Piquillo Alliaga/08

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 38-45).


VIII.

la consulta du roi.

Pendant les deux ou trois années qui venaient de s’écouler, et que Piquillo avait passées à l’hôtellerie de Buen Socorro, dans la compagnie de Caralo et du digne capitaine Juan-Baptista, d’autres événements un peu plus importants étaient survenus en Espagne, et nous demanderons à nos lecteurs la permission de jeter un regard en arrière.

Philippe II avait légué à Philippe III, son fils, la guerre contre l’Angleterre, et le comte de Lerma, qui avait voulu signaler les premiers jours de son ministère par un succès éclatant, fit équiper une flotte de cinquante vaisseaux, et chargea don Martin Padrilla de tenter une descente en Angleterre.

Les expéditions maritimes de l’Espagne, quoique entreprises dans l’intérêt de la religion et de la foi catholiques contre une souveraine et une nation hérétiques, n’ont jamais été favorisées par le ciel, quelque droit qu’elles eussent à sa protection ; la flotte du comte de Lerma ne fut guère plus heureuse que la fameuse Armada. À peine les vaisseaux eurent-ils gagné la haute mer, qu’ils furent dispersés par la tem-pête et forcés de regagner les ports d’Espagne, sans avoir rencontré l’ennemi[1].

Pour se consoler de ce revers, le ministre aurait pu dire, comme Philippe II : « J’avais envoyé mes vaisseaux combattre les hommes et non les éléments », mais loin de se résigner, il y mit de l’obstination, et s’empressa de profiter de la première occasion de revanche qui s’offrit à lui, sans que son esprit superficiel et léger se donnât la peine d’en bien examiner et d’en peser toutes les chances.

L’Irlande venait de se révolter contre Élisabeth, et sous prétexte de porter secours aux insurgés, le nouveau ministre de Philippe II résolut de s’emparer de cette île. Sa grande étendue, son extrême fertilité, la commodité de ses ports, qui pouvaient assurer une retraite aux vaisseaux espagnols et mettre l’Espagne en état de disputer l’empire des mers à l’Angleterre et à la Hollande, étaient les raisons qui le déterminaient à tenter cette conquête.

De vieux conseillers de Philippe II, des généraux expérimentés, entre autres don Juan d’Aguilar, qu’on voulait charger de l’expédition, prétendaient que l’on se trompait gravement, en s’imaginant détacher aussi facilement l’Irlande de sa légitime souveraine, pour la ranger à tout jamais sous la domination espagnole : qu’une révolte passagère n’était pas une révolution ; qu’on ne trouverait point dans les insurgés tout l’appui qu’on espérait ; que, pour tenter la conquête de ce pays et lutter contre toutes les forces de la Grande-Bretagne, six mille hommes ne suffisaient point.

À cela, le comte de Lerma répondait, que les finances actuelles de l’Espagne ne permettaient pas d’équiper une armée plus considérable ; que la valeur suppléait au nombre, et que si don Juan d’Aguilar avait peur, d’autres que lui se chargeraient de défendre l’honneur des armes espagnoles.

D’Aguilar avait accepté ; c’était un défi qu’on lui adressait, et la fierté castillane avait parlé plus haut dans son cœur que les conseils de la raison et l’évidence des faits ; il était parti.

Seulement il avait demandé que, cette fois, la flotte ne fût pas commandée par Martin Padilla, son ennemi mortel et tout dévoué au comte de Lerma ; il avait choisi un brave officier, don Juan Guevara, avec qui il avait servi dans une expédition en Bretagne.

La traversée avait été heureuse ; le général en chef avait débarqué dans le port de Kinsalle avec quatre mille soldats, s’était emparé de la ville et s’y était fortifié. C’était un abri, un refuge en cas de revers. En même temps Occampo, son lieutenant, entrait à Baltimore avec son armée, et tous deux allaient marcher en avant, quand ils avaient appris que les insurgés venaient d’être vaincus et dispersés par le vice-roi d’Irlande ; que le comte de Tyronne, leur chef, s’était échappé avec les débris de ses troupes, formant à peine quatre mille paysans mal armés et découragés, et que le vice-roi, qui s’avançait rapidement à leur poursuite, commandait trente mille hommes d’excellentes troupes.

— Je l’avais prévu, avait dit froidement d’Aguilar, n’importe ! Allons à leur secours. Et il avait marché en avant.

Cependant le comte de Lerma, qui ne doutait point du succès d’une expédition imaginée et préparée par lui, regardait l’Irlande comme annexée désormais à la couronne d’Espagne, et s’occupait déjà de lui nommer un gouverneur. Il hésitait entre son oncle Borja et le comte de Lémos, son beau-frère, qu’il ne pouvait guère laisser à la vice-royauté de Navarre, où il était assez mal vu. Le système du ministre était d’appeler aux fonctions importantes du gouvernement tous ses parents d’abord, la monarchie espagnole n’étant considérée par lui que comme une maison, une famille dont il était le chef, et dont tous les siens étaient les principaux membres.

C’est ainsi qu’il avait nommé Bernard de Sandoval, son propre frère, à la fois archevêque de Tolède et grand inquisiteur, deux dignités, dont l’une donnait une grande considération auprès du clergé, et l’autre un pouvoir immense dans le pays.

Bernard de Sandoval était encore plus dangereux que son frère à la tête d’un gouvernement.

Le duc de Lerma, léger, insouciant, changeant facilement d’idées et de principes, selon les circonstances, n’avait, à proprement parler, aucun caractère. Bernard y Royas de Sandoval, son frère, croyait en avoir un : c’était une vertu tout espagnole, qu’en homme d’État il décorait du nom de fermeté, et qui n’était au fond que de l’entêtement, entêtement stupide et souvent féroce ; en effet, il n’abandonnait jamais une idée qui lui était venue, et il ne lui en venait presque jamais que de mauvaises.

— Je romps, disait-il, et ne plie pas ! et moi, disait le comte de Lerma, je plie pour ne pas rompre.

Du reste, il faut le dire, chacun avait les vertus de ses défauts. La légèreté du duc de Lerma n’excluait ni la bonté, ni la clémence, ni la générosité. Il était excellent pour tous les siens, pardonnait aisément les injures, accablait de présents et gorgeait d’or ceux même qu’il destituait. Quant à sa magnificence et à ses libéralités, odieuses au peuple espagnol, qui payait, elles semblaient naturelles au ministre, qui, regardant le royaume comme à lui, ne croyait donner que son bien.

Chez Bernard de Sandoval, au contraire, la dureté de caractère avait fait naître la sévérité et la régularité de mœurs ; il était pur, il était chaste, aussi économe que son frère était libéral, et n’ayant jamais eu aucune faiblesse ; il n’aimait rien, n’accordait rien, ne pardonnait rien ; au demeurant, fort estimé comme inquisiteur, et ayant toutes les qualités de l’emploi.

Le premier, il avait eu, sous Philippe II, la grande idée de l’expulsion des Maures et l’avait fait partager au comte de Lerma, qui maintenant la regardait comme sienne et considérait ce projet comme devant illustrer son ministère, en même temps qu’il consoliderait à jamais la foi catholique.

Restés, en effet, mahométans au fond du cœur, la plupart des Maures ne se conformaient qu’extérieurement aux pratiques de la religion chrétienne ; ils n’assistaient au sacrifice de la messe que pour éviter les peines qu’ils auraient encourues en y manquant ; ils présentaient leurs enfants au baptême, mais ensuite ils les lavaient avec de l’eau chaude, pour insulter au sacrement des chrétiens ; ils se mariaient à l’église, mais de retour dans leurs maisons ils en fermaient les portes et célébraient la noce avec les chants, les danses et les cérémonies particulières à leur nation. Conservant toujours l’espoir d’une prochaine délivrance, ils avaient entretenu pendant longtemps des intelligences avec les Turcs et avec les Maures d’Afrique. Quand les corsaires d’Alger débarquaient sur les côtes d’Andalousie, jamais les Maures, qui habitaient le rivage ne sonnaient la cloche d’alarme, ni ne prenaient les armes ; jamais aussi les Algériens ne pillaient les villages ou les habitations des Maures, tandis qu’ils réduisaient en esclavage les chrétiens qui tombaient entre leurs mains[2] ; il n’en fallait pas tant pour exciter, sous le règne précédent, les soupçons et armer la vengeance de Philippe II ; il avait résolu de proscrire leur culte et jusqu’à leurs costumes. Il leur avait ordonné de renoncer au langage moresque et de cesser entre eux tout commerce, toute relation ; il leur avait défendu de porter les armes, et, sous peine de mort, de se battre, même en duel, avec des chrétiens ; enfin il avait forcé les femmes à paraître en public, le visage découvert, et fait ouvrir les maisons qu’ils tenaient fermées. Ces deux règlements avaient paru insupportables à un peuple jaloux de conserver les usages de ses ancêtres. On les menaçait toujours, à la moindre révolte, de prendre leurs enfants pour les faire élever en Castille. On leur interdisait l’usage des bains, qui servaient à leur propreté autant qu’à leur plaisir. Déjà on leur avait défendu la musique, les chants, les fêtes, tous leurs divertissements habituels, toutes les réunions consacrées à la joie[3].

Les Maures, exaspérés, avaient pris les armes, dans les montagnes des Alpujarras, et s’étaient défendus avec tant de vigueur, qu’il avait fallu, pour les soumettre, l’élite des troupes d’Espagne, commandées par le frère du roi, par don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante. Des flots de sang avaient coulé de part et d’autre, et il en avait coûté la vie à soixante mille Espagnols, rude leçon qui avait rendu les vainqueurs moins rigoureux et les vaincus plus résignés.

Ainsi, au commencement du dix-septième siècle, à l’époque où nous nous trouvons, et dans les premières années du règne de Philippe III, les Maures, autrefois conquérants, et, pendant huit cents ans, souverains de l’Espagne, qu’ils avaient éclairée et civilisée, les Maures avaient perdu successivement leur indépendance, leur religion, leurs mœurs et leurs coutumes. Il ne leur restait plus que le sol de la patrie conquise par leurs ancêtres ; mais ce sol, fécondé par leurs sueurs et enrichi par leurs travaux, ils commençaient à s’y attacher.

Les Arabes et les Maures avaient apporté en Espagne la culture du sucre, du coton, de la soie et du riz[4] ; grâce à eux, rien n’égalait la fertilité de la province de Valence. Elle fournissait à l’Europe tous les fruits des pays méridionaux. On y faisait trois récoltes par an ; à peine une moisson était-elle terminée, qu’on ensemençait de nouveau, et la douceur du climat faisait mûrir les grains toute l’année ; le travail le plus assidu, les moyens les plus ingénieux entretenaient et renouvelaient cette admirable fécondité.

Venus de l’Égypte, de la Syrie, de la Perse, pays essentiellement agricoles, les Arabes avaient apporté dans le royaume de Valence des procédés de culture qu’une pratique de trois mille ans avait perfectionnés.

L’industrie et le commerce ne leur devaient pas moins. Grâce à eux, Tolède, Grenade, Cordoue, Séville, possédaient des manufactures de cuirs et de soieries ; les draps verts et bleus que l’on fabriquait à Cuenca étaient recherchés sur les côtes d’Afrique, en Turquie et dans les échelles du Levant. Les lames de Tolède, les soies de Grenade, les harnais, les selles, les maroquins dorés de Cordoue, les épiceries et les sucres de Valence, étaient renommés dans toute l’Europe ; et contents du bonheur et des richesses que procure le travail, les Maures s’accoutumaient peu à peu à oublier le passé, à jouir du présent et à ne plus rechercher d’autres succès que ceux de l’industrie.

Ce peuple conquérant était devenu fabricant et agriculteur, et consentait à enrichir ses maîtres actuels, à leur payer d’énormes impôts, à leur donner toutes les jouissances du luxe et de la civilisation, ne demandant en échange que paix et protection pour les vaincus, pour leur famille et pour leur industrie.

C’est là ce que Bernard y Royas de Sandoval, le grand inquisiteur, et son frère le comte de Lerma ne pouvaient comprendre. Ils avaient mis en avant don Juan de Bibeira, patriarche d’Antioche et archevêque de Valence, connu par sa haine contre toute espèce d’hérésie ; et ce fougueux prélat avait présenté au faible monarque un mémoire secret, où il le suppliait de chasser du royaume tous ses sujets infidèles, lui conseillant de ne retenir que les adultes, pour travailler, comme esclaves, aux galères et aux mines, et les enfants âgés de moins de sept ans, pour les élever dans la religion chrétienne.

Le roi avait communiqué ce mémoire à son ministre et au grand inquisiteur. Le ministre était d’avis d’attendre une occasion favorable ; Bernard de Sandoval pensait qu’on ne pouvait trop se hâter ; mais il trouvait les mesures proposées par l’archevêque de Valence insuffisantes et surtout trop douces. Son avis était qu’on exterminât tous les Maures en masse, une seconde édition de la Saint-Barthélemy, où l’on n’épargnerait ni les femmes ni les enfants.

Cependant un semblable projet demandait de grandes précautions, un déploiement considérable de forces, une réunion imposante de troupes, et dans ce moment l’élite des troupes espagnoles était occupée dans les Pays-Bas et dans l’expédition d’Irlande.

Il fut donc convenu que le plus grand secret serait gardé. L’inquisiteur et le ministre en sentaient la nécessité ; il était plus difficile de la faire comprendre à l’archevêque de Valence, qui, fanatique de bonne foi, ne pouvait retenir les excès de son zèle et ne parlait ou n’entendait parler de ce projet qu’avec des transports de rage pieuse qu’il prenait pour des inspirations d’en haut.

La bête fauve qui était là devant lui, le serrait d’une étreinte mortelle, c’était Juan-Baptista Balseiro.

On parvint cependant, et non sans peine, à lui faire entendre qu’à la première nouvelle d’un tel coup d’État, les Maures, qui couvraient tout le royaume, pouvaient se soulever et appeler à leur aide quelques nations voisines, ennemies de l’Espagne.

D’ailleurs, le roi allait se marier, et une époque de grâce et de clémence était mal choisie pour un acte de rigueur et d’extermination. On convint donc que, dans la consulta du roi, on ne parlerait que du prochain mariage de Philippe.

La consulta du roi était un conseil secret qui se tenait au palais, en présence du monarque, et sous la présidence du ministre.

On n’y admettait, dans les occasions importantes, que le grand inquisiteur, le confesseur du roi, et quelques favoris qui dirigeaient la volonté du monarque et lui faisaient adopter ou rejeter les propositions des autres conseils ; mais, dans des circonstances comme celle-ci, on accordait, pour la forme et comme marque d’honneur, le droit d’assister, et même de prendre part aux délibérations, aux jeunes seigneurs appartenant aux premières familles d’Espagne, à ceux qui devaient arriver un jour à la grandesse d’Espagne et à l’audience de Castille.

Ce jour-là, le comte de Lerma, que le roi venait de créer duc, à l’occasion de son mariage, et en récompense des services qu’il n’avait pas encore eu le temps de rendre, mais qu’il rendrait immanquablement à la monarchie, le duc de Lerma présenta au roi le comte d’Uzède, son fils ; à son tour, le marquis de Miranda, chef de la maison de Zunica et président du conseil de Castille, réclama le même honneur pour son parent, don Fernand d’Albayda, un des principaux barons du royaume de Valence, et neveu de don Juan d’Aguilar, commandant les troupes de Sa Majesté en Irlande.

Le jeune homme, avec la timidité naturelle à son âge, s’inclina, en rougissant, devant son seigneur et roi, et devant le conseil suprême, dont il s’était fait d’avance une idée si majestueuse et si imposante.

Plusieurs membres disputaient entre eux sur la couleur de l’habit qu’ils devaient porter le jour de l’arrivée de la reine.

Don Sandoval, le grand inquisiteur, remuait entre ses doigts les grains de son chapelet ; le ministre traçait avec un crayon une couronne de duc sur le parchemin d’une ordonnance royale, et Philippe II, la tête renversée dans un grand fauteuil, comptait les rosaces dorées du plafond. Un seul, don Juan de Ribeira, archevêque de Valence, paraissait enfoncé dans de profondes méditations et ne prendre aucune part à ce qui se passait autour de lui.

Quant au jeune comte d’Uzède, fier de sa naissance, et comptant au nombre de ses mérites la position de son père, il promenait autour de lui un regard plein d’assurance et de fatuité, qu’il arrêta plus d’une fois, avec dédain, sur Fernand d’Albayda, car celui-ci, plus jeune que lui, partageait un honneur qui n’eût dû appartenir qu’au fils du premier ministre.

Le duc de Lerma, après avoir pris les ordres de Sa Majesté, exposa avec complaisance qu’une nouvelle alliance allait unir plus étroitement encore les descendants de Charles-Quint. Sa Majesté Très-Catholique allait épouser la fille de l’archiduc Charles, la jeune Marguerite d’Autriche. Il ajouta que la jeune princesse, partie de Graetz pour l’Italie, était arrivée à Gènes.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que la lenteur espagnole avait mis si longtemps à terminer les immenses préparatifs ordonnés pour sa réception, que la flotte équipée pour la transporter en Espagne n’avait mouillé à Gènes que plusieurs mois après l’arrivée de Marguerite en cette ville.

Le duc entretint ensuite le conseil des fêtes brillantes qui attendaient la princesse à Valence, où elle devait débarquer, et où le mariage devait se faire.

La magnificence de ces fêtes, qui convenait aux goûts fastueux du ministre, était si extravagante qu’elle devait coûter un million de ducats (huit millions de notre monnaie) ; mais le duc avait commencé par déclarer au roi et au conseil que la situation prospère des finances permettait de déployer, pour ce mariage, une splendeur digne du plus grand roi et du premier royaume de l’Europe.

D’ordinaire, en pareille occasion, et après le rapport fait par le ministre, personne ne prenait la parole. Le roi approuvait de la tête, et il était loisible à tout le monde de suivre l’exemple du monarque ; mais ce jour-là, désirant faire briller son fils, qui, pour la première fois, avait entrée au conseil, et que, pour des raisons secrètes, il voulait déjà pousser dans la faveur royale, le duc, s’adressant à Uzède et à Fernand d’Albayda, leur dit d’un air gracieux :

— Eh bien, mes jeunes seigneurs, que pensez-vous de ce que vous venez d’entendre ? Nouveaux conseillers du roi, dites-nous votre avis. Je suis persuadé que Sa Majesté sera charmée de le connaître.

Le roi approuva de la main, et le ministre continua :

— Allons, seigneur Fernand, pourquoi rougir ainsi et vous intimider ? Remettez-vous… nous ne vous demandons que votre pensée, votre opinion et surtout la vérité… Uzède va vous donner l’exemple.

Et il fit signe à son fils de commencer.

Celui-ci, dans un discours qu’il feignit d’improviser, et qui longtemps d’avance avait été préparé par lui, et peut-être revu par son père, adressa au roi un compliment élégant et flatteur sur son auguste mariage, sur ses hautes qualités comme monarque, et sur la profonde intelligence qui dirigeait tous ses choix.

De là venait naturellement l’éloge du ministre, l’approbation complète du rapport qu’il venait de faire, et le tout finissait par un tableau enivrant de la prospérité actuelle et future de l’Espagne.

Un murmure d’approbation suivit ce discours.

Quand ce fut au tour de Fernand d’Albayda, il commença par s’excuser avec modestie sur sa jeunesse et son insuffisance ; mais à son souverain, mais à des conseillers si habiles et si éloquents, il ne devait que la vérité : c’était la seule manière de répondre dignement à l’honneur qu’ils lui faisaient en daignant l’écouter.

Et entrant sur-le-champ en matière avec une franchise et une noblesse toutes castillanes, il avoua qu’il aimait à croire à la fidélité du tableau que l’on venait de dérouler à ses yeux, qu’il ne lui appartenait pas d’en contester l’exactitude, mais que, sur un point seulement, il croyait que l’on avait surpris la religion du ministre, et qu’il demandait à rétablir les faits.

Il expliqua alors nettement la situation de la province de Valence, dont il était un des premiers barons et des plus riches propriétaires ; il prouva que les villes et les campagnes étaient surchargées d’impôts ; que non-seulement ceux de deux années d’avance avaient été exigés et perçus, mais qu’en ce moment, pour subvenir aux fêtes du mariage, on demandait le paiement d’une troisième année, excitant ainsi le mécontentement de la population, à l’occasion d’un événement qui ne devait faire naître que sa joie ; qu’il s’empressait de signaler ce fait au roi et au ministre, qui l’ignoraient sans doute ; car il serait injuste et impolitique, quand tout le reste de l’Espagne jouissait d’une si grande prospérité, de vouloir en excepter et en exclure la seule province de Valence, celle où justement allait se célébrer le mariage de Sa Majesté.

Ces derniers mots, prononcés avec fermeté, jetèrent le duc de Lerma et tout le conseil dans un embarras difficile à décrire, et qui redoubla encore, lorsque le roi, se tournant vers son ministre, lui dit avec une naïveté charmante :

— Ce jeune homme a raison : il faut que nos fidèles sujets du royaume de Valence participent au bonheur et à la prospérité dont vous faites jouir l’Espagne. Ne pourrait-on pas leur déclarer, à l’occasion de mon mariage, qu’ils seront, pendant deux ans, exemptés d’impôts ?

Puis, étonné du silence qui se faisait autour de lui, le monarque craignit de s’être trop avancé, et demanda timidement au duc de Lerma et aux conseillers qui l’entouraient :

— N’est-ce pas là votre avis, messieurs ?

Le duc de Lerma, qui plusieurs fois avait voulu et n’avait osé interrompre Fernand, jeta sur lui un regard de colère, et dit au roi avec un ton d’impatience qu’il cherchait vainement à déguiser sous un sourire moqueur :

— Si ce jeune seigneur, don Fernand d’Albayda, premier baron du royaume de Valence, connaît quelques moyens d’administrer les finances et de remplir les coffres de Votre Majesté sans l’impôt que je demande en ce moment, il nous obligera beaucoup en nous en faisant part. En connaissez-vous, don Fernand ?

— Oui, Excellence, et je me fais fort (toujours dans le royaume de Valence, je ne connais que celui-là) de faire payer à l’instant, non-seulement l’impôt que vous demandez, mais, d’ici à quelques jours, le quart des sommes que vous demandez pour les fêtes du mariage.

Le ministre, étonné, leva la tête, pour voir si don Fernand parlait sérieusement, et celui-ci continua avec gravité :

— Bien plus, ceux qui vous apporteront ces sommes vous prieront de les accepter et vous en remercieront ; et depuis Valence jusqu’à Madrid, ils escorteront le roi et la reine de leurs cris de joie et de leurs bénédictions.

Le roi et tout le conseil s’écrièrent :

— Parlez ! parlez !

Il se fit un grand silence. Le duc d’Uzède se mordit les lèvres avec colère, et Fernand se recueillit quelques instants.

— « Sire, vous avez une population fidèle et industrieuse qui, dans ce moment, fait la richesse des royaumes de Valence et de Grenade. Nous en savons quelque chose, nous autres barons et propriétaires, dit-il en regardant le duc de Lerma, car s’ils s’éloignaient, nos terres seraient sans culture, nos fabriques seraient désertes, la misère et l’abandon succéderaient à l’opulence. Votre Majesté devine que je veux lui parler de ses sujets, les Maures d’Espagne. »

Don Sandoval et le duc de Lerma tressaillirent ; mais Ribeira, qui jusque-là avait gardé le silence, comme s’il eût été étranger à tout ce qui se passait, bondit sur son siége, et malgré les signes de l’inquisiteur, eut peine à modérer son impatience. Don Fernand continua :

— « Des bruits, des rumeurs vagues, et dont on ignore l’origine, ont circulé depuis quelques temps. »

Ici, l’inquisiteur jeta sur Ribeira un regard de reproche.

— « Et, malgré leur peu de vraisemblance, ces bruits ont déjà répandu la défiance et l’effroi parmi toute cette population qui, tranquille jusqu’alors, ne s’occupait qu’à fertiliser nos campagnes, ou à répandre par le commerce les produits de son industrie. Des craintes, chimériques sans doute, se sont emparées de tous.

« N’ayant plus foi en l’avenir, et inquiets sur le présent, ils s’arrêtent et attendent ; leurs travaux languissent, et bientôt peut-être vont cesser.

« Je suis persuadé, sire, qu’à votre royale parole tout se ranimerait, tout renaitrait. Qu’une déclaration formelle de Votre Majesté soit publiée en Espagne, promettant que les Maures ne seront jamais inquiétés dans leurs personnes ni dans leurs biens, et toutes les sommes qu’exigera votre ministre lui seront apportées à l’instant, non à titre d’impôts, mais de don volontaire, mais de présent de noce offert avec joie par ses fidèles sujets à Sa Majesté la reine d’Espagne, Marguerite d’Autriche ; et ce que je dis, je l’atteste et m’en rends garant, moi, don Fernand d’Albayda. »

— Vous êtes donc leur ami et leur protecteur, s’écria Ribeira avec agitation, et au lieu de convertir les Philistins, ce sont eux qui vous ont gagné… vous l’entendez, Seigneur, la contagion s’étend sur Israël !

— Rien ne me fera jamais oublier ce que je dois à Dieu et au roi, répondit le jeune homme avec fermeté ; mais ni mon Dieu, ni mon roi ne m’ordonnent de trahir la vérité, et je la dis tout entière. Je n’ai vu parmi les Maures de Valence que des amis de l’ordre et du travail, des sujets industrieux et actifs.

— Qu’il faut craindre, s’écria Ribeira, car ils posséderont bientôt toutes les richesses du royaume, car ils ont l’industrie en partage, ils ont le travail et l’économie. Exclus de l’honneur de servir dans nos armées, et privés du bonheur d’avoir des couvents, leur population augmente chaque jour, et la nôtre diminue… Ils ont le temps d’étudier, d’être plus savants… plus éclairés que nous.

— Vous faites leur éloge, monseigneur, dit respectueusement Fernand d’Albayda.

— Non, répondit vivement le prélat, mais je veux et je dois prémunir Sa Majesté et le conseil contre les avantages, ou plutôt contre les maléfices qu’ils tiennent de l’esprit des ténèbres, pour la perte de l’Espagne.

— Le projet dont je parlais n’est donc point une chimère ! s’écria Fernand avec terreur… vous y pensez donc ?

— Non, s’écria vivement l’inquisiteur, tout effrayé du tour que prenait la discussion ; non, personne ici n’y pense que vous, jeune homme !

— Moi ! répondit Fernand rassuré, comment Votre Excellence pourrait-elle croire que j’eusse jamais eu l’idée d’un projet non-seulement aussi barbare et aussi désastreux… mais je dirai même aussi absurde ?

— Absurde ! s’écria l’archevêque de Valence, blessé dans ce qu’il avait de plus cher ; absurde ! Votre Majesté souffre que l’on blasphème devant elle, et que des hérétiques, non contents de repousser la parole de Dieu, viennent la tourner en dérision ! Malheur à nous tous ! malheur à l’Espagne ! Dieu, qui m’inspire, me le prédit : quelque grand danger la menace, et la main du Très-Haut va s’éloigner d’elle, puisque déjà l’impiété triomphe et se glorifie de ses œuvres !

— Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait ? se dit en lui-même Fernand épouvanté.

Le roi, étourdi de tout ce qui venait d’arriver, se faisait presque la même question ; mais sur deux mots que le duc de Lerma lui dit à voix basse, il s’écria gravement :

— Rassurez-vous, mon père, et vous aussi, seigneur Fernand, nous aviserons à loisir sur ce que nous venons d’entendre.

— Et nous y ferons droit s’il y a lieu, ajouta le ministre ; mais l’intention de Sa Majesté est que, dans ce moment l’on ne donne point de suite à cette discussion. Nous avons à lire les dépêches qui nous arrivent, dit-il en montrant un paquet cacheté de noir qu’apportait un messager d’État.

Le ministre ouvrit les dépêches, les lut tout bas, et, moins maître de son émotion que Philippe II, qui ne se laissa jamais surprendre par la joie ou par la douleur, il ne put cacher à tous les yeux attachés sur lui la pâleur qui couvrit un instant ses traits.

— Sa Grâce avait raison, dit-il gravement, la main de Dieu s’appesantit sur l’Espagne ; l’expédition d’Irlande n’a point réussi ; les Anglais sont vainqueurs.

— Mon oncle est mort ! s’écria Fernand avec désespoir.

— Notre armée est détruite ? demanda gravement Sandoval.

— Ce qu’on m’annonce est plus terrible encore pour l’honneur des armes espagnoles, poursuivit le ministre en baissant la tête : don Juan d’Aguilar et toute son armée ont capitulé sans combattre.

— Ce n’est pas possible ! s’écria Fernand. D’Aguilar est innocent, d’Aguilar est calomnié.

Le ministre remit la lettre au roi en lui disant froidement :

— C’est du comte de Lémos, mon beau-frère.

— Le comte s’est trompé, continua Fernand avec chaleur.

— Mon oncle de Lémos est toujours bien renseigné, dit le comte d’Uzède avec un sourire amer ; il ne se trompe jamais, et, pour moi, j’ai toute confiance en lui.

— Moi, j’ai confiance en l’honneur d’un d’Aguilar, répondit Fernand, et sans avoir besoin d’autres renseignements, je soutiens qu’un gentilhomme, un Espagnol, n’a pu se rendre sans combattre… Qui peut le croire, l’aurait fait.

— Mais j’ai annoncé que je le croyais ! s’écria Uzède en pâlissant.

— Et moi, je soutiens mon dire ! répondit Fernand en portant la main sur la garde de son épée.

— Devant le roi ! s’écria le duc de Lerma indigné.

Philippe et tous les assistants se levèrent.

— Pardon, sire, pardon ! s’écria Fernand en pliant le genou devant son souverain.

Le roi lui fit signe de sortir.

Fernand s’inclina, fit quelques pas vers la porte, et, prêt à la franchir, il dit à demi-voix au comte d’Uzède, qui n’était pas loin de lui :

— Sortirai-je seul, monsieur ?

Le comte fit un pas pour le suivre ; le duc de Lerma le retint d’un regard, et Fernand s’éloigna furieux et désespéré.

En arrivant à son hôtel, il y trouva son ami, son compagnon d’enfance, Yézid d’Albérique. Yézid était fils d’Alami Delascar d’Albérique, le plus riche des Maures de Grenade et de Valence. Yézid descendait de la tribu des Abencerages et du sang des rois. Il avait fait ses études à Cordoue avec Fernand ; tous deux étaient venus habiter les belles campagnes du royaume de Valence, Fernand, dans le château de ses aïeux, Yézid, dans l’élégante habitation et dans les champs cultivés par son père. Fernand, en noble gentilhomme, se destinait à la profession des armes ; Yézid, à qui cette carrière était interdite, s’était consacré aux sciences et aux arts, que les Arabes, ses ancêtres, avaient cultivés avec tant de succès.

Grâce aux trésors de son père, son existence était opulente ; le travail et l’étude la rendirent utile, et puis vint l’amitié, qui la rendit heureuse. Fernand était devenu son frère ; Fernand était aimé de tous les Maures de Valence, car le noble Espagnol était l’ami de Yézid, et Yézid était leur culte et leur idole : c’était le sang d’Abdérame et d’Almanzor ; tous les deux semblaient revivre en lui.

Yézid, qui était alors à Madrid avec son ami, venait de recevoir de son père, resté à Valence, une lettre pour Fernand, et il la lui apportait au moment où celui-ci, encore animé de la scène qui venait de se passer au conseil du roi, la racontait à Yézid, tout en décachetant sa lettre. Cette lettre était de son oncle don Juan d’Aguilar, et ne contenait que ces mots :

« Je suis en Espagne et caché en lieu sûr ; car il faut que je me justifie, que je confonde mes ennemis, et je ne le pourrais pas si je tombais entre leurs mains. L’ami généreux et dévoué qui s’expose pour moi et par qui cette lettre te parviendra, connaît seul le lieu de ma retraite ; pars, va le trouver. »

— Cet ami généreux, c’est ton père, s’écria Fernand, je cours à l’instant près de lui à Valence.

— Et moi aussi, répondit Yézid, je ne te quitte pas.

Fernand lui serra la main avec reconnaissance, puis il s’arrêta et dit :

— Et d’Uzède que j’ai défié, et qui va venir sans doute m’en demander raison. Puis-je partir ainsi, m’enfuir en secret sans dire où je vais ? N’est-ce pas mériter à ses yeux ce titre de lâche que je lui ai donné ?… Non, non, il faut rester, et cependant mon oncle qui m’attend, qui me réclame !

En ce moment on frappa avec force à la porte de l’hôtel.

— C’est d’Uzède et ses amis, dit Yézid.

— Tant mieux, cela se trouve à merveille, nous partirons après, battons-nous d’abord ; le tout est de se hâter.

— Je crains d’Uzède et la gravité espagnole ; avec lui il faut tant de cérémonie pour recevoir ou donner un coup d’épée… Ah ! avant tout, déchirons cette lettre.

Il venait de la mettre en morceaux lorsque la porte s’ouvrit. Parut un officier du palais, suivi de plusieurs soldats des gardes ; l’officier ôta gravement son chapeau et demanda :

— Lequel de vous, messeigneurs, est le baron Fernand d’Albayda ?

Fernand prévint Yézid, qui allait dire : « C’est moi. » Il se désigna vivement lui-même de la main.

— Que me voulez-vous, seigneur officier ?

— Vous demander, de la part du roi, votre épée, vous déclarant que vous êtes mon prisonnier et qu’il faut à l’instant me suivre. Toute résistance serait inutile, ajouta-t-il, en voyant Fernand jeter à son ami un regard d’hésitation et de désespoir.

Celui-ci le comprit, et lui dit :

— Je partirai pour toi, et ce que tu aurais fait, je le ferai, frère, je te le jure !

Fernand alors se retourna vers l’officier, et lui dit :

— Monsieur, je suis prêt à vous suivre ; mais un mot encore. Auriez-vous appris quelque chose de don Juan d’Aguilar, qui commandait l’armée espagnole en Irlande ?

— Je ne connais, seigneur cavalier, que les bruits répandus à ce sujet.

— Et quels sont-ils ?

— Que le général est condamné à mort et ses biens confisqués.

Accablés de douleur à cette nouvelle, les deux amis s’embrassèrent, et Yézid murmura tout bas :

— Tant que je vivrai, compte sur moi et ne désespère de rien.

Fernand, entouré de soldats, descendit l’escalier de l’hôtel. L’officier monta près de lui dans une voiture qui roula vers les prisons de Valladolid. Quant à Yézid, suivi du fidèle Hassan, il s’élança sur Kaled, son bon cheval arabe, et prit au galop le chemin de Valence.

  1. Watson, Histoire de Philippe III, t. i, p. 62.
  2. Fondation de la régence d’Alger, t. i, p. 281. Fonseca, Justa expulsion de los Moriscos, p. 430.
  3. Mendoza, Guerra de Grenada, lib. i, p. 20, 241, édition de Valence.
  4. Itinéraire de l’Espagne, par Alexandre Delaborde.