Piquillo Alliaga/05

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 20-29).


V.

l’hôtellerie de buen socorro.

Le capitaine et son lieutenant Caralo fumaient tous deux et parlaient d’affaires, discutant une expédition projetée.

Juan-Baptista lança sur Piquillo un regard terrible, semblable à celui qu’il avait jeté au malheureux bohémien, et sans proférer une parole, fit un signe au lieutenant qui, de sa main vigoureuse, enleva le coupable tremblant.

Il le porta ainsi jusque dans la salle à manger, où plusieurs de leurs camarades venaient de rentrer : en un clin d’œil, Piquillo fut dépouillé de ses vêtements, couché sur le ventre, et Caralo détachant une courroie en cuir suspendue à la muraille, se mit à fustiger le patient avec un soin et une précision qui prouvaient avec quel plaisir il exécutait les ordres du capitaine. Les autres bandits s’étaient mis à déjeuner sans faire attention aux gémissements et aux cris que la douleur arrachait au pauvre Piquillo. Quant au capitaine, qui venait de rentrer, il s’était assis et comptait gravement les coups.

— Dix, douze… quinze… pas si vite, Caralo !… seize… dix-sept… ah ! regardez donc… qu’a-t-il là ? ce signe au haut du bras gauche.

— Rien, capitaine, disait Caralo en continuant de frapper… ne faites pas attention, ce sont des caractères arabes, des signes religieux ou diaboliques que les mères mauresques appliquent à leurs enfants qui viennent de naître.

— Cela prouve que ce petit misérable n’est pas même chrétien… dix-huit… dix-neuf… que c’est un païen… un réprouvé…

— Qu’on aurait tort d’épargner, continuait Caralo en frappant plus fort… il y en a comme cela un tas qui n’ont pas reçu le baptême !

— Oui, mais il y en a d’autres qui l’ont reçu cinq ou six fois, et cela compense ; moi, par exemple, s’écria le capitaine avec satisfaction… ah ! bravo, Caralo ! voilà un coup bien appliqué !…

Si bien, en effet, qu’il venait d’enlever un large lambeau de chair, et Piquillo, dont le corps ruisselait de sang, poussa un dernier cri, et s’évanouit.

— Assez ! assez ! dit Juan-Baptista, pendant que nous étions là à causer, j’avais oublié cet enfant… je ne pensais plus qu’il n’était pas de force à supporter autant de coups ; toi, à la bonne heure…

— Comment moi, capitaine ! s’écria Caralo indigné.

— Allons ! silence ! et vous autres, venez à son secours. Un peu d’humanité, que diable ! donnez-lui du vinaigre ! à la bonne heure ! le voilà qui revient à lui, dit-il en entendant les nouveaux cris de l’enfant ; car le lieutenant venait de jeter par compassion des flots de vinaigre sur ses plaies saignantes.

— C’est bien ! qu’on l’emporte, et toi, dit-il à Piquillo, s’il t’arrivait encore de me désobéir, tu n’en serais pas quitte à si bon marché ; songe à Paco le bohémien.

Depuis ce jour, Piquillo n’eut plus l’envie, ni l’audace de quitter la posada. Quand il en sortait, c’était avec le capitaine ou par son ordre, avec des instructions qu’il exécutait sans chercher même à les comprendre, tant la terreur et la servitude où il vivait avaient paralysé ses facultés, et éteint son intelligence.

On l’envoyait dans une ferme, dans un château comme un pauvre enfant égaré qui implorait l’hospitalité ; au retour on lui demandait ce qu’il avait vu, la disposition des lieux, le nombre des habitants, maîtres et domestiques. Piquillo racontait ; c’est tout ce qu’on exigeait de lui, et ces journées-là étaient ses plus heureuses ; car il les avait passées hors de ce repaire ; bien des fois il avait eu l’envie de dire à ceux qui le recevaient : gardez-moi, je vous en supplie ; mais y aurait-on consenti ? et puis, la vengeance du capitaine ne l’aurait-elle pas toujours retrouvé ; il se rappelait avec effroi qu’un jour, dans un riche domaine, touché par l’accueil bienveillant qu’il venait de recevoir, il allait se jeter aux pieds du maître et lui demander secours et protection, lorsqu’il avait aperçu, par une fenêtre du parc, une figure qui l’avait glacé de terreur, l’ombre de Juan-Baptista Balseiro, ou plutôt c’était lui-même qui, habillé en riche cavalier, venait marchander cette belle propriété qu’on disait à vendre !

Aussi, persuadé que cet homme était son mauvais génie, qu’il voyait tout et savait tout, Piquillo subissait en silence une domination contre laquelle il n’avait ni la force ni les moyens de lutter ; il y avait, en effet, dans la conduite du chef et des siens, une foule de problèmes que son esprit s’efforçait de résoudre, sans en venir à bout. D’abord, l’hôtellerie, isolée et un peu éloignée du chemin, n’était jamais fermée la nuit : ensuite il y avait sur la route royale, que le comte de Lerma entretenait à grands frais, un endroit défoncé, une espèce de précipice que l’on ne réparait jamais, et que l’on se contentait de couvrir de feuillages ; enfin, lorsqu’une chaise de poste se brisait dans ce mauvais pas, il se trouvait toujours, sur la lisière du bois, un bûcheron et son fils qui indiquaient aux voyageurs une excellente hôtellerie très-proche où l’on serait à merveille ; l’enfant se chargeait même de les conduire ; cet enfant, c’était Piquillo, qui avait le désagrément de voir les amis du capitaine lui servir, tour à tour, de père ; mais était-ce du moins pour obliger, et il était forcé de convenir que les voyageurs qui demandaient ainsi l’hospitalité étaient toujours les bienvenus, qu’on les accueillait avec les plus grands égards, qu’on les comblait des soins les plus délicats. Pour eux, le capitaine n’épargnait rien, pas même le rhum de la Jamaïque dont il était si jaloux, et après un excellent souper, on les conduisait dans une belle chambre, où jamais Piquillo n’entrait, mais par la porte entr’ouverte il avait vu un appartement tendu en damas rouge, deux grands lits à baldaquin, des meubles à l’avenant. C’était la seule chambre de la maison qui se distinguât par une pareille magnificence !

Seulement, Piquillo remarquait, en lui-même, que ces voyageurs devaient se lever tous de grand matin, car jamais il ne les voyait partir ; souvent même ils se remettaient en route sans emmener leurs voitures que l’on réparait, et laissaient à l’écurie leurs chevaux, qu’on leur renvoyait probablement quelques jours après ; du moins on ne les revoyait plus !

Plus de deux années s’écoulèrent dans cet esclavage et dans cet abrutissement, qui, peu à peu, exerçaient sur le pauvre Piquillo une influence dont il ne s’apercevait pas, et dont il ne pouvait se rendre compte. Quand on vient du dehors, quand on a longtemps respiré un air pur, et que l’on entre dans un endroit infect, dans une prison pestilentielle, on croit qu’on ne pourra pas y rester un jour, une heure, un instant ; on y résiste pourtant… on y reste, on s’habitue, non pas à y vivre, mais à y mourir. Le contact habituel du vice produit le même effet, même sur une bonne et honnête nature ; le dégoût qu’il inspire d’abord ne l’empêche pas de devenir contagieux et mortel. La fleur la plus belle et la plus suave dépérit dans la fange, et tombe en pourriture.

Piquillo ne voyant pas d’autres mœurs, d’autres exemples que ceux qui l’entouraient, commençait presque à se persuader que le monde était fait ainsi, que Juanita et Pedralvi étaient des exceptions qu’il ne rencontrerait plus jamais. Aussi, et quoique bien jeune encore, tout commençait à lui être indifférent ! Dans l’âge où l’on ne vit que d’espérance, il n’espérait plus ; son instinct même, à défaut d’autre guide, ne l’avertissait plus de ce qui était bien, ou de ce qui était mal, sauf de temps en temps quelques derniers souvenirs qui faisaient battre son cœur, tout chez lui se desséchait dans sa sève ; l’arbre existait encore, mais ses plus belles branches commençaient à mourir.

De mauvais instincts, des instincts de haine germaient en lui. Le lieutenant Caralo ne perdait pas une occasion de le gronder, de le dénoncer ; il en inventait même, et aussitôt le chef, qui était l’équité en personne, ordonnait le châtiment ; lorsque toutefois il ne s’en chargeait pas lui-même. Et Piquillo ne gagnait pas au change, car la main du capitaine était aussi lourde que celle du lieutenant ; mais celui-ci joignait aux mauvais traitements des plaisanteries comme il savait les faire, lesquelles excitaient la gaieté de la troupe, blessaient la vanité et l’orgueil de l’enfant. et éveillaient dans son cœur la vengeance, la colère, toutes passions qui se tiennent et qui, une fois qu’elles ont fait brèche, laissent entrer les autres. C’était surtout quand le lieutenant était ivre, et cela lui arrivait souvent, que le pauvre Piquillo était victime de sa mauvaise humeur.

Un jour, pendant qu’il buvait en jouant aux dés, il lui cria :

— Apporte-moi ma pipe.

Piquillo s’empressa de la lui présenter.

— Merci, lui dit-il en lui donnant un soufflet.

Piquillo furieux jeta la pipe par terre, la brisa et la broya sous ses pieds ; le lieutenant tenait beaucoup à sa pipe.

— Bravo ! s’écria le capitaine.

— Oui, bravo, dit le lieutenant en se levant de table, parce que cette fois il ne mourra que de ma main ; puis s’adressant à l’enfant, qui, debout et l’œil enflammé, le regardait fièrement, compte bien les morceaux de ma pipe (elle était brisée en mille pièces), et tu vas recevoir autant de coups de fouet.

Il alla à la muraille et détacha la courroie fatale ; Piquillo s’élança vers la table et saisit un couteau. Tous les bandits s’arrêtèrent étonnés, et firent cercle autour d’eux.

— N’avancez pas, s’écria Piquillo, et sa voix, si frêle d’ordinaire, était mâle et forte en ce moment ; j’en appelle au capitaine ; j’en appelle à ces seigneurs cavaliers ; vous m’avez donné un soufflet que je ne méritais pas, et je vous ai entendu dire à tous, qu’un soufflet voulait du sang ; n’avancez pas, ou j’aurai le vôtre.

— Bravo ! s’écria le capitaine en se frottant les mains.

Le lieutenant se mit à imiter le sifflement des torréadors au commencement des combats de taureaux, puis feignant de vouloir, comme eux, exciter encore l’animal furieux, il agita un mouchoir rouge qu’il tenait à la main gauche, et de la droite il faisait tournoyer la courroie autour de sa tête.

Tout le cirque applaudit par un éclat de rire à cette nouvelle et ingénieuse plaisanterie du lieutenant, et celui-ci, animé par les bravos de l’assemblée, se dirigea en chancelant sur Piquillo, et le frappa d’un revers de sa courroie.

Piquillo se jeta à son tour sur lui, et le frappa avec force de son couteau.

Le lieutenant tomba poussant un cri de rage. Les bandits se ruèrent sur Piquillo, le saisirent, le jetèrent sous leurs pieds ; dix poignards étaient levés et allaient le frapper.

— Arrêtez, s’écria le capitaine ! par tous les saints d’Espagne, arrêtez ! le combat est loyal et le coup est bon.

— Trop bon, répondit Caralo avec un hurlement.

— Bravo ! Piquillo, bravo ! continua le capitaine sans faire attention à son lieutenant ; et vous, messieurs, par saint Jean-Baptiste mon patron, gardez-vous bien de toucher à ce jeune camarade, qui vient de faire ses premières armes ; maintenant que le jeune tigre a léché du sang, je vous réponds de lui, il est des nôtres. Viens ici, Piquillo, et, vous, emmenez Caralo, qu’il aille se faire panser.

— Soit, répondit le lieutenant, mais je vous prends à témoin qu’il fera connaissance à son tour avec la lame de mon poignard.

— Cela vous regarde, répliqua froidement le capitaine ; c’est une affaire entre vous. Puis, pendant qu’on-emportait le lieutenant : Vois-tu, dit-il à Piquillo, d’un air amical, et comme un maitre qui donne des conseils à son élève, le coup était trop bas ; il fallait frapper plus haut.

À dater de ce jour, Juan-Baptista se montra ; non pas moins dur et moins brutal, cela lui était impossible, mais plus communicatif avec son jeune apprenti. Il en avait désespéré longtemps, et croyant voir qu’on en pourrait faire quelque chose, il le soignait comme un sujet précieux, qui devait un jour, sinon lui faire honneur, sentiment auquel il tenait peu, du moins rendre d’importants services à lui, Juan-Baptista Balseiro, seule personne au monde à qui le capitaine portât un peu d’intérêt ou d’affection.

Piquillo, malgré sa jeunesse et son inexpérience, commença donc enfin à comprendre quelle route il suivait, et quels guides lui étaient donnés. Une pareille découverte le remplit d’horreur, réveilla un instant dans son cœur tous les bons instincts que la nature y avait mis, et, comme dit l’Écriture, empêcha de croitre l’ivraie et les mauvaises herbes qui déjà menaçaient d’étouffer le bon grain.

Et cependant, on ne l’avait pas encore initié à tous les secrets de l’ordre ; seulement, et vu l’estime que le capitaine lui portait, on ne se cachait plus de lui ; on ne craignait plus de plaisanter en sa présence ; mais on ne lui confiait rien ; on exigeait toujours de lui une soumission aussi aveugle, une obéissance aussi passive ; et il aurait été pour lui d’autant plus dangereux d’y manquer, qu’il avait maintenant dans la troupe un ennemi mortel, décidé à ne lui rien pardonner.

Parfois, quand il arrivait, la nuit, des voyageurs, on l’avait chargé de préparer la belle chambre de damas rouge qui excitait toujours sa curiosité et son inquiétude ; car un soir il avait cru voir sur les meubles quelques taches de sang. Mais depuis, rien n’avait confirmé ses soupçons ; la chambre était belle, aérée, deux croisées donnant l’une sur le bois, l’autre sur la cour ; l’appartement était parfaitement clos et la porte même était fermée, en dedans, par de larges verrous, dont on entendait le bruit au dehors ; chaque voyageur, en entrant se coucher, ne manquait pas, en effet, de les pousser.

Cependant, comme nous l’avons dit, Piquillo avait beau se lever de bonne heure, et faire sentinelle du haut de la chambre qui lui servait de logement, et qui n’était autre que le grenier de la maison, il ne voyait presque jamais partir, le lendemain, les voyageurs arrivés la veille, surtout quand leur équipage, leur mise ou leur tournure annonçaient des gens riches ou distingués.

Piquillo avait fait encore une autre remarque. Le maître de la maison tenait compagnie à ses hôtes pendant leur souper le soir ; fini, ceux-ci se retiraient dans leur appartement, et le capitaine restait à boire ; puis, quand il avait bu une heure ou deux, au lieu de s’aller coucher, ce qui eût été tout simple, il descendait à la cave, et en remontait, peu d’instants après, sans rapporter ni bouteille, ni broc de vin.

Ceci n’était pas naturel, et désespérant d’expliquer ce mystère par les seules forces de son intelligence, Piquillo avait plusieurs fois guetté, de loin, sur l’escalier, le capitaine. Il l’avait vu descendre à la cave, en ouvrir la porte avec une des clés qu’il portait d’ordinaire, et laisser même son trousseau de clés à cette porte. Là, ses découvertes s’étaient arrêtées, et lui aussi. Un jour seulement, et tant sa curiosité était grande, il eut l’audacieuse idée d’aller plus loin, de descendre derrière le capitaine, et de le suivre presque au fond de cette cave mystérieuse ; il avait déjà posé la main sur la clé, et allait la tourner… mais le courage lui manqua ; croyant entendre du bruit, il remonta l’escalier à la hâte, et, rentré dans son grenier, il se jeta tout tremblant sur les bottes de foin qui formaient son lit et tout son ameublement.

Depuis, il n’avait plus osé renouveler cette tentative, et probablement ce mystère en devait toujours être un pour lui, car le capitaine se préparait à quitter sous quelques jours la posada, dont la réputation, qui n’était pas des meilleures, commençait à se répandre dans le pays.

Rêvant à de nouveaux projets, dont il avait fait part à ses amis, Balseiro soupait un soir avec tous les siens, moins toutefois le lieutenant Caralo. Celui-ci était à peu près guéri de sa blessure, et son retour effrayait beaucoup le pauvre Piquillo ; mais, quoiqu’il fût en pleine convalescence, le lieutenant avait préféré rester dans sa chambre ; il avait seulement demandé qu’on lui montât trois bouteilles de vin, promettant de n’en boire qu’une. Les trois bouteilles lui avaient été apportées, et Caralo, assis devant une table, buvait lentement, et à petits coups, comme il convient à un convalescent ; mais, malgré la liqueur vermeille qui riait dans son verre, l’air sombre du lieutenant prouvait qu’il tramait, à part lui, quelques projets de vengeance.

Le capitaine et les siens buvaient à la santé de leur camarade absent, et festoyaient rudement une olla podrida splendide, dont le parfum seulement charmait les sens de Piquillo, qui, debout, derrière eux, les servait ; c’étaient son habitude et ses fonctions ordinaires.

Tout à coup on frappa rudement en dehors, à la porte de la posada.

— Seraient-ce des voyageurs ? dit le capitaine, en ce cas, ils ne valent pas la peine qu’on se dérange, car je n’ai pas entendu de voiture.

— Seraient-ce des alguazils ? se demandaient les convives entre eux, vu la réputation dont commençait à jouir la posada.

— Eh ! par saint Jean et saint Jacques, reprit le capitaine, voyons qui ce peut être, avant d’ouvrir… allez-y… non, pas toi, Piquillo… tu ne peux pas tout faire à la fois, et pendant qu’il me verse à boire, vas-y, toi, Carnego.

Carnego se leva de table, sortit, et revint un instant après, avec un petit homme à la physionomie ronde et riante, lequel tenait sous un bras une modeste valise, et de l’autre une jeune fille de quatorze ans à peu près, brune, animée et piquante, dont les couleurs redoublèrent, et dont les yeux se baissèrent à la vue d’une si nombreuse assemblée.

— C’est moi, messeigneurs, c’est un pauvre voyageur dont la carriole vient de se briser, qui vous demande l’hospitalité pour lui et pour sa nièce Juanita, qui n’est pas trop déplaisante, comme vous voyez. Saluez donc, petite fille.

Juanita salua, et Piquillo, prêt à perdre connaissance, s’appuya sur la chaise du capitaine. Il ne pouvait dire ce qui se passait en lui, à ce nom, à cette vue, car, au moment où Juanita était entrée, Piquillo l’avait reconnue. Son souvenir et celui de Pedralvi étaient trop bien gravés dans son cœur, et malgré le changement que deux ans peuvent produire, surtout sur une jeune fille, il s’était dit : C’est elle ! la voilà ! Son premier mouvement avait été de courir à sa rencontre, de lui demander des nouvelles du petit bohémien, son seul ami ; mais une crainte, une honte indéfinissables, peut-être aussi l’instinct du danger qui la menaçait… tout l’avait retenu, et il était resté, comme nous l’avons dit, debout, immobile, derrière la chaise du capitaine, lequel ne quittait pas des yeux Juanita, qui maintenant était une jeune et belle fille, et valait la peine d’être regardée.

Quant à celle-ci, elle n’avait reconnu personne et se serrait seulement avec crainte contre son oncle.

— Prenez place, seigneur voyageur, et vous, senorita, dit le capitaine de sa voix la plus douce et la plus affable, asseyez-vous à côté de ces nobles cavaliers, qui, comme vous, m’ont fait l’honneur de venir souper et coucher dans cette posada. Allons, deux couverts de plus ! Oserais-je vous demander, continua-t-il en s’adressant à son nouvel hôte, qui j’ai l’honneur de recevoir, si toutefois il n’y a pas d’indiscrétion à vous adresser cette question ?

— Aucune, seigneur hôtelier. Je parle avec plaisir et facilité… Je suis barbier, jouissant, j’ose le dire, de quelque réputation parmi ceux qui ont manié la savonnette et le rasoir ; aussi, malgré l’envie qu’ils me portent, mes confrères me reconnaissent eux-mêmes pour le premier de Pampelune, Aben-Abou, dit Gongarello, dont il n’est pas que vous n’ayez entendu parler.

Le capitaine et les assistants firent un signe de tête affirmatif.

Gongarello y répondit par une salutation gracieuse, avala un verre de vin, et reprit avec volubilité :

— Imaginez-vous, messeigneurs, qu’il y à deux ans, le jour de l’entrée du roi à Pampeluue, il y eut, en faveur des fueros, une espèce d’émeute à laquelle personne n’a jamais rien compris, pas même ceux qui l’avaient inventée, et si vous vous étiez trouvés comme moi dans la foule…

— Nous y étions, dit le capitaine, en relevant sa moustache !

Le barbier lui fit une nouvelle salutation affectueuse, et continua :

— L’hôtelier Ginès Perès, un des fuéristes les plus enragés, en a fait une maladie comme sergent des hallebardiers, vu les fatigues que lui ont données, jour et nuit, les patrouilles de la ville et la garde du palais. Maître Truxillo, le tailleur, son voisin, en a été plus affecté encore, et ça continue toujours… enfin, il n’y a rien à dire… c’était leur faute, ils l’avaient voulu ; mais moi qui ne voulais rien, que rester tranquille dans ma boutique, c’est sur moi qu’est retombé le poids de tout ceci ; nous avons tout payé, moi et les miens ! D’abord on a demandé aux cortès un nouvel impôt, et l’assemblée, qui n’était composée que d’Espagnols, a décidé qu’il devait être mis à la charge des Maures, attendu qu’ils ont plus d’activité, d’industrie et de talents que les autres. L’esprit coûte cher en ce pays.

— Et vous deviez, seigneur barbier, être un des plus imposés ! s’écria le capitaine en le saluant.

— Je le sais bien ; c’est flatteur, mais ça ruine ! double droit, double patente… sans compter que, depuis deux ans, j’ai été, moi personnellement, en butte à toutes les persécutions. L’inquisition ne me laissait pas un jour de relâche ; obligé de quitter une pratique au milieu d’une barbe, pour aller devant quelques membres du saint-office répondre à des accusations de conspiration, d’hérésie et surtout de sorcellerie… ma foi, je n’y tenais plus. J’ai pris un grand parti, j’ai un parent à Madrid… un homme en crédit… Andrea Cazoleta, dont la femme est ma cousine, Cazoleta, parfumeur de la cour, rien que cela : je me suis dit : allons nous établir près de lui, et quittons pour jamais Pampelune. Ça n’a pas été long… j’ai retiré ma nièce de l’hôtellerie du Soleil-d’Or, où je l’avais placée comme servante. J’ai vendu mon fonds, le meilleur et le plus achalandé de la ville… deux cents ducats que j’ai dans ma valise… oui, je les ai là…

Piquillo, effrayé du tour que prenait la conversation, passa vivement derrière le barbier et le heurta brusquement comme pour lui dire :

— Imprudent, taisez-vous ?

— Mais prenez donc garde, seigneur page, ne me heurtez pas ainsi l’épaule avec votre bouteille, dit Gongarello, en s’interrompant et en apostrophant Piquillo.

Puis, reprenant gaiement son bavardage :

— Oui, messeigneurs, deux cents ducats en or !… tout autant !

— Ainsi donc, seigneur Gongarello, s’écria le capitaine, qui, ainsi que ses compagnons, n’avait pas perdu un mot du récit précédent, vous allez vous établir à Madrid, vous et vos capitaux ! Permettez-moi de boire un verre de ce bon vin à votre voyage, à votre santé et à celle de votre nièce.

— Ma nièce ne boit pas de vin…

Le capitaine parut contrarié.

— Mais, moi, je bois pour deux, reprit gaiement le barbier ; versez donc, seigneur hôtelier, et versez plein ! À vous et à toute l’honorable société, fit-il en s’inclinant. Puis, après avoir savouré quelques gorgées, il s’arrêta et reprit : Voilà un vrai nectar dont je n’ai jamais bu, moi qui croyais connaître tous nos vins.

— Aussi, celui-là n’est-il pas d’Espagne.

— Eh ! de quel pays ?

— De France ! vous ne l’aviez pas deviné… vous qu’on accusait d’être devin et sorcier ?

— Eh ! eh ! reprit le barbier d’un ait malin… je l’ai été parfois dans ma vie sans le vouloir ! Ma nièce Juanita avait une mère qui disait fort proprement la bonne aventure, Joanna, ma sœur, dont je suis l’élève ; et grâce aux leçons qu’elle m’a données, je ne me trompe presque jamais, pour mon malheur… c’est là ce qui m’a fait dénoncer !

— En vérité, s’écrièrent les convives, dont les discours du barbier maure excitaient la curiosité, vous ne vous trompez jamais ?

— C’’est comme un sort : j’avais prédit à maître Truxillo, mon voisin, qui voulait absolument épouser une jeune et jolie femme, qu’il lui arriverait malheur… ça n’a pas manqué. J’avais prédit un matin au corrégidor Josué Calzado qu’il serait blessé, on l’a rapporté le soir avec un bras cassé.

— Oui, mon oncle, dit timidement Juanita ; mais vous oubliez d’ajouter que le matin il était passé devant votre boutique sur une mule vicieuse.

— Qu’importe ! tous les jours on a des mules vicieuses, témoin celle qui était à notre carriole, et on n’a pas pour cela le bras cassé ; voyez plutôt, et il porta à ses lèvres son verre, qu’il vida gaiement.

— Par saint Jacques, s’écria le capitaine, que la bonne humeur du barbier avait mis en gaieté, je veux faire l’essai de vos talents. Dites-moi ma bonne aventure, à moi.

— Volontiers, seigneur hôtelier… votre main ?

— La voici.

Après l’avoir examinée avec attention, le barbier la repoussa en disant : Allons… votre vin de France m’a troublé la visière. Je vois de travers ou je calcule mal… car ce qui est écrit là, dans votre main, est trop invraisemblable, et je ne puis vous le dire…

— Allez toujours.

— Cela ne vous effraiera pas ?

— Rien ne m’effraie.

— Eh bien ! je suis dans l’indécision… Il y a là une ligne qui dit que vous mourrez brûlé… et une autre exactement pareille atteste que vous serez pendu ; or, comme l’un exclut l’autre, cela vous prouve, seigneur hôtelier, que ma prédiction ne signifie rien. Et il se mit à rire aux éclats.

Il fut le seul, car chacun des convives se regardait en silence et d’un air étonné, trouvant que toutes les probabilités étaient en faveur du barbier. Le capitaine seul ne parut point ému ; il versa un nouveau verre de vin à son hôte, et lui dit en souriant d’un air railleur : et vous, seigneur barbier, qui êtes si savant, pourriez-vous prédire le sort qui vous attend ?

— Je ne me suis jamais inquiété de l’avenir, dit Gongarello, qui était à la fois barbier et philosophe ; mais je puis vous dire, sans être bien sorcier, ce qui m’arrivera aujourd’hui et demain.

Piquillo tressaillit, et le capitaine pâlit ; mais se remettant promptement :

— Où voyez-vous cela ?

— Parbleu ! à votre physionomie. Je vois d’abord que j’ai fait, en très-bonne compagnie, un excellent diner, et que j’ai bu un vin exquis ; ce n’est pas là ce qui m’inquiète… c’est la suite…

Irai-je en Irlande avec vous, mon oncle ?

Tous les traits du capitaine se contractèrent ; il était atterré du sang-froid, et surtout de la gaieté de Gongarello.

— Oui, continua le barbier… c’est la suite qui m’inquiète ! et je vois à votre air, seigneur hôtelier, que vous êtes un gaillard à nous faire payer cher ce repas… c’est tout simple ! c’est votre habitude, et celle de beaucoup de vos confrères… aussi vous trouverez bon que nous nous défendions… je vous préviens d’avance, que moi, je ne me laisse pas faire… je crie quand on m’écorche !

Et il se mit à rire de nouveau, d’un rire auquel le Capitaine trouvait quelque chose de satanique. Aussi, et pour la première fois de sa vie, il se sentait mal à l’aise, et déconcerté ; la sueur coulait de son visage, tout à l’heure pâle, et maintenant verdâtre.

— Ah ! dit le barbier, vous avez une mauvaise mine, seigneur hôtelier, nous vous faisons, sans doute, veiller trop tard, et nous ferons mieux de nous coucher.

— J’y pensais ! dit le capitaine d’un air sombre… Puis, se tournant vers Piquillo, plus mort que vif et que ses jambes soutenaient à peine : Piquillo, va préparer, pour le seigneur Gongarella et sa nièce, la chambre de damas rouge, et tu te hâteras de les y conduire !

Piquillo prit la lanterne sourde du capitaine et sortit ; mais à peine eut-il fait quelques pas dehors qu’il s’arrêta, se tordant les bras de désespoir, ne sachant quel parti prendre. Au prix de ses jours, il eût voulu sauver Juanita ; il y était décidé ! Mais à quel saint avoir recours ? La jeune fille et son oncle, qui ne se doutaient même pas du danger dont ils étaient menacés, n’avaient d’autre défenseur et d’autre gardien qu’un enfant, seul contre tous ces bandits, et surtout contre le terrible capitaine ; et pour se décider, pour trouver un moyen de salut, Piquillo n’avait devant lui que quelques instants !

Rassemblant toutes ses forces, d’une main tenant sa lanterne, de l’autre s’appuyant sur la rampe, il se mit à monter l’escalier qui conduisait à la chambre de damas rouge. C’était au premier, et la porte donnait sur un corridor long et étroit : il se mit à préparer la chambre, à faire les lits, la couverture, cherchant toujours, et ne trouvant nulle part apparence de danger. Dans ses mouvements ou dans son trouble, il heurta sa lanterne, qui, sans s’éteindre, roula à terre. En se baissant pour la ramasser, il crut voir dans le plancher une longue coupure qui encadrait chacun des lits. Il approcha la lumière, examina de près… Plus de doute, chaque lit était placé sur une espèce de trappe assez mal jointe, car on sentait un léger courant d’air, provenant sans doute de la pièce au-dessous. En rappelant ses souvenirs, Piquillo pressentait que le danger était là… Comment ? il ne pouvait se l’expliquer au juste ; mais il comprenait bien que, si Juanita et son oncle mettaient le pied dans cette chambre fatale, ils étaient perdus, qu’ils n’en sortiraient plus ; il en était certain… tout le lui disait, et c’était lui qui était chargé de les y conduire.

— Jamais ! jamais ! s’écriait-il, et le cœur lui battait avec violence, et sa tête était en feu, et rien ne lui venait à l’idée !… Il s’élança hors de la chambre, fit quelques pas ; mais quelle fut sa terreur, lorsqu’à la lueur de sa lanterne il distingua à l’extrémité de l’étroit couloir qu’il avait à franchir, le lieutenant Caralo, qui, descendant de l’étage supérieur, un poignard à la main, se plaça à l’entrée du corridor, lui fermant ainsi le passage et tout espoir de retraite.

Le lieutenant l’avait vu, il en était sûr, et Piquillo n’avait rien pour se défendre, pas même, comme lors de son premier combat, le couteau de table dont il s’était si bien servi. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête… C’en était fait de lui : tout était fini ; et cependant dans l’angoisse terrible où il se trouvait, sa dernière pensée, son dernier regret fut pour la pauvre Juanita, sa première bienfaitrice, dont sa mort allait rendre la perte inévitable.

Il savait bien qu’il n’avait ni pitié, ni grâce à attendre de son farouche adversaire ; aussi ne lui vint-il même pas à l’idée de l’implorer ; mais, par un mouvement instinctif, il referma la lanterne qu’il tenait à la main, et le corridor se trouva dans l’obscurité. Le lieutenant avançait d’un pas sourd, lentement, à tâtons, et Piquillo, immobile, serré contre la muraille, calculait, par le bruit des pas, le moment où le lieutenant allait arriver sur lui et le joindre… Il lui semblait déjà sentir le froid de son poignard… Le lieutenant le touchait presque, et il tressaillit en entendant sa Voix.

— Ce démon de Piquillo… était là tout à l’heure… je l’ai vu… Mais il n’était pas seul… ils étaient deux… oui, deux ! murmura le lieutenant d’un ton rauque et saccadé. Moi qui croyais n’en avoir qu’un à tuer ! c’est plus d’ouvrage !… mais il y a aussi plus d’agrément.

Le lieutenant était dans l’état où l’on y voit double. Sa langue épaisse avait peine à articuler les mots ; il s’appuyait de chaque côte contre la muraille. Tout prouvait que le convalescent avait oublié la modération qu’il s’était promise. Les trois bouteilles y avaient passé.

Il était gris pour le moins ! Piquillo se rassura un peu, quoique le danger fût presque le même ; car le lieutenant, quand il avait bu, était encore plus féroce qu’à jeun. Il saisit Piquillo par le bras, et Piquillo se crut perdu ; mais il entendit à l’instant tomber à terre le poignard que tenait le lieutenant, et que celui-ci avait laissé échapper de sa main avinée. Piquillo se hâta de le ramasser, et cependant n’eut pas un instant la pensée de s’en servir ; il écouta le lieutenant qui continuait d’une voix rauque :

— Tu viens d’en bas ?

— Oui, dit son interlocuteur en grossissant sa voix.

— Piquillo y est-il ?

— Oui.

— Eh bien ! écoute, camarade, dit le lieutenant en se soutenant à peine, va me le chercher… et amène-le-moi dans ma chambre…

— Mais vous n’êtes pas dans votre chambre.

— Tu crois ? c’est possible ! continua le lieutenant en chancelant. Alors, camarade, aide-moi à la retrouver… parce que j’ai beau retenir ces murailles pour les empêcher de tourner… elles tournent toujours et ma chambre avec elles…

— Tenez… tenez… la voici, lui dit Piquillo, en le poussant dans la porte qui était vis-à-vis d’eux.

C’était celle de la chambre de damas rouge.

Le lieutenant fit quelques pas dans l’obscurité, mais n’ayant plus les deux murs du corridor pour le soutenir, il trébucha, et, prêt à tomber, il se retint contre un lit qui était près de lui et sur lequel il se jeta, en répétant :

— C’est singulier ; mon lit était tout à l’heure de l’autre côté… il aura tourné aussi… Tout tourne aujourd’hui !

Piquillo s’approcha, et écouta d’une oreille attentive. Le lieutenant continuait à proférer des mots sans suite et inintelligibles ; il finit par s’endormir.

— Maintenant, s’écria Piquillo, du courage !… il n’y a plus que ce moyen de les sauver !

Il s’élança hors de la chambre, dont il ferma la porte à double tour, et descendit bravement dans la salle à manger, où le capitaine, qui l’attendait, lui dit d’un air impatient :

— Eh bien ?…

— Eh bien, répondit Piquillo, la chambre du seigneur Gongarello et de sa nièce est prête, et je vais avoir l’honneur de les y conduire.

— À merveille ! s’écria le barbier ; car je tombais de sommeil. Nous sommes à vous, seigneur page.

Et il se mit à prendre son chapeau et sa valise, tandis que Juanita cherchait sa mantille.

Pendant ce temps, Piquillo, pâle, immobile et glacé, ressemblait à une statue de marbre. Le capitaine, qui s’aperçut de son trouble, s’approcha de lui. Piquillo tressaillit, et crut tout perdu ; mais, au lieu du ton brutal qu’il avait d’ordinaire, le capitaine lui dit avec douceur :

— Tu commences donc à savoir de quoi il s’agit ? C’est bien. Seulement il faudra à la prochaine occasion que nous ayons un peu plus d’aplomb et d’assurance ; mais pour une première fois, ce n’est pas mal.

— Nous voici prêts et disposés à vous suivre, mon jeune ami, dit gaiement le barbier Bonsoir, messeigneurs. À demain, seigneur hôtelier ; demain nous compterons.

— Demain, dit gravement le capitaine, tous les comptes seront réglés. Votre appartement vous attend, bonsoir. Quant à moi, je reste encore avec ces messieurs pour achever quelques bouteilles.

Il salua ses deux hôtes de la main ; puis dit à voix basse à Piquillo :

— Conduis-les à leur chambre, et monte te coucher… C’en est assez, on ne t’en demande pas davantage pour aujourd’hui, le reste nous regarde.

Piquillo, tenant sa lanterne, passa devant Gongarello et sa nièce. La porte de la salle à manger se referma. Tous trois se trouvèrent sur l’escalier… Piquillo, dont le cœur battait encore de frayeur autant que de joie, se mit à monter si rapidement que le barbier s’écria à haute voix :

— Eh bien ! où va-t-il, où va-t-il, ce jeune étourdi ?

— Qu’est-ce ? dit le capitaine, qui rouvrit la porte de la salle à manger ; qu’y a-t-il ?

À cette voix, Piquillo, comme foudroyé, s’arrêta.

— C’est moi, maitre, moi qui montais trop vite, tant j’avais hâte d’arriver !

— C’est bien, dit froidement le capitaine. Et il referma la porte.

En l’entendant retomber, Piquillo respira, et cette fois il eut le courage de monter lentement l’escalier.

Arrivé au premier, et en passant près de la porte de damas rouge, il ne put se défendre d’une nouvelle frayeur, et il s’arrêta.

— Est-ce ici ? dit le barbier.

— Non, lui répondit Piquillo en cherchant à cacher son trouble, et il continua à monter.

Le barbier, surpris, ainsi que Juanita, de l’air silencieux et de la physionomie bouleversée de leur guide, garda le silence et le suivit, non sans s’étonner de monter aussi haut.

Ils arrivèrent ainsi au grenier qui servait de chambre à coucher à Piquillo. Il les fit entrer, ferma sa porte, et, mettant sa main sur la bouche du barbier qui voulait parler :

— Silence ! silence !… S’écria-t-il, ou vous êtes perdus !

Le barbier sentit à l’instant sa gaieté et son sang-froid l’abandonner.

— Perdus ! perdus ! s’écria-t-il en balbutiant.

Il n’en put dire davantage et n’eut même pas la force d’ajouter : Comment ? Et pourquoi ? Ses dents se choquaient horriblement l’une contre l’autre.

— Juanita, continua Piquillo, vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, fit celle-ci, en le regardant attentivement.

— Vous avez oublié les deux pauvres petits mendiants qu’il y a deux ans, près de l’hôtel du Soleil-d’Or, vous avez empêchés de mourir de faim ?

— L’ami de Pedralvi ! s’écria la jeune fille en rougissant,

— Oui… Pedralvi.. mon ami, mon camarade. Qu’est-il devenu ?

— Resté depuis ce temps près de moi comme garçon hôtelier… il pleurait en me quittant, et disait bien qu’il nous arriverait malheur.

— Non, tant que je serai près de vous… Écoutez-moi.

Et le fidèle compagnon de Pedralvi se mit à leur apprendre, en peu de mots, en quelle espèce d’hôtellerie ils étaient tombés, quels étaient la profession et les projets du capitaine, et les seules chances de salut qui leur restaient.

— Ils sont tous allés se coucher, leur dit-il, et dormiront d’ici à une heure. Selon son habitude, le capitaine descendra probablement à la cave… Nous aussi, alors, nous descendrons, et nous chercherons à sortir de cette maison infernale. Par quels moyens ? je n’en sais rien encore. Nous verrons quand nous y serons. Attendez, je vais faire le guet.

Il laissa le barbier et sa nièce plus morts que vifs, et descendit quelques marches de l’escalier. Il se coucha le ventre à terre, et il écouta, épiant dans l’ombre et recueillant le moindre bruit. L’attente fut longue. Enfin il entendit tous les bandits rentrer successivement dans leur chambre. Il descendit quelques marches de plus, s’arrêta au premier, et écouta encore tremblant et respirant à peine. Au rez-de-chaussée, la porte de la salle à manger s’ouvrit. Le capitaine sortit, tenant une lanterne à la main. Il se mit à descendre les marches qui conduisaient à la cave, dont il laissa derrière lui la porte toute grande ouverte. Piquillo, lentement et de loin, se hasarda à le suivre. Il referma cette porte à double tour, retira le trousseau de clés et remonta quatre à quatre les marches qui conduisaient à son grenier.

— Maintenant, dit-il à ses deux amis, il n’y a plus de temps à perdre… Venez… Parmi ces clés, nous en trouverons bien une pour ouvrir la porte qui donne sur le bois. Si cela nous manque, nous n’aurons plus rien à faire.

— Qu’à nous recommander à Dieu ! dit Juanita.

Quant au barbier, il ne disait rien.

— Et notre mule et notre carriole ? s’écria la jeune fille.

— Il ne faut plus y penser ! Si nous pouvons sortir, nous irons au hasard ; nous marcherons toute la nuit dans le bois, et demain nous trouverons peut-être aide et protection.

— Ah ! vous êtes notre sauveur, s’écria Juanita, en lui jetant ses bras autour du cou.

— Il n’est pas temps encore de me remercier… je n’ai encore rien fait pour vous ; venez vite.

— Oui. Mon oncle, venez donc ; il y va de nos jours, et vous restez là !

Gongarello aurait bien voulu faire autrement, mais cela lui était impossible. Sa tête était pesante, ses yeux se fermaient ; pressé par la terreur, il avait hâte de fuir, et ses jambes lui refusaient le service, et des bâillements précurseurs du sommeil l’empêchaient de parler Enfin, après une lutte de quelques instants, vaincu et succombant sous l’effort, il tomba sur des bottes-de foin, et à la surprise, au grand effroi de sa nièce et de Piquillo, il s’endormit.

Tous leurs efforts pour le réveiller et le relever furent inutiles. Il balbutiait quelques mots… il faisait quelques pas à peine et retombait dans son sommeil.

— Ah ! s’écria Piquillo ! c’est ce vin étranger… ce prétendu vin de France ! Pour ne courir aucun danger, pour n’avoir rien à craindre de leur victime, ils commencent par l’endormir, et par lui ôter l’usage de ses sens.

— Je comprends… je comprends, s’écria Juanita épouvantée, qu’allons-nous devenir ?

— Quand nous le voudrions, il nous serait impossible de porter votre oncle, même à nous deux… il ne faut donc songer qu’à vous ! à vous, ma bienfaitrice ! venez donc ! hâtons-nous de descendre, car déjà nous avons perdu trop de temps !

— Non, dit la jeune fille avec résolution, quoi qu’il puisse arriver, je n’abandonnerai pas mon oncle.

— Et moi, Juanita, quelque danger qui me menace, je ne vous quitte pas ! nous mourrons tous les trois ensemble.

Et il s’assit à côté d’elle sur le foin.

Alors Juanita, qui s’était rapprochée de son oncle, croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête, et se mit à prononcer avec ferveur des mots inconnus.

— Que fais-tu ? s’écria Piquillo étonné.

— Je prie le Dieu de mes pères, le Dieu de Mahomet, car mon oncle descend, comme moi et Pedralvi, des Maures de Grenade.

— Et moi aussi, s’écria Piquillo avec joie, ces bandits me l’ont dit en apercevant des signes arabes tracés sur mon bras.

— Eh bien, dit Juanita, en lui tendant la main… eh bien, pauvre enfant d’Ismal, tu mourras avec tes frères !

— Cela vaut mieux que de vivre seul, répondit Piquillo.

En ce moment, un grand tapage retentit dans la maison.

Il paraît que, dans la cave et au milieu de l’obscurité, un combat acharné se livrait entre le capitaine et son lieutenant. Celui-ci, bien qu’il fût gris, s’était réveillé en sentant descendre son lit ; et quoiqu’il eût à peine recouvré sa raison, il avait compris aisément qu’on voulait l’étrangler. Il s’était élancé lui-même à la gorge de l’assaillant, qui, ne s’attendant à aucune résistance, avait été renversé, lui et sa lanterne, par cette attaque aussi vigoureuse qu’imprévue. Les deux combattants roulaient à terre, et comme leurs forces à peu près égales étaient doublées par la rage, ils se déchiraient des ongles et des dents, le lieutenant n’ayant plus son poignard, et le pistolet que Juan-Baptista portait à sa ceinture ayant glissé à terre pendant leur lutte acharnée.

Aux hurlements des combattants, au bruit effroyable qui se faisait dans la cave, tous les bandits s’étaient réveillés. Au secours ! leur criait Carnego, une troupe d’alguazils ou de familiers du saint-office assassinent le capitaine… à nous, mes amis, brisez cette porte !

Les uns, armés de pioches, les autres de leviers et de pinces de fer, attaquaient la porte et la muraille qui ne pouvaient longtemps leur résister ; c’était là la cause du bruit effroyable que venaient d’entendre les deux prisonniers ; quant au troisième, il n’entendait rien.

— Il n’y a plus d’espoir, s’écria Piquillo, qui venait de se hasarder au haut de l’escalier, et qui avait deviné ce qui se passait. Nous voudrions fuir maintenant que nous ne le pourrions plus. Tous ces brigands sont sur pied ! les voilà dans l’escalier, parcourant toute la maison… et s’ils venaient ici me réveiller et me chercher !

Il regarda Juanita avec effroi, et la pauvre fille, saisie d’une horrible crainte qui ne s’était pas encore offerte à sa pensée, se précipita vers Piquillo, en s’écriant involontairement : Sauvez-moi ! sauvez-moi ! puis elle regarda son oncle, et dit en laissant tomber ses bras : Folle que je suis !… c’est impossible !

— Non, non, s’écria Piquillo, frappé d’une idée soudaine… non, ce n’est pas impossible !…

Le grenier où se trouvaient renfermés les trois prisonniers, n’avait qu’une fenêtre pratiquée dans le toit et donnant sur la forêt… Piquillo poussa le volet, et aux rayons de la lune, Juanita aperçut de loin le sommet des arbres agités par le vent.

— Vous voyez, s’écria son jeune compagnon, qu’il nous reste encore un moyen de salut.

— Je comprends, dit la jeune fille en s’approchant de la fenêtre élevée à pic au-dessus du sol à une hauteur effrayante ; oui, grâce au ciel, c’est bien haut… et s’ils viennent, on peut se jeter…

— Non pas se jeter, répondit Piquillo, mais descendre !

— Et mon oncle ?

— Lui aussi, je m’en charge.

— Et comment ?

— Tenez ! ne voyez-vous pas ?

Et il lui montra au-dessous du toit qui avançait en saillie, la poulie et la corde avec lesquelles on montait le foin et la paille dans le grenier où ils étaient.

— Si vous n’avez pas peur, si vous vous fiez à moi.

— Oui, répondit intrépidement la jeune fille. Alors, et par un nœud coulant, il lui passa la corde autour du corps et sous les bras !

— Ne regardez pas l’abîme où je vais vous descendre, lui dit-il, fermez les yeux jusqu’à ce que vous sentiez la terre sous vos pieds, et alors renvoyez-moi la corde.

Et il se mit à descendre la jeune fille lentement et avec précaution.

Bientôt elle disparut à ses yeux en tournoyant dans l’espace ; quelques secondes après, la corde ne tourna plus et s’arrêta. Sans doute Juanita était arrivée saine et sauve, car la corde, à laquelle il donna une légère secousse, remonta seule.

C’était le tour du barbier, et c’était plus difficile ; il se réveillait, et s’aidait à peine. Mais, sans le consulter sur le voyage périlleux qu’il allait lui faire entreprendre, Piquillo le mit en route de la même manière que Juanita, se contentant de retenir de toutes ses forces ce fardeau, que son poids seul entraînait vers la terre par une force d’attraction toute naturelle.

Il entendit un choc assez pesant : c’était le barbier qui arrivait à sa destination sans avaries ; et la corde, détachée par Juanita, remonta de nouveau. Cette fois et se voyant seul à opérer sa descente, Piquillo attacha fortement à une poutre du grenier un bout de la corde, et se lança intrépidement dans les airs, en se laissant glisser jusqu’à terre.

— Êtes-vous là, mes amis, et sans accident ? leur dit-il à voix basse.

— Oui, brave jeune homme, oui, mon sauveur, répondit Gongarello, que Piquillo fut étonné d’entendre parler aussi distinctement ; mais, par une heureuse révolution, quand il était arrivé à terre, le barbier se trouvait mieux, du moins pour quelques instants. Le mouvement de balancement et d’oscillation qu’il venait d’éprouver dans son voyage aérien avait produit sur lui, et grâce à cette crise salutaire, le même effet que les voyages maritimes sur ceux qui n’en ont pas l’habitude. Soustrait ainsi en partie à l’influence de l’opium que contenait le vin du capitaine, le barbier avait donc en ce moment retrouvé sa tête, et par conséquent sa langue.

— Je n’oublierai jamais le service que vous venez de nous rendre, mon jeune ami…

— Silence ! lui dit Piquillo, qui, interrompant les élans de sa gratitude, lui fit observer qu’ils étaient hors de l’hôtellerie, il est vrai, mais encore devant la porte ; qu’on pouvait sortir et les poursuivre ; qu’ils n’avaient guère de temps d’ici au point du jour, et que ce qu’il y avait de plus prudent était de s’enfoncer dans la forêt, et de s’éloigner le plus possible.

Le barbier se rendit sans peine à la justesse de ces observations, car la crainte lui était revenue avec la raison, et on entendait dans l’intérieur de l’hôtellerie un redoublement de cris et d’imprécations qui n’avaient rien de rassurant pour les fugitifs. Ils se précipitèrent donc tous les trois dans la forêt, et marchèrent devant eux au hasard pendant près d’une heure ; mais au bout de ce temps le barbier déclara qu’il ne pouvait aller plus loin, que les jambes lui manquaient, et que le sommeil le reprenait malgré lui.

— Encore ! s’écria Piquillo, avec désespoir.

Le barbier ne répondit pas, s’étendit sur la mousse, et Piquillo le secoua vivement par le bras en lui répétant :

— Quoi ! dormir encore ?

— Oui, mon garçon !… Un bien mauvais rêve… murmurait le barbier, mais c’est plus fort que moi.

Et fermant les yeux sur tous les dangers qui le menaçaient. le barbier s’endormit.

— Écoutez ! écoutez ! dit Juanita en serrant la main de Piquillo, n’entendez-vous pas ?… Ce sont eux !

— Oui, dit Piquillo en prêtant l’oreille, un bruit de chevaux.

— Et ils viennent de ce côté ! dit la jeune fille avec effroi.