Piquillo Alliaga/13

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 66-71).


XIII.

la sainte-marie del carmen.

Aïxa, la seule qui eût conservé son sang-froid, avait eu bien raison de ne pas associer le vieillard aux émotions qu’elle venait d’éprouver. Il n’aurait pu y résister ; et, lorsque sa fille lui fit le récit de leur imprudence, l’idée seule du danger qu’elle avait pu courir lui causa un tremblement dont il eut grand’peine à se remettre.

Enfin, et quand il fut bien rassuré, il fit venir maître Pablo pour se fâcher à son aise et sans crainte, et se fit répéter par lui tous les détails.

Il était évident que le chef s’était trompé, que c’était lui qui ne s’y connaissait pas, qu’il avait donné une fausse alarme, et qu’il n’y avait, dans tout cela, rien de réel ! Mais Pablo, qui avait été appelé pour faire un rapport, ne voulait pas être venu pour rien, et s’en aller sans avoir eu satisfaction.

Aussi, et comme moyen d’exploiter le reste de colère de monseigneur, il lui raconta, d’un ton pénétré d’indignation, le peu de respect de Piquillo pour les belles-lettres, sa conduite avec son professeur, qu’il avait maltraité et chassé de l’hôtel, laissant entrevoir qu’en pareil cas la peine du talion serait encore de la clémence, et qu’il était impossible de garder dans la maison de monseigneur un indiscipliné et un ingrat qui ne voulait rien faire, ni rien apprendre.

Ainsi que Pablo l’avait prévu, son maître fut comme soulagé de trouver enfin à faire tomber sur quelqu’un son impatience et son humeur contenues depuis longtemps, C’était le lendemain que le terme fatal expirait, le mois était écoulé, et ce jour-là le majordome accourut dire à Piquillo avec une mine effrayée, où perçait une nuance de satisfaction :

— Allez vite, monseigneur vous demande. Il est à table avec ces demoiselles.

Piquillo comparut au déjeuner de famille, le front modeste et les yeux baissés, tandis que maître Pablo, qui commandait le service, le regardait avec ironie, et faisait de lemps en temps passer sous l’épaule gauche, avec un air de triomphe, la serviette qu’il tenait de la main droite.

— Il paraît, monsieur, dit gravement le vice-roi au jeune page, que vous avez congédié votre précepteur ; le nierez-vous ?

— Non, monseigneur… c’est vrai.

— Et pourquoi, s’il vous plait ?

Piquillo hésita, et Aïxa répondit, pour lui, en riant :

— Parce qu’il n’en avait plus besoin !

— Ah ! monsieur était trop savant ?

— Non pas trop, répondit modestement Piquillo.

— Mais assez ! ajouta Carmen.

— Ce n’est pas vous que j’interroge, ma fille, dit le vice-roi, et puisque monsieur peut se passer de précepteur, puisqu’il est devenu, en un mois, un puits de science et d’érudition, c’est un fait dont on peut aisément s’assurer… Donnez-moi un livre.

— En voici un, dit Aïxa en tirant de sa poche un volume de Quévedo, qu’elle présenta, tout ouvert, à Piquillo.

— Oui, dit d’Aguilar en s’enfonçant dans un fauteuil, lisez, lisez tout haut.

Chacun, à commencer par maître Pablo, écouta avec attention, et Piquillo lut, non pas seulement couramment, mais d’une voix ferme, nette et accentuée, les vers que Quévedo a mis au devant de son livre, comme épitre dédicatoire, et dont voici la traduction :

« J’aurais voulu et ne sais comment prouver ma reconnaissance
« À celui à qui je dois tant !
« Mais je me suis dit : À quoi bon ?
« Le soleil darde ses rayons bienfaisants ;
« La moisson, qui en profite, ne dit pas : Merci !
« Mais elle mûrit !!!…
« C’est tout ce que veut le soleil ! »

Le vieillard étonné s’écria : Qu’est-ce que veut dire ceci ?

— Que Piquillo est la moisson, répondit Aïxa.

— Et qu’il a mûri, grâce à vous, ajouta Carmen ; c’est tout ce que vous vouliez, mon père.

— Permettez, permettez, dit d’Aguilar en regardant tour à tour et Piquillo et le livre qu’il venait de lui reprendre… peut-être y a-t-il quelque tromperie… peut-être ces demoiselles… et elles en sont bien capables, lui ont fait apprendre par cœur les lignes ou plutôt les flatteries qu’il vient de me débiter.

Les deux jeunes filles haussèrent les épaules en riant.

— Je vais bien le voir, continua d’Aguilar en tirant de sa poche un portefeuille où il prit un crayon et une feuille de papier… je vais bien le voir… à moins que notre savant ne le soit que dans les livres imprimés.

Et il lui remit le feuillet sur lequel il venait d’écrire. Piquillo lut ce qui suit avec émotion :

« Je donne à Piquillo cinquante ducats de gages par an, et je l’attache désormais au service exclusif de Carmen et d’Aïxa. »

Depuis ce jour, Piquillo n’eut plus rien à désirer, et les deux années qui suivirent furent peut-être les plus heureuses de sa vie.

Dès que ses devoirs étaient remplis auprès de ses jeunes maîtresses, et ces devoirs n’étaient ni difficiles ni fatigants, il courait prendre un livre, car c’était là son premier et son plus vif plaisir. Dans les commencements, il consultait Aïxa sur ses lectures ; c’est elle qui le guidait ; mais bientôt la petite bibliothèque des deux jeunes filles fut épuisée par lui. Il s’adressa à celle du vice-roi, qui était vaste et composée des meilleurs auteurs.

Les ouvrages graves et sérieux étaient ceux qu’il préférait ; les sciences, surtout, attiraient son attention. Là, tout était rigoureux, positif, clairement démontré. Le savoir des autres devenait le sien, et toutes les découvertes, toutes les connaissances des siècles précédents appartenaient en un instant à l’écolier qui venait de s’en emparer et de les saisir.

Que les heures s’écoulaient rapidement ! que le temps paraissait doux à Piquillo ! Il donnait au travail une partie de ses nuits, et ses jours, il les passait presque tous auprès d’Aïxa et de Carmen.

L’étude, qui avait développé son intelligence et élevé son esprit, avait en même temps formé son tact et son goût. Il avait deviné, avec une convenance admirable, les limites dans lesquelles il devait se renfermer. C’étaient toujours les deux jeunes filles qui l’appelaient et qui même le consultaient parfois. La conversation se prolongeait souvent des heures entières. Qui se fût étonné de cette intimité si naturelle et si simple ? Piquillo était leur page, leur élève, et puis il leur était si dévoué !… il n’existait que pour elles… Sa vie était de les aimer et de les servir.

Sans compter que, chaque jour, il devenait plus éclairé et en même temps plus aimable et meilleur, car un des bienfaits de l’éducation est non-seulement de changer ou de corriger un mauvais naturel, mais d’exalter et d’ennoblir encore les nobles sentiments ! Admis comme il l’était dans leur vie réelle, dans leurs qualités et même dans leurs défauts de tous les instants, Piquillo avait déjà acquis une intelligence trop supérieure et un coup d’œil trop fin, pour ne pas connaitre ses deux jeunes amies aussi bien que lui-même.

Carmen n’avait pas dans le cœur une seule pensée que l’amitié n’y pût lire.

Pour Aïxa, c’était différent, il y avait en elle une idée ou un souvenir, qui, de temps en temps, la préoccupait. C’était un sourire mélancolique qui errait sur ses lèvres, c’était une vague rêverie qui se dissipait bientôt, mais qui existait… Carmen ne s’en était jamais aperçue, et Piquillo, plus attentif ou plus pénétrant, n’avait cependant rien pu deviner, sinon que, malgré sa jeunesse, Aïxa avait au fond du cœur un secret qu’elle gardait trop fidèlement pour que ce ne fût pas un devoir ; jamais, en effet, Aïxa n’avait trahi un devoir. Carmen ôtait bonne pour tout le monde ; Aïxa choisissait ; elle était fière et dédaigneuse pour ceux qu’elle n’aimait pas, prévenante, gracieuse et adorable pour ceux qui avaient conquis son amitié ou son estime, et Piquillo jouissait maintenant de ce bonheur.

La Sainte-Marie del Carmen approchait, et le vice-roi désirait, cette année, célébrer la fête de sa fille bien-aimée avec plus de pompe qu’à l’ordinaire, d’abord parce que la jeune enfant des années précédentes était devenue une grande et belle senora, et parce que depuis longtemps d’Aguilar avait à cœur de prendre sa revanche aux yeux de la ville de Pampelune, et de faire oublier la soirée qui, deux ans auparavant, avait produit un si mauvais effet, grâce à Piquillo.

Il avait d’abord acheté pour sa fille un cadeau superbe : c’était un vase en porcelaine de Chine, le plus merveilleux et le plus rare qu’on eût jamais vu à Pampelune : le travail en était exquis et les couleurs admirables.

Le marchand qui lui avait proposé ce vase en avait deux, et d’Aguilar aurait bien voulu la paire ; mais il s’agissait de mille ducats (huit mille francs de notre monnaie), et le vieux seigneur avait été, à son grand regret, obligé d’imposer cette privation à son amour paternel. Le vase qu’il avait payé cinq cents ducats, afin d’y mettre des fleurs pour sa fille, fut confié par lui à Piquillo, qui le cacha dans la bibliothèque.

Mais cela ne suffisait pas, il fallait s’occuper des détails de cette fête. Aïxa promit de se charger de tout, et sans en parler à Carmen, dont il fallait bien se cacher, elle appela en conseil secret Piquillo, heureux de sa confiance et surtout de ce mystère !

Qu’Aïxa était belle et joyeuse ! avec quelle vivacité, avec quelle chaleur elle discutait tous les projets proposés par son jeune conseiller ! Enfin, après une longue et mûre délibération, elle s’arrêta à une idée qui devait lui plaire pour beaucoup de raisons ; une entre autres, s’il faut le dire, c’est que son costume de bal serait charmant.

Cette idée consistait à donner à Pampelune ce qu’on a appelé depuis des quadrilles historiques, des bals costumés, divertissement que la France et l’Espagne adoptèrent avec fureur sous les règnes suivants, ceux de Philippe IV et de Louis XIV.

Piquillo, chargé de seconder sa jeune maîtresse dans tous les préparatifs, déploya un zèle et une activité extraordinaires. Il courait chez tous les marchands et fournisseurs, et dans une occasion si importante, maître Truxillo, le tailleur, ne fut pas oublié.

Le grand jour approchait ; le bal devait avoir lieu le lendemain, et Aïxa, qui avait choisi et dessiné, pour elle et pour Carmen, des costumes mauresques, craignant encore qu’ils ne fussent pas rigoureusement exacts, dit le soir à Piquillo :

— Ne m’as-tu pas dit qu’il y avait dans la bibliothèque du vice-roi un livre de gravures sur les antiquités de Grenade ?

— Oui, senora… je l’ai vu ! un gros volume, dans les rayons d’en haut ; demain matin vous l’aurez, soyez tranquille.

Le lendemain, tout entière à ses préparatifs de bal, Aïxa vit arriver dans sa chambre Piquillo… pâle… hors de lui, et dans un état de désespoir impossible à décrire. Il s’était déjà présenté deux fois à sa porte, et il paraissait plus mort que vif.

— Eh mon Dieu ! Piquillo, qu’y a-t-il donc ?

— Le plus grand de tous les malheurs… je n’ai plus qu’à me tuer, et j’ai voulu vous voir auparavant.

— Se tuer un jour de bal… allons donc ! dis-moi ce dont il s’agit, et je te promets d’y porter remède.

— Impossible… personne ne peut réparer un pareil désastre… ce vase… ce beau vase de Chine que le vice-roi veut donner aujourd’hui à sa fille…

— Eh bien ? s’écria Aïxa avec impatience…

— Et qu’il a payé cinq cents ducats…

— Eh bien ?

— Il n’existe plus… brisé… anéanti !

— Par qui ?

— Par moi.

— Et comment cela ?

— J’étais, ce matin, monté sur une haute échelle, dans la bibliothèque, pour prendre, dans les derniers rayons, le volume que vous m’aviez demandé ; le livre garni en cuivre m’est échappé des mains…

Aïxa poussa un cri d’effroi.

— Il est tombé sur le vase qui était au-dessous, et j’eusse mieux aimé, continua Piquillo avec désespoir, être brisé moi-même en morceaux, car je ne me sens pas la force d’annoncer cette catastrophe à monseigneur. Il est dit que c’est moi qui changerai en désolation toutes les fêtes qu’il veut donner. C’est la seconde fois que cela m’arrive, et cette fois-ci ma maladresse est bien plus grande, bien plus terrible encore | que la première.

— Allons, calme-toi, lui dit Aïxa aussi désolée que lui.

— Non, senora, je m’enfuis de cette maison dont je ne causerais que la ruine et la perte !

— Mais attends donc, lui dit-elle en le retenant… si l’on pouvait cacher ta maladresse au vice-roi, s’il l’ignorait toujours ? Voyons, cherchons ensemble ; n’y aurait-il pas quelque moyen ?

— Aucun… aucun, senora, c’est ce matin, dans quelques heures, que monseigneur va venir chercher ce vase pour le remplir de ses plus belles fleurs, et pour porter lui-même son bouquet dans la chambre de sa fille. Il veut lui faire une surprise, et c’est lui, mon Dieu, qui va être surpris ! Quelle sera sa fureur ! comment la calmer ? que pourriez-vous dire pour m’excuser ?

— Attends donc, dit Aïxa, qui, sans se décourager, cherchait toujours… J’y suis ! j’y suis ! Ne m’as-tu pas raconté que le marchand chez lequel a été acheté ce vase voulait vendre la paire ?

— Oui, senora.

Ainsi le pareil existe… il est chez lui ?

— Qu’importe !.. Quand je me vendrais comme esclave, cela ne paierait pas un trésor semblable. Quand je travaillerais toute ma vie, je ne pourrais pas acquitter une telle dette… Vous voyez donc bien que je n’ai qu’à mourir ; qu’il n’y a ni ressource ni espoir, et que vous-même, vous, ma providence, vous, mon bon ange, vous qui pouvez tout, vous ne pouvez pas me tirer de là !

— Peut-être, dit froidement Aïxa.

Elle ouvrit un petit meuble en bois de rose, qui était à côté de son lit, en tira cinq rouleaux qu’elle mit dans une bourse, et dit à Piquillo en souriant :

— Avant que monseigneur n’ait découvert la catastrophe, cours chez ce marchand, et remplace le vase.

Il y a là cinq cents ducats.

Piquillo, la bouche et les yeux ouverts, la contemplait sans rien dire ; il ne pouvait croire à ce qu’il entendait ni même à ce qu’il voyait, à cette bourse qu’il tenait entre les mains et dont le poids cependant n’était point chimérique.

— Vous, senora ! une jeune fille, posséder une somme aussi considérable !

— Ne t’inquiète pas, dit Aïxa en souriant de son air effrayé, elle est bien à moi.

— Mais alors, c’est toute votre fortune ! Je ne peux… je ne veux pas accepter.

— Il ne tiendrait qu’à moi de me faire plus généreuse que je ne le suis ; mais, pour dissiper tes scrupules, tiens, regarde !

Elle rouvrit le tiroir où elle venait de puiser, et lui montra qu’il contenait encore un grand nombre de rouleaux pareils.

— Tu vois, lui dit-elle, que j’en ai beaucoup, et que je ne m’en sers pas. Si ce n’étaient quelques pauvres qui sont, en secret, mes pensionnaires, je n’aurais rien à dépenser ici, et je suis enchantée que ma meilleure amie reçoive de moi, sans s’en douter, un cadeau qu’elle croira tenir de son père. C’est un bonheur que je te devrai, Piquillo, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur ; et puis, comptes-tu pour rien le plaisir d’obliger un ami ? de l’empêcher de se tuer ? Car j’espère que tu ne veux plus mourir, Piquillo, ni quitter cette maison où il y a deux fêtes aujourd’hui ? C’était celle de Carmen, et maintenant c’est la mienne !

À ces paroles si bonnes, si généreuses, dites avec un air de gaieté et d’insouciance enfantines qui voulait en diminuer l’importance et qui en doublait le charme, Piquillo ne put rien répondre. Il ne pouvait se rendre compte des sentiments qu’il éprouvait. C’étaient la reconnaissance sans doute et le respect, car il tomba à genoux, et pressa contre ses lèvres la main d’Aïxa, qui lui dit d’un ton plus grave :

— Ce que je confie à Piquillo, personne ne doit le savoir, personne ! pas même Carmen !

Et comme il faisait un geste d’étonnement, elle mit un doigt sur sa bouche et dit :

— Et Piquillo ne doit rien me demander.

— J’obéirai ! Mais moi, continua-t-il avec un soupir, moi qui vous croyais orpheline et sans fortune, vous êtes donc riche ?

— Quand ce serait !… dit Aïxa étonnée de sa tristesse… ce n’était pas pour cela que tu m’étais dévoué…

— Non ! sans doute.

— Eh bien alors, dit-elle en lui tendant la main, cela ne doit pas t’empêcher de m’aimer ; puis elle referma le tiroir en lui disant : Va vite, qu’on ne se doute de rien.

Et elle se mit gaiement à sa toilette.

Piquillo sortit, tout étonné, tout troublé encore de ce qui venait de lui arriver, et ne sachant pourquoi à tant de joie et de bonheur se mêlait un vague sentiment de crainte ou de regret.

Il marchait rapidement et suivait la rue Sainte-Isabelle, où demeurait le marchand qu’il allait trouver, lorsqu’une voix lui demanda l’aumône. Dans sa préoccupation, il ne l’entendit pas, et continua sa marche. La voix le poursuivit et proféra ces mots : Ils sont donc tous sans pitié ! Il se retourna, et vit une vieille femme… au front basané, qui tendait la main.

Tout autre eût remarqué ses cheveux gris en désordre, son œil hagard et sombre, sa main agitée par un mouvement convulsif et l’animation fébrile qui contractait tous ses traits. Piquillo ne vit rien de tout cela : une autre idée le préoccupait ; il se rappela le jour où il tendait ainsi la main dans les rues de Pampelune, ce jour où il allait mourir de faim, quand Juanita vint à son aide.

— Elle aussi a faim, dit-il.

Et sans faire attention à l’air plutôt menaçant que suppliant de cette femme, il lui donna tout ce qu’il avait sur lui. C’était un demi-ducat !

— Un demi-ducat ! s’écria la mendiante en tressaillant de joie ; merci, mon jeune seigneur, merci, lui dit-elle d’un air ému.

Puis, tout à coup, elle laissa tomber ses bras avec découragement, et se dit à demi-voix :

— C’est égal ! ça n’est pas assez ! ça ne la sauvera pas !

— De qui parlez-vous ?

— De qui ?… dit la mendiante avec égarement ; d’elle… de ma fille… que la fièvre dévore, et ils veulent nous renvoyer de notre galetas… et elle va mourir sans abri !… dans la rue… et malgré cela, elle ne voulait pas demander… c’est moi qui suis sortie… pour tendre la main… Il le fallait bien… puisqu’il paraît que c’est ma faute… à moi !….. que c’est moi qui suis cause de tout, et cependant Dieu m’est témoin que j’aimais bien mon enfant !

Piquillo voulut l’interroger ; mais elle continua avec un éclat de rire qui tenait de la folie :

— Un demi-ducat ! à moi qui en ai jeté par poignées ! un demi-ducat ! à nous qui en devons dix !… Je vous demande si c’est juste !… et s’il y avait une justice au ciel !… Si seulement, en attendant, il y en avait une sur la terre…

— Taisez-vous ! taisez-vous ! lui dit Piquillo en l’interrompant ; je n’ai rien en ce moment, mais demain, je vous le promets, je ferai ce que je pourrai. Où est votre logis ?

— Oui, c’est vrai… notre logis, il faut se hâter de le dire, car demain nous n’en aurons plus !

— Où est-il ?

— Rue du Figuier, dans la maison du juif Salomon, le teinturier.

— Et votre nom ?

— Ah ! notre nom… est-ce le vrai que vous me demandez… le nôtre à nous ?

— Oui, sans doute.

— Alliaga, dit-elle.

Et elle s’enfuit.

Piquillo poursuivit sa marche, que cet incident avait retardée, arriva chez le marchand, paya, emporta le précieux vase, et il était rentré à l’hôtel, et tout était en place, avant que le vice-roi vint chercher le cadeau qu’il destinait à sa fille, et qui fut reçu par elle avec des transports de joie et de reconnaissance.

— Vois donc, dit-elle à sa sœur, les folies que mon père a faites pour moi.

— Et voici, dit Aïxa en l’embrassant, notre surprise à nous deux Piquillo : lui, pour le conseil, moi, pour l’exécution.

Et elle lui montra le costume mauresque pareil au sien, qu’elle avait fait faire, à son insu, et qui lui allait à ravir.

— Mais l’heure s’avance, s’écria gaiement Aïxa, nous n’avons pas de temps à perdre ; et s’adressant à Piquillo :

— Songe bien à ce que je t’ai dit, c’est toi que j’ai chargé des musiciens, du buffet et des rafraichissements.

Son fidèle esclave promit que l’on serait content de lui.

Déjà le pavé de l’hôtel avait retenti sous les roues bruyantes des nombreux équipages ; toutes les nobles familles de Pampelune et de la Navarre étaient accourues, disputant de richesse et d’éclat plutôt que d’élégance ; la soie, les diamants, les broderies, les larges galons d’or brillaient sur chaque costume, et les vastes salons, resplendissant de cristaux et de lumières, présentaient l’aspect le plus bizarre et le plus varié.

Toutes les nations du monde s’y étaient donné rendez-vous et y figuraient par quadrilles. Le vice-roi, heureux et triomphant cette fois, ne pouvait suffire à répondre aux compliments qui l’assaillaient de tous côtés. Il n’y avait qu’une voix sur le bon goût, l’originalité et l’admirable ordonnance de cette fête.

Le même concert de louanges éclatait dans tous les salons, et les échos en retentissaient jusque dans le vestibule, où se tenait modestement Piquillo, auquel personne ne songeait, et qui, ordonnateur de toutes ces merveilles, en surveillait attentivement l’exécution. Tout à coup cependant il se fit dans le premier salon un mouvement et un brouhaha si extraordinaire, que Piquillo, cédant à sa curiosité, s’approcha des grandes portes vitrées qui donnaient sur la salle du bal.

C’étaient Carmen et Aïxa qui, conduites par leurs danseurs, traversaient le salon.

Au milieu de cette foule d’habits dorés, lourds et pesants, le costume léger, exact et élégant des deux jeunes filles, fit jeter un cri d’étonnement et d’admiration.

Elles portaient une tunique d’étoffe persane rayée, brochée d’or et d’argent, serrée par une ceinture qui accusait l’élégance et la souplesse de leur taille, un dolman à manches étroites semé de pierreries, et enfin des pantalons de soie flottants, fermés au-dessus de la cheville. Des mules de maroquin rouge encadraient leurs jolis pieds. Leurs cheveux tresses, qui tombaient sur leurs épaules, s’échappaient d’un petit bonnet fort riche, placé avec coquetterie sur le sommet de la tête.

Aïxa surtout portait ce costume avec un charme et une aisance admirables. Ses longs cheveux descendaient jusqu’aux talons, et leur noir d’ébène faisait ressortir la blancheur et l’éclat de sa peau. Animée par le mouvement du bal, par le bruit de la musique, par le plaisir d’être vue, par le bonheur d’être belle, Aïxa souriait d’un air gracieux, et semblait d’avance remercier le flot d’admirateurs qui s’ouvrait devant elle et se reformait plus loin.

Un seul des spectateurs, un seul… pâle, immobile, et couvert d’une sueur froide, était resté à la même place, les yeux fixés contre les portes vitrées du vestibule. Aïxa était passée, elle ne l’avait pas vu, et lui… regardait encore… C’était Piquillo. À la vue d’Aïxa dans tout l’éclat de sa beauté et de sa parure, il aurait dû être glorieux de son triomphe et enchanté de l’admiration qu’elle inspirait ; loin de là, il éprouvait une impression pénible, un sentiment douloureux dont il ne pouvait se rendre compte ; il en eut bientôt l’explication.

On avait commencé à danser… un beau cavalier donnait la main à Carmen ; Piquillo demanda son nom à maître Pablo, qui était à côté de lui dans l’antichambre. C’était don Carlos, neveu de don Balthazar de Zuniga, ambassadeur à Vienne.

— C’est un grand seigneur ? dit-il.

— Oui, sans doute.

— Et ce jeune homme qui porte une chaine d’or et une plaque en diamants, celui qui danse avec la senora Aïxa ?

— C’est le fils du duc d’Ossuna, vice-roi de Naples… un charmant cavalier.

— Et il est très-riche ?

— Oui, vraiment.

— Et très-noble ?

— À coup sûr.

— Tous, nobles, riches… fils de grands seigneurs ! se dit-il en lui-même avec amertume ; et moi, pas de parents !… pas même de nom !… car Piquillo… qui sait même si ce nom est le mien !… Aussi, ils donnent la main à de belles et nobles demoiselles ! Ils sont au salon… et moi à l’antichambre ! Ils brillent, et je me cache !…

— Voyez, lui dit maître Pablo, comme le comte d’Ossuna est aimable et galant. La senora Aïxa a laissé tomber son bouquet… il vient de le ramasser et le lui rend après l’avoir porté à ses lèvres… Eh bien, Piquillo, que faites-vous donc ? dit-il en retenant le jeune homme, qui venait de s’élancer dans le salon.

— Rien, répondit Piquillo en s’arrêtant, j’allais voir si l’on avait besoin de moi.

À l’instant, par bonheur, cette danse finissait, et en retournant à sa place, Aïxa l’aperçut… Elle jeta sur lui un de ses plus aimables et gracieux sourires.

Piquillo sentit son cœur oppressé se dilater de joie et de bonheur.

Elle se leva et alla droit à lui.

Tout fut oublié, Piquillo n’en voulut plus à personne. Il se croyait maintenant l’égal de don Balthazar de Zuniga et du vice-roi de Naples.

— Bien, Piquillo, lui dit-elle de sa voix douce et caressante, très-bien ! mais voici le moment, fais servir les rafraîchissements.

Piquillo demeura accablé… il fit quelques pas en chancelant, et dit dans l’antichambre à maître Pablo :

— Veillez à tout, je vous prie… je ne me sens pas bien.

Il s’élança dans le jardin, fuyant le bruit du bal et de l’orchestre qui le poursuivait, et les flambeaux étincelants qui projetaient encore leurs lueurs jusque dans les massifs…

Il marcha toujours devant lui… jusqu’au bout du parc, jusqu’à la chaumière où Carmen et Aïxa étaient venues autrefois l’arracher à son chagrin… Et là, saisi d’une douleur bien plus profonde et plus poignante encore, il s’arrêta et se mit à fondre en larmes.

Ah ! il aimait… l’insensé ! il aimait de toutes les forces de son âme !… ou plutôt cet amour était son être et sa vie… il n’avait jamais fait autre chose qu’aimer cette jeune fille ! seulement alors, et par malheur, il s’en apercevait.

Sans connaître Je monde autrement que par ses livres, Piquillo en savait assez pour apprécier toute l’étendue de sa folie et mesurer l’abime au bord duquel il se trouvait. Le supplice qui l’accablait était le plus pesant et le plus horrible de tous, c’était celui que le Dante avait choisi pour caractériser les tourments de l’enfer, et de quelque côté qu’il se retournât et envisageât sa position, il ne pouvait que se répéter ces mots : Sans espoir ! sans espoir !

Et en effet c’était bien là la vérité ; mais en amour, la vérité n’est pas une raison ! si elle nous accable de son évidence, on détourne les yeux et on lui préfère une erreur, ou une extravagance qui nous console.

Pendant toute la nuit, Piquillo se répéta qu’Aïxa était probablement d’une haute naissance ; mais enfin cette naissance et cette famille, pourquoi les cacher aux yeux de tous ? il y avait là quelque chose d’encourageant, un mystère qui lui permettait d’espérer quelque mésalliance, quelque tache à son blason ; elle était riche, sans contredit, mais on avait vu tant de gens qui n’avaient rien faire de belles fortunes ! Les livres qu’il avait lus étaient remplis d’aventuriers heureux qui parvenaient aux emplois les plus élevés. Cela ne pouvait-il pas se voir encore ? Aïxa l’avait dit elle-même : avec de la patience et du courage on arrive à tout.

Alors il se levait… il marchait à grands pas, riche des plus belles illusions, qu’un instant de calme et de réflexion suffisait pour dissiper et détruire.

C’est ainsi qu’il passa toute la nuit.