Piquillo Alliaga/12

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 59-66).


XII.

les deux jeunes filles.

Depuis que don Juan d’Aguilar avait été nommé de par et malgré le roi au commandement de la Navarre, il habitait Pampelune, et dans la belle saison, une délicieuse résidence à Tudela. Obligé de se rendre à Madrid, près de la comtesse d’Altamira, sa sœur, pour une affaire qui concernait la fortune de Carmen, sa fille, il avait obtenu, non sans peine, du ministre, un congé de quinze jours.

Il n’avait pas voulu, même pour ce voyage, se séparer de son enfant ; celle-ci n’avait pas voulu se séparer de sa compagne Aïxa ; voilà comment les deux jeunes filles étaient parties avec le vieillard, et c’est en revenant dans la Navarre, sur les confins de la Vieille-Castille, entre la sierra d’Oca et celle de Moncayo, que leur carrosse avait été arrêté par le bandit Caralo, et que Piquillo était tombé, du haut d’un chêne, à leur secours.

Arrivé à Pampelune, le premier soin du gouverneur fut de faire habiller son nouveau page, et Piquillo, qui, plus que jamais, rougissait du délabrement ou plutôt de l’absence presque totale de sa toilette, vit arriver un homme à la physionomie grave qu’il prit pour un conseiller.

C’était un tailleur, maître Truxillo, avec qui nous avons déjà fait connaissance lors des premiers troubles de Pampelune.

On aurait pu croire, au premier coup d’œil et en se rappelant le passé, que des chagrins domestiques : avaient imprégné ses traits de cette teinte de gravité que l’on y remarquait. On se fût trompé. Sa physionomie était antérieure à son mariage. Truxillo avait toujours été ainsi, même étant garçon ; c’était un homme qui avait pris son état au sérieux, et qui raisonnait un pourpoint ou un haut-de-chausses comme un général d’armée raisonne un plan de campagne.

N’ayant pas jusqu’alors habillé de page chez monseigneur le vice-roi, il voulait se signaler par un morceau d’apparat, un morceau d’étude, et prenait ses mesures avec un soin et une lenteur qui désespéraient Piquillo ; car ni lui ni son habit ne pouvaient guère attendre. Pour charmer le temps, et en garçon prudent qui, avant tout, veut connaître ceux dont va dépendre son sort, Piquillo interrogeait avec art maître Truxillo sur les habitants de la maison, sur ce qu’il pensait de monseigneur le vice-roi.

— Je voudrais n’avoir que du bien à en dire, répondit gravement le tailleur : c’est un brave militaire, un bon maître, ne faisant tort à personne, et surtout payant bien ; mais, franchement, il y a peu d’agrément avec lui ; sa goutte habituelle s’oppose au développement de mon art, mes ciseaux sont souvent paralysés comme lui, et je n’ai jamais pu lui confectionner un habit qui me fit quelque réputation.

— Et ses filles ? demanda Piquillo, qui ne comprenait pas beaucoup.

— La senora Carmen, c’est différent ! Joanna, sa couturière, est heureuse avec celle-là ! Monseigneur n’est pas riche, car il n’a que les revenus de sa place, et s’en fait honneur ; mais si on n’écoutait que son goût, sa fille aurait tous les jours une mantille ou une parure nouvelle, ainsi que la senora Aïxa.

— Son autre fille ?

— Non, ma foi, mais on le croirait ; il va au-devant de tous ses désirs… il fait toutes ses volontés ! il l’adore, seigneur page, et il a raison ! Impossible, avec elle, de manquer une robe ! quelle taille élégante et fine ! quelle souplesse, quelle cambrure, sainte Vierge ! Ainsi porté, comme un ouvrage se remarque ! quelle réputation cela vous fait ! Et pourtant elle a à peine douze ans ! elle ne les a pas ! mais dans trois ou quatre années, ce sera la perle de la Navarre ; tous les amoureux se la disputeront, et toutes les couturières voudront l’habiller pour rien !

— Quel est donc le nom de sa famille ?

— On n’en sait rien, répondit le tailleur en continuant à prendre mesure, on croit que son père était un officier sans fortune, compagnon d’armes de don Juan d’Aguilar, et tué sous ses yeux en Irlande. Tant il y a que, l’année dernière, en revenant des Pyrénées, où il avait été prendre les eaux pour sa goutte et ses blessures, le vice-roi est revenu à Pampelune avec cette jeune fille, qui depuis ne l’a plus quitté, et que la senora Carmen chérit comme une sœur… Il y a bien quelques personnes, ajouta le tailleur, en baissant la voix, qui disent qu’elle l’est réellement.

— En vérité ! reprit Piquillo avec curiosité.

— Elles se fondent sur ce que le vice-roi, qui adore sa fille, n’est pas jaloux de celle-là, quoiqu’elle soit bien plus jolie ; elles prétendent aussi que don Juan d’Aguilar n’a pas toujours eu la goutte, que c’était autrefois un gaillard, et que lui seul donnait des sérénades aux dames de la cour de Philippe II, où l’on ne donnait que de l’eau bénite !

Mais ceux qui connaissent la bonté de don Juan d’Aguilar disent qu’il aime cette jeune fille d’autant plus qu’elle n’a rien, qu’elle est orpheline, et qu’il a juré de lui tenir lieu de père… C’est là, Monsieur, ce qui me ferait croire, moi, poursuivit gravement le tailleur, à l’histoire de l’officier tué en Irlande… c’est d’ailleurs celle que le vice-roi lui-même a racontée.

— Ce doit être la véritable.

— C’est ce que je dis, reprit le tailleur d’un air de contrition… J’ai fini, seigneur page, je ne vous ferai pas attendre. En revanche, j’ose compter sur vous ; j’espère que, par égard pour moi, vous userez un peu plus que le seigneur d’Aguilar, votre patron, dont les habits sont éternels !

Piquillo le lui promit et n’était pas homme à manquer à sa promesse, vu que son éducation première ne lui avait donné aucune idée d’ordre, de soins, ni d’économie.

Enchanté de la jolie figure, de la gaieté et du babil deux jeunes filles, qui, pendant le voyage, n’avaient cessé de causer avec lui, Piquillo s’était aisément persuadé qu’il en serait toujours ainsi, et qu’il n’aurait pas d’autre occupation dans l’hôtel d’Aguilar, perspective qui l’enchantait, mais le vieux général, actif et laborieux de sa nature, n’entendait pas que chez lui on restât à rien faire ; dans l’intérêt même du jeune bohémien qu’il venait de recueillir, il le mit entre les mains de maître Pablo de Cienfugos, son majordome mayor, lui recommandant de l’instruire, de le former et de lui apprendre le service de la chambre, lui donnant sur l’enfant une autorité suprême et absolue, à la condition d’en user avec douceur et modération, condition qui est toujours la première oubliée par les pouvoirs absolus, généralement quelconques.

Pablo de Cienfugos y avait d’autant plus de disposition, que l’arrivée de Piquillo contrariait un projet arrêté par lui depuis longtemps, celui de faire entrer comme page, dans la maison du vice-roi, un protégé à lui qu’il appelait son filleul, mais qui lui était, dit-on, parent de plus près, et qui lui était vivement recommandé par la gouvernante d’un chanoine de Burgos.

Cette circonstance ne diminua point sa sévérité habituelle ; au contraire, il se sentit blessé, ainsi que tous les gens de la maison, dans sa dignité de domestique, en voyant ce titre conféré sans examen à un vagabond trouvé dans une forêt, perché sur un arbre, bien plus, à un petit mendiant déguenillé !… Oubliant donc que la livrée couvrait tout, ils ne virent dans le nouveau venu qu’un esclave qui leur était accordé pour leur service particulier. Chacun en usa dans ce sens, et il se trouva, au bout de quelques jours, que Piquillo était dans l’hôtel le domestique de tout le monde. Lui, qui avait aussi de la fierté, et qui surtout n’avait pas l’habitude du travail, se lassa bien vite de cette répartition inégale, et dès qu’il trouvait une occasion de s’y soustraire, il s’empressait d’en profiter.

La porte de l’hôtel était-elle entr’ouverte, il s’élançait pour respirer l’air de la liberté, c’est-à-dire de la rue. Il avait déjà couru à l’hôtellerie du Soleil-d’Or pour y retrouver son premier ami Pedralvi ; mais il n’y était plus, on ne savait pas ce qu’il était devenu. Plus heureux d’un autre côté, il avait reconnu, ou cru reconnaitre quelques-uns des jeunes soldats qui, il y a trois ans, avaient servi sous ses ordres, lors de sa première campagne dans les rues de Pampelune, et leur société lui paraissait beaucoup plus honorable et plus amusante que celle des domestiques de l’hôtel.

Plusieurs fois à son retour maitre Pablo l’avait sévèrement réprimandé de son absence ; mais les réprimandes, et même d’autres arguments plus sévères, n’avaient produit aucun effet. Au contraire, Piquillo s’indignait de cette tyrannie subalterne, et aurait préféré celle du vice-roi, qu’il eût presque reconnue comme légitime. On ne refait pas en un instant son naturel, et le sien était un naturel bohémien qui avait besoin du grand air. Il y a des qualités qui, comme certains arbres, ne croissent qu’en plein vent, et maître Pablo avait rédigé une espèce de mémoire où il déclarait que l’indocilité et le vagabondage de Piquillo ne permettaient d’en rien faire, qu’il n’y avait aucun moyen de le retenir à l’hôtel, et il concluait à son renvoi.

Le vice-roi était à déjeuner, en famille, lorsque lui parvint ce rapport foudroyant, auquel les jeunes filles ne pouvaient croire.

— Eh bien ! mes enfants, qu’en dites-vous ?

— Qu’il faut entendre le coupable.

On sonna Piquillo ; mais il faisait un temps superbe, le soleil brillait dans tout son éclat : le jeune page n’avait pu résister au désir de s’aller promener sur les bords de l’Arga et sur les hauteurs de la montagne Saint-Christophe.

Maitre Pablo regarda les juges d’un air triomphant. Le principal accusé, choisissant ce moment pour faire défaut, donnait à l’accusation une force accablante. Quand il rentra, on lui dit que le vice-roi et ses deux jeunes maîtresses l’avaient demandé. Piquillo devint pâle et courut à la porte de leur appartement attendre qu’elles sortissent.

Plus d’une heure s’écoula.

Enfin Aïxa sonna ; il entra. Elle écrivait, l’aperçut, continua sa lettre, mais sans lui parler, sans lui adresser un reproche.

Il restait ainsi, immobile devant elle, attendant son arrêt, lorsqu’il fut tiré de sa stupeur par la voix foudroyante de don Juan d’Aguilar, qui arrivait appuyé sur le bras de sa fille. Loin d’imiter le silence méprisant d’Aïxa, il entra ex abrupto en matière par un exorde des plus vifs, dont la péroraison menaçait d’être plus vive encore ; car il venait, dans l’animation de ses gestes, de lever une canne qu’il avait à la main. Carmen, qui avait la douceur et la bonté des anges, retint le bras de son père.

Aïxa ne remua pas et garda le silence.

Et Piquillo, se jetant aux genoux du vieillard irrité, lui criait :

— Vous avez raison, monseigneur, je suis coupable, et cependant ce n’est pas tout à fait ma faute !

Il raconta en peu de mots les injustices qui l’avaient poussé à la révolte.

— Mon père, s’écria Carmen, pardonnez-lui… je vous en conjure ! Aïxa ne proféra pas une parole.

— Pardonnez-lui, répéta Carmen, et il sera désormais plus sage.

— Je le jure ! je le jure ! s’écria Piquillo avec un accent de vérité et de franchise.

— Et, continua Carmen, il sera soumis et obéissant à maître Pablo.

Piquillo ne jura pas, et baissa la tête en gardant le silence.

D’Aguilar ne fit point attention À cette espèce de restriction mentale, regarda encore quelque temps le coupable avec un murmure sourd et inintelligible qui allait en decrescendo, semblable au dogue à demi apaisé, qui ne menace plus et qui gronde encore ; puis, abaissant sa voix et sa canne, il laissa échapper ces mots :

— À la bonne heure ! Mais que cela ne lui arrive plus, ou sinon…

Paroles qui, dans la bouche du brave gentilhomme, équivalaient à une amnistie pleine et entière.

Et il sortit avec sa fille.

Piquillo, resté seul avec Aïxa, aurait bien voulu, et n’osait lui adresser la parole ; enfin il leva les yeux vers elle, et lui dit timidement :

— Vous n’avez pas daigné parler pour moi, senorita… vous n’avez pas même daigné me gronder.

— À quoi bon ? répondit-elle froidement. J’espérais en toi, et je vois que je me suis trompée.

— Comment cela, senorita ?

— Je croyais que tu serais dévoué à Carmen et à moi.

— Toujours ! toujours !

— Que nous pouvions compter sur toi.

— À la vie, à la mort ! je vous le jure !

— Et tu passes tes journées comme un vagabond dans les rues de Pampelune, tu n’es jamais à l’hôtel ; et s’il arrivait quelque malheur, quelque danger, il faudrait donc, pour me secourir, que je m’adressasse à maître Pablo ?

— Jamais ! jamais ! s’écria Piquillo en se jetant aux genoux de sa jeune maîtresse.

Depuis ce jour, il ne quitta plus l’hôtel d’Aguilar.

Renonçant à ses habitudes du dehors, il devint sage et rangé, prévenant pour tout le monde, obéissant même, de temps en temps, à maître Pablo de Cienfugos. Mais rien n’égalait son zèle pour ses jeunes maîtresses. Debout à table devant elles, il semblait lire dans leurs yeux pour deviner et devancer leurs ordres. Le premier il était auprès de la voiture pour ouvrir la portière, abaisser le marchepied ; il se multipliait pour exécuter leurs commissions ; il était fier quand il les suivait à la promenade, portant leur ombrelle ou leur mantille, et chaque soir, Aïxa et Carmen trouvaient dans leur chambre les parfums qu’elles aimaient ou les fleurs qu’elles préféraient.

Un jour, cependant, et malgré sa bonne volonté, il arriva un grand malheur. Il y avait réception à l’hôtel d’Aguilar pour la fête du roi ; mais quelque vaste que fût le palais, on ne pouvait recevoir tous les nobles de la ville et des environs, car en Espagne il y en a beaucoup. Il fallait donc faire un choix, opération délicate et difficile dont le vieux gentilhomme se tira de son mieux avec le secours de ses conseillers intimes, Aïxa et Carmen, assez grandes déjà pour être consultées en fait de tact et de convenances. Piquillo, à qui on avait cru pouvoir se fier, fut chargé de remettre les messages à leur destination ; mais les erreurs les plus graves, les quiproquos les plus fâcheux avaient été commis.

Tel grand seigneur invité n’avait pas reçu son billet ; des invitations étaient arrivées à de nobles dames à qui elles n’étaient pas destinées, et qui avaient ainsi appris la préférence qu’on donnait à d’autres.

Ce fut un grand événement dans la ville de Pampelune, et la faute administrative qui fit peut-être le plus de tort à don Juan d’Aguilar, dont chacun se plaisait, du reste, à reconnaitre la sagesse, l’intégrité et la justice. Mais tous les gouvernements peuvent se tromper, surtout quand ils sont aidés par leur ministre, et, dans cette occasion, Piquillo avait tout fait.

Le jeune page, ci-devant bohémien, ne savait pas lire, et il eût été difficile, en effet, d’après ce que nous connaissons jusqu’ici de sa carrière, qu’il eût pu en consacrer la moindre partie à ses études. C’était là un malheur des temps ; mais ce qui fut peut-être une imprudence de sa part, ce fut d’avoir consulté, pour les adresses de ces lettres, maître Pablo de Cienfugos, qui, par la faveur toujours croissante de Piquillo, voyait lui échapper chaque jour l’espoir de placer son filleul à l’hôtel d’Aguilar.

Enfin, et quelles que fussent les causes du sinistre, on ne pouvait y remédier, mais il fallait du moins l’empêcher de se renouveler, et le vice-roi furieux ordonna à son page d’apprendre à lire dans un mois au plus tard, ou d’avoir à résigner ses fonctions.

Le lendemain Piquillo vit arriver un homme à l’air sémillant et léger, le senor Gérundio, qu’il prit pour un maître de danse ; c’était un maître de grammaire espagnole, un des littérateurs les plus distingués de Pampelune, qui avait composé quinze poëmes, deux cents tragédies, et montrait à lire pour la somme de cinquante maravédis par leçon. Dès ce temps-là, déjà, le génie n’était pas payé.

Le pauvre Piquillo avait eu bien des mauvais moments en sa vie, mais aucun tourment ne pouvait approcher de celui qu’il éprouva entre les mains du senor Gérundio, qui, trop supérieur pour descendre jusqu’à son écolier, voulait, dès le premier jour, l’élever jusqu’à lui, et lui démontrait les finesses et les beautés de la langue espagnole, quand il fallait d’abord commencer par lui en montrer les lettres.

Piquillo avait beau ouvrir les oreilles, et, béant d’attention, tendre toutes les fibres de son cerveau, toutes les facultés de son intelligence, il ne comprenait rien, et plus il avançait à tâtons, espérant trouver la lumière, plus les ténèbres devenaient épaisses. C’était à devenir fou, et le délai fatal approchait, et non-seulement il ne savait rien, mais, effrayé et découragé, l’œuvre qu’il tentait lui paraissait inexécutable, impossible.

— Et monseigneur, furieux, va me renvoyer, se disait-il, et malgré mon zèle, mon dévouement, il me faudra quitter cet hôtel, pour n’avoir pu déchiffrer cet infernal grimoire, ni comprendre l’infâme sorcier qui s’est chargé de me l’expliquer.

Et, dans un transport de rage, il avait saisi au collet le senor Gérundio, qu’il avait étranglé à moitié, le menaçant d’achever, s’il revenait. Or, Piquillo commençait à être grand et fort, et son professeur, qui ne voulait point compromettre ainsi la littérature espagnole, ni enseigner désormais la lecture à coups de poing, se le tint pour dit, et resta chez lui.

Alors, nouvelle désolation de Piquillo. Comment excuser aux yeux de monseigneur ce nouveau méfait et cet acte de rébellion ? Comment, à la fin du mois, se justifier de son ignorance, qui devenait plus profonde que jamais ? Et ce palais, cette maison paternelle où il se trouvait si bien, ses deux jeunes maitresses qu’il allait être forcé d’abandonner !

Jamais, je crois, même en son temps d’épreuve chez le capitaine Juan-Baptista, Piquillo ne s’était senti aussi malheureux.

Un soir, avant de se coucher, Aïxa et Carmen se promenaient en se donnant le bras dans les jardins du palais, échangeant leurs rêveries de jeunes filles, pensant au vieux général, au présent, à l’avenir, et surtout à leur amitié de sœur que rien ne devait altérer, lorsque, dans un petit bâtiment retiré, dans une espèce de serre qui était à l’extrémité des jardins, elles aperçurent, quoiqu’il fût déjà bien tard, une petite lumière qui jetait à travers les arbres une lueur vacillante et incertaine. Qu’était-ce donc, à une pareille heure ? Un mystère, une aventure, peut-être. Carmen, effrayée, voulait s’éloigner ; Aïxa, au contraire, fit un pas en avant.

— Reste, ma sœur, dit-elle, je vais savoir ce que c’est.

— Non, si tu y vas, j’irai avec toi.

Et toutes deux, se donnant le bras, et se serrant l’une contre l’autre, s’avancèrent vers le danger.

Elles marchaient sur la pointe du pied, retenant leur haleine, et maudissant leur jupe, qui de temps en temps froissait le feuillage et troublait le silence de la nuit.

Enfin elles arrivèrent près de l’endroit redoutable. C’était Une maison rustique qui n’avait qu’une croisée.

Aïxa avança la tête, regarda par un des carreaux, se mit à sourire, puis fit signe à Carmen d’approcher ; et que virent-elles ?

Piquillo, qui, pour ne pas être dérangé, avait choisi cette chaumière pour son cabinet d’étude ; Piquillo désespéré, s’arrachant les cheveux, déchirant les feuillets de sa grammaire espagnole, puis foulant le livre maudit à ses pieds, et enfin se laissant tomber sur un banc, hors de lui, accablé, tandis que roulaient dans ses yeux des larmes de douleur et de rage.

Aïxa poussa la petite fenêtre, qui n’était pas fermée en dedans, et passa sa jolie petite tête dans la chaumière en disant d’une voix douce :

— Piquillo !

À cette voix, à cette apparition, à cet ange qui semblait l’avoir deviné dans son désespoir et lui venir en aide au moment où il l’implorait, Piquillo tressaillit, étendit les bras du côté de la fenêtre, et murmura ces mots :

— Mon bon ange, est-ce vous ?

— Qui, et nous sommes deux ! s’écria Carmen.

— Que fais-tu là ?

— J’étudie.

— Avec rage, à ce que je vois.

— Et il faut, dit Aïxa, que tu aies une furieuse envie d’apprendre ; je n’ai jamais vu pareil étudiant.

Alors le pauvre Piquillo se mit à raconter ingénument tous les tourments qu’il avait éprouvés, la manière dont il avait traité son professeur et son livre, et dont il comptait se traiter lui-même, car il ne survivrait pas à l’affront et à la douleur de quitter l’hôtel, et bien certainement il se tuerait, si à la fin du mois il ne savait pas lire.

— Mais cependant, dit Aïxa, cela ne te viendra pas tout seul.

— Je n’espère qu’en Dieu ; il n’y a que lui qui puisse faire un pareil miracle.

— D’accord, dit Carmen, il en a le pouvoir.

— Mais il faudrait un peu l’aider, poursuivit Aïxa.

— Je ne le peux pas ; il m’est plus aisé de me tuer que d’apprendre à lire ; c’est trop difficile.

— Nous l’avons appris, cependant.

— Et toi, Piquillo, qui as de l’esprit, de l’intelligence, pourquoi ne ferais-tu pas comme nous ?

— Oh ! vous, vous faites tout ce que vous voulez.

— Et si nous voulions t’apprendre ?

— Que dites-vous !

— Si nous étions tes précepteurs ?

— Vous, mon bon Dieu !

— À la place du seigneur Gérundio ?

— Tu ne nous étranglerais pas comme lui ?

— Je ne puis croire à ce que j’entends ! ça n’est pas possible !

— Tout est possible, dit gravement Aïxa, avec de la patience et du courage, et tu le verras.

— Silence seulement, ajouta Carmen, et n’en parle à personne.

On juge si Piquillo promit le secret ! et dès le lendemain, cette idée, qui souriait aux deux sœurs, fut mise à exécution.

Sous prétexte de prendre les ordres de ses jeunes maîtresses et leurs commissions pour la journée, Piquillo venait chez elles, chaque matin, et quelquefois le soir. Ces leçons si difficiles, si âpres, si embrouillées avec le senor Gérundio, devenaient d’une simplicité et d’une clarté extrêmes avec ses nouveaux précepteurs, qui ne cherchaient point à briller ni à éblouir leur élève, mais qui, au contraire, se mettaient à sa portée.

— Elles lui expliquaient lentement, puis recommençaient avec une complaisance admirable, jusqu’à ce qu’il eût compris ; et Piquillo s’étonnait de trouver si facile ce qui lui semblait autrefois hérissé d’obstacles insurmontables.

Il faut dire que Carmen était toujours fatiguée la première de son rôle d’institutrice, et abrégeait la leçon pour rire ou pour plaisanter avec sa sœur, tandis qu’Aïxa, toujours la même, froide, patiente et sévère, ne se ralentissait pas d’un instant. Armée d’une baguette d’ivoire, elle indiquait sur le livre les lettres, les syllabes et les mots, que Piquillo suivait du doigt et épelait de son mieux, certain à chaque erreur de voir la baguette d’ivoire tomber impitoyablement sur la main de l’écolier inhabile.

Loin de se plaindre, Piquillo était presque heureux de la punition, et bien plus encore des éloges du seul professeur qui restât… Car, à la fin, voyant que sa sœur s’y entendait mieux qu’elle, Carmen la laissait faire, se contentant d’assister à la leçon, et d’intercéder, de temps en temps, pour leur élève, quand Aïxa se montrait trop sévère et le châtiait trop rudement.

Mais déjà Piquillo n’avait plus besoin d’indulgence ; Aïxa l’avait bien jugé. Loin d’être sans intelligence, il en avait une, au contraire, vive, pénétrante, rapide et qui n’avait besoin que d’être cultivée pour éclore, se développer et devenir bientôt supérieure. En peu de jours il lisait couramment, et déjà, effrayé de son succès, il tremblait presque qu’on ne le trouvât trop savant, tant il avait peur de voir terminer ses études ; mais pour y renoncer, les deux jeunes maîtresses tenaient trop à donner à leur œuvre toute la perfection dont elle était susceptible…

— Tiens, lui dit Aïxa un matin, étudie ta leçon dans ce livre, et après tu nous la liras tout haut.

Et pendant que Carmen, à genoux devant la cheminée, soignait une casserole d’argent qu’elle venait de placer sur le feu, Piquillo jeta les yeux sur le livre qu’on lui présentait, et vit en grosses lettres ce titre : Conquête de l’Espagne par les Maures.

— Ah ! les Maures… je sais ce que c’est.

— Toi, Piquillo !… et comment les connais-tu ? dit Aïxa en le regardant avec attention.

— J’en ai vu un qui était si noble et si beau !… Il m’a dit des paroles que je n’oublierai jamais… Et puis, les premiers amis que j’ai rencontrés étaient aussi des Maures, ils m’ont assuré que j’étais de leur race et de leur sang.

— C’est vrai, continua froidement Aïxa, je croyais que tu l’ignorais.

— Et toi-même, comment le sais-tu ? s’écria Carmen sans interrompre la préparation qui l’occupait, et à laquelle elle semblait attacher beaucoup d’importance.

— Je l’ai su bien aisément, répondit Aïxa. Le jour où il s’est offert à nos yeux, les branches d’arbres avaient tellement endommagé la manche de son pourpoint, qu’il était facile de voir le signe qu’il porte là au bras droit… Tu l’as toi-même remarqué.

— C’est juste… sans savoir ce que c’était, reprit Carmen.

— Eh bien ! dit Aïxa, c’est un signe arabe.

— Tu sais donc l’arabe, Aïxa ?

— Oui, sœur… quelques mots seulement… qu’on m’a appris dans mon enfance.

Puis, se retournant vers Piquillo :

— Étudie tout bas et ne nous dérange pas… car nous sommes là très-occupées… Eh bien, Carmen, as-tu fini ? notre déjeuner est-il prêt ?

— Oui, sœur… et d’après tes instructions ; le voici.

Et elle versa ce qui était dans la casserole d’argent sur un plat de porcelaine.

Bien, dit Aïxa, je me connais en morilles[1], et jamais tu n’en auras mangé de plus fraiches et de plus délicates.

Et toutes deux, ravies du repas qui leur avait été plusieurs fois défendu, se mirent à goûter, avec une joie enfantine, le plat qu’elles venaient d’apprêter en cachette, avec l’aide de Pablo, qui leur avait fourni tous les ingrédients nécessaires.

— C’est un mets délicieux, dit Carmen.

— Je le crois bien, répondit Aïxa, un ragoût excellent ! et moi qui sais distinguer les bonnes morilles des mauvaises, j’irai demain dans le parc, à l’endroit où j’ai trouvé celles-ci, en cueillir de nouvelles pour ton père, à qui nous en ferons le régal.

Et toutes deux, assises devant une petite table en laque de Chine, déjeunaient vis-à-vis l’une de l’autre, tandis que Piquillo dans un coin étudiait tout bas la Conquête de l’Espagne par les Maures, et, bien sûr de sa leçon, s’apprêtait à la répéter à ses jeunes maîtresses, dès qu’elles auraient déjeuné ; mais tout à coup la porte de la chambre s’ouvrit brusquement.

— Qui vient ainsi, sans que nous ayons sonné ! s’écria Aïxa.

Et elle se leva avec fierté, ainsi que Carmen, pendant que Piquillo venait de jeter brusquement sur une console le livre qu’il tenait à la main.

Celui qui entrait ainsi était maître Pablo de Cienfugos lui-même, qui, pâle et tremblant, s’écria :

— N’y touchez pas ! n’y touchez pas !… je viens des cuisines ; le chef dit qu’elles sont de la plus mauvaise espèce… que c’est une mort certaine.

Carmen poussa un cri… chancela et serait tombée sans connaissance, si Aïxa, dont le bras ne tremblait pas, ne l’eût soutenue avec force, et la pressant contre son sein ;

— Allons, sœur, allons, du courage !

En ce moment Piquillo s’élança vers la table, et saisissant ce qui restait du plat à moitié entamé, le porta avidement à sa bouche.

Il aperçut près de la toilette une jeune femme en costume du matin,
qui baissait les yeux et rougissait.

— Piquillo, s’écria Aïxa… y pensez-vous !

— Oui, senora, j’y pense, dit froidement Piquillo.

Et maître Pablo, qui venait de l’apercevoir, s’écria avec un accès ce rage :

— Voyez-vous, dans un pareil moment ! le gourmand !… le larron ! le mauvais sujet ! mais il sera puni par sa faute elle-même ! c’est Dieu qui s’apprête à le châtier.

— Au nom du ciel ! dit Aïxa en l’interrompant, ne pensez qu’à votre maîtresse… courez lui chercher du secours.

— Il n’y en a pas, à ce que dit le chef… tout est inutile… c’est mortel… et surtout si rapide ! dans une heure tout sera fini !…

— C’est juste, murmura à demi-voix Aïxa, j’ai entendu dire que c’était ainsi.

— C’est égal, reprit maître Pablo, comprenant la sottise qu’il venait de faire, et se ravisant un peu tard… c’est égal… il est peut-être temps encore… dites-moi, senora, ce qu’il faut faire…

— Rien… rien ! répondit Aïxa en entendant la voiture de don Juan d’Aguilar qui rentrait en ce moment… laissez-nous, et ne dites rien à monseigneur… entendez-vous ?

Maitre Pablo s’inclina et sortit. Aïxa, pressant les mains de Carmen, qui commençait à revenir à elle :

— Ma sœur, ma sœur, lui dit-elle, en voulant lui donner une confiance qu’elle-même n’avait pas… ils se trompent, j’en suis sûre, j’en ai l’espoir…

— Le crois-tu ? s’écria vivement Carmen.

— Oui… oui… je te le jure. Mais, quand même ils diraient vrai, que ton père ne se doute de rien ! Si nous avons encore une heure à vivre, elle lui appartient ; qu’il ne la passe pas dans les angoisses et les tourments… quand le ciel nous permet de lui donner encore quelques instants de joie et de bonheur.

— Tu as raison, dit Carmen en cherchant à ranimer son courage, j’étais faible… je ne le serai plus… mais mourir si jeune ! ma sœur !…

Il prenait ses mesures avec un soin et une lenteur qui désespéraient Piquillo.

Tu te plains, répondit Aïxa avec une fermeté stoïque, et tu peux embrasser ton père !… et moi, dit-elle en élevant les yeux vers le ciel…

— C’est vrai !… c’est vrai !… s’écria Carmen, mais, moi du moins, je suis là…

Elle lui tendit les bras, Aïxa s’y précipita.

Et après ce dernier adieu, les deux jeunes filles, essuyant leurs larmes, l’air serein et le sourire sur les lèvres, s’avancèrent au-devant du vieillard, qui entrait en ce moment.

— Ah ! vous voilà toutes deux, s’écria-t-il d’un air joyeux… j’en suis charmé ; je vous apporte des nouvelles qui m’ont mis en belle humeur et qui produiront le même effet sur vous. Une folie… une extravagance à laquelle j’étais loin de m’attendre ! Qui croyez-vous que je viens de rencontrer ? le fils de Matéo Vasquès, un ancien secrétaire de Philippe II… immensément riche, ma foi… qui m’a parlé de Carmen… ma fille… de manière… oui, vraiment…

Et le vieillard se prit à rire avec une gaieté si franche que Carmen en tressaillit.

— Eh quoi ! dit son père, qui vit ce geste, te doutes-tu de quelque chose ? Eh bien, oui ! moi qui te regardais comme un enfant… il paraît qu’on a d’autres yeux que moi !… Matéo Vasquès aurait des idées d’alliance… Rassure-toi, ma fille, et ne tremble pas ainsi. Je l’ai remercié de l’honneur qu’il nous faisait… mais j’ai d’autres vues… et puis, Dieu merci… je ne veux pas encore me séparer de mon enfant ! elle restera avec moi… elle y restera longtemps… ainsi que toi, ma bien-aimée Aïxa !… Aussi, je ne veux pas entendre parler de maris qui viendraient vous enlever l’une ou l’autre à ma tendresse : qu’est-ce que je deviendrais donc sans vous, mes enfants ? si je vous perdais… je mourrais !

Carmen poussa un cri de douleur, et Aïxa sourit en tendant la main au vieillard.

— Eh bien ! eh bien ! qu’a-t-elle donc ?… Quelle folie de s’affliger d’une pareille chimère ! Vois donc quelle pâleur sur ses traits ! et des larmes dans ses yeux… Allons donc ! par saint Jacques, fais comme Aïxa… fais comme moi… rions de cette folie, rions-en tous les trois !

Et le pauvre père laissa éclater avec bonhomie toute la joie qu’il éprouvait. Carmen voulut l’imiter, mais elle n’en eut pas la force et tomba en sanglotant dans ses bras.

— Eh mais ! eh mais ! dit-il étonné, qu’as-tu donc ?

— Rien, mon père ; pardonnez-moi… j’avais besoin de vous embrasser.

— Il n’y a pas de pardon à demander pour cela.

Et Carmen le serra contre son cœur avec tant de vivacité, le couvrit de ses baisers et de ses pleurs avec des mouvements si convulsifs, que don Juan commença à s’inquiéter.

— M’expliqueras-tu cela ? dit-il à Aïxa, qui, pâle, mais conservant son sang-froid, avait depuis longtemps les yeux fixés sur la pendule de l’appartement.

— Rien, monseigneur… je vous jure… Un mal de tête… une migraine qui à tout à coup saisi Carmen… Il ne faut pas que cela vous effraie. Elle aurait même… un peu de frisson… que ce ne serait rien encore.

— Rien ! dit le vieillard alarmé.

— Vous la verriez… pâlir… chanceler… et même, cela lui est arrivé parfois, à elle et à moi… elle aurait quelques crispations, quelques mouvements nerveux…

D’Aguilar poussa un cri, et voulut se lever de son fauteuil ; mais Aïxa le retint en lui disant :

— Mais, non, non… rassurez-vous… elle n’en a pas, vous le voyez bien ! Elle est pâle, c’est vrai, mais elle ne perd pas connaissance, elle ne souffre point… N’est-ce pas, Carmen ? Elle n’a pas de frisson ! et elle lui saisit la main, n’est-il pas vrai ?… Et cependant, continua-t-elle avec véhémence en regardant toujours la pendule, l’aiguille avance, et tu n’éprouves rien… ni moi non plus.

— Oui ! oui ! s’écria Carmen les yeux rayonnants de joie.

— Je te disais bien… que l’on se trompait… qu’il y avait de l’espoir… Ce serait fini maintenant… Et tiens, tiens… entends-tu ?… L’heure est écoulée, la pendule sonne !

Elles étaient sauvées !

Poussant un cri d’allégresse, les deux jeunes filles se jetèrent aux pieds du vieillard. Puis, se relevant et se moquant mutuellement de leur frayeur, elles se mirent à battre des mains en riant et en dansant.

C’était au tour de d’Aguilar à s’effrayer. Il les crut folles.

— Avez-vous perdu la raison ?

— Non, dit Aïxa, car nous vous aimons plus que jamais, et nous venons de vous épargner… ce que nous avons souffert.

— Qu’est-ce donc ?

— Ne nous le demandez pas, nous le préférons. Aussi bien, dit-elle, j’étais sûre de moi et je savais bien que je m’y connaissais. Mais, c’est égal, vous me gronderiez, et elle aussi… Il vaut donc mieux que vous ne nous interrogiez pas.

— Et je veux cependant tout savoir ! dit le vieillard avec impatience.

— Alors, dit Carmen, venez, mon père, prenez mon bras, je vais tout vous raconter dans votre appartement… à condition que vous ne vous effraierez pas… puisque me voilà.

— Je m’effraierai… je m’effraierai si je veux ! répondit le père avec plus d’inquiétude encore que de colère ; venez, senora, venez.

Ils sortirent tous deux.

Aïxa fit alors quelques pas dans l’appartement, tira un rideau derrière lequel Piquillo était caché, et lui dit :

— Pourquoi as-tu pris ce qu’il y avait dans ce plat ?

— Pour rester, dit froidement Piquillo, si vous restiez toutes deux ; et pour partir, si vous partiez.

Aïxa lui tendit la main, et lui dit avec émotion :

— Désormais je croirai en toi !

  1. Sorte de champignon, de l’espèce la plus rare et la plus délicate.