Piquillo Alliaga/04

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 14-20).


IV.

le capitaine juan-baptista balseiro.

Maitre Truxillo ne fut pas le seul qui passa une mauvaise nuit.

Piquillo était depuis plusieurs heures renfermé dans la chambre à coucher souterraine qu’on lui avait donnée à l’hôtellerie du Soleil-d’Or. L’hôtelier, retenu au palais par ses fonctions civiques, n’avait pu, à son grand regret, rentrer chez lui, et Coëllo son majordome, maître en chef en son absence, décida qu’il était convenable de boire à la santé du patron et à sa nouvelle dignité. Il avait donc convié tous les gens de l’hôtel à manger les reliefs de la journée, ce qui paraissait assez juste. Après avoir donné à dîner à tout le monde, il est bien permis de penser à soi. Mais nul ne songeait au pauvre Piquillo, qui, bien des fois déjà, avait fait le tour de la cave où il était retenu comme prisonnier d’État. Aucune issue, qu’une porte cadenassée et verrouillée ; point d’autre jour que celui qui venait d’un soupirail étroit, fermé par un barreau de fer ; enfin aucun meuble, si ce n’étaient deux vieux tonneaux, jadis pleins d’un assez bon vin de benicarlo, qui avait servi autrefois à l’hôtelier à faire six ou sept pièces de xérès ou d’alicante.

Après avoir cherché à ébranler la porte qui résistait à ses efforts, crié vainement et appelé à son secours, Piquillo s’était assis sur une des futailles, et là, s’il faut le dire, tout son courage l’avait abandonné ; notre héros s’était mis à pleurer ! Mais quel héros est sans faiblesse, et puis le nôtre n’avait pas soupé, et son déjeuner du matin était depuis longtemps oublié, grâce à l’exercice et aux manœuvres militaires de la journée. Il pleurait donc, et de plus, quoiqu’il ne fût pas peureux de son naturel, l’obscurité où il se trouvait lui inspirait une terreur dont il ne pouvait se défendre. Tout à coup il entendit de grands cris, et crut sa dernière heure arrivée ; c’étaient le majordome et les gens de la maison échauffés par la bonne chère et par le vin du patron.

Assis autour d’une grande table dans la plus belle salle de l’hôtel, ils se faisaient servir par Juanita, avec qui nous avons déjà fait connaissance, jeune fille d’une douzaine d’années, vive, accorte, et pas fière, commandée et grondée par tout le monde, et dans ce moment encore servante des serviteurs.

— Va nous chercher à la cuisine, lui cria le majordome d’un ton de maître, ces deux perdrix intactes qui sont revenues de la salle numéro 9 ; les convives devaient être des amoureux, car ils ne mangeaient pas.

Le moindre amphitryon a ses flatteurs, et cette saillie du majordome excita un long murmure d’approbation… C’est ce bruit qui avait effrayé Piquillo ; il tressaillit, et prêtant une oreille attentive, il écoutait encore. Soudain un rayon de la lune vint par l’étroite ouverture qui donnait sur la cour, éclairer son cachot, lumière soudaine qui fut un instant éclipsée par un corps étranger, lequel s’approcha doucement du soupirail, y resta un instant, puis s’enfuit rapidement, et une perdrix tomba, toute rôtie, aux pieds de Piquillo.

— Je vous jure, monsieur le majordome, disait un instant après, dans la salle à manger, une douce voix de jeune fille, je vous jure qu’il n’y en avait qu’une.

— C’est bien étonnant, dit Coëllo, j’en avais mis deux de côté… à moins que ces messieurs… et son œil défiant faisait le tour de la table ; mais parmi les garçons et marmitons du Soleil-d’Or aucun ne pouvait raisonnablement être soupçonné d’un trait d’indélicatesse et d’égoïsme pareil.

Piquillo eut donc à souper comme il avait eu à déjeuner, par les soins de Juanita et aux frais de l’ennemi, chez lequel il se trouvait ainsi logé et nourri. Il l’eût volontiers dispensé du logement, et son esprit inventif se mit à en chercher les moyens. Le soupirail était bien étroit et un barreau de fer le rétrécissait encore de moitié ; mais Piquillo était si maigre et si chétif, qu’il lui semblait pouvoir, sans beaucoup de peine, quoiqu’il eût soupé, passer par cette étroite ouverture ; le difficile était d’y atteindre, mais un bon repas et l’amour de la liberté doublent les forces, et le prisonnier parvint avec des efforts inouïs à placer les deux feuillettes vides l’une sur l’autre. Il monta alors à l’escalade, et, non sans se meurtrir rudement, non sans se déchirer la figure, il vint à bout de passer entre le barreau et le mur sa tête, qui bientôt entraîna le reste du corps. Le prisonnier se trouva ainsi dans la cour de l’hôtel.

Piquillo, mendiant et vagabond, n’avait aucune idée de religion et de morale ; il ne connaissait Dieu que par les jurons qu’il entendait chaque jour et où son nom se trouvait mêlé ; cependant, malgré lui et sans savoir pourquoi, un instinct ou un besoin de reconnaissance le fit tomber à genoux. Quoique ses lèvres ne proférassent aucune parole, quoique son cœur n’adressât au ciel aucune action de grâce, c’était là une prière, une prière ardente et pure, qui s’éleva sans doute jusqu’au trône de l’Éternel.

Le prisonnier était sorti de son cachot, mais non pas de l’hôtel, et la cour où il se trouvait était entourée de murailles si hautes qu’il ne pouvait espérer en atteindre le chaperon, encore moins redescendre de l’autre côté dans la rue.

Piquillo, déconcerté et découragé, ne trouvait rien, n’inventait rien. Il était de nouveau tombé dans l’abattement, et calculait avec désespoir qu’il n’avait fait que changer de prison, et que personne désormais ne pouvait lui venir en aide. Il se trompait… son cœur lui avait fait deviner Dieu ; sa générosité lui avait donné un ami, et lui, qui le matin n’avait rien, venait d’acquérir en un jour deux trésors, deux consolations : la religion et l’amitié.

Il vit tout à coup apparaître au haut du mur une ombre, puis, un rayon de la lune sortant des nuages éclaira une tête brune qui regardait dans la cour avec attention et prudence… Ô bonheur ! c’était Pedralvi ! Piquillo voulut crier ; un geste de son ami lui fit sigue de garder le silence, et un instant après le bohémien était à califourchon sur le mur, s’efforçant de tirer à lui une petite échelle longue et légère qui lui avait servi à gravir jusque-là. L’échelle enlevée, non sans peine, fut bientôt mise en travers du mur, puis descendue du côté de la cour, et Piquillo, après l’avoir assujettie, monta à son tour jusqu’au faite du mur où Pedralvi l’attendait. Voici donc les deux amis l’un près de l’autre, face à face, et tous deux à cheval sur le chaperon, s’embrassant, se félicitant et s’interrogeant.

— C’est toi, Pedralvi, toi qui viens à mon secours !

— Eh bien ! tu m’avais sauvé, j’en fais autant.

— Et si je n’avais pas été par bonheur dans cette cour ?

— Je t’aurais cherché ailleurs.

— Mais j’étais dans la cave.

— J’y serais descendu… Je te savais prisonnier dans l’hôtel, cela suffisait… et, n’importe comment, je t’aurais délivré.

— Et si on t’avait pris ou battu ?

— Cela me regardait ! Depuis le commencement de la nuit je suis là dans la rue.

Ma mère, dit Piquillo, en cherchant à rappeler ses souvenirs.

— À quoi faire ?

— À rôder et à attendre…

— Quoi ?

— Une occasion, et il en est arrivé une… cette échelle.

— Où l’as-tu trouvée ?

— Ici en face, chez Truxillo le tailleur.

— Tu l’as été prendre ?

— Non… elle est descendue toute seule par la fenêtre d’un pavillon, et un instant après j’ai vu descendre, enveloppé d’un manteau…

— Un voleur ?

— C’est possible… un jeune voleur… il était jeune ; et une voix douce lui disait : Prenez garde… alors j’ai crié tout haut : À la Sainte-Hermandad !… La fenêtre s’est vivement refermée, le cavalier a sauté à terre et s’est enfui… Moi, j’ai saisi l’échelle, et me voilà. Maintenant descendons, car quoique l’on soit bien ici, nous causerons encore mieux en bas et de l’autre côté.

Et les deux amis, réunissant leurs efforts, enlevèrent facilement l’échelle, qui était restée plantée dans la cour du Soleil-d’Or. Ils la laissèrent glisser dans la rue, et Pedralvi voulant absolument faire les honneurs de son escalier à Piquillo, celui-ci descendit le premier.

En ce moment la lune disparaissait derrière un nuage épais. L’hôtel, le mur et la rue étaient rentrés dans une profonde obscurité, et Pedralvi n’apercevant plus son ami, lui disait à voix basse :

— Descends avec précaution, car il y a une vingtaine de pieds au moins… Es-tu en bas ? dis-le-moi.

— Oui, m’y voici !

Mais au moment où Pedralvi s’apprêtait à le suivre, une main vigoureuse renversa l’échelle, saisit fortement Piquillo, et on entendit une voix de basse-taille s’écrier :

— Aller sur nos brisées et nous faire concurrence… D’où venez-vous ainsi, petit drôle ?

Cette voix était celle du capitaine Juan-Baptista Balseiro, qui, dans la séance du matin sur la place publique, s’était prononcé avec tant d’énergie en faveur des cortès.

Le capitaine Juan-Baptista Balseiro.

— Seigneur cavalier, s’écria Piquillo, seigneur cavalier, vous vous trompez ! je ne suis pas un voleur !

— Et quand ce serait !

— Je vous jure que non ; je ne fais pas un si vilain métier.

Et Piquillo sentit la main du capitaine serrer son bras comme dans un étau ; la douleur lui arracha un cri.

— Laissez-moi… laissez-moi, si vous êtes de la Sainte-Hermandad ou des hallebardiers de la ville.

— Ni l’un ni l’autre… Mais puisque tu sors de cette maison, tu pourras nous donner des renseignements dont nous avons besoin.

— Je n’en ai pas.

— N’importe, tu nous suivras.

— Je ne le peux pas… laissez-moi ; j’ai un ami qui m’attend.

— Où ça ?

— Au haut de ce mur.

Et Pedralvi s’écria :

— Oui, seigneur cavalier ; ne lui faites pas de mal, et relevez l’échelle pour que je puisse descendre, sinon je crie au secours.

Un des hommes qui accompagnaient le capitaine porta la main à un pistolet qu’il avait à sa ceinture ; Juan-Baptista l’arrêta en lui disant :

— Y penses-tu ? Un pareil bruit à cette heure… et pourquoi ?… De ces deux oiseaux de nuit, un seul me suffit et je l’emmène.

— À moi, au secours ! cria Piquillo.

— Au secours ! répéta Pedralvi qui, de sa position élevée, se faisait encore mieux entendre.

— Au secours répétèrent le majordome, les garçons et marmitons du Soleil-d’Or, qui passaient la nuit à table, et qui se mirent aux fenêtres de l’hôtel, ou se précipitèrent dans la cour.

Mais, à ce bruit et à ce déploiement de forces inattendues, le capitaine et ses gens s’étaient éloignés, entrainant leur capture.

Juan-Baptista Balseiro, qui avait porté en sa vie beaucoup d’autres noms, avait une origine aussi peu connue que son existence ; les uns le disaient Napolitain, d’autres Maure de naissance : il tenait peu à sa famille, qui le lui rendait bien ; il ne s’était jamais inquiété de son pays et n’en préférait aucun, les ayant à peu près parcourus tous, et pour des raisons à lui connues, n’en ayant jamais rencontré un où il lui fût permis de résider ! Depuis quelque temps il exploitait l’Espagne, et ce n’était pas sans motifs que lui, qui avait beaucoup vu et beaucoup étudié, trouvait que de tous les gouvernements de l’Europe, c’était celui qui offrait le plus d’avantages et de sécurité aux gens de sa profession. La police y était peu gênante, le désordre était partout, la surveillance nulle art, et Juan-Baptista, après une vie aussi agitée et aussi errante, s’était enfin décidé à se fixer dans ce beau pays, qui, d’ailleurs, s’il faut le dire, était presque le sien.

Le capitaine était en réalité d’origine portugaise ; il avait déjà quelques années, lorsque sous le règne du feu roi Philippe II, le Portugal avait été réuni à l’Espagne, par la grâce de Dieu, les constitutions du royaume, et une armée de trente mille hommes, commandée par le duc d’Albe.

Un des principaux seigneurs portugais, dom Henrique, de la famille de Villaflor, vendu secrètement à Philippe II, avait puissamment contribué à cette conquête, et, en récompense de ses services antinationaux, le roi l’avait créé comte da Santarem. Or, quelques années auparavant, et vers l’époque de la Saint-Jean, le comte de Santarem, parcourant dans une partie de chasse la Sierra Dorso, l’une des plus belles montagnes de l’Alentéjo, fut arrêté par l’orage et la pluie, et forcé de se réfugier dans une méchante hôtellerie, la seule qui s’offrit à lui. Géronima, femme d’un contrebandier, alors absent, lui en fit les honneurs. Géronima était jeune, coquette, pas trop belle et même un peu rousse ; mais en temps de pluie on n’était pas si difficile : le gentilhomme portugais fut aimable et galant par désœuvrement ; et moins d’une année après, il était dans son château sur les bords du Tage, lorsqu’on lui annonça qu’une montagnarde venant de l’Alentéjo demandait à lui parler, et il vit paraître la femme du contrebandier, Géronima, portant dans ses bras un petit garçon gros et fort qui criait et mordait sa nourrice : c’était le capitaine dont nous traçons la biographie, nommé par sa mère Juan-Baptista, en mémoire de saint Jean, heureuse époque de sa naissance.

Il parait que cette époque rappelait des souvenirs moins agréables au comte de Santarem, qui, lui-même, était marié ; car il tourna brusquement le dos à la Géronima, et lui fit donner par son intendant vingt-cinq ducats, avec défense formelle de jamais se présenter devant lui. Ce furent les seuls rapports qui existèrent jamais entre le capitaine et le noble auteur de ses jours.

Du reste, Juan-Baptista était grand, bien fait et ressemblait à son père, le gentilhomme, d’une manière effrayante pour l’honneur de son autre père le contrebandier Géronimo Balseiro ; mais celui-ci, moins jaloux de sa femme que de sa gourde d’eau-de-vie et de sa carabine, ne s’inquiéta guère de la figure de l’enfant, l’emmena avec lui dans la montagne aussitôt qu’il put marcher, et lui apprit, dès son plus jeune âge, à faire le coup de fusil, exercice dont Juan-Baptista s’acquittait à merveille. Bientôt se développèrent en lui avec une facilité prodigieuse une foule de mauvais penchants, provenant sans doute de ses deux natures réunies et combinées ; le sang qui coulait dans ses veines et l’éducation qu’il avait reçue. D’abord il battit sa mère, la pauvre Géronima, qui, depuis longtemps, était bien revenue de ses idées de grandeur et d’ambition, et qui, tous les jours, en voyant son fils, regrettait de s’être alliée à la noblesse ! Ensuite il vola son père, et s’enfuit de la maison paternelle et de l’Alentéjo, où il ne reparut jamais. C’est ainsi qu’il fit ses adieux à sa famille et à son pays.

Il serait difficile de le suivre dans la vie qu’il mena depuis, vie insouciante et joyeuse ; car le capitaine aimait le vin, la bonne chère, les dames, toutes les jouissances de la vie, et surtout les pistoles, doublons et lingots d’or et d’argent par qui on se les procure ; vie aventureuse, composée de bons et de mauvais jours, incidentée d’alguazils, de juges, de tribunaux, ornée d’évolutions et de combats sur terre et sur mer ; égayée de ruses et de tours d’adresse ; parsemée d’expéditions ingénieuses ou hardies dans les villes, dans les plaines, dans les montagnes. Une telle existence eût été, en un mot, le livre le plus varié, le plus philosophique et le plus instructif de l’époque, si le capitaine eût songé, comme tant d’autres, à nous laisser ses mémoires ; mais occupé chaque jour à en amasser les matériaux, il n’avait pas le temps de les écrire.

D’abord, et sous Philippe II, lors de la première révolte des Maures, au moment où le roi, l’inquisition et tout le clergé du royaume avaient posé en principe qu’il fallait les exterminer ou les convertir, le capitaine, jeune encore, avait spéculé sur la conversion ; et par une ruse adroite, que lui inspira sans doute saint Jean-Baptiste, son patron, il allait de province en province, se donnant pour un Arabe descendant des Maures de Grenade, pauvre infidèle, élevé dans l’idolâtrie, et dont les yeux ne demandaient qu’à s’ouvrir à la lumière ! Les curés, les évêques, les membres du saint-office, les grandes dames, dévotes et zélées catholiques, s’empressaient alors de l’instruire, en commençant au préalable par le loger, le vêtir et le nourrir dans leur palais ; puis chacun se faisait un honneur et un devoir de tenir le néophyte sur les fonts baptismaux. Le capitaine comptait parmi ses parrains et marraines les plus grands seigneurs et les plus notables dames du royaume. Enchanté d’une ruse si pieuse et si facile, qui lui réussissait si bien, il l’avait renouvelée sur tous les points les plus éloignés de l’Espagne ; il avait poussé le baptême jusqu’à l’abus, et l’inquisition, étonnée de cet hérétique éternel, toujours converti et toujours renaissant, commençait à prendre des informations que le capitaine ne jugea pas à propos de lui donner ; il gagna les montagnes, reprit le commerce paternel, celui de la contrebande, qu’il n’avait, comme on vient de le voir, jamais cessé d’exercer ! Il y a ici, dans son histoire, une lacune, un intervalle qu’on n’a jamais pu remplir… ce qu’on appelle dans l’histoire de tous les peuples les temps obscurs ! Le capitaine disparut, sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu… ses ennemis prétendirent l’avoir vu ramer pendant quelque temps à bord d’une galère ou caravelle catalane ; mais le capitaine n’en convint jamais, et ce qu’il y eut de certain, au contraire, c’est que lui et ses compagnons se trouvèrent, on ne sait comment, maîtres absolus du bâtiment catalan, dont l’équipage était mort subitement du scorbut, du typhus ou de quelque autre maladie auxquels sont sujets les gens de mer. Ce qu’il y eut de prouvé, c’est que Juan-Baptista, qui, depuis ce jour, prit le titre de capitaine, se mit à courir la mer comme défenseur de la foi, poursuivant et pillant tous les navires de Tunis et d’Alger. Si parfois, parmi les barbaresques, il se trouva quelques riches bâtiments marchands chrétiens, la faute de ce hasard ne put être attribuée au capitaine, qui, dans le doute, prenait toujours, imitant ce pieux prélat qui dans un massacre où l’on avait peine à distinguer les hérétiques, disait aux soldats : « Frappez toujours, Dieu reconnaîtra les siens ! »

Pour plusieurs faits de ce genre que des casuistes de l’amirauté avaient mal interprétés, le capitaine fut poursuivi par les vaisseaux du roi, comme pirate et écumeur de mer. Ne voulant pas s’amuser à discuter avec des gens qui ne répondaient que par deux ou trois cents bouches à feu, le capitaine renonça à la marine, vendit son bâtiment, garda son équipage qui lui était dévoué, et, rentrant dans la vie civile, s’établit pour le moment dans un endroit agreste et pittoresque, situé entre la Sierra d’Oca et la Sierra de Moncayo, chaînes de montagnes qui séparent la Navarre de la Vieille et de la Nouvelle-Castille. Une grande route les traverse, et tous ceux qui vont de Pampelune à Burgos ou à Madrid, sont obligés de passer par la Sierra de Moncayo, dont l’aspect sauvage, les âpres rochers et les sombres forêts excitaient alors l’admiration des peintres et des voyageurs.

Ces avantages et d’autres encore avaient séduit le capitaine ; il avait remarqué une hôtellerie de modeste apparence, fort bien située, isolée, solitaire, ombragée par un bois épais, non loin de la grande route. Il acheta et paya comptant cette posada, à laquelle il fit tous les changements et embellissements qu’il jugea nécessaires. Il se fit hôtelier pour son plaisir : c’était l’état de sa mère, et il s’y entendait à merveille, ce qui ne l’empêchait pas de faire des excursions à vingt ou trente lieues à la ronde, en bourgeois, pour affaire de son commerce ou pour toute autre spéculation, et nous l’avons vu, le jour même de la mémorable insurrection que nous venons de décrire, jouer à Pampelune un rôle important dans l’affaire des fueros de Navarre.

C’était en ses mains que le pauvre Piquillo était tombé. Le voyant descendre la nuit, par escalade, d’une riche maison, le capitaine avait eu d’abord trop bonne opinion de lui ; il l’avait pris pour quelque jeune confrère, pour un apprenti du moins. La candeur et la probité des réponses de Piquillo le détrompèrent bien vite : mais on pouvait le former, il était jeune, et Juan-Baptista savait par lui-même qu’en commençant de bonne heure, on arrivait à tout ! Le capitaine avait de la prévoyance ; c’était un homme d’invention autant que d’action ; il avait souvent pensé qu’un enfant adroit, intelligent, et dont l’âge éloignait toute défiance, pourrait rendre de grands services à la troupe qu’il avait l’honneur de commander, et Piquillo était à peu près ce qu’il lui fallait, moins ses principes, si toutefois on pouvait appeler ainsi quelques instincts honnêtes qui tenaient à si peu de chose, que le moindre orage devait les déraciner.

Le regret le plus grand de Piquillo était d’abandonner son compagnon. Qu’allait devenir ce pauvre Pedralvi, qui s’était exposé pour le sauver ? Mais bientôt il lui fallut penser à lui-même. Juan-Baptista et ses amis étaient sortis de la ville avant le point du jour ; quelques gens qui avaient l’air de marchands forains les attendaient hors des remparts avec des chevaux pour le capitaine et sa suite, et de plus avec deux mulets qui paraissaient pesamment chargés ; mais un troisième ne portait rien, le capitaine fit la grimace.

— Une affaire si bien combinée ! Victoriano Caramba nous a pris pour dupes !

— Ce n’est pas ma faute, capitaine, lui répondit un homme de petite taille, mais fort trapu, Martin de Barala, dit Caralo, qui paraissait jouir d’une grande autorité : c’était le confident et l’ami de Juan-Baptista, et le plus influent après lui. Ce n’est pas la faute du pauvre trésorier de Pampelune si sa caisse était vide.

— Si vraiment ; un trésorier est responsable des deniers du gouvernement, et il nous remboursera, à ses frais, ce dont il nous a fait tort.

— Vous ferez bien, capitaine, mais je crois qu’avec le comte de Lerma, il faut changer de batteries et ne plus s’attaquer aux caisses publiques.

— Tu dis vrai, il n’y laisse jamais rien !

— C’est un grand ministre des finances !

— Heureusement qu’avec lui, nous nous retrouverons sur autre chose ! à cheval, et puisque, par malheur, nous avons un mulet qui marche à vide, mettez à la place du bagage qui nous manque celui-ci, dit-il en montrant Piquillo, qui ne vaut pas l’autre. Mais n’importe, on verra à l’utiliser !… en route.

Et la cavalcade partit au petit trot, marcha tout le reste de la nuit ; traversa, au milieu du jour, un beau fleuve dont Piquillo sut plus tard le nom, c’était l’Èbre, et quelques heures après, on commença à gravir la montagne et à s’enfoncer dans la forêt.

Piquillo ne comprenait rien aux conversations qu’il entendait durant la route ; mais quand il rencontrait les yeux du capitaine ou de son lieutenant, il perdait toute envie de leur en demander l’explication. Comme déjà dompté et fasciné par eux, il n’osait ouvrir la bouche et se sentait saisi d’un sentiment de terreur inexprimable et invincible. Quand il arriva à la posada de Buen Socoro (l’hôtellerie de Bon-Secours), ce fut encore bien pis ; l’hôtellerie était située au milieu des bois et des rochers, et Piquillo ne concevait pas quelles étaient les pratiques qui pussent venir y demander à dîner ; il fallait s’être égaré pour s’y arrêter ; il y régnait surtout un silence effrayant que Piquillo comparait au bruit, à l’animation, au mouvement continuel qu’il avait remarqué à l’hôtel du Soleil-d’Or ; cet hôtel resta longtemps dans ses souvenirs, comme l’image du paradis terrestre, comme un lieu enchanté et magique où il pleuvait des perdrix toutes rôties ; il en vint même à regretter la cave qui lui servait de prison, et qui lui parut un séjour de délices, quand il la comparait aux appartements du capitaine Balseiro. Il est vrai que le souvenir de Juanita, si bonne et si gentille, et de son ami Pedralvi, si dévoué et si joyeux, lui rendait encore plus sombre la terrible société dont il était entouré ; non pas qu’on le laissât manquer de rien, la table du capitaine était toujours bien servie ; le bon vin y circulait, et surtout l’agua ardiente (l’eau-de-vie) ; mais ce qu’il voyait ou entendait confondait ses idées, et troublait sa raison à peine formée ; les orgies finissaient souvent par des jurements, des imprécations et des disputes que Juan ne prenait pas la peine d’apaiser : Vous n’êtes pas d’accord, mes enfants, disait-il parfois d’un ton paternel, battez-vous, et que cela finisse ; et les couteaux étaient tirés, et le sang coulait, et chacun d’admirer la douceur et la sage administration du capitaine. Quant à Piquillo, s’il criait, s’il tremblait, s’il pleurait à ce spectacle, chacun haussait les épaules ou se moquait de lui, et ce qui lui faisait horreur excitait au contraire les éloges et l’admiration de tous ceux qui l’entouraient ; pour un pauvre enfant qui n’avait aucune notion du bien ou du mal, et que rien ne pouvait éclairer ou guider dans les ténèbres, cette horrible taverne était l’antichambre de l’enfer.

Et cependant il était défendu à Piquillo d’en sortir ; c’était l’ordre du capitaine, et malheur à qui osait lui désobéir ; Piquillo en avait eu la preuve quelques jours auparavant par une scène d’intérieur dont il avait été témoin.

Juan-Baptista avait une caisse d’excellent rhum qu’un ami lui avait sans doute envoyé de la Jamaïque, et auquel il tenait beaucoup. Il se l’était réservé pour lui tout seul, et il s’aperçut qu’on osait le voler !… lui Juan-Baptista ! c’était un jeune bohémien nommé Paco, un nouveau camarade, qui, fidèle aux habitudes de la maison, voulait s’entretenir la main, et puis c’était son goût, il aimait le rhum, et il venait d’en déboucher une bouteille dont il offrait un verre à Piquillo, qui refusait, lorsque le capitaine entra !

— Que faites-vous là ?

— Je bois à votre santé, capitaine.

— Ce rhum est à moi !

— Tout est à nous ! ce sont nos lois !

— Mais la loi est de m’obéir ?

— Et quand par hasard on vous désobéit une fois… dit Paco en souriant avec ironie.

— On ne désobéit pas une seconde, répondit froidement Balseiro, et tirant un pistolet de sa ceinture, il fit feu.

Le bohémien tomba… Piquillo jeta un cri horrible.

— Qu’est-ce ? dit le capitaine en se retournant, je n’aime pas le bruit…

Et apercevant l’enfant qui tremblait de tous ses membres :

— Ah ! tu étais là, Piquillo… tant mieux ! Je ne t’avais pas vu ; que cela te serve de leçon.

Et il sortit.

Depuis ce jour, Piquillo avait pour son terrible maître une obéissance, ou, plutôt, il avait de lui une terreur telle qu’il se gardait bien de s’éloigner de la posada, et tout ce qu’il osait se permettre, c’était de regarder, de temps en temps, par une des fenêtres qui donnait sur le bois et sur les rochers.

Un jour cependant le temps était si beau, le soleil si brillant, personne que lui à l’hôtellerie !… Il ne put résister au désir de se promener un instant dans la forêt, et de respirer un air plus pur. Il n’avait pas fait une dizaine de pas qu’il se sentit renaître : la fraicheur du matin, le parfum des fleurs et des bois faisaient circuler la santé et la vie dans ce corps languissant ; un rayon de bonheur se glissait dans son cœur, un sourire de joie errait sur ses lèvres, quand soudain ses joues devinrent pâles et glacées. Se soutenant à peine, il s’appuya contre un arbre : il venait, au détour d’une allée, de se rencontrer face à face avec le capitaine.