Pierrot et sa Conscience/XI

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XI



C’était l’heure où les soupers s’organisent. On s’en allait deux à deux, chacun avec sa chacune, ou par bandes. Quelques danseurs, figurants des théâtres, et quelques danseuses, gouines au rebut, fatigués, commençaient à envahir les couloirs et le foyer.

Oh ! tout cela, les seigneurs aux frusques équivoques, les pourpoints de rebut, les tabarins, les gavrochettes, les paillasses, les soubrettes, la tribu des filles, le retroussé et le déshabillé, les zerbinettes, puis les cocodrilles, les giangurgorlos, les déguisements légendaires, les fantaisies et les extravagances, les dominos de tous genres, un peuple en frac, bourgeois curieux en bordée de famille, et haute noce et fine gouape, — oh ! tout cela, Paris embarqué pour Cythère ou Lesbos, pour ici et pour là, pour loin de soi, pour ailleurs, — oh ! tout cela qui, avant minuit, partit, narines vibrantes, à l’aventure pour l’amour, pour le baiser, pour le plaisir ! Soupera-t-on ? soupera-t-on pas ?

Des valses, flonflons mourants, échos berceurs des turlutaines, trilles fous en lambeaux, des valses agonisaient parmi la foule violette, indigo, noire, verte, jaune, orangée, rouge, dominos de lustrine ou de soie, tricornes, sombreros, tuyaux de poêle, estudiantinos, pierrots, pierrettes, arlequines, clownesses, polichinelles, muscadines, — des valses chuchotaient par-dessus les rires, le bacchanal. Et, dans les couloirs, on violait toujours des femmes.

Mais les habits noirs commençaient à s’évader. — Cependant, les trente messieurs en or, au complet, toujours en monôme, suivis des femmes, en domino, en toilette de bal, en maillot, rassemblées, en monôme aussi, derrière le leur,

par l’omnipotence de l’or,

faisaient le tour de l’orchestre de Fahrbach, qui jouait la valse populaire du maëstro, — Tout à la joie, — lorsqu’un des derniers habits noirs, mettant à sa bouche ses mains gantées, cria, du haut de l’escalier, parmi le défilé pittoresque s’en allant :

« — Qui veut souper avec Un qui s’embête à mort ? »

Un gommeux, affalé au balcon, ankylosé sur la balustrade de pierre, — surgi tout à coup — clama, pour réponse, dominant la trombe de joie de l’orchestre du glas de sa voix douloureuse :

— « Frère, il faut mourir ! »

Dans la pénombre clémente des couloirs, çà et là, dans la foule, les quolibets vieillards, des chuchotements obscènes, des éclats de rire nerveux, des paroles crues, des caresses hardies, l’arome exaspéré de femmes, de la fièvre, de l’ennui, de la torpeur, soudain des poussées brutales de mufles en habit noir sur une jeune femme que bientôt trente mains lubriques soulèvent et qui, jambes éperdues, se trémousse en l’air, se débat horizontalement, sur un cercle ivre de charretiers en frac ; tous les bras convergent vers un point invisible. Un moment, c’est un pince qu’on ne peut décrire, un stupre fourmillant ; puis, un cri de terreur et l’éclair rose d’un peu de cuisse nue dans le frisson d’une robe envolée, de dessous qu’on fouille, de linge et de dentelles qu’on déchire pour arriver.

Pierrot blanc et Pierrot noir, écœurés de cette démence grossière, d’un rut presque silencieux, — oh ! les titis, les flambards, les chicards, les balochards, débardeurs et débardeuses de Gavarni, héros spirituels, héros défunts des carnavals de jadis ! — lâchèrent la Sauterelle, ne trouvant sur ses lèvres comme affadies par l’usure (on y soupçonnait la trace d’une armée de baisers payants) l’idéal rêvé pour la nuit — la nuit fantaisiste où ils s’étaient évadés de la tombe.

Soudain, devant eux, une jolie silhouette de svelte femme rousse, d’un cuivre ardent, masquée d’un loup noir, mais très décolletée en une robe tombant droit, des gants noirs très longs, ne laissant voir que le haut troublant des bras nus. Un monsieur en habit noir, fleuri d’un catleya, prosterné aux genoux de la femme, sa main gauche tenant son claque contre terre, semblait lui murmurer un cantique d’adoration blagueuse.

Elle lui jeta, l’ayant bien examiné :

« — Oui, le chic, mais pas le chèque. »

Puis elle prit le bras d’un monsieur en or, à tête de veau, qui passait.

Autour, partout, de-ci, de-là, les filles se hâtaient, inquiètes de trouver un souper et le reste. Des sots faisaient semblant de rire. Ici, une bohémienne faisait tintinnabuler sur ses hanches, en un roulement lascif de danse du ventre, une ceinture de sequins.

Là, un domino violet, un évêque de Cythère, in partibus, au coin d’un couloir, le pied sur une banquette, en un retroussis brusque, comme pour tirer son bas de soie sur sa jambe élégante — le coup de la jarretière — montre un peu de nu ; ses prunelles de chatte amoureuse brillent et appellent. — Plus loin, ce sont des langues dardées, des coups d’éventail, des rires, des promesses, des refus qui disent oui.

Ici, encore, dans la pénombre du corridor de l’amphithéâtre, des bousculades d’enfants, des audaces de mains invisibles sur les robes, par devant ou par derrière dans la cohue, des cris de dominos récalcitrants, des silences curieux ; plus loin, l’étourdissement, la basse joie de la grande salle où grouillent les oripeaux multicolores, où montent les odeurs humaines. Et partout le marché devient plus pressant.

Une frêle blonde, toute menue, déguisée en jockey, irradiant la jeunesse, s’avance :

— Voulez-vous un « petit tuyau », monsieur ?

Pierrot et sa Conscience descendirent.

Au vestiaire, une femme en maillot, ayant revêtu sa pelisse, l’écartait, et, aguichante, elle disait, presque nue sur le fond sombre et velu :

— Viens te blottir dans ma fourrure, mon Pierrot chéri. Tu vois. Il y a de la place pour toi.

Les yeux étaient bleus, du bleu pâle des billets de banque.