nous passons.

Si l’on vient du château de Marchais, avons-nous dit, on rencontre, à droite sur la route en entrant à Liesse, trois ormes autour d’une chapelle grillée. On les appelle les Trois-Chevaliers, en mémoire des trois fils de la dame d’Eppes, qui rapportèrent d’Égypte en Picardie l’image miraculeuse qui fut ensuite vénérée sur la terre de Liance, dite depuis terre de Liesse.

Voici l’histoire des trois chevaliers d’Eppes et de la belle Ismérie :


HISTOIRE DES TROIS CHEVALIERS D’EPPES ET DE LA BELLE ISMÉRIE.


En ce temps-là, Foulques, comte d’Anjou, de Touraine et de Mayenne, roi de Jérusalem, prit d’assaut Césarée de Philippes, qui était l’ancienne ville de Dan, située à l’une des extrémités de son royaume. Il rebâtit le château de Bersabée, qui était à l’autre extrémité, et rétablit ainsi dans son entier le royaume de David et de Salomon, qui s’étendait, dit l’Écriture, de Dan à Bersabée.

La garde du château de Bersabée fut confiée aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, érigés en ordre militaire environ trente ans auparavant, sous le règne de Baudouin Ier. Or, au nombre de ces chevaliers étaient trois frères de l’illustre maison d’Eppes, en Picardie, dont l’aîné se nommait le chevalier d’Eppes, le second le chevalier de Marchais, et le plus jeune le chevalier aux armes blanches. Mme  d’Eppes, leur mère, possédait de grandes et belles terres dans le pays de Laon. Mais ils avaient pris la croix du pèlerin et porté dans la terre sanctifiée par le sang de Jésus la bannière d’Eppes aux alérions d’or. Et parce que leur prudence et leur courage étaient connus, Foulques d’Anjou leur avait désigné pour poste le château de Bersabée qui, situé à seize milles d’Ascalon, était sans cesse menacé par les Sarrasins.

En effet, Ascalon, ancienne ville des Philistins, était au pouvoir du calife d’Égypte, qui y envoyait quatre fois l’an, par terre ou par mer, des armes, des vivres et des troupes fraîches. La population de cette ville était nombreuse et toute guerrière. Chaque enfant mâle recevait dès sa naissance, sur le trésor du calife, la paye d’un soldat en campagne. La garnison, composée de soldats très farouches, faisait des sorties fréquentes.

Un jour, les trois fils de Mme  d’Eppes, tandis qu’ils chevauchaient à quelque distance du château de Bersabée, furent surpris par une troupe de cavaliers sarrasins, et, malgré leur résistance opiniâtre, ils furent pris et conduits au Caire.

Le calife s’y trouvait alors. Ayant appris que les trois prisonniers chrétiens étaient d’une extraordinaire beauté, il fut curieux de les voir et il les fit amener dans le jardin où il prenait le frais, sous des buissons de roses, au murmure des fontaines. Les fils de Mme  d’Eppes passaient de toute la tête les turbans de leurs gardiens ; leurs épaules étaient très larges, et le calife reconnut qu’on lui avait fait un rapport fidèle. Voulant s’assurer s’ils avaient autant d’esprit que de beauté, il leur posa plusieurs questions auxquelles ils répondirent avec une sagesse et une modestie dont il fut charmé. Mais il n’en laissa rien paraître ; il affecta au contraire de renvoyer les prisonniers avec dédain et il ordonna qu’ils fussent enchaînés dans un cachot obscur.

Son dessein était de les réduire, par de mauvais traitements, à abjurer la religion du Christ et à embrasser le culte de l’idole Mahom, auquel il était attaché comme sont tous les Sarrasins. C’est pourquoi il fit enchaîner les trois chevaliers dans un cachot sur lequel passait le fleuve Nil.

Puis il leur fit dire par un de ses vizirs qu’il leur donnerait un palais avec des jardins, des armes précieuses, un cheval syrien tout sellé et des esclaves très belles, jouant de la guitare, s’ils consentaient à adorer l’idole Mahom.

Certains des voyageurs, qui ont été interrogés, affirment que les mécréants Sarrasins n’élèvent point de figures à la ressemblance de Mahom. S’ils disent vrai, il faut entendre que le calife fit des promesses aux chevaliers à condition d’obéir à la loi de Mahom, et cela ne change rien à la vérité du récit.

Quand le vizir eut dit ce que le calife offrait, et à quelles conditions, le chevalier d’Eppes songea aux jardins pleins d’eaux vives et soupira ; le chevalier de Marchais songea aux belles esclaves et demeura rêveur ; le chevalier aux armes blanches songea au cheval syrien et aux lames de Damas, et un grand cri jaillit comme une flamme de sa poitrine. Mais tous trois repoussèrent les présents du calife.

En vain le gardien de la prison, qui était un vieillard abondant en discours, leur conta les plus beaux apologues arabes pour leur persuader de quitter la foi chrétienne ; ils ne se laissèrent pas séduire par des contes ingénieux, non plus que par l’exemple d’un baron normand qui, s’étant fait adorateur de Mahom, vivait à Smyrne de fruits confits, avec une douzaine de femmes qu’il vendait quand elles ne lui plaisaient plus.

Par tout ce qu’on lui rapportait de leur constance, le calife vit bien que les trois fils de Mme  d’Eppes ne viendraient à la religion sarrasine ni par la peur des supplices ni par l’appât des richesses et des voluptés. Il se flatta de les y amener par la dialectique. Il leur envoya dans leur cachot les plus savants docteurs arabes qui leur tenaient chaque jour les raisonnements les plus subtils. Ces docteurs connaissaient Aristote ; ils excellaient dans la mathématique, dans la médecine et dans l’astronomie. Les trois fils de Mme  d’Eppes ignoraient l’astronomie, la médecine, la mathématique et les ouvrages d’Aristote, mais ils savaient par cœur le pater et plusieurs belles prières. C’est pourquoi les savants arabes ne purent les convaincre et se retirèrent pleins de confusion.

Le calife, qui était d’un caractère obstiné, ne se tint pas pour vaincu avec Aristote et les docteurs. Il eut recours à un artifice dont il se promettait le meilleur succès. Sachez que ce calife avait une fille jeune, belle et bien faite, musicienne et raisonnant plus subtilement que les docteurs. Elle se nommait Ismérie. Son père lui donna l’ordre de revêtir ses plus riches vêtements, de s’oindre d’huiles balsamiques et de visiter les trois chevaliers dans leur prison.

« Allez, ma fille, lui dit-il. Déployez toutes vos grâces, employez tous vos charmes pour gagner ces chrétiens. »

Le zèle de la religion l’échauffait à ce point qu’il recommanda à sa fille d’immoler même ce qu’elle avait de plus cher, si ce sacrifice devait tourner à l’avantage de Mahom.

Les recommandations du calife ont paru outrées à quelques auteurs qui ont rapporté cette histoire. Mais le chanoine Willete fait observer qu’elles sont naturelles chez un idolâtre. Ainsi, dit-il, les filles de Madian et de Moab, par le détestable conseil du faux prophète Balaam, furent envoyées aux enfants d’Israël pour les pervertir et les faire tomber dans l’idolâtrie ; ainsi les filles d’Ammon troublèrent le cœur du roi Salomon jusqu’à lui faire adorer les dieux de leur race.

Donc, la princesse Ismérie se montra aux trois fils de Mme  d’Eppes. Ils furent éblouis à sa vue. Elle parla. Sa bouche était plus redoutable que ses discours. Ils admiraient une si belle personne ; ils la redoutaient bien plus qu’ils n’avaient redouté le vizir et les docteurs, et, pour qu’elle ne changeât point leurs cœurs, ils résolurent de changer le sien.

« Enseignons-lui la vérité, qu’elle est digne d’entendre, dit le chevalier d’Eppes à ses frères. Bien que moins habile à discourir qu’à manier la lance, nous trouverons peut-être des raisons convenables, avec l’aide de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit à ses apôtres : « Si vous avez à rendre témoignage de moi, ne vous préoccupez point de ce que vous aurez à dire. Je mettrai moi-même sur vos lèvres des paroles pleines de sagesse. »

Les deux frères approuvèrent la parole de l’aîné, et aussitôt ils travaillèrent tous trois à instruire la fille du calife dans la religion chrétienne.

Ils lui exposèrent la doctrine avec les miracles et les prophéties. Ils lui parlèrent notamment de la très sainte Vierge Marie, à qui ils avaient une dévotion particulière, et ils contèrent les miracles qu’elle avait accomplis dans toute la chrétienté et spécialement dans le pays de Laon. Ce qu’ils dirent de la reine des cieux parut si remarquable à la jeune Ismérie qu’elle demanda si elle ne pourrait pas voir cette Vierge en image, telle qu’elle est représentée dans les temples des chrétiens. Les trois chevaliers répondirent qu’ils n’avaient dans leur prison aucune image de cette sorte, mais que, si on leur apportait du bois, ils s’efforceraient d’y tailler une figure à l’exemple des bons imagiers de leur pays.

Ils parlaient de la sorte emportés par le zèle du cœur. Mais lorsque la princesse Ismérie leur eut fait apporter une bille de bois, avec un ciseau et un maillet, ils se trouvèrent fort empêchés : l’art de tailler une image qui semble vivre et respirer ne s’acquiert que par de longues études. Le bois ne se laissait même pas entamer. Il faut dire que c’était le tronc d’un de ces arbres qui viennent du paradis terrestre et que le Nil apporte dans ses eaux jusqu’aux rives d’Égypte.

Les trois fils de Mme  d’Eppes s’endormirent devant le bloc sans avoir pu seulement le dégrossir.

À leur réveil, ils furent bien surpris de voir que leur tâche était achevée, et que l’image de la Vierge brillait dans le cachot d’un éclat suave et merveilleux. Devant eux, Notre-Dame était assise sur un trône, tenant son enfant divin dans ses bras. Les trois fils de Mme  d’Eppes n’avaient jamais vu, de Laon à Soissons, un si bel ouvrage de sculpture. Cette Vierge était taillée dans le bois apporté par la princesse Ismérie, et ce bois était noir pour exprimer les ténèbres épaisses qui enveloppaient encore l’âme de la fille du calife. Mais il était environné d’une lumière céleste, en signe que la lumière dissiperait ces ombres funestes. Et ceci est à méditer que ce bois, venant du séjour d’Ève, était noirci par le péché de la première femme, mais que la figure de la Sainte Vierge y paraissait resplendissante, parce que la faute d’Ève a été rachetée par celle à qui l’Ange a dit Ave. De telles idées, peu accessibles aux hommes d’aujourd’hui, étaient aisément sensibles aux religieux qui méditaient dans les cloîtres et dans les déserts.

À la vue de cette image merveilleuse, les trois frères se récrièrent à la fois, et chacun demanda aux deux autres comment ils avaient pu accomplir en une nuit un si prodigieux travail. Mais tous trois jurèrent avec un grand serment qu’ils n’y avaient point de part. Et il n’était pas vraisemblable, en effet, qu’aucun d’eux eût été assez habile pour achever si rapidement une tâche si difficile.

Il est donc croyable que cette image fut taillée par les anges ou, plus vraisemblablement, par la bienheureuse Vierge Marie elle-même, à qui les trois fils de Mme  d’Eppes avaient une dévotion spéciale et qu’ils avaient invoquée en cette occasion. Quand la princesse Ismérie revint à la prison, voyant la Vierge radieuse et noire, elle pleura et elle adora. Tout soudain, elle fut désabusée de la fausse religion de Mahomet et convertie à la foi de Jésus-Christ. Et les trois fils de Mme  d’Eppes, augurant alors que cette image viendrait leur délivrance, l’appelèrent leur Dame de Liesse, c’est-à-dire de joie.

Cependant, le calife demandait chaque jour à sa fille si la conversion des trois chevaliers s’achevait heureusement, et la princesse Ismérie répondait avec prudence qu’il restait encore de ce côté quelques progrès à faire. Elle parlait de la sorte pour qu’il lui fût permis de retourner à la prison des chevaliers. Mais elle était déjà résolue à assurer leur évasion et à fuir avec eux.

Quand tout fut préparé pour l’exécution de ce dessein, la fille du calife prit les pierreries et les joyaux qu’elle put trouver dans le palais, et sortit de nuit, par une porte dérobée du jardin.

Pour juger favorablement la conduite de la princesse, il faut considérer que son père était sarrasin et mécréant, et ne point ignorer que les joyaux qu’elle emportait devaient plus tard servir à élever le sanctuaire de Notre-Dame de Liesse. Chargée de ces joyaux, Ismérie alla délivrer les prisonniers et les conduisit au bord du Nil, où il se trouva un batelier pour les passer tous quatre sur l’autre rive. Ils s’y endormirent. À leur réveil, les trois chevaliers virent la cathédrale de Laon sur la montagne et tout le pays laonnais. Ils y avaient été transportés miraculeusement pendant la nuit avec la princesse Ismérie.

La Vierge Noire était avec eux : c’est elle qui les avait conduits. Au lieu où elle toucha la terre jaillit une source qui guérit de la fièvre.

Les chevaliers furent contents de revoir la fumée de leur toit et madame leur mère toute chenue qui pleurait de joie à leur vue. Instruite de ce qu’était la belle sarrasine qu’ils amenaient, la dame d’Eppes voulut lui servir de mère et la tenir sur les fonts du baptême. Mais, quand la princesse Ismérie chercha sa Vierge Noire au bord de la source, elle ne l’y trouva plus. La statue s’en était allée toute seule à deux cents pas de là. Ismérie l’y découvrit et voulut la prendre dans ses bras, mais elle ne put pas même la soulever. La Vierge Noire marquait, en se faisant si lourde, qu’elle voulait qu’on bâtît son église sur cet emplacement. C’est à quoi servirent les joyaux du calife. Ismérie reçut le baptême.

Les trois chevaliers prirent femme et vécurent pieusement le reste de leurs jours. La princesse Ismérie se retira dans un couvent où elle donna l’exemple de toutes les vertus. On montre encore aujourd’hui, dans l’église de Notre-Dame de Liesse, comme nous l’avons dit, son image sculptée et peinte au-dessus du jubé. Quant à la Vierge Noire, après avoir accompli de nombreux miracles, elle fut brûlée par les patriotes en 1793, à l’exception d’un seul morceau, qui fut miraculeusement préservé.


Il ne se peut rien voir de plus misérable que la fontaine miraculeuse, aujourd’hui maçonnée. Tout proche a été construite une maisonnette à l’imitation de la Santa-Casa de Lorette. Une allée y aboutit, plantée de pins alternant avec de hauts peupliers. Là s’agitent vaguement des mendiants et des infirmes, tandis qu’un vieil homme, devant la source, attend tout couché qu’une dévote vienne de loin en loin lui tendre une bouteille en forme de madone qu’il remplit, pour un sou, d’eau miraculeuse. L’agonie des dieux est d’une tristesse infinie.



V

EN BRETAGNE

De la pointe du Raz (Finistère), 23 juillet.

Nous avons laissé derrière nous, sur la route d’Audierne, le bourg de Plogoff et ses pêcheurs de sardines. Au lieu de haies vives et d’arbres ébranchés, ce sont maintenant des murs bas de granit qui bordent les champs maigres et sauvages. Dans une de ces clôtures se dresse la table d’un dolmen écroulé, vieux témoin muet des âges immémoriaux. Il y a longtemps sans doute qu’il a fait gémir la terre de sa chute pesante. Les nains noirs, poulpiquets et korrigans, qui, le soir, dès que la corne du berger a rappelé le troupeau aux étables, dansent au clair de lune et forcent le voyageur à entrer dans leur ronde, habitent ce palais farouche. Tous les paysans bretons savent que les dolmens sont les maisons des nains. Ils savent aussi que les menhirs de Carnac sont des géants païens changés en pierre par saint Cornély.

À notre gauche, la chapelle de Saint-Collédoc lève son clocher de pierre ajourée. Saint Collédoc vécut au temps du roi Arthur. Son nom, sans doute, n’a pas échappé au chanoine Trévoux, qui occupa son innocente vie à cataloguer les saints de Bretagne.

J’ai connu dans mon enfance ce chanoine Trévoux, et il y a quelque chance qu’aujourd’hui je reste seul au monde à l’avoir connu. Son image subsiste encore en moi avant de s’abîmer à jamais dans le néant. Le souvenir de ce vieux prêtre m’est revenu assez étrangement sur cette route désolée d’Audierne. Ce n’est point de ma faute. Il y a des gens qui sont maîtres de leurs impressions et de leurs souvenirs. Je les admire et je les envie. Mais je ne puis les imiter. À tout moment, des hôtes, que je n’avais point priés et que je ne saurais congédier, viennent s’asseoir, ou souriants ou moroses, à la table de ma pensée. Et voici que le chanoine Trévoux, trente ans après sa belle mort, entre, coiffé de son tricorne, sa tabatière à la main, dans mon âme surprise. Qu’il y soit le bienvenu ! Il était d’humeur heureuse et douce, ses joues brillaient d’un vermillon si pur qu’on le croyait pétri par un de ces petits anges joufflus qui flottaient dans le chœur de l’église, au-dessus de sa stalle canonicale. Il avait des goûts les plus paisibles, et, comme les longs voyages dans la lande et sur la grève ne convenaient point à sa vaste corpulence, c’est sur le quai Voltaire, dans les boîtes des bouquinistes, qu’il cherchait ses saints bretons. Il allait du pont Notre-Dame au pont Royal tous les jours que Dieu faisait, pourvu que Dieu les fît assez beaux. Car le bon chanoine n’aimait ni le brouillard ni la pluie, et, de toutes les œuvres divines, il était enclin à préférer celles où Dieu a montré le plus manifestement sa bonté. Pourtant, un jour qu’il allait, cherchant, selon sa coutume, quelque saint breton oublié du siècle ingrat, il fut assailli par un soudain orage, près de la Samaritaine, et secoué, selon ses propres expressions, par une rafale effroyable ; même il y perdit son riflard que le vent emporta dans la Seine. Ce fut une des plus terribles épreuves de sa vie terrestre. Chaque fois qu’il y songeait, on voyait s’éteindre le sourire de ses lèvres et le vermillon de ses joues.

Le chanoine Trévoux quitta ce monde à quelque temps de là, laissant une histoire des saints de Bretagne qui atteste la pureté de son âme et la simplicité de son esprit. C’est un livre que je m’accuse de n’avoir pas assez lu. Dès mon retour à Paris, je me promets bien, si je parviens à mettre la main sur un bon exemplaire de cet ouvrage, d’y chercher l’histoire de saint Collédoc dont la chapelle, déjà loin derrière nous, ne laisse plus voir à l’horizon que son clocher de dentelle, plein de ciel bleu. Saint Collidor ou Collédoc était évêque de Cambrie, quand il vint du pays de Galles en Armorique. Probablement il traversa l’Océan dans une auge de pierre, car tel était alors l’usage des saints de la Grande-Bretagne. Ayant abordé à Plogoff, il se fit ermite dans la lande, et, là, parmi les œillets sauvages, les rosiers nains et les petites immortelles qui fleurissent au ras du sol, sous le ciel chargé de nuages pareils aux visions des Écritures et sillonné par le vol des oiseaux de mer dont quelques-uns sont les âmes des trépassés, il louait le Seigneur, se livrait à la contemplation et parfois, entrant en extase, pénétrait profondément dans la connaissance des choses tant visibles qu’invisibles. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il reçût, par une voie mystérieuse, des nouvelles de ce monde dont il vivait séparé. Il est certain qu’il apprit avant tous les habitants d’Audierne et de Plogoff la sanglante bataille de Camlan, et la mort d’Arthur que son épée enchantée n’avait pu défendre des coups d’un chevalier félon. Saint Collidor apprit par une voie non moins mystérieuse que Lancelot du Lac aimait l’épouse d’Arthur, la belle reine Genièvre. Et (ce que Collédoc n’ignorait pas non plus) Lancelot était la fleur des chevaliers. Nourri sur les genoux d’une fée, il en gardait un charme. Et parce qu’il était aimable, Genièvre l’aimait.

Mais saint Collédoc, qui avait beaucoup médité dans la solitude, savait ce qu’ignorent les gens qui vivent dans le siècle. Il savait que l’amour humain est périssable et que ceux qui mettent leur espérance dans la créature sont bientôt déçus. Par ces raisons, et considérant que Genièvre et Lancelot offenseraient Dieu d’une manière effroyable s’ils en venaient à la satisfaction de leur désir, il résolut d’empêcher, avec l’aide du ciel, un si grand malheur. Il prit son bâton et alla trouver dans son palais la reine Genièvre. Et, lui ayant parlé quelque temps en secret, il la détermina tout aussitôt à renoncer à l’amour de Lancelot du Lac. Il lui inspira une pressante envie d’embrasser la vie religieuse. Enfin, il la donna jeune, belle, heureuse, parée, toute chaude encore d’un amour profane, à Jésus-Christ, qui n’a pas coutume de voir venir à lui les amoureuses en si bon état. Que lui avait-il dit ? Le petit livre que je viens d’acheter sur la route à un barde aveugle comme Homère et profondément ivre de tafia, un petit livre de gwerz et de sonn, où je trouve beaucoup d’histoires de saints, ne rapporte pas les propos que tint l’ermite Collédoc pour changer ainsi le cœur de Genièvre. Ah ! monsieur Trévoux, que lui avait-il dit ? Vous qui connaissiez si bien dans leurs moindres détails les vies des saints bretons, le saviez-vous, de votre vivant, quand vous passiez au soleil sur le beau quai Voltaire, tranquille avec deux ou trois bouquins dans chaque poche de votre douillette ? Le saviez-vous et l’avez-vous mis dans votre grande compilation hagiographique ?

Hélas ! comment l’auriez-vous appris, puisque l’entrevue de la reine et du saint fut secrète ? Vous me direz que Collédoc lui représenta la laideur et la difformité des péchés charnels. Mais cela ne suffit pas, monsieur Trévoux. Vous n’imaginez pas quelle situation c’est que de se mettre entre une femme et son amour ! On est renversé, foulé aux pieds, broyé. Je vous entends : vous ajoutez que saint Collédoc a sûrement menacé Genièvre de la colère divine et de la damnation éternelle, qu’il lui a montré l’enfer béant. Cela ne suffit pas encore, monsieur Trévoux. Une femme amoureuse ne craint pas l’enfer ; le paradis ne lui fait point envie, monsieur Trévoux. En vérité, je voudrais bien savoir ce que saint Collédoc de Plogoff a dit à la reine Genièvre pour la séparer de Lancelot du Lac qu’elle aimait et qui l’aimait. Songez que, pour produire un tel effet, il fallait des paroles plus puissantes que ces runes, connues seulement des vieux Scandinaves, par lesquelles on pouvait soulever l’Océan et réduire la terre en poudre ; car l’amour, monsieur Trévoux, est plus fort que la mort. Il est pourtant vrai que la douce reine écouta l’ermite et qu’elle entra dans un monastère. Et l’on en a fait des complaintes en vers bretons.

Mais nous approchons du bout de la terre. Nous avons passé la région des genêts et des ajoncs et nous sentons le vent d’ouest raser les champs stériles. Voici Lescoff, son clocher et ses menhirs. Encore quelques pas, et nous touchons à la pointe du Raz. Déjà nous découvrons à notre droite une plage pâle, que creuse une mer blanche d’écueils. C’est la baie des Trépassés.

Ici, sur le promontoire qui s’avance entre deux côtes semées d’écueils, finit la terre. Au bout de l’étroit sentier dans lequel nous nous engageons, la mer déferle, et déjà l’embrun nous enveloppe. Devant nous, l’Océan, où le soleil se couche dans un lit de flammes, étend au loin la nappe magnifique de ses eaux, que déchirent çà et là les rochers noirs, fleuris d’écume, et sur laquelle l’île de Sein, sombre et basse, dort au ras des lames.

C’est l’île sainte des Sept-Sommeils où l’on dit que vivaient les vierges prophétiques. Mais ces créatures extraordinaires ont-elles jamais existé ailleurs que dans l’imagination des hommes de mer ? Les matelots n’ont-ils pas pris, de loin, pour les robes blanches des prêtresses les mouettes posées au soleil sur les rochers ? Le souvenir de ces vierges est vague comme un rêve. On a fouillé le peu de terre contenu dans les creux du granit, où croissent aujourd’hui pour la nourriture des pêcheurs, de rares et maigres épis d’orge. On n’a trouvé dans ce sol aucune pierre taillée. On y a recueilli seulement quelques médailles en forme de petites coupes, portant sur leur face bombée une effigie de héros ou de dieu, à la chevelure bouclée, nouée de perles, et, sur la face creuse, un cheval à tête d’homme. Comment imaginer un collège de prêtresses sur cet écueil ras, stérile, nu, noyé de brumes, et que, par les tempêtes, la mer recouvre quelquefois tout entier ? Mais peut-être l’île de Sein était-elle autrefois plus vaste et plus ombreuse qu’elle n’est aujourd’hui, et l’Océan, qui sans cesse ronge ses bords, a-t-il englouti une partie de l’île avec le temple et le bois sacré des vierges.

C’est ici que l’Océan est terrible ; c’est ici qu’il est puissant. Les rochers innombrables qu’il couvre d’écume apparaissent comme les restes du rivage qu’il a submergé avec ses villes antiques et tous leurs habitants. En ce moment, il est calme, il pousse dans son sommeil un immense et tranquille mugissement. Les traînées d’huile qui moirent sa face glauque révèlent seules les courants perfides. Le vieux dieu, couché sur les cadavres des belles Atlantides, content, s’égaie sous l’or du soleil ; son sourire est large et pacifique. Pourtant dans son repos il laisse deviner sa force. Les lames qui brisent à quarante pieds au-dessous de nous couvrent d’écume la falaise et nous jettent au visage leur rosée amère. Après chaque coup de la vague, le rocher, de nouveau découvert, répand avec un bruit clair, par toutes ses pentes, des cascades argentées.

À notre gauche fuit la ligne désolée de la baie d’Audierne jusqu’aux rochers funestes de Penmarch. À droite, la côte hérissée de falaises et d’écueils se courbe pour former la baie des Trépassés. Plus loin, nous voyons luire comme un feu rouge le cap de la Chèvre. Plus loin encore, la côte de Brest et les îles d’Ouessant, bleuissant à l’horizon, se confondent avec le bleu léger du ciel.

L’Océan et les falaises changent à tout moment d’aspect. Ses lames sont tour à tour blanches, vertes, violettes, et les rochers, qui tout à l’heure faisaient briller leurs veines de mica, sont maintenant d’un noir d’encre. L’ombre vient à grands coups d’ailes. Les dernières gouttes de flamme tombées dans la mer s’éteignent. Une grande lueur orangée marque seule l’endroit où le soleil s’est couché. C’est à peine si nous voyons encore les murs de granit qui, debout ou ruinés, ferment la baie des Trépassés. On entend distinctement, dans le silence du soir, le bruit sourd des lames que traverse le cri mélancolique du cormoran.

Cette heure est d’une tristesse mortelle, et tout ici, le rocher, la lande et la mer, et le sable livide de la baie, tout nous dit la désolation de vivre. Seul, le ciel, où s’allument les premières étoiles, a sur nos têtes une douceur charmante. Ce ciel de Bretagne est léger et profond. Souvent voilé par les bancs de brume qui viennent et qui passent en un moment, presque toujours couvert de nuées épaisses qui ressemblent à des montagnes et qui lui donnent l’air d’une terre d’en haut, il laisse voir, par de soudaines échappées, un bleu qui attire comme l’abîme. Je sens en ce moment pourquoi les Bretons aiment la mort. Ils l’aiment, et l’âme celtique est souvent tentée par elle. Ils la craignent aussi, car elle est en horreur à tous les êtres.

La mort plane sur ces parages, c’est elle qui, passant sur nos têtes avec le vent de mer, effleure nos cheveux. Tout ce golfe informe qui s’étend de l’île d’Ouessant à l’île du Sein, et qu’on nomme l’Iroise, est la terreur des gens de mer. Les naufrages y sont ordinaires. Le Bec-du-Raz, fréquenté par tout le cabotage qui va de la Manche à l’Océan, est particulièrement dangereux à cause des brises changeantes qui viennent du large, des écueils invisibles, des courants qui tourbillonnent autour des rochers et des formidables ras de marée qui frappent la falaise. Les pêcheurs bretons chantent en traversant le chenal du Raz :

« Mon Dieu ! secourez-moi : ma barque est si petite et la mer est si grande ! »

Les cadavres des naufragés qui ont péri dans l’Iroise sont amenés par le courant dans la baie des Trépassés. Est-ce pour sa fidélité à déposer les restes humains sur son sable blanc comme une poussière d’os que la baie hospitalière aux morts a reçu son nom funèbre ? Suivant une tradition, ces prêtres gaulois qui furent plutôt des moines, les druides, étaient embarqués après leur mort sur cette côte pour être ensevelis dans l’île de Sein. Et d’autres traditions, recueillies par le poète Brizeux, font de ce golfe lugubre le rendez-vous des morts pieux qui voulaient dormir dans l’île des Sept-Sommeils.


Autrefois, un esprit venait, d’une voix forte
Appeler, chaque nuit, un pêcheur sur sa porte.
Arrivé dans la baie, on trouvait un bateau
Si lourd et si chargé de morts qu’il faisait eau.
Et pourtant il fallait, malgré vent et marée,
Le mener jusqu’à Sein, jusqu’à l’île sacrée…


Ici l’on conte encore que, sur ce rivage, les âmes en peine se promènent en pleurant, tandis que les ossements des naufragés frappent aux portes des pêcheurs pour demander la sépulture. Et c’est une vive croyance chez les paysans que, pendant la nuit du deux novembre, au jour fixé par l’Église pour la commémoration des fidèles défunts, les âmes des naufragés s’amassent en nuées épaisses sur le rivage de la baie, d’où s’élève une clameur lamentable. Alors les morts, dit-on, reviennent sur la terre, « plus nombreux que les feuilles qui tombent des arbres, plus serrés que les brins de l’herbe qui pousse dans les champs. »

Tandis que nous marchions le long des rochers mornes, le vent s’étant élevé, un grain nous couvrit d’ombre et de pluie. Nous allâmes nous sécher dans une auberge du hameau de Kerherneau. Là, dans la salle basse où des hommes chevelus, chaussés de braies antiques, boivent le cidre blond et le rude tafia, assis au coin de la cheminée dans laquelle brûle une poignée de genêts et de bruyères, je songe à ce rivage dont les voix plaintives emplissent encore mon oreille et à cette île sainte des Sept-Sommeils que l’Océan recouvre d’une écume plus blanche et plus froide que la robe des vierges prophétiques et que les âmes des morts. Le hibou miaule sur le toit. Près de moi, les buveurs à la longue chevelure se tiennent graves et silencieux devant l’écuelle de cidre ou le verre d’eau-de-vie.

En attendant le souper que l’hôtesse apprête, je tire de ma poche le seul livre que j’aie emporté sur ce bord brumeux de la terre. C’est une chanson, ou plutôt une suite de contes mis en langage rythmé, avec une gravité enfantine, par des chanteurs qui ne savaient pas écrire, pour des auditeurs qui ne savaient pas lire : c’est l’Odyssée. Je l’ouvre à l’onzième livre qui est le livre des morts, et que l’antiquité nommait la Nékyia.

La Nékyia nous est parvenue fort surchargée, par les aèdes qui la chantaient aux banquets, de morceaux qui ne sont ni du même âge ni du même caractère. Ces vieux joueurs de phorminx y ont intercalé notamment un dénombrement des amantes des dieux, qui semble pris à quelque catalogue formé dans l’âge religieux d’Hésiode et de sa postérité poétique. Ils y ont ajouté encore un tableau des tourments que souffrent, dans les enfers, les ennemis des dieux ; et rien n’est plus contraire à l’idée que les premiers homérides, dans leur ingénuité, se faisaient de la mort. Aucun helléniste ne m’accompagne ici pour me débrouiller parmi ces interpolations, et les seuls scoliastes qui m’entourent dans cette auberge de pêcheurs bretons, au bord de la sombre baie, sont les hiboux qui miaulent sur ma tête et les goélands endormis là-bas sur les rochers. Ils me suffiront, car ils disent les tristesses de la nuit et l’horreur de la mort.

Quand commence la Nékyia, le subtil Ulysse a franchi sur son vaisseau l’océan qui sépare le monde des vivants de la demeure des ombres ; il a abordé dans l’île des Cimmériens, que jamais le soleil ne regarde, de son lever à son coucher ; il a mis le pied sur la terre molle de ce rivage plongé dans la nuit éternelle et il s’en est allé sous les hauts peupliers et les saules stériles de Perséphone, jusqu’à l’humide demeure de Hadès. Là, près du rocher où se rencontrent les deux fleuves funèbres, dans la prairie d’asphodèles, il a creusé avec son épée une fosse où il a versé ensuite des libations de miel et de vin aux ombres descendues sous la terre. Ce n’est pas une curiosité vaine qui l’a conduit dans ce monde muet où nul homme vivant n’est entré avant lui. Il va évoquer dans l’île ténébreuse des Cimmériens les ombres errantes des morts. Il y est venu sur le conseil de la magicienne Circé, pour demander à l’ombre du devin Tirésias par quel moyen il lui sera donné enfin de retourner dans Ithaque. Car le vieux chef, qui a vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Lestrygons, les Sirènes, et qui a partagé la couche des déesses et des magiciennes, est dévoré du désir de revoir enfin son île, sa femme et son fils.

Tirésias, qui errait parmi les morts, son bâton augural à la main, était un personnage extraordinaire ; et l’on comprend qu’Ulysse soit allé le consulter jusque dans l’île des Cimmériens. Tirésias n’a point, il est vrai, dans l’Odyssée, une physionomie bien distincte. Il ressemble, dans ce poème, aux magiciens des Mille et une Nuits et à tous les sorciers de nos contes populaires. Mais il était fameux parmi les vieux Hellènes comme Merlin l’Enchanteur chez les Bretons, et, dès que l’imagination des Grecs se délia au sortir de l’enfance, les poètes contèrent mille merveilles de l’antique devin. À les en croire, devenu femme pour avoir séparé de sa baguette deux serpents unis, il reprit ensuite sa première forme ; mais le souvenir de sa métamorphose lui donnait une expérience singulière sur des points délicats. Aveugle, il comprenait le langage des oiseaux et voyait les choses futures. Il vécut, plein de sagesse, sept âges d’hommes, malheureux infiniment de vivre et de savoir. Sa tristesse s’exhala un jour en une plainte sublime :

« Ô Zeus, père et roi, s’écria le vieux devin, pourquoi ne m’as-tu pas donné une vie plus courte et ma part de l’ignorance humaine ? Ce n’est pas par bienveillance que tu as prolongé ma vie jusqu’au terme de sept générations mortelles. »

Afin de le rendre plus tragique, les poètes nous montrent Tirésias gardant chez les morts sa science qui lui était amère. Il va sans dire qu’on ne trouve pas trace dans le Nékyia d’une mélancolie si profonde. Le très vieil aède qui a inventé la plus grande partie du Livre XI ne s’inquiétait pas plus que ma Mère l’Oie des tristesses qui accompagnent la méditation et la connaissance.

Il avait cette idée que les morts sont bien morts. « Hélas ! dit Achille, il est dans la demeure de Hadès des âmes et des fantômes, mais ils sont privés de sentiment. » Telle était la croyance très simple de ces temps héroïques. Pour notre chanteur errant, Tirésias, tout devin qu’il était sur la terre, partage sous la terre l’insensibilité commune à tous les morts. Il ne voit ni n’entend.

Mais Ulysse, instruit par la magicienne Circé dans l’art de la nécromancie, connaît le moyen de rendre aux ombres, du moins pour un moment, la force de penser et de parler. Il sait que les morts se raniment en buvant du sang chaud.

C’est pourquoi il égorge des brebis au bord de la fosse qu’il a creusée. Aussitôt les âmes montent en essaim de l’Érèbe. Jeunes femmes, adolescents, vieillards ayant beaucoup enduré et tendres vierges au cœur plein d’un deuil récent, et ceux-là, en grand nombre, que perça la lance d’airain, guerriers tués dans les combats, portant leurs armes ensanglantées, ils se pressaient autour de la fosse avec une immense clameur.

Et Ulysse, qui avait vu par les mers tant de spectacles à faire dresser les cheveux sur la tête, eut peur. Il écartait avec son épée ces ombres qui, comme une nuée de mouches, volaient autour des brebis égorgées et du sang des victimes. Reconnaissant sa mère dans l’essaim des âmes, il la chassa comme les autres. Car il voulait que le devin Tirésias bût le premier. Il aimait sa mère, mais il était pressé de se faire dire la bonne aventure. Au reste, si l’on songe que l’homéride suivait de très près quelque conte populaire, on ne sera surpris, pour peu qu’on ait l’habitude du folk-lore, ni de la gaucherie naïve du conteur ni de la dureté du héros. Pourtant, ce n’est pas Tirésias qui parle le premier. C’est Elpénor. Il parle sans avoir bu de sang. Et l’on peut croire qu’il a été introduit dans cette scène d’évocation par quelque nouvel aède peu soucieux d’observer les rites de la vieille nécromancie.

Mais il faut considérer aussi que la situation d’Elpénor est particulière. Il n’a pas encore sa place dans les demeures de Hadès. Il est de ces morts qui, n’ayant point été ensevelis, errent misérablement autour des habitations et reviennent demander, la nuit, à ceux qu’ils ont laissés en ce monde, un peu de terre pour couvrir leur malheureux corps. C’est une âme en peine. Il avait accompagné Ulysse dans ses voyages, et il était encore auprès de lui dans l’île d’Ea. Se trouvant la nuit sur le toit plat de la maison de Circé, il en tomba par mégarde, et il se rompit le cou dans sa chute. On ne le regretta point parce que c’était un maladroit et un ivrogne. Ulysse, qui avait laissé son compagnon sur la place où il était tombé, fut très étonné de le voir chez les Cimmériens ; il lui en témoigna sa surprise.

« Comment, lui dit-il, cheminant à pied sous terre, es-tu arrivé plus vite que moi avec mon vaisseau ? »

Aristarque tenait cette question pour inepte. M. Alexis Pierron, éditeur d’Homère, affirme qu’elle est naïve, mais non point inepte. Elle était peut-être embarrassante, car Elpénor n’y répondit point. Il supplia en gémissant Ulysse de lui accorder les honneurs de la sépulture :

« Quand tu retourneras à l’île d’Ea, ne me laisse point non pleuré et non enseveli ; mais brûle-moi avec mes armes, et élève-moi un tertre au bord de la blanche mer, et plante sur ce tertre la rame avec laquelle, vivant, je ramais parmi mes compagnons. »

Telle est la plainte qu’exhale aux pieds d’Ulysse l’ombre d’Elpénor. Tant qu’il n’est point enseveli, Elpénor, qui n’a plus de place sur la terre, n’a pas encore de place chez Hadès. Il erre lamentablement entre les vivants et les morts. C’est peut-être pourquoi il parle sans avoir bu le sang. Mais je crois plutôt à une interpolation. Cette Nékyia est rapiécée comme une tapisserie de l’histoire d’Alexandre, pendue sur le pignon d’une maison de Bruges, aux jours de fête, pendant quatre cents ans. Elle est ainsi très plaisante et très vénérable.

La première ombre que le héros laisse approcher de la fosse, pour qu’elle boive le sang et y retrouve la force de sentir et de parler, est le devin Tirésias qui, aussitôt qu’il a bu, récite une prédiction dont le commencement a trait aux voyages du héros, mais dont la dernière partie, sans doute tirée de quelque chanson très antique, se rapporte à des traditions bizarres et puériles, tout à fait étrangères à l’Odyssée et de tout point contraires à l’esprit même du poème. Car l’ingénieux Ulysse, cher à la vierge Athéné, y est voué à la destinée des impies et des maudits, promis au châtiment des Caïn et des Ahasverus. Et si le devin laisse entrevoir la rémission finale, les menaces qu’il profère, s’accordant d’ailleurs avec des légendes qui nous ont été conservées, donnent le caractère d’un réprouvé au héros dont les contes homériques ont fait le type du parfait Hellène. Ici l’on a cousu à la vieille tapisserie un lambeau d’une tapisserie plus vieille encore et plus sombre.

Après avoir entendu cette prophétie, Ulysse veut interroger, sans tarder davantage, l’ombre de sa mère, et il semble, d’après une question qu’il fait à Tirésias, que, s’il n’a pas appelé encore la morte bien-aimée, c’est qu’il ne savait pas comment s’y prendre. Dans ce cas, nous avons accusé faussement d’insensibilité le rude roi pirate, si admiré des matelots et des pêcheurs hellènes, qui erra longtemps sur la mer stérile. Mais nous avons vu qu’instruit en nécromancie par la magicienne Circé, il avait évoqué sa mère sans même le vouloir, et nous croirons plutôt qu’il trompa Tirésias. Il était menteur et la déesse qui l’aimait lui dit un jour : « Je t’aime parce que tu mens bien. » Son ignorance en effet semble inconcevable après les leçons de Circé qui lui avait révélé l’art des évocations. Et nous venons de voir qu’il avait très bien retenu les préceptes de la magicienne. Ou simplement y a-t-il encore à cet endroit une reprise à la tapisserie.

Tout est obscur dans cette merveilleuse poésie d’enfants peureux. Mais l’obscurité même y est un charme et un sujet d’émerveillement. Et quand la mère vénérable d’Ulysse, la vieille Anticlée, boit le sang noir et parle à son fils, nous sommes saisis d’une émotion large et profonde, et pénétrés d’un tel sentiment de beauté qu’il nous faut reconnaître que le génie hellénique eut, dès l’enfance, l’instinct de l’harmonie et connut cette sorte de vérité qui passe la vérité scientifique et dont, seuls au monde, les poètes et les artistes sont les révélateurs.

« Mon enfant, comment es-tu venu vivant dans la nuit sans lumière ? car il est difficile aux vivants de voir ces choses.

« … Celle qui est habile à l’arc ne m’a pas tuée de ses flèches, ni une de ces maladies ne m’est survenue, qui enlève la vie aux membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le souvenir de ta tendresse m’ont ôté la douce vie. »

« Elle dit. Son fils voulut la presser dans ses bras. Trois fois il s’élança, le cœur ardent à la saisir ; trois fois, elle s’évanouit dans ses mains, semblable à une ombre et à un songe.

« Alors, le cœur déchiré par une douleur aiguë, il lui dit :

« Ma mère, pourquoi ne m’attends-tu pas, quand je veux t’embrasser, afin que chez Hadès, dans les chers bras l’un de l’autre, nous puissions nous rassasier de nos tristes pleurs ? »

« Et la vénérable mère répondit :

« Hélas ! mon enfant, tel est l’état des hommes quand ils sont morts : les nerfs sont privés de chair et d’os, la force du feu les consume aussitôt que l’esprit abandonne les os blancs, et l’âme, comme un songe, flotte, envolée… »

Paroles infiniment douces et toutes trempées du lait de la tendresse humaine ! Elles ont été trouvées par un très vieux chanteur qui vivait au bord de la mer « violette », dans un temps où les hommes n’avaient pas encore appris à monter à cheval ni à faire bouillir les viandes. Ce chanteur n’avait jamais vu de figures peintes ni sculptées ; les seuls autels des dieux qu’il connût étaient des stèles grossières dans un bois sacré. Il était sans cesse occupé du soin de pourvoir à sa subsistance. Parmi des hommes qui ne pensaient qu’à manger et à faire la guerre pour voler des femmes et des trépieds d’airain, il menait une vie plus misérable que celle d’un ménétrier de quelque village d’Auvergne. Pourtant, il trouva en son âme rude et neuve des accents qui retentiront à tout jamais dans les cœurs généreux :

« Mon enfant, celle qui est habile à l’arc ne m’a pas tuée de ses flèches, ni une de ces maladies ne m’est survenue, qui enlève la vie aux membres par une triste langueur. Mais le regret, le souci de toi et le souvenir de ta tendresse m’ont ôté la douce vie. »

Ainsi le vieux joueur de phorminx exprima la douleur harmonieuse et se montra déjà Hellène par le sentiment de la beauté, qui est la seule chose humaine qui ne trompe pas, car elle seule est de l’homme et toute de l’homme.

Je ferme le vieux recueil des aèdes ioniens et j’ouvre la fenêtre de la chambre rustique. Je revois dans la nuit la baie des Trépassés. Tout à l’heure, j’étais avec l’antique Ulysse, et j’avais à peine changé de monde. Il n’y a pas loin, pour le sentiment, de la Nékyia de l’homéride aux gwerz des bardes de Breiz-Izel. Toutes les vieilles croyances se ressemblent par leur simplicité. Ces légendes immémoriales des trépassés sont restées peu chrétiennes dans la chrétienne Bretagne. La croyance à la vie future y est aussi obscure et flottante que dans l’épopée homérique. Pour l’Armoricain comme pour l’Hellène primitif, les morts traînent languissamment un reste d’existence. Les deux races croient également que, si les corps ne sont pas rendus à la terre maternelle, les ombres de ces corps errent en se lamentant et supplient qu’on leur donne la sépulture. L’ombre d’Elpénor demande un tombeau à Ulysse ; les naufragés de l’Iroise viennent frapper avec leurs ossements les portes des pêcheurs. Dans le monde celtique comme dans le monde hellénique, les morts ont une terre à eux, séparée de la nôtre par l’Océan, une île brumeuse qu’ils habitent en foule. Là, l’île des Cimmériens ; ici, plus rapprochée du rivage, l’île sainte des Sept-Sommeils. Les tombes revêtent la même forme dans la Grèce héroïque et chez les Celtes[1].

Que dis-je ? j’ai vu à Carnac le tombeau d’Elpénor. Seulement la rame y manquait, et les archéologues, en le fouillant, ont enlevé les armes et les os qui dormaient : c’est le tertre Saint-Michel, qui s’élève sur le rivage, « au bord de la blanche mer ».

Mais l’hôtesse vient m’annoncer que le souper est servi. L’omelette dorée brille sur la table, et l’odeur du mouton parfumé de thym emplit la chambre. Je laisse là mon Homère et mes rêveries. N’allez pas croire au moins que les Celtes étaient des Pélasges et qu’on parlait grec à Quimper comme à Mycènes.


De Carnac (Morbihan), le 4 août.

Du haut du tertre funéraire, consacré à saint Michel, on découvre deux plaines mornes, dont l’une est la terre et l’autre la mer. Au couchant, l’Océan s’étend jusqu’à l’arc azuré de l’horizon. À gauche, fuient les noirs rivages de Locmariaker, où dort, depuis des siècles innombrables, un chef barbare sous une chambre informe fait de quartiers de roche, et plus loin s’efface dans la brume la pointe de Saint-Gildas, où Abélard fut menacé de mort par des moines ignorants, qui haïssaient la musique et la philosophie. À droite, la lugubre presqu’île de Quiberon s’avance dans la mer que, vers le large, Belle-Île barre comme un grand brise-lames.

Mais, en tournant sur vous-même de manière à mettre Quiberon à votre gauche, vous voyez la lande s’étendre jusqu’aux bois de pins qui tracent au bord du ciel leurs lignes d’un bleu sombre ; sur cette plaine, que la bruyère colore d’un rose triste, passe la grande ombre des nuages. C’est Carnac, le Lieu-des-Pierres.

Une armée de menhirs s’y tient en ordre régulier. Devant vous se dressent les alignements du Menec ; vous apercevez plus à droite ceux de Kermario. Un pli de terrain vous cache de ce côté les pierres de Kerlescan. Deux mille de ces géants informes sont encore ou debout ou couchés à leur rang. On croit qu’il y en avait autrefois plus de dix mille.

Quels bras les ont plantés dans la lande ? On ne sait. On ignore leur âge et leur destination. Ils semblent, dans leur majesté grossière, garder le muet souvenir de races depuis longtemps éteintes, et ils ont je ne sais quoi de funèbre, qui fait songer à des hommes très rudes, à des chefs de tribus sauvages qui dorment sous leur poids énorme. Pourtant, en fouillant la terre sous ces menhirs, on n’y a rien trouvé qui révélât des sépultures.

M. de Mortillet croit que ces alignements sont les archives d’un peuple qui vivait sur cette terre avant la venue des tribus celtiques et qui plantait une pierre en commémoration de chaque fait dont il voulait garder le souvenir ; en sorte que la lande de Carnac serait un livre où ces hommes écrivaient en quartiers de rocs les guerres, les alliances, les grandes chasses, les navigations sur des troncs d’arbres creusés, et les généalogies des chefs.

Les habitants de Carnac attribuent à ces pierres une origine très différente et beaucoup plus merveilleuse. Ils content qu’un jour saint Cornély fut poursuivi dans la lande par une armée de païens. Les païens, comme on sait, étaient des géants. Le serviteur de Dieu courut jusqu’au rivage, dans l’espoir de s’embarquer pour fuir un si grand péril. Mais, ne trouvant point de bateau, il se tourna vers les mécréants, et, étendant les mains vers eux, il les changea en pierres. Aujourd’hui encore, on appelle ces pierres « les soldats de saint Cornély ».

Depuis qu’il n’est plus de géants idolâtres, saint Cornély s’adonne spécialement à la protection des bêtes à cornes.

Ce saint Cornély est très original, et je regrette bien de n’avoir pas consulté, à son sujet, ce bon chanoine Trévoux qui étudiait avec tant de candeur les saints de Bretagne : il m’en aurait conté des merveilles. Que ce saint Cornély ne soit autre que le pape saint Corneille, qui reçut l’anneau du pêcheur en l’an 251 et fut assailli dans la chaise de saint Pierre par de nombreuses tribulations, les hagiographes le disent, et je suis sûr que M. Trévoux le croyait. M. Trévoux croyait tout, et cette heureuse disposition se lisait sur son visage. C’était un homme de bonne volonté ; c’est pourquoi il eut la paix sur la terre. J’espère qu’il l’a présentement dans le ciel. Il est doux de croire que saint Cornély est précisément le pape Corneille ; mais il faut reconnaître qu’en Bretagne il est devenu très Breton. Il a pris l’esprit et les mœurs des paysans de Carnac, qui l’ont choisi pour leur patron et leur intercesseur auprès de Dieu. Il a oublié le farouche Novatien qui troubla si cruellement son pontificat. Je l’ai vu tantôt sur une des portes de son église paroissiale. Il y est sculpté et peint, dans ses habits pontificaux, entre deux bœufs qui tournent vers lui leur mufle obéissant. C’est un saint tout à fait approprié à un pays de pâturages. Sa fête tombe le 13 septembre, et, ce que n’eût point dit M. Trévoux, cette date coïncidant avec l’équinoxe d’automne, la fête du saint a dû se substituer à quelque féerie agricole des païens. Il n’est pas douteux que le nom même de saint Cornély n’ait prédestiné le saint de Carnac à remplacer l’antique divinité tutélaire des bêtes à cornes. Je regrette de ne pouvoir rester à Carnac jusqu’à ce jour-là. Car c’est un beau pardon. Des pèlerins y viennent de toute la Bretagne pour baiser dévotement les os du saint renfermés dans un chef d’or tout brillant de pierreries. Puis, le chapeau sous le bras et le chapelet à la main, ils se rendent en procession à la fontaine qui élève près de l’église, sur quatre arches, son pyramidion surmonté d’une boule et d’une croix. Là, s’étant agenouillés, ils goûtent l’eau que des mendiants leur présentent dans une cruche, en mouillant leur visage et leurs mains, qu’ils élèvent ensuite au-dessus de leur tête, et, ayant accompli ces rites antiques, ils retournent à l’église pour déposer leur offrande devant le protecteur des bestiaux.

On répand aussi l’eau de cette fontaine sur la tête des bœufs qui ont été guéris par l’intercession de saint Cornély. Ce saint est à ce point favorable aux troupeaux, qu’on lui amène parfois, la nuit, des bœufs en procession. Comme le dieu rustique dont il a pris la place, il reçoit des victimes ; on lui offre des vaches, mais on ne les immole pas. Elles sont vendues au profit de l’église. La fabrique vend aussi les attaches qui ont servi à conduire les victimes à l’autel ; et c’est une croyance que les bestiaux mis à l’attache avec ces cordes ne périssent point de maladie. Aussi bien fallait-il à ces bouviers avares et pauvres un vétérinaire céleste.

Le tumulus sur lequel vous êtes monté offre un autre témoignage de la piété bretonne. Les apôtres d’Armorique ont sanctifié ce tertre en élevant sur le faîte une chapelle à saint Michel-Archange, qui lance et retint la foudre et se plaît sur les hauts lieux. Les femmes de marins viennent dans cette chapelle prier l’archange de préserver leur mari du péril de la mer. Chaque année, dans la nuit du 23 juin, les gars du pays y allument, en poussant des cris de joie, le feu de la Saint-Jean, auquel d’autres feux répondent de toutes les hauteurs voisines. Et il est croyable que cette coutume remonte à une fabuleuse antiquité.

Ces petites buttes, visibles à vos pieds maintenant que le soleil, déjà bas, en prolonge les ombres, ce sont les Bossenno, bosses semées entre les pierres de l’Océan. On raconte qu’elles recouvrent un monastère de moines rouges. Il s’y commit, dit-on, de telles abominations que le ciel et la terre ne purent les souffrir. Le moustier périt en une nuit, dévoré par les flammes.

Encore aujourd’hui, le lieu où sont ensevelis les moines rouges est mal famé. Dans l’ombre du soir, des flammes s’allument sur les buttes, et l’on entend des voix qui parlent une langue inconnue aux chrétiens. On a fouillé les Bossenno. Un archéologue anglais, M. Miln, y a porté la pioche, et il a découvert, en effet, des murs portant encore des traces d’incendie. Mais ce ne sont pas les murs d’un monastère. Les Bossenno recouvrent une villa gallo-romaine qui était établie là, au bout du monde connu, avec ses murs de pierre et de brique, ses chambres peintes de vives couleurs, sa métairie, ses bains et son temple, telle enfin que Columelle décrit une villa romaine. L’art de Pompéi se retrouve sur ces enduits de stuc, où sont tracées des grecques et des guirlandes, et sur ces caissons incrustés de coquillages.

Aux premiers siècles de l’ère chrétienne, les Latins, comme aujourd’hui les Anglais, transportaient leur civilisation sur tous les points du monde connu. Ils portaient avec eux leurs lares et leurs pénates. On a trouvé dans le sacellum de la villa les figurines de terre cuite qui y avaient été mises par des mains pieuses. Ce sont des Vénus Anadyomènes et des Déesses-Mères. Celles-ci, vêtues d’une longue tunique, assises dans un grand fauteuil d’osier et tenant un petit enfant entre leurs bras, ressemblent beaucoup aux Saintes-Vierges de l’art chrétien. Celles de Carnac ont été portées, loin du village, dans une cabane qui sert de musée. D’autres, de même style, ont eu ailleurs une tout autre fortune. Elles ont été prises pour des images de Marie, et, tenues pour miraculeuses, ont attiré des pèlerins dans le sanctuaire où on les avait déposées au sortir de terre.

Voilà tout ce que, du haut du tertre Saint-Michel, nous pouvons découvrir de choses dans l’espace et le temps. Ce tertre a été fait de main d’homme, il est formé de pierres amoncelées et de vase marine. M. René Galles, en le creusant, a découvert le dolmen sous lequel un chef avait sa sépulture. On a vu ses os à demi dévorés par la flamme du bûcher, ses armes de jaspe et de fibriolite et ses colliers de jaspe rouge. On croit, d’après certains indices, qu’il a, sous cette montagne, un compagnon de mort dont la poussière demeure encore inviolée. Ainsi Achille voulut que ses cendres fussent mêlées à celles de Patrocle sous le même tertre funéraire. L’ombre de Patrocle était venue elle-même l’en prier, la nuit, pendant son sommeil. Elle lui avait dit : « Je te demanderai, ne l’oublie pas, que mes os ne soient pas séparés des tiens, Achille. Nous avons été nourris ensemble dans ta maison… Que nos os soient renfermés dans la même urne d’or. » C’est pourquoi Achille ordonna de ne faire d’abord pour son ami qu’un tertre bas.

« Quand je serai mort, ajouta-t-il, élevez à lui et à moi une haute et large tombe, vous qui me survivrez. »

La tombe, dont nous foulons les herbes salées par l’embrun, est large et haute comme celle d’Achille et de Patrocle. Les guerriers qui y reposent étendus, avec leurs armes, furent sans doute des chefs illustres parmi les peuples. Mais un Homère n’a pas dit leur nom.

À la place où nous sommes, sans doute, une vierge barbare, plus blanche que Polyxène, fut égorgée comme la fille de Priam. Et son âme indignée s’enfuit sous le ciel bas, entre la lande et l’Océan.


Sainte-Anne-d’Auray, 28 juillet.

C’était le jour du Pardon. On sait qu’on appelle pardon, en Bretagne, la fête paroissiale d’une église ou d’une chapelle. Les pèlerins qui s’y rendent y gagnent des indulgences, moyennant certaines pratiques pieuses et quelques dons au saint ou à la sainte. Dans leur seigneurie, les saints de Bretagne ont gardé la simplicité rustique. Ils acceptent des dons en nature. Encore faut-il leur payer la redevance selon l’usage et la coutume. Notre-Dame de Relec ne veut que des poules blanches. Sainte Anne, sa mère, n’a point cette délicatesse : elle reçoit tous les présents, et sa couronne est faite des joyaux des dames de Lorient et de Quimper.

Il y a une petite lieue de la gare à Sainte-Anne. Le chemin qui, à travers la lande, conduit au village, était, quand nous le prîmes, couvert de pèlerins. Les coiffes blanches des paysannes brillaient au soleil, comme des ailes d’oiseaux de mer. Les hommes en veste brune, et coiffés du large chapeau d’où pend un ruban noir, allaient en silence, appuyés sur leur bâton de cornouiller. Et tout le long du chemin s’étendait une double haie de mendiants.

Les uns, vieillards aveugles, blancs et chevelus, la main posée sur la tête d’un enfant, semblaient, dans leur majesté lamentable, les derniers bardes. Plus avant, une femme élevait en gémissant, sur le ciel bleu qui couvrait la lande, un bras si mutilé, si dépouillé de chair, si déchiqueté et si étrangement terminé par une main où ne restait plus que deux doigts, qu’on eût dit un bois de cerf trempé dans le sang des chiens décousus. Ailleurs se dressait une grande forme humaine terminée par une masse de chair sanguinolente et tuméfiée qu’on ne reconnaissait pour un visage que parce qu’elle en occupait la place. Puis c’étaient côte à côte, et appuyés les uns sur les autres, des innocents qui se ressemblaient par le vide du regard, par l’immobilité du sourire, par un perpétuel tremblement de tout le corps, et aussi par un air de famille ; car ils étaient frères et sœurs, et peut-être, appuyés les uns aux autres, le sentaient-ils confusément. L’un d’eux, grand jeune homme à la barbe bouclée, vêtu d’une robe de femme, ouvrait tout grands des yeux bleus qui faisaient peur ; on sentait que toutes les images de l’univers n’y entraient que pour s’y perdre. Et là, debout dans sa robe grise, de forme antique, plus étrange que ridicule, il avait l’air d’une statue taillée par un vieil imagier et qu’une puissance ténébreuse animait, comme cela est conté dans les vieux contes. Ces mendiants sont une des beautés de la Bretagne, une des harmonies de la lande et du rocher.

Le chemin, sillonné de pèlerins et bordé de pauvres, aboutit à la grande place sur laquelle s’élève l’église de Sainte-Anne. Une foule rustique l’emplit. Toutes les paroisses du Morbihan sont là, et celles des îles patriarcales d’Houat et d’Hœdic. Des pèlerins sont venus en grand nombre du pays de Tréguier, du Léonnois et de la Cornouaille. Les hommes ont attaché au chapeau des brins d’ajonc et de bruyère. Mais c’en est fait du vieux costume celtique, et le paysan ne porte plus les braies séculaires, le bragonbras bouffant. Ils ont tous, même ceux du Finistère, un pantalon noir comme le sénateur Soubigou. Les femmes, heureusement, ont gardé la coiffure nationale. Leurs coiffes blanches, tantôt relevées en coquille sur le haut de la tête, tantôt pendantes sur les épaules, mettent dans les assemblées une grâce très douce, profonde et triste. La grande cornette des Vannetaises, le béguin empesé des femmes d’Auray, le serre-tête austère qui cache les cheveux des filles de Quimperlé, le bonnet aux ailes soulevées de celles du Pont-Aven, la coiffe de dentelle de Rosporden, le diadème de drap d’or et de pourpre de Pont-l’Abbé, les barbes, tendues comme des voiles, de Saint-Thegonec, le bavolet de Landerneau, toutes ces coiffures portées depuis tant de siècles chargent ces têtes nouvelles de toute la mélancolie du passé. Sur ces visages flétris en quelques années, et courbés sur cette dure terre qui les recouvrira bientôt, la coiffe des aïeules garde sa forme immuable. Passant des mères aux filles, elle enseigne que les générations succèdent aux générations et qu’en la race seule est la suite et la durée. Ainsi le pli d’un morceau de toile nous donne l’idée d’un temps beaucoup plus long que celui de l’existence humaine.

Vêtues de noir, les joues, le cou voilés, les femmes du Morbihan ont l’air de religieuses. Leur plus grande beauté est dans leur douceur. Assises sur leurs talons, dans l’attitude qui leur est habituelle, elles ont une grâce paisible et lourde assez touchante. Coiffées et vêtues comme elles, leurs fillettes sont charmantes, sans doute parce que l’austérité du costume rend plus sensible la fraîcheur riante de l’enfance. Il n’y a rien de joli comme ces petites béguines de sept ou huit ans. Entre elles, volontiers, elles s’amusent à lutter sur l’herbe. C’est l’instinct de la race qui les pousse ; car on sait qu’elles sont filles de vaillants lutteurs.

L’église de Sainte-Anne est toute neuve et d’une richesse que le temps n’a pas encore éteinte. M. de Perthes, l’architecte, est peut-être un habile homme. Mais le temps a seul le secret des profondes harmonies. La place sur laquelle elle s’élève est bordée de petites boutiques où les femmes vont acheter des médailles, des chapelets, des cierges, des livres de cantiques en breton et en français, et des images d’Épinal.

Je n’ai pas vu passer la procession. Je ne sais si elle a gardé le caractère de foi naïve qu’elle avait jadis. J’ai aperçu les bannières ; elles m’ont paru trop neuves et trop belles.

Autrefois, on voyait dans cette procession des marins portant les débris du navire sur lequel ils avaient été sauvés du naufrage, des convalescents traînant le linceul préparé pour eux et maintenant inutile, des hommes échappés à l’incendie et tenant à la main la corde ou l’échelle de leur salut. On y remarquait surtout les matelots d’Arzon. C’étaient les descendants des quarante-deux marins qui, dans la guerre de Hollande, en 1673, se vouèrent à sainte Anne et furent préservés des canons de Ruyter. Précédés de la croix d’argent de leur paroisse, ils marchaient, soutenant de leurs épaules le modèle d’un vaisseau de soixante-quatorze, pavoisé de tous ses pavillons, et ils chantaient une complainte dont voici quelques couplets :


Nous avons été de bande
Quarante et deux Arzonnois
À la guerre de Hollande,
Pour le plus grand de nos rois.

. . . . . . . . . . . . . .


Ce fut de juin le septième
Mil six cent septante et trois,
Que le combat fut extrême
De nous et de Hollandois.

Les boulets comme la grêle
Passaient parmi nos vaisseaux,
Brisant mâts, cordages, voile,
Et mettant tout en lambeaux.

La merveille est toute sûre
Que pas un homme d’Arzon
Ne reçut la moindre injure
Du mousquet ni du canon.

Un d’Arzon changeant de place,
Un boulet vint à passer,
Brisant de celui la face
Qui venait de s’y placer.

L’Arzonnois, la sauvant belle,
Eut l’épaule et les deux yeux
Tout couverts de la cervelle
De ce pauvre malheureux.

De Jésus la sainte aïeule,
Par un bienfait singulier,
Nous connaissons que vous seule
Nous gardiez en ce danger.


Ce n’est pas là proprement une poésie populaire ; ces vers sont l’œuvre de quelque bon recteur qui savait le français dans les règles. Ils se chantent sur un vieil air triste à pleurer.

Il y a en face de l’église un double escalier d’un assez beau style. C’est une imitation de la Scala santa de Rome dont les degrés sont toute l’année recouverts d’un tablier de bois. L’escalier d’Auray, comme l’autre, ne se monte qu’à genoux. On gagne neuf années d’indulgences pour chacune des marches ainsi gravies. Je vis une centaine de femmes occupées à cet exercice salutaire. Mais je dois dire que, pour la plupart, elles trichaient. Je les voyais fort bien poser le pied sur les degrés. La chair est faible. D’ailleurs, l’idée de tromper saint Pierre doit venir très naturellement à l’esprit d’une femme.

Cet escalier est de style Louis XIII, ainsi que le cloître adossé à l’église. Le culte de sainte Anne d’Auray ne remonte pas plus haut que le XVIIe siècle. L’origine en est due aux visions d’un pauvre fermier de Keranna, nommé Yves Nicolazic.

Ce brave homme avait des hallucinations de l’œil et de l’ouïe. Parfois, il voyait un cierge allumé et, quand il revenait la nuit à la maison, le flambeau marchait à son côté, sans que le vent agitât la flamme. Par un soir d’été, comme il menait ses bœufs boire à la fontaine, il vit une belle dame, vêtue d’une robe d’une éclatante blancheur. Cette dame revint plusieurs fois le visiter dans sa maison et dans sa grange.

Un jour, elle lui dit :

« Yves Nicolazic, ne craignez point : je suis Anne, mère de Marie. Dites à votre recteur que, dans la pièce appelée le Bocenno, il y a eu autrefois, même avant qu’il y eût aucun village, une chapelle dédiée en mon nom. C’était la première de tout le pays, et il y a neuf cent vingt-quatre ans et six mois qu’elle a été ruinée. Je désire qu’elle soit rebâtie au plus tôt et que vous en preniez soin. Dieu veut que j’y sois honorée. »

Les visions du fermier Nicolazic n’ont rien de singulier. Avant lui Jeanne d’Arc, après lui le maréchal-ferrant de Salon, qui fut conduit à Louis XIV, et plus récemment le laboureur Martin de Gallardon eurent des hallucinations semblables et reçurent d’un personnage céleste une mission particulière. Comme Jeanne, comme le maréchal-ferrant, comme Martin, le fermier de Keranna résista d’abord à la voix du ciel, alléguant sa faiblesse, son ignorance, la grandeur de la tâche. Mais la dame de la fontaine insista ; sa parole devint plus impérieuse. Les prodiges se multiplièrent. Il y eut des lueurs soudaines, des pluies d’étoiles. Quand on étudie d’un peu plus près les hallucinés qui crurent avoir une mission, on est frappé de la similitude, je dirais même de l’identité de leur état psychique et des actes qui en résultèrent. Nicolazic, obsédé par une idée fixe, alla trouver le recteur de Pluneret, qui le reçut fort mal et le renvoya rudement à son seigle et à ses bêtes. Le visionnaire ne se laissa pas décourager et il finit par triompher de tous les obstacles. Ce Nicolazic était un homme simple, ne sachant ni lire ni écrire et ne parlant que le breton.

Il est aussi impossible de douter de sa sincérité que de celle de Jeanne d’Arc, du maréchal de Salon et de Martin de Gallardon. Mais il est probable qu’il fut aidé dans son entreprise par des gens habiles et avisés. Je n’ai pas eu le loisir d’étudier son histoire d’après les textes originaux, et je ne la connais que par des hagiographes modernes, dont la manière édifiante et béate exclut toute critique. Mais il me semble bien voir que le pauvre homme était conduit à son insu par M. de Kerlogen. Ce seigneur avait déjà donné le terrain sur lequel devait s’élever la chapelle. On devine l’intérêt qui poussait alors les catholiques bretons à susciter des voyants et à faire éclater des prodiges. Les progrès de la réforme les avaient effrayés et leurs craintes étaient vives encore. On était en 1625. En ce moment même, Soubise, qui avait reçu de l’armée calviniste de la Rochelle le commandement du Poitou, de la Bretagne et de l’Anjou, reprenait les armes et capturait une escadre royale à l’embouchure du Blavet. Il fallait ranimer la vieille foi, frapper un grand coup. Les visions du bon Nicolazic avaient éclaté à propos. On en profita.

Nous disions tout à l’heure que les voyants qui reçoivent mission d’un ange ou d’un saint procèdent tous exactement de même. Tous donnent un signe. Jeanne, quand on l’arma, envoya chercher à Notre-Dame de Fierbois une épée marquée de cinq croix qui s’y trouvait effectivement. Et l’on conta depuis que cette arme était scellée dans le mur de l’église.

Yves Nicolazic apporta, lui aussi, un signe de ce genre. Conduit par un cierge que tenait une main invisible, le bonhomme descendit dans un fossé, gratta la terre et en tira une statue de bois représentant sainte Anne. Le lieu où cette image fut trouvée se nommait Ker-Anna, et il est possible, comme le nom semble l’indiquer, que ce fut l’emplacement d’une chapelle consacrée à la mère de la Vierge. Mais que cette chapelle eût été ruinée depuis neuf cent vingt-quatre ans et six mois, comme le disait la dame blanche, c’est ce qu’il n’est pas possible de croire. Au VIIe siècle, ni sainte Anne ni sa fille n’avaient de sanctuaires ni d’images. Et, si cette dame blanche était sainte Anne elle-même, il faut bien admettre que sainte Anne ignorait sa propre iconographie. Cette difficulté n’embarrasse pas les Bretons que je vois au Pardon.

Sainte Anne tant glorifiée dans Auray et dont l’image porte cette couronne fermée que l’art religieux n’avait posée jusqu’ici que sur le front de Marie, sainte Anne n’a pas de légende. L’Évangile ne la nomme même pas. Saint Épiphane, le premier, je crois, parle de sa longue stérilité qui pesait sur elle comme une opprobre. À la fête des Tabernacles, le prêtre rejeta son offrande. Elle se cachait dans sa maison de Nazareth quand, déjà sur le retour, elle enfanta Marie.

Les pèlerins d’Auray chantent, sur l’air d’Amaryllis vous êtes blanche, un cantique dans lequel Anne demande en ces termes un enfant au ciel :


— Mon Dieu, mon tout que j’aime et que j’adore,
Ayez pitié de ma stérilité !
Depuis vingt ans elle me déshonore,
Couronnez-la par la fécondité.
Je vous promets, grand Dieu, plus de cœur que de bouche,
De vous offrir le fruit de notre couche.

Je n’ose plus hanter aucune amie.
Je ne reçois que mépris et qu’affront.
Ôtez, Seigneur, la tache d’infamie.
Que fait monter la honte sur mon front,
Jetez un seul regard sur votre humble servante
Qui, soumise à vos lois, et pleure et se lamente.


Qu’importe, après tout, si cette assemblée d’Auray, qui réunit tant d’hommes dans une foi commune, a pour origine les hallucinations d’un malade ignorant ! Le Breton n’a pas l’esprit d’examen ; il est incapable de critique, et vraiment on ne peut lui en faire un reproche. L’esprit critique se développe dans des conditions trop particulières et trop rares pour exercer une action efficace sur les croyances de l’humanité. Ces croyances échappent absolument au contrôle de l’intelligence. Elles peuvent se montrer ineptes et absurdes sans compromettre l’autorité qu’elles exercent sur les âmes. C’est un lieu commun que de penser qu’elles sont consolantes. À la réflexion, on s’apercevrait peut-être que, le plus souvent, les hommes en reçoivent moins de plaisir que de peur. La foi des Bretons me semble particulièrement morne. Tout au moins, ils ne paraissent pas en tirer plus de joie que de leur petite pipe courte et de leur litre d’eau-de-vie. Ces hommes entêtés, sauvages et silencieux ressemblent aux Peaux-Rouges ; et l’on ne peut se défendre, en les regardant, de prévoir le jour où, murmurant un cantique, buvant et fumant, ils se laisseront mourir en regardant la lande ou la mer.




  1. Dans son livre si méthodique et si profond sur « la religion des gaulois », M. Alexandre Bertrand a solidement établi, ce semble, que les peuples à dolmens n’étaient point des celtes. Mais il ne saurait être question ici d’ethnographie. On s’y contente d’une vue très générale du culte des morts sur la terre de Bretagne, où plusieurs races humaines se sont superposées. Et c’est encore M. Alexandre Bertrand qui fait à ce sujet une remarque judicieuse : « Les religions recueillent, dans le cours de leur développement, des éléments nouveaux qui les rajeunissent et les transforment, mais sans qu’elles se débarrassent jamais complètement de leur passé…

    « Ces observations trouvent particulièrement leur application dans les pays dont la population, comme en Gaule, se compose de plusieurs couches successives et diverses de conquérants et d’immigrants, de complexion religieuse différente, ayant eu chacun leurs divinités particulières qu’ils ont dû tenter d’introduire dans le culte national, ou à ce défaut, qu’ils ont dû conserver à titre de culte familial ou de tribu. » (Loc.cit., p. 215).