Piquillo Alliaga/15

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 74-77).


XV.

sous les toits.

Piquillo était essoufflé quand il arriva au haut de l’escalier. Il est vrai qu’il venait de hâter sa marche et de monter vivement, car, dès le troisième ou quatrième étage, il avait entendu des cris confus qui devaient provenir des régions supérieures, le bruit augmentant à mesure que Piquillo gravissait les degrés. Arrivé au dernier étage, c’est-à-dire à un grenier situé sous les toits, il lui fut facile de trouver la chambre de la vieille femme, c’était la seule ; et plus facile encore d’y entrer, attendu que la porte était ouverte. Il aperçut d’abord trois hommes en manteaux noirs ; leurs longues épées, la plume râpée de leur chapeau, et mieux encore leurs traits durs, sévères et sans pitié, tout révélait des alguazils dans l’exercice de leurs fonctions.

— Vous n’enlèverez pas ma fille ! s’écriait la vieille femme qui la veille avait abordé Piquillo ; les cheveux gris en désordre, les yeux flamboyants, un bras tendu vers le ciel, elle brandissait de l’autre une pelle de fer qu’elle venait d’arracher du foyer et dont elle menaçait les assaillants.

Derrière elle, une femme, belle encore, mais pâle et maigre, venait de s’élancer d’un misérable grabat. Ses épaules brunes, à moitié nues, n’étaient couvertes que par ses longs cheveux hoirs. Enveloppée dans une couverture de laine en lambeaux, elle se traînait à genoux, demandant grâce aux alguazils, dont un avait fait un pas vers elle et venait de la saisir par la main. À cette vue, poussant un rugissement de lionne à qui on enlève ses petits, la vieille femme avait levé sa redoutable pelle et allait en écraser la tête de l’alguazil, lorsque Piquillo parut devant la porte, semblable à ces corps d’armée qui, tombant à l’improviste sur le champ de bataille, arrivent pour décider du sort de la journée et changer la face des événements.

La pauvre femme suppliante étendit les bras vers lui ; les alguazils demeurèrent immobiles, la pelle de fer resta suspendue… tous les combattants s’arrêterent. Ce fut comme une trêve impromptue et tacite.

— Qu’est-ce, messieurs ? dit froidement Piquillo, pourquoi traiter aussi brutalement ces pauvres femmes ?

— Parce qu’elles doivent dix ducats au propriétaire de cette maison, au seigneur Pedro Diaz, corregidor de la ville de Pampelune.

On se rappelle que Josué Calzado, notre ancienne connaissance, n’exerçait plus depuis longtemps ces fonctions ; vu le rôle influent qu’il avait joué dans l’émeute des fueros, le duc de Lerma l’avait, le soir même, nommé corrégidor mayor à Tolède, et le seigneur Pedro Diaz l’avait remplacé à Pampelune sur la recommandation du duc d’Uzède, fils du premier ministre.

— Oui, seigneur cavalier, s’écria la vieille femme, c’est Pedro Diaz, le corrégidor, qui est cause de tout ! Ne pouvant le payer, nous voulions vendre jusqu’aux derniers meubles qui nous restaient de notre opulence… ceux dont ma fille ne voulait pas se séparer !

— Jamais !… jamais ! s’écria celle-ci avec désespoir, je l’ai juré…

C’étaient sa guitare et son miroir ! elle les avait gardés jusqu’à présent ; c’est moi, sa mère, poursuivit la femme avec une volubilité difficile à retenir, c’est moi qui, sans lui en parler, avais résolu de m’en défaire pour avoir du pain et payer nos loyers, et comme j’ai voulu moi-même aller les vendre… ne voilà-t-il pas que ce Pedro Diaz qui avait ses desseins, car il en a malgré ses soixante ans, ce misérable corrégidor !…

— Respect, s’écria gravement l’alguazil, respect, senora Urraca, au seigneur corrégidor !

— Je me moque de lui et de tous les corrégidors de l’Espagne, s’écria la vieille femme dans une exaltation qu’il n’y avait plus moyen d’arrêter. Nous avons vu et reçu des princes, des ducs, des grands seigneurs qui avaient d’autres tournures que ton corrégidor… qui est censé rendre la justice et qui devrait d’abord se la rendre à lui-même. Oui, seigneur cavalier, continua-t-elle en s’adressant à Piquillo… il a osé prétendre, voyant que nous allions lui échapper, que ces bijoux étaient trop beaux, trop riches pour nous appartenir, et que s’ils étaient dans nos mains, c’est que…

Sa fille poussa un cri d’indignation, et voulut s’élancer du grabat sur lequel elle s’était rejetée.

Tais-toi… tais-toi… Alliaga, lui dit sa mère en l’enveloppant de la couverture en lambeaux dont elle la drapa ; ce seigneur cavalier n’en croit rien, pas plus que ce corrégidor qui veut nous faire arrêter pour nous tenir, pendant tout le temps qu’il voudra, en prison et en son pouvoir.

— Serait-il vrai ! s’écria Piquillo.

— C’est notre ordre, dit le chef des alguazils.

— Et pendant ce temps, continua la vieille, ces Messieurs, pour payer les frais, s’empareraient de notre trésor, de la guitare de ma fille et de son miroir. Mais ils ne les auront pas, je les ai trop bien cachés pour cela.

— C’est ce que nous verrons, s’écria l’alguazil ; en attendant, seigneur cavalier, permettez-nous d’exécuter nos ordres.

— Vous me permettrez au contraire de m’y opposer, répondit Piquillo d’une voix ferme, jusqu’à ce que j’aie rendu compte de cette affaire à son excellence don Juan d’Aguilar, vice-roi de la Navarre, dont j’ai l’honneur d’être un des secrétaires.

À ce nom révéré, les trois alguazils s’inclinèrent en même temps par un mouvement de terreur rapide et sympathique.

— Comme il faut avant tout, cependant, poursuivit Piquillo, que le seigneur Pedro Diaz ait satisfaction pour ses loyers, voici les dix ducats qui lui sont dus, et un de plus pour les frais. Pour le reste, je me rends caution de ces femmes. Je vais d’abord les entendre, puis je ferai après mon rapport au vice-roi, en présence du corrégidor lui-même, s’il veut y assister… vous pouvez l’en prévenir.

Les alguazils prirent d’abord leur argent, puis saluèrent avec respect, et on entendit quelque temps encore, pendant qu’ils descendaient l’escalier, des exclamations de surprise et de joie dont le bourdonnement s’élevait et montait jusqu’à la mansarde.

C’était la première fois que Piquillo se posait comme protecteur de quelqu’un, lui qui jusqu’alors avait toujours été protégé ; c’était la première fois de sa vie qu’il connaissait le pouvoir et en usait ; nommé secrétaire d’un grand seigneur depuis une demi-heure à peine, il avait déjà fait du bien, il avait défendu un opprimé, bonheur que bien des fonctionnaires n’ont pas la chance de rencontrer pendant toute la durée de leur gestion.

Cependant la senora Urraca avait fermé soigneusement la porte, et présentait à Piquillo la seule chaise intacte qui existât dans la mansarde : elle s’assit sur le pied du lit de sa fille en lui disant :

— Puisque ce jeune seigneur veut bien nous protéger et nous défendre, dis-lui tout, mon enfant, dis-lui notre fortune, notre gloire, le rang que nous avons occupé…

Piquillo ne pouvait s’expliquer encore chez qui il était ; ces mots de gloire et de fortune contrastaient singulièrement avec l’abjection et la misère qui régnaient autour de lui. De ces deux femmes, l’une, noble et distinguée, lui inspirait, dans son malheur, une secrète compassion ; l’autre, basse et commune, lui causait une invincible répugnance.

La première avait été belle, et ne l’était plus !

À ne considérer que la régularité de ses traits, ses dents si blanches, ses yeux d’un noir velouté, et le sourire caressant qui errait encore sur ses lèvres, on ne lui eût donné que vingt-cinq ans. Mais quand on contemplait ce teint pâle, ces joues fanées et amaigries, et surtout une ou deux rides qui sillonnaient son front, il fallait supposer huit ou dix ans de plus, ou qu’alors les chagrins et non le temps avaient laissé ainsi la trace de leur passage.

Elle se souleva avec peine sur le seul matelas qui composait sa couche, et s’appuyant sur son bras, elle commença d’une voix lente et affaiblie un récit, interrompu à chaque instant par les exclamations, réflexions et lamentations de sa mère, pour qui parler était un besoin de première nécessité, et dont la loquacité était le moindre défaut.

— Mon père, Aben-Alliaga, était un des Maures qui prirent les armes dans les Alpujarras contre la tyrannie de Philippe II. C’est pendant cette guerre et au milieu des montagnes que je vins au monde, à ce que m’a dit ma mère.

— Oui… oui… s’écria Urraca, je portais mon enfant dans mes bras, et nous suivions l’armée qui, longtemps victorieuse contre le marquis de Mondejar, fut enfin vaincue par don Juan d’Autriche ; je me rappelle encore ses soldats qui ne faisaient pas de quartier, et qui nous obligeaient à nous cacher dans des rochers inaccessibles. Alliaga, mon mari, fut tué bravement à la montagne, en voulant nous défendre, et nous donner le temps de fuir… Je me sauvai à Grenade, et de là à Séville, où j’élevai mon enfant de mon mieux.

— C’est-à-dire pas du tout ! reprit sa fille. À cinq ou six ans, j’allais avec ma mère mendier dans les rues… rentrant à la maison avec ce qu’on nous avait donné, et quand on ne nous donnait rien, ne mangeant pas !

— Ah ! je connais ça ! se dit à part Piquillo.

— Je n’avais donc aucune espèce d’instruction… quant à la religion, pas davantage… ma mère n’ayant jamais su au juste si elle était maure, juive ou chrétienne !

— Ce n’est pas ma faute.

— Je ne vous en fais pas un reproche, ma mère. Mais alors, et à défaut de mieux, je me suis fait un culte à ma manière. Je pensais à mon père, le soldat, qui avait été tué pour nous, en nous défendant… Je le priais et lui demandais conseil ; rarement, quand j’étais heureuse ; beaucoup, quand j’avais du chagrin ; et depuis longtemps j’y pense toujours…

Piquillo se sentit ému, et rapprocha sa chaise du lit de la pauvre femme.

— À dix ans, continua-t-elle, il paraît que j’étais jolie.

— Charmante ! s’écria la mère avec fierté. Quelque misérables que nous fussions, seigneur cavalier, les passants s’arrêtaient dans la rue pour la regarder ; sa beauté perçait à travers ses haillons !

— Bien aisément, continua Alliaga en souriant, rien ne s’y opposait ! Un jour que j’avais bien froid et bien faim… je me mis à chanter pour passer le temps, et je m’aperçus que j’avais de la voix.

— Une voix admirable, s’écria la mère, admirable… une source de fortune ! aussi dès ce moment les maravédis commençaient à pleuvoir sur nous.

— J’allais tous les soirs au pied de la Giralda, continua sa fille, la grande tour de Séville… Vous la connaissez bien, monsieur ?

— Non, dit Piquillo.

— Ah ! c’est superbe !…

Et puis elle ajouta avec un sentiment de fierté qui contrastait singulièrement avec sa situation, c’est bâti par les Maures, nos ancêtres. Là, tous les soirs, se formait autour de moi un cercle nombreux, et quand, après avoir chanté, je faisais la quête avec mon tambour de basque, c’était à qui me jetterait une pièce de monnaie pour avoir de moi une révérence. Un jour, parmi mes auditeurs en plein air, se trouva le seigneur Esteban Andrenio, chef de la musique au grand théâtre. Il pensa sans doute que la Giralda (c’est ainsi qu’on me nommait dans Séville) était appelée à d’autres succès, et m’emmena avec lui, ainsi que ma mère.

— Certainement je ne voulais pas quitter mon enfant.

— En deux ou trois ans, il m’apprit la danse et la musique, et me forma pour le théâtre, avec des soins, une patience et une bonté que je crus longtemps désintéressés… Enfin je débutai.

— Je crois y être encore ! interrompit la mère avec exaltation. Quand ma fille parut, je manquai de me trouver mal ! je n’aurais pu donner une parole… ni une note.

— Heureusement, dit Piquillo, ce n’était pas vous qui débutiez !

— C’était elle ! c’était ma fille… mon enfant ! l’enfant que j’avais élevée et qui me payait, en un seul instant, de toute ma tendresse et de mes peines !… Quel succès ! quel triomphe ! Je croyais que la salle allait s’écrouler sous le bruit des applaudissements.

— Oui… oui… s’écria Alliaga… je fus égarée, enivrée ! Comment une pauvre jeune fille aurait-elle résisté à une pareille ovation, à de tels éloges ? C’était à en perdre la raison !

— Et le soir même, s’écria la mère avec orgueil, tous les comtes, les ducs, les grands seigneurs et le directeur du théâtre étaient dans ma loge à m’accabler de compliments ! Ils étaient tous à mes pieds, et dès ce moment la Giralda eut un traitement magnifique… trois mille ducats. Je ne la quittai pas d’un instant. Imaginez-vous, seigneur cavalier, un logement superbe ! une maison montée ! une femme de chambre ! un petit nègre pour nous accompagner au théâtre, et une table dont je faisais les honneurs.

— Alors, continua la Giralda, le seigneur Esteban Andrenio, le chef de musique, qui était la cause de ma fortune, voulut en réclamer le prix. La reconnaissance que je lui devais n’allait pas jusque-là, et je repoussai ses offres avec indignation.

— Un grand tort ! s’écria la mère avec l’air le plus grave. D’un homme dévoué qui pouvait lui être utile et lui donner des rôles, elle se faisait un ennemi mortel ! c’est une faute au théâtre ; mais les jeunes filles ne suivent que leur tête et leur caprice… elles ne veulent pas écouter leurs mères, qui ont de l’expérience et de la sagesse !

Et la senora Urraca poussa un profond soupir en ajoutant d’un air indulgent : Après cela, seigneur cavalier, il ne faut pas lui en vouloir, elle était si jeune alors… elle venait d’avoir quatorze ans !

Piquillo étonné ne comprenait plus ; habitué aux purs et chastes sentiments d’Aïxa et de Carmen, les usages et les mœurs dont on déroulait à ses yeux le tableau lui semblaient si extraordinaires, qu’il regardait si la senora Urraca parlait sérieusement.

L’excellente mère était de bonne foi, car les mères des comédiennes forment une classe à part et une maternité exceptionnelle. C’est un dévouement et un amour qu’elles entendent à leur manière, et Piquillo en écoutait le développement, non pas avec plaisir, mais avec curiosité ; semblable au voyageur qui, en quittant un beau et riant pays qu’il connait, n’est pas fâché de passer dans une région âpre, en désordre et effrayante, qui est pour lui toute nouvelle.

— Tout cela pouvait se réparer encore, continua la vertueuse mère en s’essuyant les yeux, si elle n’avait commencé par une folie… par une extravagance, une inclination de cœur… une passion ! M’a-t-elle donné assez de peine et de tourment, celle-là ! J’en pleurais jour et nuit, je voyais ma fille qui courait à sa perte !…

— Vous vouliez donc l’en empêcher ! s’écria Piquillo en rendant à la pauvre mère une partie de son estime.

— Oui, seigneur cavalier, oui ! le ciel m’en est témoin ! s’écria la senora Urraca d’un ton sévère. Je lui ai répété vingt fois :

« Tout dépend au théâtre du premier amant que l’on prend… tout notre avenir est là ; c’est par là qu’on nous juge ! »

Et si vous saviez celui qu’elle a choisi !…

— Je l’aimais, s’écria la Giralda, les yeux brillants de souvenirs, pendant que ses joues pâles se colorèrent un instant ; oui, je l’aimais, et ce fut mon premier, ce fut mon seul amour ! Il était du sang de mes ancêtres, de celui de mon père, du sang qui coule dans mes veines…

— Eh ! mon Dieu ! oui, dit la mère en soupirant, un Maure qui était riche !… mais, à quoi bon… elle ne voulut rien accepter de lui… rien !…

— Que la guitare sur laquelle je répétais ses chants arabes, et le miroir où il me trouvait si belle !

— Et, ce que vous ne croirez jamais, seigneur cavalier, s’écria la mère avec indignation, il voulait absolument la retirer du théâtre !…

— Oui… oui, dit tristement la Giralda ; j’aurais peut-être dû l’écouter ! Mais une fois, voyez-vous, qu’on a goûté de ces douceurs qui ne ressemblent à aucune autre, de cet enivrement de la scène, de ce frémissement qu’on fait naître, de ce bonheur de tenir une foule attentive et comme suspendue à ses lèvres ; quand on l’a entendue, ardente et passionnée, éclater tout à coup en cris de joie et d’admiration ; quand on est venu soi-même, à l’éclat des flambeaux, aux trépignements de la multitude, recueillir leurs bravos et leur moisson de fleurs… il n’y a plus moyen d’oublier de pareilles émotions, elles deviennent un besoin, un délire ; il faut vivre dans cette vie ou mourir !

Et la Giralda était presque redevenue belle ; sa voix sonore et accentuée s’élevait à mesure qu’elle parlait ; la couverture de laine qui la drapait à moitié laissait à ses gestes leur énergie et leur noblesse : ses yeux avaient retrouvé leur expression et lançaient des éclairs !…

Tout à coup elle s’arrêta… regarda les murs dépouillés de cette mansarde, le grabat sur lequel elle gisait étendue… Puis, ne pouvant supporter le contraste du souvenir et de la réalité, elle cacha sa tête dans ses deux mains et se prit à pleurer.