Piquillo Alliaga/09

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 45-51).


IX.

l’habitation du maure.

Le vieil Alami Delascar d’Albérique était dans l’endroit le plus reculé de son habitation : C’était une pièce souterraine dont lui seul et son fils connaissaient le secret. Près de lui était un noble vieillard, à la chevelure blanche, au front cicatrisé, qui, triste et silencieux, tenait sa tête baissée, tandis que de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

— Mon hôte et mon ami, lui dit d’Albérique en lui prenant la main, ne pourrais-je donc calmer votre douleur, et vous donner quelque espoir ? Votre neveu va venir. Vous combinerez avec lui les moyens de faire arriver votre justification jusqu’à votre souverain ; il faudra bien, qu’une fois en sa vie, le roi d’Espagne connaisse la vérité.

— Je crains bien que non.

— Eh bien ! si c’est impossible… à moins d’un miracle ! Dieu fera pour vous ce miracle, il vous le doit. Si ce n’est pas sur-le-champ, ce sera plus tard ! prenez patience ! si nous en avions manqué nous autres, que serions-nous devenus, nous qui attendons toujours l’heure de la délivrance ? D’ici là qui vous inquiète ? restez ici près de moi.

— Cacher un proscrit, c’est vous exposer à la proscription, vous et les vôtres ! Il y va de vos biens, de vos jours peut-être.

— Qu’importe ? Quoi qu’il arrive, nous voulons partager vos peines, vos dangers et même vos ennemis, qui dès ce jour sont les nôtres. Ils ont cru vous laisser sans asile, en voici un ! Ils vous ont pris vos biens, les miens sont à vous, mon vieil ami, vous qui jadis dans les Alpujarras, avez empêché les soldats de don Juan d’Autriche de massacrer le pauvre Albérique, prisonnier et sans défense. Je connais mal mon fils Yézid, ou il vous dira, comme moi : prenez tous mes biens, ils sont à vous, car je vous dois mon père.

— Merci, merci, dit le vieux soldat en cherchant à cacher son émotion… mais ma fille, mais Carmen !

— Elle sera notre enfant d’adoption… je la marierai… je la doterai.

— Lui rendrez-vous l’honneur qu’on a enlevé à son père ?

— On ne vous l’enlèvera pas ! Votre innocence sera reconnue ; on vous rendra votre épée, et de plus on vous récompensera comme vous le méritez. Nous plaiderons votre cause… Il y a des juges à Madrid !

— Ils seront inexorables.

— On les attendrira.

— Ils sont tous vendus.

— Eh bien ! on les achètera, et plus cher que personne, plus cher que le duc de Lerma lui-même.

— Ce n’est pas cela que je veux.

— Et que voulez-vous donc ?

— Voir Fernand, mon neveu… lui parler !

— Écoutez ! écoutez ! s’écria le vieillard… Entendez-vous au-dessus de notre tête le galop d’un cheval ? Il a henni. Je le reconnais ! C’est Kaled… c’est le cheval de mon fils ! Yézid nous arrive, et Fernand avec lui. Courage ! courage !

La porte s’ouvrit et Yézid parut. Il était seul.

Il avait fait en moins de deux jours les soixante lieues qui séparent Madrid de Valence, et il raconta aux deux vieillards ce qui s’était passé.

Seulement il leur laissa ignorer ce qu’il avait appris depuis, c’est que, pour avoir manqué de respect au roi, en son conseil, pour avoir défendu et peut-être partagé les opinions d’un gentilhomme déclaré traitre à son souverain et à son pays, pour d’autres raisons encore dont le duc de Lerma et le grand inquisiteur ne parlaient pas et qu’il était facile de deviner, Fernand d’Albayda était privé de l’honneur de servir désormais son pays, et condamné à subir, dans la prison de Valladolid, une captivité dont rien ne faisait prévoir le terme.

De pareilles nouvelles auraient porté le coup de la mort à don Juan d’Aguilar, et Yézid se contenta de lui dire que son neveu était gardé à vue, pour avoir soutenu l’honneur de leur maison, et pour avoir voulu le défendre, les armes à la main, envers et contre tous, même contre le fils du ministre.

— Bientôt, ajouta Yézid, il sera libre, il viendra ; d’ici là, qu’attendez-vous de son amitié, ou plutôt de la mienne ? car moi, c’est lui ! ainsi donc parlez, dites tout à votre neveu !

D’Aguilar regarda le jeune homme avec le sourire d’un ancien ami, et le vieil Albérique, qui comprit ce regard, s’écria : — Je vous disais bien qu’il était impossible de ne pas aimer Yézid ; parlez maintenant, nous vous écoutons.

D’Aguilar leur raconta ce qui s’était passé depuis le moment où Tyrone, chef des révoltés, l’était venu joindre avec quatre mille hommes seulement. Avec cette faible troupe et les six mille Espagnols qu’il commandait, il n’avait pas craint d’attaquer près de Baltimore trente mille Anglais commandés par le vice-roi d’Irlande.

Les Espagnols, se battant avec leur valeur accoutumée, avaient longtemps soutenu le combat et rendu la victoire incertaine, mais abandonné lâchement par Tyrone et les Irlandais, d’Aguilar avait été obligé de faire sonner la retraite. Ralliant ses troupes et ne les laissant point entamer, il s’était jeté sur Kinsale et Baltimore, deux villes dont il s’était d’abord emparé.

Au lieu de lui venir en aide, les habitants de l’Irlande, frappés de terreur, s’étaient empressés, pour se soustraire à la vengeance d’Élisabeth, de faire leur soumission, sans s’inquiéter des alliés qui étaient venus les secourir ; dès lors l’expédition était devenue sans but, mais d’Aguilar avait voulu du moins conserver à son roi une armée dont tout le monde regardait le salut comme désespéré.

Attaqué, du côté de la terre, par le vice-roi et toute son armée, bloqué, du côté de la mer, par une flotte anglaise, le général espagnol avait fait dire au lord Montjoy qu’il s’ensevelirait sous les ruines de Kinsale et de Baltimore, qu’occupait alors son armée, et que si cette armée était perdue pour l’Espagne, ces deux villes le seraient également pour l’Angleterre.

Lord Montjoy, dont le cœur était noble et généreux, avait répondu à cette courageuse déclaration, en offrant à d’Aguilar la capitulation qu’il dicterait lui-même, et d’Aguilar avait exigé : qu’on accordât à ses troupes les honneurs de la guerre, qu’on les transportât en Espagne sur des vaisseaux anglais, avec leur artillerie et leurs munitions ; de plus, ne voulant même pas exposer à la colère du vainqueur les alliés qui l’avaient abandonné et trahi, d’Aguilar avait stipulé une amnistie pour les habitants de Kinsale et de Baltimore.

Tout lui avait été accordé !

— Et voilà, s’écria le vieillard avec indignation, voilà l’acte que l’on veut faire passer pour une lâcheté et pour une trahison. Ils ont dénaturé les circonstances et les faits. Ils m’accusent d’avoir traité avec des hérétiques, des excommuniés, et ne veulent m’écouter que lorsque je me serai constitué prisonnier de l’inquisition ; et comment du fond de ses cachots ma voix se ferait-elle entendre ? Ils auraient soin de l’étouffer, de publier des aveux mensongers que je ne serais pas là pour démentir.

J’ai fait un mémoire, le voici ; il faut qu’il soit lu, non par le duc de Lerma, mais par le roi, le roi lui-même.

C’est le service que j’attendais de mon neveu, don Fernand d’Albayda, à qui son âge accorde entrée au conseil. Nul autre que lui ne l’oserait maintenant, pas même le marquis de Miranda, notre parent, président de l’audience de Castille ; car ce serait se faire un ennemi du duc de Lerma, ce serait encourir sa disgrâce, et à présent en Espagne, dit le vieillard en baissant la tête, personne n’a ce courage.

— Si vraiment, répondit Yézid, qui venait d’écouter attentivement ce récit ; il est encore en Espagne des cœurs qui braveraient tout pour un ami : mais ceux-là ne sont pas à la cour.

— C’est-ce que je voulais dire, répondit d’Aguilar avec amertume.

— Ceux-là ne peuvent pas approcher le roi, continua Yézid… Mais il est d’autres moyens, je l’espère, d’arriver jusqu’à lui. Confiez-moi ce mémoire, et, avant une quinzaine de jours peut-être, il lui sera remis à lui… à lui-même, par une personne que nul ne soupçonnera et qui redoutera peu le duc de Lerma ; d’ici là, restez caché dans cet asile, où l’on ne pourra vous découvrir, et comptez sur moi.

Sans s’expliquer sur son projet, dont il désirait prendre sur lui seul tout le danger, Yézid voulait partir à l’instant même, au milieu de la nuit. On eut grand peine à le faire attendre jusqu’au jour.

Il employa ce temps à demander à d’Aguilar de nouveaux détails sur l’expédition d’Irlande, surtout sur lord Montjoy, que lui, Yézid, avait connu autrefois, à Cadix, au sujet d’une importante affaire, d’un traité secret de commerce entre les Maures de Valence et les sujets de la reine Élisabeth. Il conjura de nouveau d’Aguilar de prendre courage, lui promit un prompt retour, et s’arracha aux embrassements de son père et aux témoignages d’affection de ses fidèles serviteurs, tout attristés du nouveau départ de leur jeune maître.

À la cour cependant, et dans les principales villes du royaume, tout n’était que bals, fêtes, réjouissances pour l’arrivée et le mariage de la jeune reine.

Marguerite d’Autriche, la plus jeune des trois filles de l’archiduc Charles, n’était point d’une grande beauté ; mais elle était pleine de grâce, de franchise et d’abandon, et elle venait régner dans un pays où tout était gravité, dissimulation et étiquette. Jamais reine n’avait été moins faite pour l’Espagne.

Élevée, comme le sont presque toutes les princesses allemandes, dans l’intimité de la famille, dans une grande liberté d’action, dans une facile mais noble familiarité avec tous ceux qui l’entouraient, Marguerite avait conservé, de son pays, les idées exaltées qui devaient produire plus tard Werther, et la Marguerite de Faust.

Son imagination vive et ardente avait un côté tendre et mélancolique qui n’excluait point une douce gaieté, et ce caractère devait être assez difficilement compris dans le nouveau pays qu’elle allait habiter ; pays avec lequel elle formait une assez piquante opposition ; car l’azur de ses yeux contrastait avec l’œil noir des Andalouses, autant que la rêverie germanique avec le son des castagnettes et les poses animées du fandango.

La flotte qui l’avait prise à Gênes l’avait conduite à Valence, où le roi devait se rendre pour la cérémonie du mariage, et la cour l’avait précédée.

Marguerite avait été peu enchantée de Valence la belle, qui, avec ses rues étroites, tortueuses et impraticables, lui paraissait avoir usurpé son surnom. Elle avait fait son entrée par l’Alameda, ou la promenade publique, avait été reçue au palais du vice-roi, où toutes les dames de la maison lui avaient été présentées, et où don Juan Ribeira, patriarche d’Antioche et archevêque de Valence, l’avait haranguée et bénie. Marguerite s’était peu amusée ce soir-là, et ce qui surtout l’avait attristée, c’est que parmi toutes les grandes dames de la cour qui avaient paru au baise-main, et avec lesquelles elle allait passer sa vie, aucune ne lui avait inspiré de sympathie, ni de confiance. Il n’y en avait aucune qu’elle eût osé interroger ; et cependant elle avait tant de choses à demander !

C’était le lendemain que le roi devait arriver pour l’épouser, et elle ne connaissait rien de ce roi… que son portrait !… On lui avait dit seulement que, depuis longtemps, Philippe l’aimait et l’avait choisie ; que, du vivant du dernier roi, c’était un mariage convenu et arrêté, et en Allemagne il y a un grand respect et un grand charme attachés aux idées de fiancés, à ces engagements écrits dans le ciel, avant d’être réalisés sur la terre.

— Je lui appartiens déjà, se disait elle, je suis sa fiancée ! Je suis la femme de son choix, et cette seule pensée lui avait inspiré, sinon de la tendresse, au moins de la reconnaissance pour son royal époux. Elle aurait donné tout au monde pour connaître son caractère, ses goûts, ses idées, ses manières.

Mais à qui s’adresser dans cette cour où elle ne connaissait personne, où elle était étrangère, bien plus encore, où elle était reine, ce qui supposait que chacun refuserait ou craindrait de lui dire la vérité.

Ses femmes s’étaient retirées depuis longtemps, et Marguerite ne dormait pas, et elle ne pouvait dormir. Elle ouvrit une porte vitrée qui donnait sur les vastes jardins du palais. La nuit était superbe, l’air chaud et embaumé, partout un profond silence, des arbres élevés et d’épais ombrages. Marguerite se hasarda à faire quelques pas dans une allée, puis elle s’enhardit, s’avança plus loin, et se perdit sous des massifs de verdure.

— Au bout de quelques instants, elle crut entendre des voix de femmes dans un bosquet, et elle allait se retirer lorsque son nom et celui du roi frappèrent son oreille. La curiosité l’emporta, elle se cacha derrière des touffes de citronniers et de grenadiers, et écouta : c’étaient deux dames de la cour.

— Nous aurons des bals et des fêtes… Voici Sa Majesté Catholique enfin mariée ! ce n’est pas sans peine.

— Vous vous trompez, marquise, il n’y a jamais eu de difficultés pour marier le roi… au contraire…

— Au contraire, dites-vous… expliquez-moi cela, ma chère comtesse.

— Ne savez-vous donc pas comment ce mariage s’est décidé ?… c’est une histoire curieuse… Le duc de Lerma, qui depuis… l’ingrat !… mais alors j’avais toute sa confiance… le duc m’a raconté l’anecdote le soir même, sous le sceau du secret, car il avait une peur horrible du roi.

— Comme tout le monde, du reste.

— À commencer par son fils, dont la soumission et la faiblesse passaient toutes les bornes. Philippe II avait toujours craint que l’infant n’eût trop d’esprit ; il en croyait voir dans toutes ses actions.

— Pas possible !

— Il était si défiant ! aussi, dans sa profonde politique, avait-il formé le dessein de le rendre imbécile ; il avait fait en sa vie des choses plus difficiles ; mais bientôt il trouva lui-même qu’il avait trop bien réussi.

— Allons donc !

— C’est comme je vous le dis, et c’est justement à cela que se rapporte l’anecdote que je vous ai promise. Le feu roi voulait marier son jeune fils de son vivant… C’était une idée comme une autre, une idée paternelle et monarchique, et devant quelques personnes de la cour dont était le duc de Lerma, alors marquis de Denia, il lui déclara qu’il voulait lui donner pour femme une des trois filles de l’archiduc Charles d’Autriche.

— C’est vrai ! l’archiduc, je crois, en avait trois !

— Oui ! les princes allemands peuplent beaucoup ! et Philippe II, montrant à son fils trois tableaux magnifiquement encadrés, l’engagea à examiner attentivement ces trois portraits, ceux des trois princesses autrichiennes, et à désigner celle qu’il préférait pour sa femme. Devinez ce que fit le jeune prince ?

— Il les préféra toutes trois !

— Son père, tout dévot qu’il était, eût peut-être choisi ainsi ; mais le fils, s’inclinant respectueusement, répondit avec sa soumission accoutumée, qu’il s’en rapportait, pour une décision si importante, au jugement de Sa Majesté, — Mais, poursuivit le roi, il s’agit de votre goût. — Je m’en rapporte à celui de Votre Majesté. — De votre inclination. — Ce sera celle de Votre Majesté. — Mais enfin, il y a une de ces trois figures qui vous plaît le plus ? — Ce sera celle qui plaira à Votre Majesté. — Le roi proposa alors de faire porter ces trois portraits dans la chambre de l’infant, afin qu’il réfléchit et se décidât à loisir.

— C’est juste ! la nuit porte conseil.

— Le prince répondit que ce serait inutile, que son choix était fait d’avance, et qu’il était fermement décidé.

— À quoi ?

— À préférer celle que le roi désignerait. — Sa Majesté doit s’y connaitre mieux que moi, ajouta-t-il.

— C’était peut-être vrai !

— Et l’on eut beau faire, on ne put obtenir de lui aucune réponse. Les choses en restèrent là[1].

— Et qui donc enfin, dans cette grave affaire, a eu le pouvoir de décider ? Est-ce le duc de Lerma ?

— Non, mais un arbitre plus puissant que le ministre et que le feu roi lui-même, la mort, qui a enlevé successivement les deux filles de l’archiduc, de sorte que la princesse étant restée seule, a enfin obtenu la préférence.

— C’est heureux pour elle.

— Plus que pour Sa Majesté, qui n’avait pas tort d’hésiter si longtemps. À ce propos, demanda la marquise, comment trouvez-vous notre nouvelle souveraine ?

— Bien Allemande ! marquise.

— Et moi bien gauche ! comtesse.

— C’est ce que je voulais dire !

La reine avait à peine entendu ces derniers mots, qu’elle venait de s’enfuir, et sans que personne se fût douté de sa promenade, elle était rentrée dans son appartement, en se répétant : Choisie par lui !… Voilà comment il m’a choisie !… Ô mon Dieu !… mon Dieu !

Les illusions de la pauvre Marguerite, ce mariage écrit dans le ciel, ses rêves d’amour et de tendresse, tout venait de s’évanouir, et lorsque le roi arriva, lorsque, plein d’une émotion qu’il ne connaissait pas encore, il se présenta devant sa jeune épouse, un mot gracieux, un sourire encourageant pouvaient changer sa destinée et en faire un autre homme. Cet ascendant, ce pouvoir absolu qu’il avait laissé prendre à son ministre pouvait facilement se transmettre à la première femme qu’il eût aimée.

La flamme montait toujours, mais la prière du pauvre enfant montait plus haut encore.

Mais Marguerite l’accueillit avec un air glacial, et quand Philippe, surpris et déconcerté, essaya de balbutier quelques compliments ou quelques galanteries, un sourire de mépris erra sur les lèvres de la jeune reine ; elle se rappela, dans ce moment, la phrase de soumission filiale adressée à Philippe II, et le roi, que la conversation embarrassait beaucoup, ayant demandé au bout de quelque temps quelle heure il était, distraite et préoccupée, elle répondit : « Celle qu’il plaira à Votre Majesté ; » mot que le roi prit pour une sottise, et qui n’était qu’une revanche.

Quant à ses dames d’honneur, elle eût été fort embarrassée de dire celle qui lui déplaisait le plus.

Elle tressaillit le lendemain aux premiers mots de basse adulation qui lui furent adressés. Elle avait reconnu, non les traits, mais la voix des deux dames qu’elle avait entendues la veille dans le bosquet.

L’une, d’un âge mûr, était sa cameriera mayor, la marquise de Gandia ; l’autre, jeune encore, et qui avait dû être charmante, était la comtesse d’Altamira, autrefois alliée, aujourd’hui ennemie du duc de Lerma, et qu’un pouvoir occulte, dont nous parlerons plus tard, avait maintenue à la cour ; mais comme elle n’exerçait en ce moment aucune fonction immédiate et ostensible, la reine demanda au premier ministre en quelle qualité la comtesse était auprès d’elle.

Le duc de Lerma répondit avec gravité :

— Comme gouvernante des enfants de Votre Majesté.

— Déjà ! reprit sèchement la reine, s’étonnant, en elle-même, qu’on eût pourvu d’avance à une charge qui lui semblait au moins douteuse.

Tous deux l’abordèrent avec un visage pâle et les yeux baissés.

Nous ne ferons point le détail des fêtes, bals, tournois, carrousels, illuminations et spectacles pompeux qui eurent lieu à l’occasion de ce mariage ; l’histoire en a gardé le souvenir. Le million de ducats annoncé par le duc de Lerma, fut, dit-on, dépassé, et si l’on en excepte les premiers ouvrages donnés par Calderon de La Barca, qui débuta à cette occasion dans la carrière dramatique, il était impossible d’acheter plus cher de l’ennui, denrée qu’il est si facile d’avoir pour rien, surtout à la cour.

Rassasiée de plaisirs et d’hommages, fatiguée de fêtes, de réceptions et d’étiquette, la reine déclara qu’elle voulait aller à Madrid, sans escorte, et traverser sans suite, incognito, et à petites journées, le beau royaume de Valence, qu’elle ne connaissait pas, et qu’elle désirait parcourir, avant d’entrer dans la Nouvelle-Castille.

Le roi aurait voulu l’accompagner, mais il avait solennellement promis à fray Cordova, son confesseur, cordelier placé près de lui par le duc de Lerma, de faire, après la première semaine de son mariage, une neuvaine à Saint-Jacques de Compostelle. Il était trop dévot pour oublier cette promesse, et le duc de Lerma, trop habile pour ne pas la lui rappeler.

C’était interrompre l’intimité que font naître, même entre époux couronnés, les premiers jours d’un mariage ; c’était, dans le cas où la reine aurait déjà pris quelque ascendant sur son mari, la meilleure manière de le détruire ou de l’atténuer.

Le roi, qui avait toute l’Espagne à traverser, partit promptement pour la Galice, escorté de son ministre et d’une grande partie de sa cour, tandis que la reine, avec une suite peu nombreuse, se mit en route, voyageant lentement, d’abord à cause de la chaleur, qui était excessive, et puis parce qu’à chaque pas elle s’arrêtait jour admirer.

La Huerta de Valence présentait l’aspect d’un magnifique jardin. Sa fertilité tenait du prodige. On l’attribuait aux flots de sang dont ses plaines avaient été inondées pendant les combats entre les Maures et les chrétiens. Mais sans doute le travail des Maures avait contribué plus que leur sang, à les féconder.

Partout, des réservoirs et des canaux d’arrosage distribuaient les eaux dans les terrains les plus éloignés et les plus arides ; partout, des eaux jaillissantes et des tapis de verdure, partout des fruits au milieu de corbeilles de fleurs.

La reine et son escorte suivaient depuis longtemps les bords du Guadalaviar, et ses yeux fatigués de la pompe des palais ne pouvaient se rassasier de cette nature enchanteresse.

Tout à coup. c’était la fin de la journée, le soleil était sur son déclin, elle s’arrêta et poussa un cri d’admiration à la vue d’un vallon ou plutôt d’un Éden, où se réunissaient les merveilles de la végétation, toutes les plantes des tropiques à côté de celles de l’Europe. Là, croissaient en plein air le bananier, le pistachier, le myrte et le sésame ; là s’élevaient des bois d’orangers et de citronniers dont les branches ployaient sous leurs fruits dorés.

Un ruisseau, dont la blanche écume étincelait sur les gazons, parcourait toute la vallée, arrosant de ses flots bienfaisants la canne à sucre, le cotonnier, l’ananas et le cafeyer. C’était une féerie, un enchantement, c’était le val parayso, la vallée du paradis !

À mi-côte s’élevait une habitation comme la reine n’en avait jamais vu.

C’était l’architecture arabe dans ce qu’elle avait de plus léger et de plus élégant, ses fines colonnettes, ses gracieuses parures découpées avec tant de coquetterie qu’on eût dit des dentelles en marbre. Autour de l’habitation régnaient des jardins délicieux, dont on apercevait de loin les massifs de fleurs et les jets d’eau retombant dans des bassins de marbre blanc.

Et ce palais, cette demeure royale, n’était cependant qu’une ferme opulente ; car des deux côtés du logement principal, à travers les portiques élégants que soutenaient ces sveltes colonnes, on voyait de nombreux troupeaux se presser et rentrer au bercail. La clochette des vaches et des brebis retentissait en cadence dans la vallée, et accompagnait le chant des pasteurs, chant suave et mélodieux, nouveau aux oreilles de la reine, mais non aux échos de la vallée, qui le répétaient avec complaisance, et semblaient le saluer comme le chant de la patrie.

La reine demanda à qui appartenait cette champêtre et magnifique habitation.

— Au plus riche propriétaire de Valence, Alamir Delascar d’Albérique.

— Voici la fin du jour, et au lieu de marcher jusqu’à Tuejar, où notre halte est préparée, j’aurais bien envie de m’arrêter ici, et de contempler demain cette belle vallée éclairée par les premiers rayons de l’aurore, comme elle l’est en ce moment par le soleil couchant.

— Je ferai observer à Votre Majesté que cela est impossible, dit la comtesse de Gaudia, la cameriera mayor.

— Et pourquoi ?

— On attend Votre Majesté à Tuejar… ce soir.

— Si j’étais indisposée, je ne pourrais m’y rendre !

— Mais, grâce au ciel, Votre Majesté ne l’est pas.

— Supposez que ce soir le ciel m’accorde ce bonheur… et je crois qu’en effet il vient de m’exaucer… car je souffre… j’ai mal aux nerfs.

— J’espère que cela n’est pas.

— Cela est ! cela m’arrive toujours quand on me contrarie.

— Sa Majesté a raison, s’écria la comtesse d’Altamira ; c’est un effet immanquable que j’ai souvent éprouvé.

— Envoyez un homme à cheval à Tuejar, et prévenez que nous n’irons que demain dans la journée.

— Mais, madame…

— Qu’est-ce encore ?

— Que prétend faire Votre Majesté ?

— Demander pour cette nuit l’hospitalité à Delascar Albérique. Pensez-vous qu’il la refuse à la reine ?

— Non, sans doute… mais lui accorder un tel honneur est impossible !

— Et pourquoi ?

— Ce d’Albérique est un Maure !

— Les Maures ne sont-ils point nos sujets comme les autres habitants de l’Espagne ?

— Si, madame !

— Pourquoi donc alors ne pourrais-je pas reposer sous son toit, aussi bien que sous celui du corrégidor de Tuejar ?  !

— Je doute, madame, que Sa Majesté le roi catholique approuve ce projet !

— Faut-il donc lui envoyer un courrier sur la route de Galice, et la consulta royale doit-elle s’assembler pour savoir où nous passerons cette nuit ?

— Non, madame, reprit la cameriera mayor, mais je suis certaine que Son Excellence le duc de Lerma s’y opposerait formellement.

La reine jeta sur elle un regard qui l’empêcha d’achever sa phrase, tant il y avait dans ce regard d’indignation et de mépris ; puis se tournant vers un de ses gentilshommes : « Comte, lui dit-elle, veuillez demander au Maure Albérique s’il veut bien accorder, pour cette nuit, l’hospitalité à la reine d’Espagne. »

Le comte partit, et la reine, prenant un ton plus doux, dit à la cameriera mayor :

— Je ne vous oblige pas, madame la marquise, à braver la colère du roi, et bien plus encore celle de M. le duc de Lerma, en nous suivant dans cette demeure. Vous êtes la maitresse de ne pas nous y accompagner ; quoiqu’à vrai dire, mesdames, continua-t-elle gaiement, je sois fort curieuse de l’examiner en détail, et je serai bien trompée si la réception qu’on nous y prépare ne vaut pas celle qui nous attendait chez M. le corrégidor de Tuejar.

Elle avait à peine fini de parler, qu’un vieillard à la barbe blanche et à la figure vénérable s’approcha d’elle, et mettant un genou en terre,

— Je ne croyais pas, madame, qu’un si grand honneur fût jamais réservé à moi et à ma famille ; mais Votre Majesté a voulu commencer son rêgne par faire des heureux, et dans cette maison où elle daigne entrer, chaque jour on redira son nom avec respect et reconnaissance.

Puis, se relevant, et avec un regard où brillaient les dernières lueurs de la majesté des rois maures, il ajouta :

— D’autres viendront vous offrir les clés de leurs cités ou de leurs forteresses ; nous, madame, dans nos personnes et dans nos biens, qui sont à vous, rien n’est digne de vous être offert ; mais on dit que la bénédiction d’un vieillard porte bonheur : permettez-moi d’appeler sur vous celle du ciel ! Soyez bénie, ô reine ! que le sceptre vous soit léger ! que tous vos jours soient heureux !

C’était la première fois, depuis que Marguerite était en Espagne, qu’on lui parlait un langage qui allait au cœur, un langage qu’elle pouvait comprendre et qui ne répondait que trop bien à ses secrets sentiments.

Pendant qu’autour d’elle les gens de sa suite se consultaient des yeux, incertains s’il fallait approuver ou blâmer la hardiesse du Maure, la reine lui tendit la main en lui disant :

— Fils des Abencerages, nous nous confions à l’hospitalité du Maure : Entrons !

  1. Khevenhiller, Annal. Ferdin., de l’année 1598. Léopold Raulke.