Piquillo Alliaga/10

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 51-55).


X.

la visite de la reine.

La première cour était entourée de légères arcades formées par des sculptures à claire-voie, d’un travail presque aérien, et soutenues par de minces colonnes de marbre blanc. L’air était embaumé par des massifs de fleurs, et, à travers les portiques de la cour, on apercevait les jardins où brillaient le cactus, l’aloès, le câprier, l’astragale ligneux, la giroflée sauvage, et des palmiers indigènes dont les cimes dépassaient les bosquets d’oliviers et de grenadiers.

À gauche de la cour, un portail richement orné servait d’entrée à une grande pièce pavée de marbre blanc.

Une coupole ouverte y laissait pénétrer l’air extérieur et la chaude lumière du soleil couchant. Là, des jeunes filles, vêtues de l’habit mauresque, vinrent présenter à la reine des fleurs étrangères et nouvelles, qui jamais en Allemagne n’avaient frappé ses yeux : c’était la rose du Japon, le camélia rouge et blanc.

Marguerite regardait tout ce qui l’entourait avec étonnement, avec plaisir, avec une curiosité enfantine qu’elle ne prenait pas la peine de déguiser. Dans cette habitation d’un autre âge, elle se croyait d’un autre siècle ; elle n’était plus reine d’Espagne, mais simple voyageuse au pays et au temps des rois maures.

Dans la salle où fut servi le repas, la partie inférieure des murailles était incrustée de belles briques mauresques vernies, sur lesquelles on voyait les écussons des Abencerages ; la partie supérieure était revêtue de ce beau stuc inventé à Damas, qui se composait de grandes plaques moulées, jointes ensemble avec tant d’art, qu’elles paraissaient avoir été sculptées sur place en bas-reliefs élégants, ou en arabesques fantastiques, mêlées de chiffres, de vers, et d’inscriptions en caractères arabes. Les ornements des murs et de la coupole étaient dorés, et les interstices remplis par du lapis-lazuli ; autour de la salle étaient des divans et des ottomanes soyeuses, placées d’espace en espace.

Une eau limpide, coulant dans des coupes de marbre, entretenait une douce fraîcheur, tandis que des jeunes filles offraient aux convives des parfums, des sorbets et des fruits glacés.

Tout dans cette habitation offrait l’aspect du bon goût et du bien-être. Le luxe ne s’y montrait pas, il s’y cachait, et partout l’élégance semblait vouloir faire pardonner la richesse.

Pendant la soirée, Marguerite, qui aimait beaucoup plus à s’instruire que l’étiquette ne le permettait aux reines d’Espagne, Marguerite causa avec Albérique, et celui-ci lui parla, non pas des souvenirs glorieux et des conquêtes de ses ancêtres, mais de ce qu’ils avaient fait pour enrichir l’Espagne et la rendre heureuse, des lois sages et équitables qu’ils lui avaient données, des sciences et des arts protégés par eux, de l’encouragement accordé à l’agriculture, au commerce et aux manufactures.

Il lui parlait aussi, comme du sujet qui devait le moins ennuyer une jeune reine, de la galanterie des Maures, de leur esprit chevaleresque, de leur amour pour la gaie science, la poésie, la musique, et surtout pour les dames… Les heures s’écoulaient, et plusieurs fois la cameriera mayor avait, par ses gestes d’impatience, indiqué à sa souveraine qu’il était l’heure de se retirer.

Marguerite la comprit enfin ; elle se leva.

Au-dessus du porche intérieur régnait une galerie qui communiquait à l’appartement des femmes. On y voyait encore les jalousies à travers lesquelles les beautés aux yeux noirs du harem pouvaient voir, sans être vues, et assister aux fêtes qui se célébraient dans les salons d’en has.

La distribution et l’ornement intérieur des appartements avaient été bien changés depuis par Albérique, et la chambre la plus belle, la plus élégante, surtout la plus commode, celle qui d’ordinaire était la sienne, avait été cédée par lui à la reine.

Dès qu’elle fut seule, dès qu’elle fut délivrée des empressements et des soins de ses femmes, elle se mit à rêver à tout ce qu’elle avait vu.

On ne peut contempler en Espagne la mosquée de Cordoue, l’alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade ou d’autres monuments du même style, sans que les anciens souvenirs de romans ne se réveillent dans l’imagination et ne s’y associent. L’on s’attend presque à voir la blanche main d’une princesse faire un signe du balcon, ou bien un œil noir briller, derrière la jalousie.

Ces impressions qu’ont ressenties presque tous les voyageurs, Marguerite les éprouvait en ce moment, et plus qu’une autre peut-être. Elle se représentait quelque jeune Abencerage, le turban en tête, le large cimeterre au côté, portant sur son bouclier sa galante devise et les couleurs de sa dame ; elle croyait entendre les pas de son coursier ; il en descendait, il s’arrêtait sous son balcon… Un instant après avait retenti le son de la guitare… et Marguerite s’endormit en rêvant à la cour de Grenade, au roi Boabdil, à la reine Zoraïde, mise en accusation par un époux jaloux, pour un crime que Marguerite eût pardonné… celui d’avoir été trop aimée.

La reine se réveilla au point du jour, et se leva pour examiner de sa fenêtre, comme elle se l’était promis, les campagnes de Valence au lever de l’aurore ; c’était d’abord un grand bonheur ; et un autre, non moins grand, c’était d’être seule pendant trois ou quatre heures ; car elle ne devait se lever officiellement qu’à neuf ou dix heures, et les femmes composant son service ordinaire ne pouvaient entrer dans sa chambre avant ce moment.

Tout dormait donc encore dans l’habitation du Maure, tout, excepté elle. Elle venait de jeter une légère mantille sur ses épaules que couvraient déjà ses blonds cheveux, lorsqu’elle entendit dans la muraille un bruit, une espèce de craquement qui la fit tressaillir, et vis-à-vis d’elle, un panneau doré, qu’éclairaient les premiers rayons du soleil levant, s’ébranla, tourna sur lui-même et lui laissa voir un jeune homme qui entra vivement et sans crainte dans son appartement.

Frappée de surprise et d’effroi, Marguerite n’eut pas même la force de crier ; sentant ses genoux fléchir, elle s’appuya contre sa haute et riche toilette, dont les rideaux de soie la cachèrent un instant.

— Mon père, mon père, s’écria vivement le jeune homme, réveillez-vous ! c’est moi ; j’arrive à l’instant, et il faut que je vous parle avant qu’on ne sache mon retour.

Et il marchait vers l’alcôve, et il tira les rideaux du lit, qui heureusement était désert ; la reine n’y était plus.

— Déjà levé ! s’écria-t-il ; et en se retournant, il aperçut près de la toilette une jeune femme, en costume du matin, qui baissait les yeux et rougissait.

Les deux mots du jeune homme venaient de tout lui apprendre, et incertaine maintenant, elle hésitait et ne savait si elle devait punir ou pardonner un hasard, dont personne n’était coupable, mais qui la mettait dans une situation si extraordinaire et si embarrassante !… Cependant, comme elle ne manquait ni de tête, ni d’esprit, ni de jugement, elle comprit, en un instant, que le seul danger véritable et réel était de donner lieu au moindre éclat ; que ceux qui pouvaient la perdre étaient, non le jeune homme qui était là dans son appartement, mais ceux qui veillaient sur elle, au dehors.

Et sur-le-champ son parti fut pris.

Pendant ce temps, Yézid, debout, immobile devant elle, la contemplait avec une émotion où il y avait mieux que de l’étonnement… car l’apparition subite de cette jeune et belle fille lui semblait magique et surnaturelle.

— Êtes-vous une fille du Prophète… une houri… une fée ? dit-il en tremblant.

— Non, répondit Marguerite avec dignité, mais je suis ta reine… ta reine à qui ton père a donné pour cette nuit l’hospitalité[1].

Yézid tomba un genou en terre.

— Pardon, madame, pardon ! s’écria-t-il.

La reine lui fit signe de la main de parler moins haut, et se rapprochant de lui :

— Comment te trouves-tu à cette heure dans cet appartement ?

— J’ai voyagé toute la nuit. J’arrivais de Cadix, et comme tout le monde était endormi, je me suis glissé dans la chambre de mon père par ce passage secret, que lui seul et moi connaissons.

— Quel est ce passage ?

Le jeune homme hésita un instant, puis voyant dans les yeux de la reine cette bonté et cette franchise de la jeunesse qui bannissent toute défiance, il lui dit :

— Ce secret est celui de ma famille, mon père m’avait dit : Ne le révèle qu’à Dieu ou à ses anges…

Il jeta sur la reine un regard de respect et d’admiration, et ajouta :

— Je puis le dire, je crois, à Votre Majesté.

— Eh bien ? dit Marguerite avec curiosité.

— Eh bien, ce passage conduit à un endroit où est renfermé le trésor de nos pères, trésor qui nous fut légué par eux, trésor que nous augmentons par notre travail, pour venir au secours de nos frères, si jamais le malheur ou la persécution devait les atteindre ; c’est leur avenir, leur existence peut-être que je viens de livrer à Votre Majesté. Mais je ne m’en repens point. Dieu ne saurait me punir d’avoir eu confiance en ma souveraine.

— Et tu as raison, dit Marguerite, ton père et toi possédiez seuls ce secret, nous serons trois maintenant, et pas d’autres.

Puis, élevant la main, elle dit :

— Je jure que le roi mon époux et aucun de ses ministres n’en auront jamais connaissance !

Alors, avec un sentiment assez difficile à définir et à expliquer dans une reine, si une veine n’était pas une femme… elle ajouta en souriant

— Et maintenant que je l’ai rassuré, maintenant que me voilà comme toi propriétaire de ce secret, dis-moi…

Elle hésita encore, et enfin, reprenant courage, elle acheva avec embarras :

— Dis-moi… si je ne pourrais pas le connaître… et le voir ?

— Vous, madame ! s’écria Yézid étonné.

— Oui, dit la reine avec naïveté, j’en meurs d’envie !

— Venez, venez… et si Votre Majesté daigne se fier à Yézid d’Albérique.

— Ah ! Yézid d’Albérique… c’est ton nom ?

— Oui, madame.

— N’était-ce pas celui d’un Abencerage ?..

— Oui, madame, celui qui le premier fut trainé, par l’ordre de Boabdil, dans la cour des Lions, et dont la tête roula la première sur la fontaine de l’Alhambra. Mais que Votre Majesté se rassure, continua-t-il en voyant l’émotion de la reine, nous sommes ici chez mon père, au milieu de ses serviteurs, et dans le souterrain où je vais vous conduire, il n’y a aucune apparence de danger.

— Eh mais ! dit la reine en souriant, il y en aurait un peu… pas beaucoup ! que je n’en serais pas fâchée.

— Malgré ma soumission à ses désirs, je ne puis en promettre à Votre Majesté.

— Eh bien donc ! et puisqu’il n’y a pas moyen, je me résigne ; Yézid d’Albérique, je suis prête à te suivre !

Yézid s’élança dans le passage secret ; Marguerite l’y suivit ; et à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle réfléchit, pour la première fois, à sa démarche, à sa témérité !…

Mais elle pensa en même temps que, heureusement, il était trop tard pour réfléchir ; que, d’ici à quelques heures, on ne pouvait entrer dans son appartement. D’ailleurs, hésiter maintenant, c’était faire injure à la loyauté d’un Abencerage ; Yézid avait eu confiance en elle, elle pouvait bien avoir confiance en lui…

Et elle continua sa route.

Yézid lui avait dit la vérité. Le chemin qu’ils suivaient n’avait rien d’effrayant, ils marchaient sur un sable fin et léger qui ne blessait en rien les pieds délicats de la reine.

Pendant quelque temps ils furent éclairés, dans leur marche, par le jour qui venait de l’ouverture d’en haut ; puis ils arrivèrent à un rocher qui fermait la route et sur lequel croissaient des fleurs de grenadier.

La reine admirait leur éclat et leur beauté. Yézid en cueillit une touffe qu’il lui offrit avec respect, pendant que son autre main appuyait avec force sur un angle du rocher, qui s’ouvrit et leur livra passage. Mais cette fois ce passage était tellement obscur que Marguerite fut obligée, pour se guider, de s’appuyer sur le bras de Yézid !… elle, la reine !… et ceux qui se rappelleront l’étiquette de la cour d’Espagne, trouveront que c’était là une faveur insigne ! certaines familles, certains seigneurs de première classe en jouissaient seuls, et aux jours d’apparat, dans les palais de Madrid ou de l’Escurial, aux yeux de la foule, qui les enviait !

Yézid était bien plus heureux encore, et la reine n’avait pas seulement pensé à l’immense honneur qu’elle lui accordait.

Ils marchaient toujours dans l’obscurité, et un caillou heurté par le pied de Marguerite la fit chanceler ; Yézid la soutint, et la reine sentit ce cœur, contre lequel elle s’appuyait, battre avec violence, de respect et de crainte sans doute !

Par bonheur ce long passage souterrain venait de finir ; ils entraient dans une vaste salle éclairée par plusieurs lampes d’argent.

De nos jours encore, les histoires de trésors enfouis par les Maures sont généralement répandues en Espagne parmi les gens du peuple, et c’est tout naturel.

Les Maures de Grenade, au temps de Ferdinand et d’Isabelle, étaient persuadés que, tôt ou tard, ils rentreraient dans cette belle patrie qu’ils avaient conquise et qu’on leur enlevait injustement. Aussi beaucoup d’entre eux, avant leur départ, avaient enfoui ce qu’ils avaient de plus précieux.

Plusieurs de ces trésors avaient été trouvés par les paysans espagnols ; d’autres avaient échappé à leurs avides recherches, et les richesses de la famille d’Albérique étaient de ce nombre ; il est vrai que les pierres précieuses, que les lingots d’or at d’argent étaient, aux yeux de Delascar, des valeurs moins réelles et moins sûres que les richesses produites chaque jour par l’industrie et le travail ; aussi, comme l’avait dit Yézid, c’était la ressource non du présent, mais de l’avenir.

À l’aspect de ce souterrain, soutenu par huit colonnes en marbre noir, où l’or et les pierreries étincelaient de toutes parts, la reine se crut au milieu d’un conte des Mille et une Nuits, et se rappela l’histoire d’Aboul-Casem ; et, en effet, le riche négociant, l’habile manufacturier, l’intelligent agriculteur Delascar d’Albérique réalisait chaque jour, par ses travaux, les fictions des Arabes, ses ancêtres.

Dans des bassins de marbre, placés entre les colonnes, on voyait des pièces d’or monnayées à l’effigie des premiers califes de Cordoue ou des rois de Grenade ; dans des coffres en bois de cèdre brillaient des ornements, des parures, des armes incrustés de pierres précieuses. Un autre bassin renfermait des lingots, des masses d’argent brut et non travaillé. Enfin, dans des coupes de cristal de roche étincelaient des diamants, des topazes, des émeraudes et des rubis.

La reine regardait tout cela dans un profond silence ; elle n’osait marcher, elle n’osait même parler, craignant que le bruit de ses pas ou de sa voix ne fit évanouir ce rêve, cette féerie qui la charmait et qu’elle voulait prolonger.

Elle s’assit sur un siége de marbre, et, pensive, continuait à se taire. Yézid s’arrêta devant elle, et fléchit respectueusement le genou.

— Votre Majesté accordera-t-elle à son fidèle serviteur une dernière grâce, la plus grande de toutes ?

— Parle, Yézid.

— Moi, je n’oublierai jamais ce jour, le plus doux et le plus glorieux de ma vie, et rien ne manquerait à mon bonheur, si j’osais espérer que Votre Majesté en daignât conserver le souvenir.

— Je te le promets, Yézid.

— Que Votre Majesté me le prouve donc et ne s’offense pas de ma hardiesse.

En disant ces mots, il prit une des coupes de cristal qu’il renversa sur les genoux de la reine. Les diamants et les pierreries ruisselèrent à l’instant sur sa royale mantille.

Marguerite voulut prendre un air sévère, mais elle vit dans les yeux d’Yézid tant de respect et de dévouement ; la crainte de l’avoir offensée le frappa d’une douleur si profonde et si vraie, qu’elle ne se sentit point la majesté royale ou plutôt le courage de le désespérer.

De toutes les pierreries qui brillaient à ses yeux, elle choisit celle qui lui parut la moins précieuse ; c’était une turquoise sur laquelle étaient gravés des caractères, et elle lui dit en la prenant :

— Tu vois que je pardonne.

Yézid tressaillit de joie, et, secouant la mantille de la reine, il jeta à terre les autres pierreries.

— Mais il ne sera pas dit que la reine d’Espagne aura reçu du Maure Yézid sans lui rien donner… que puis-je pour toi ?

Yézid garda le silence.

— Es-tu donc tellement heureux que tu n’aies rien à demander à tes souverains ?

— Rien pour moi, mais trop peut-être pour un autre.

— Pour qui ?

— Pour un ami !

— Ah ! je comprends… tu aimes quelqu’un.

— Un ami de mon père, un noble et brave gentilhomme à qui l’on veut ôter le plus précieux des biens, son honneur !

— Et c’est pour lui que tu me demandes…

— Oui, madame… je demande justice.

— Et tu l’auras, je te le jure, s’écria la reine avec une vivacité et une joie dont elle ne se rendit pas compte… Parle, Yézid, parle !

Et Yézid lui raconta toute l’histoire de don Juan d’Aguilar qui ne pouvait, pour se défendre, ni arriver jusqu’à son souverain, ni lui remettre les preuves de son innocence.

— Je les lui remettrai, moi, dit la reine. Où sont-elles ?

— Sur moi… Tout est consigné dans ce mémoire, que ses ennemis empêcheront le roi de recevoir et surtout de lire.

— Eh bien ! je le lui lirai… moi, moi-même.

Yézid poussa un cri de joie et de reconnaissance.

— Tenez, madame, tenez ; et il lui remit le papier.

— Ne sachant, ajouta-t-il, aucun moyen de parvenir jusqu’à Philippe III, notre souverain, et ayant appris que lord Montjoy, vice-roi d’Irlande, allait être envoyé par la reine Élisabeth près la cour d’Espagne, j’ai couru en Angleterre et j’en arrive !

Je me suis adressé avec confiance à lord Montjoy lui-même, car il avait combattu don Juan d’Aguilar et connaissait mieux que personne sa noble conduite et sa bravoure ; j’espérais que ce mémoire serait remis par lui au roi, mais on m’avait trompé, la paix est loin encore. Le duc de Lerma n’en veut pas ! et lord Montjoy, qui s’apprêtait à partir comme ambassadeur, ne viendra point en Espagne.

Aussi, j’arrivais accablé du peu de succès de mon voyage. J’apportais à d’Aguilar et à mon père le découragement et le désespoir, et un mot de Votre Majesté va nous rendre à tous la joie et le bonheur.

— J’ignore quel peut être mon crédit ; je n’en ai pas encore fait l’essai, et peut être ne pourrai-je lutter contre le pouvoir du favori.

— S’il était vrai ! s’écria Yézid avec indignation.

— J’essaierai… Toi, cependant, garde le silence, même avec ton père.

— Je le jure à Votre Majesté.

— Même avec d’Aguilar.

— Avec tous ! Il y a des bonheurs qu’on ne partage avec personne, et je suis si heureux d’un secret où je suis de moitié avec Votre Majesté.

— Eh mais ! en voici déjà deux, dit la reine en souriant. Cependant, je ne me crois pas quitte envers toi : tu n’as demandé de sauver d’Aguilar, et nous y ferons notre possible. Mais pour toi, Yézid, que puis-je faire ?

— Ah si j’osais, dit Yézid en tressaillant de joie, je supplierais Votre Majesté…

— Eh bien ?

— De me rendre mon compagnon d’enfance, mon frère, don Fernand d’Albayda, retenu dans les prisons de Valladolid ! Oui, madame, poursuivit-il avec chaleur, pour avoir osé faire ce que j’ai tenté, pour avoir voulu défendre son oncle don Juan d’Aguilar, ils l’ont privé de la liberté et de l’honneur de servir le roi ! Qu’on lui rende son épée, et je vous jure, madame, qu’il ne l’emploiera jamais que pour défendre Votre Majesté.

— Bien, bien, dit la reine en souriant, toujours les autres ! et jamais toi ! La reine d’Espagne, je le vois, n’a pas assez de pouvoir pour te rien accorder.

— L’honneur que j’ai reçu aujourd’hui suffirait à combler tous les vœux. Je n’en ai plus à former ! qu’un seul peut-être…

Il s’arrêta un instant, et dit avec un sourire mélancolique :

— C’est que ce jour si heureux soit maintenant pour moi le dernier !

— Et pourquoi ?

— Que ferais-je désormais des autres ?

— Les autres, dit la reine avec émotion, seront aussi, je l’espère, des bonheurs ou des succès !

— Non, madame, répondit Yézid, mais des souvenirs !

Marguerite se leva sans répondre.

Yézid marcha à côté d’elle pour lui montrer le chemin ; mais Marguerite ne prit point son bras.

Ils remontèrent par le corridor sombre qui conduisait à l’appartement de la reine. Il était de bonne heure. Tout le monde dormait encore, Marguerite se retourna vers Yézid.

— Toi qui m’as si bien servi de guide et de chevalier, je te remercie… et je tiendrai ma promesse ! je penserai à don Juan d’Aguilar… et à Fernand d’Albayda.

Elle ne parla d’aucun autre, mais au moment où Yézid s’inclinait et allait se retirer :

— Un mot encore, lui dit-elle en souriant et en roulant entre ses doigts la fleur de grenade qu’elle : n’avait pas quittée ; nous avons accepté de toi cette turquoise où est gravé un chiffre inconnu ; si c’était quelque talisman… quelque maléfice…

— Non, madame, je le jure à Votre Majesté.

— Eh bien donc, explique-moi quel est le mot gravé sur cette pierre.

Yézid regarda et dit en balbutiant :

— C’est un mot arabe qui veut dire : toujours !

— Ah ! c’est arabe ! dit la reine en rougissant et en regrettant la demande qu’elle venait de faire. Adieu, Yézid, dit-elle d’une voix plus ferme, peut-être maintenant ne te reverrai-je plus… mais compte toujours, et elle appuya sur ce dernier mot, sur ma royale protection… Quant à nous, continua-t-elle avec émotion, nous comptons sur ton dévouement et sur ta discrétion !…

— Toujours ! dit Yézid.

Le panneau se referma : le jeune Maure disparut.

Une heure après, les dames de la reine étaient réveillées. La cameriera mayor entra dans la chambre de Sa Majesté, qui venait de se lever. L’escorte était prête, tout se disposait pour le départ. Le vieux Delascar d’Albérique et tous les gens de sa maison attendaient, dans les jardins, le moment où la reine descendrait.

C’était, ce jour-là, jour de repos. Tous les travaux étaient suspendus. Tous les Maures, hommes et femmes, en habits de fête, en costumes nationaux, formaient le coup d’œil le plus pittoresque et le plus piquant.

Lorsque la reine parut, Delascar lui présenta tous ceux qui, sous ses ordres, dirigeaient ses fabriques et ses manufactures. Les chefs d’ateliers offrirent à Marguerite et aux dames de sa suite des ceintures, des écharpes de soie, tissus les plus précieux où le fini du travail l’emportait encore sur la richesse de l’étoffe. Puis Delascar, prenant par la main un beau jeune homme, à la taille svelte et gracieuse, au front élevé, à la physionomie noble et expressive, dit à la reine :

— C’est mon fils Yézid, qui arrive, à l’instant même, d’un voyage lointain, et qui vient remercier Votre Majesté de l’honneur qu’elle a daigné nous faire.

À la vue d’Yézid, un murmure flatteur circula parmi les nobles dames qui formaient la suite de la reine.

— Ces Maures n’étaient pas si mal, dit à demi-voix la comtesse d’Altamira à une de ses compagnes, et le roi Philippe II a eu surtout raison de leur défendre ce costume élégant et gracieux, bien autrement séduisant que le lourd pourpoint, la collerette empesée et le manteau massif de nos jeunes seigneurs, qui les fait ressembler pour la légèreté aux statues de pierre de nos cathédrales.

C’est vrai, dit la jeune marquise de Médina ; celui-ci a un air chevaleresque, un air de roman.

— D’un roman amusant, reprit la comtesse, car ceux de chevalerie sont bien ennuyeux.

Et ces dames continuèrent à demi-voix leur conversation, que probablement la reine n’entendait pas ; elle écoutait alors une dissertation sur les progrès des manufactures dans le royaume de Valence. Cependant on la vit tout à coup rougir ! peut-être se rappelait-elle ses idées ou ses rêves de la veille sur les Abencerages.

C’était l’heure du départ ; on vit avancer le carrosse de la reine, et à la place des mules aragonaises qui le traînaient la veille étaient attelés six chevaux arabes magnifiques, dont les longues crinières étaient tressées de fleurs et dont les housses éclatantes étaient brodées de pierreries ; c’était un présent de roi.

— Est-ce donc là l’hospitalité des Maures ! s’écria la reine surprise. On nous l’avait vantée, et nous aurions eu raison de ne pas nous y exposer, ajouta-t-elle en souriant, car nous allons ruiner notre hôte.

Puis se tournant gracieusement vers le vieillard :

— J’espère que don Albérique Delascar…

Or, dans sa bouche, ce mot de don permettait à Albérique de prendre désormais ce titre, et conférait ainsi la noblesse à lui et à ses descendants.

— J’espère que don Albérique Delascar nous viendra visiter dans notre palais de l’Escurial ou d’Aranjuez, et que nous pourrons lui rendre l’hospitalité que nous avons reçue de lui. Mais je ne franchirai point le sol de sa maison avant de lui avoir octroyé une grâce, et je prie mon hôte de me la demander.

Delascar ému et attendri jeta un regard sur son fils, comme pour le consulter. Le jeune homme lui répondit à demi-voix en arabe, par un seul mot.

La reine portait une fleur de grenade d’un rouge éclatant : c’était celle qui, le matin, avait été cueillie sur le rocher ; elle l’avait, depuis une heure, placée à sa ceinture.

— Eh bien, dit d’Albérique avec respect, je demanderai à Votre Majesté de vouloir bien me donner la fleur de grenade qu’elle porte en ce moment.

La reine, et tout le monde en fut étonné, hésita un instant.

Puis elle détacha la belle fleur, d’une main tremblante, et la présenta en rougissant au vieillard.

— Était-ce bien à lui qu’elle la donnait ?

Un instant après les six chevaux arabes emportaient la reine d’Espagne au milieu des riches plaines du royaume de Valence.

  1. En Espagne, le roi et la reine tutoient tout le monde.