Pierrot et sa Conscience/VIII

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VIII



De loin en loin, passaient de jolies jambes nacrées par les maillots de soie, de belles épaules nues, des cous délicieux de femmes. Là, une femme, en « mercure galant », disait à un Turc de carnaval, pantalon bouffant à jupe, le chef coiffé d’un fez, que les gens, qui portent des calottes, en méritent.

Pierrot noir, cependant, — la Conscience — de sa voix vibrante, sonnait à Pierrot blanc, plus blême encore, la diane des souvenirs et prétendait que le bal avait l’air d’un enterrement. Il s’écriait, en agitant, au bout de ses mains, les pans de ses manches trop longues :

« — Où sont les fous d’antan ? Où le monde de Gavarni ?… Notre époque est trop sage. Où le chef d’orchestre accompagnant le galop infernal qui passait comme une trombe ? Il y a les désœuvrés qui ne savent rien dire que « gaga, maman, vingt-cinq louis, » et se racontent les uns aux autres qu’ils viennent du cercle où ils ont tous taillé une banque et ont tous pris une forte culotte… Ceux qui travaillent, par nécessité, ont à s’inquiéter, eux, de leur avenir. Les jeunes, sans croyance, sans amour, sans idéal, tourmentés par la seule hantise des gains rapides, ne sont pas jeunes et n’ont pas, sur les lèvres et dans les yeux, la chanson de leurs vingt ans. Ils ne dansent pas non plus. L’inquiétude de l’argent les harcèle, parce que l’argent est devenu Roi et dieu. On voit des vieillards qui ont plus de sourire que ces jeunes gens fanés ou avortés. Ils viennent au bal les sens glacés, cœur vide, pour y être venus, pour raconter qu’ils y sont venus, parce qu’ils ont espéré, — ces éreintés de la vie, les éreintés de là, tout simplement, qui se prétendent des viveurs, ô ironie ! — tuer l’ennui, ici plus bruyant, mais aussi morne, plus facilement qu’ailleurs… ; d’autres parce qu’ils ont espéré rencontrer quelqu’un, et « faire une affaire »… Où est Théo qui arborait un gilet rouge ? où lord Seymour ? Arsouille ? où Caderousse et le prince Citron ? Où sont les viveurs, les vrais, les fous ? Tous morts… Et les femmes du monde ? En existe-t-il encore seulement ? Elles sont remplacées par des femmes riches. Où sont les intrigues, les imbroglios, les mystères ? Restent les quolibets… Plus même de grandes courtisanes, mais, en revanche, les petites catins foisonnent. »

Un jeune homme qui avait une orchidée à la boutonnière et qui marchait, son claque à la main, derrière les deux camarades, graves maintenant, avait entendu l’élégie de Pierrot noir.

Il l’interrompit :

— Conscience, tu ferais bien mieux de te vendre.

Dédaigneuse, elle ne répondit pas et continua sa plainte :

« — Moi, ta Conscience, Pierrot, je regrette les lorettes de Gavarni, les masques inspirés de Daumier, je regrette les insensés, les rêveurs, les dépensiers de fortune et les dépensiers d’avenir…

« — Pas fort, ça !… non ! pas moderne ! pas crépuscule de siècle », interrompit le jeune homme qui marchait toujours sur leurs talons.

« — Je regrette, poursuivit-elle, sans prendre garde à ce sarcasme raisonnable, je regrette les aristocratiques courtisanes, je hais les grues et je pleure la jeunesse morte… »