Pierrot et sa Conscience/X

La bibliothèque libre.
◄  IX
XI  ►


X



Des éreintés étaient écroulés, dans les couloirs, sur des banquettes, en broyant du noir, même sur les balustrades de pierre du haut de l’escalier. Des curieux lorgnaient aux carreaux des loges.

Pierrot et sa Conscience aperçurent, dans un groupe d’hommes, autour d’une pêcheresse, en costume bain de mer, à crevés de chair, un banquier, — ou saltimbanquier, — qu’ils avaient connu, jadis, avant leur mort, et qui alors possédait déjà six millions de capital et trois millions de dettes (ce qui fait neuf).

Parfois il y avait des poussées aux environs des loges. Près de l’orchestre de Fahrbach, comme ils allaient entrer au buffet, ils entendirent un bout de discussion :

— Tu as vendu ta femme.

— Et toi aussi.

— Mais moi, j’ai fait faillite.

Il avait trafiqué de sa femme, mais il ne l’avait pas livrée. C’était plus fort. Pierrot blanc et Pierrot noir échangèrent un sourire de tristesse, mais le monsieur en or demeura impassible, car, évidemment, la femme, même mariée, pourvu qu’on ne se heurte pas au code, mais qu’on le tourne, est un animal négociable. Ils s’assirent dans la galerie, qui fait l’angle avec le foyer, et d’où ils entendaient les airs étranges de Fahrbach, le râclement plaintif des violoncelles. Une sauterelle, en béret mousseline sur une chevelure châtain clair, la robe vert d’eau, avec deux longues ailes même ton, piquées de points argentés, était venue quêter une coupe de Champagne. Alors, le monsieur en or commença l’histoire promise du polichinelle rouge :

« — Il était une fois un mari qui, voulant aller au bal de l’Opéra s’amuser un peu, commanda à son tailleur un costume de polichinelle rouge. Seulement, sa femme se douta d’une tromperie… (entre nous, elle avait trouvé dans les papiers de son mari une lettre du tailleur, lui demandant s’il voulait une belle bosse de polichinelle ou seulement une demi-bosse)…

Madame avait cette déplorable habitude de fouiller dans les affaires de monsieur… Elle se proposa de surprendre la fourberie et de la faire expier. Elle résolut pour ce, d’aller, elle aussi, à ce bal de l’Opéra, et elle acheta un domino jaune symbolique, les couleurs futures de son mari… Mais le mari a pigé le domino jaune, par hasard, et il croit à une trahison possible de sa femme… lui ne pensant en rien être soupçonné… Tous deux sont donc venus au dernier bal. À minuit et demi, un polichinelle rouge arrivait. Il rencontre, dans le couloir des loges, le domino bouton d’or. Le polichinelle conte fleurette au domino. Cela marche très bien, comme sur des roulettes. On va très vite sur des roulettes, et le divan en avait… Naturellement, le couple était masqué et il faut vous dire qu’ils avaient aussi déguisé leur voix… La dame se laisse entraîner, à une heure du matin, en cabinet particulier… S’ils sont toujours restés voilés, ils ne sont pas restés convenables. Oh ! non !… Inutile de feindre plus longtemps ! n’est-ce pas ? Tout à coup, le polichinelle rouge enlève son loup au domino jaune, et le domino jaune, alors, arrache son masque au polichinelle rouge, criant : « Ah ! vous menez une vie de Polichinelle ! ah ! vous vous payez une bosse. Une demie ne suffit pas. » Elle s’arrête net : « — Ce n’est pas mon mari ! » Et lui, trépignant de joie : « — On va s’amuser un peu. Ce n’est pas ma femme ! »… Oui, petit Pierrot, et vous, chère madame, ce n’était ni l’un ni l’autre !…

Le monsieur en or se dressa pour rejoindre le monôme des banquiers, qui repassaient, cette fois suivis par une enfilade de jolies filles éprises d’eux ; mais, apercevant un polichinelle rouge tout seul, il ajouta que ce devait être le mari, dont la femme avait été fourragée au dernier bal, en cabinet particulier, par un autre polichinelle rouge, à moins que ce ne fût un troisième mari. « Ah ! la vie de Polichinelle ! » fit le monsieur en or au bossu rouge, déambulant solitaire.

— « L’avis de Polichinelle, le voici : se ficher de tout, même de l’or. »

— « Pas possible, ça, » dit une petite femme, pourtant déguisée en hospitalité écossaise.