Piquillo Alliaga/14

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 71-74).


XIV.

le lendemain de la fête.

Le lendemain de cette grande fête, personne ne se leva de bonne heure, et le supplice de Piquillo fut prolongé. Il vit Aïxa bien plus tard qu’à l’ordinaire, lui qui depuis le point du jour errait sous ses fenêtres ou devant sa porte !

Quand elle l’aperçut, elle fut effrayée du changement de ses traits. Elle avait bien su par Pablo qu’il avait été indisposé, et dans la soirée même, elle et Carmen avaient plusieurs fois demandé de ses nouvelles. Dans ce moment encore les deux jeunes filles l’accablaient de soins, d’attentions et de prévenances qu’on aurait dit, non d’un serviteur, mais d’un ami et d’un frère.

Piquillo comprenait bien qu’on faisait pour lui mille fois plus qu’on ne devait. Attendri jusqu’aux larmes, il se reprochait son ingratitude, et cela ne l’empêchait pas de sentir la main de fer qui étreignait son cœur. Il fût mort plutôt que d’avouer à personne un secret qu’il eût voulu se cacher à lui-même ; et, résolu de dompter, ou du moins de dérober à tous les yeux une passion insensée, il s’efforça de sourire et de plaisanter sur les plaisirs et les succès de la veille.

Carmen ne se douta de rien ; mais Aïxa était trop clairvoyante pour s’y laisser tromper : un instinct merveilleux et sympathique lui disait si promptement les peines de ses amis, qu’il semblait qu’elle les eût devinées ou éprouvées avant eux.

Elle posa sa main sur celle de Piquillo, qui tressaillit, et, le regardant attentivement, elle lui dit d’un air de reproche :

— Piquillo cache un mystère à ses amies.

À cet accent de bonté, à cette voix si douce et si tendre qui faisait vibrer toutes les fibres de son cœur, le pauvre jeune homme sentit faiblir sa résolution et son courage ; il se mit à fondre en larmes.

— Qu’as-tu donc ? qu’as-tu donc ? dirent-elles toutes les deux.

— Vous me le demandez ! s’écria-t-il en cherchant à retenir ses pleurs ; vous me le demandez ! vous qui, par bonté, avez fait de moi le plus malheureux des hommes ! vous dont l’amitié et les nobles sentiments m’ont presque élevé votre égal, quand, par ma condition, je devais rester au-dessous de tous ! vous qui m’avez instruit et éclairé pour me faire voir ma honte et ma misère, que j’aurais peut-être toujours ignorées !

À ces reproches inattendus et qui n’étaient que trop justes, Carmen restait muette de surprise et de douleur. Aïxa réfléchit un instant et lui dit :

— C’est vrai !… sœur, c’est vrai, Piquillo à raison ! la faute est à nous, c’est à nous de la réparer. Mais je lui dirai comme autrefois, c’est à lui de nous aider !

Oui, ajouta-t-elle d’une voix animée, ne te laisse pas abattre ; ne regarde plus le point de départ, mais le but, et tu arriveras, Piquillo, tu arriveras, je te le promets. L’Espagne n’est pas aujourd’hui, par malheur, si féconde en hommes de talent qu’il n’y ait place pour toi… et peut-être aux premiers rangs ! Je te dirais : « Prends une épée, » si tu étais gentilhomme ; mais tu ne l’es pas, je ne le crois pas du moins, ni toi non plus. Il faut donc choisir une autre carrière, et il en est où tu dois réussir, car tu es plus instruit, plus capable qu’eux tous ! Et ces nobles hidalgos et ces grands seigneurs, avec qui je causais hier, m’ont prouvé mieux que toi-même ce dont je me doutais déjà, c’est que tu as du mérite et beaucoup !

Ah ! si Aïxa avait pu se douter du bien qu’elle faisait à Piquillo, si elle avait pu lire dans son cœur, elle aurait vu que dans ce moment, et grâce à elle, il pouvait aspirer et arriver à tout ; nul obstacle ne pouvait plus l’arrêter.

Il est telle parole de la femme qu’on aime qui vous a créé un avenir.

— Bien ! bien ! reprit-elle en voyant l’air de joie et d’exaltation briller dans les yeux de Piquillo à la place des larmes qui y roulaient tout à l’heure ; bien ! le reste me regarde maintenant ! Je vais parler à ton père, Carmen, il saura nous comprendre et nous aider. Attendez-moi, mes amis !

Et elle s’élança vers l’appartement du vice-roi sans réfléchir que peut-être n’était-il pas encore éveillé.

Don Juan l’était depuis longtemps.

Enchanté de sa fête et surtout du succès qu’avait obtenu sa fille, car pendant toute la soirée son père n’avait vu qu’elle, il était resté le dernier à ce bal et s’était couché tard. Il dormait depuis quelques heures, entendant encore le bruit de l’orchestre, voyant encore danser sa fille… et l’admirant toujours en rêve, lorsqu’on frappa rudement à sa porte.

— Est-ce que Carmen serait malade, indisposée par les fatigues de la veille ? ce fut la première pensée du vieillard ; mais il fut promptement rassuré par les accents d’une voix qui lui était bien connue, et qui depuis longtemps n’avait retenti à ses oreilles.

— Rassurez-vous, maître Pablo, son excellence le vice-roi de la Navarre ne vous grondera pas de l’avoir réveillé en sursaut ; quand on vient en poste embrasser son oncle, et qu’on n’a que quelques heures à lui donner…

— Mon neveu !… mon neveu !… s’écria don Juan en s’élançant dans ses bras.

Et aux premiers rayons du soleil dont s’éclairait l’appartement qu’on venait d’ouvrir, il contempla la figure mâle et guerrière du jeune homme.

— Ah ! s’écria-t-il avec joie, ce n’est plus le beau page d’il y a cinq ans… mais c’est mieux encore ! D’où viens-tu ainsi ?

— Des Pays-Bas, où nous nous battons !

— Je le vois… je le vois bien, dit le vieillard en contemplant avec orgueil une légère cicatrice qui sillonnait le front bruni de son neveu.

— Et le capitaine du régiment de la Reine est aujourd’hui colonel, poursuivit gaiement le jeune homme. Oui, mon oncle, malgré la haine que m’a gardée le duc d’Uzède, le fils du ministre ; malgré la malveillance que me portait son père, une protection inconnue a toujours fait valoir mes services et m’a fait avancer ! Vous doutez-vous qui ce peut être ?

— Non, par saint Jacques ! C’est justice, et pas autre chose ! et puisque je te revois, tout va bien ! Je n’ai qu’un regret, c’est que tu ne sois pas arrivé hier soir… à notre fête, à notre bal !… Tu aurais vu ma fille !… Carmen, ta cousine, qui était charmante… Tu aurais dansé avec elle ! Tu ne la reconnaitras pas, j’en suis sûr, tant elle est jolie !… Hier surtout, imagine-toi…

Il allait commencer la description du costume de sa fille, et il s’arrêta, non pas qu’il l’en tint quitte ; mais passant rapidement à un autre sujet, car la joie est volontiers causeuse, il s’écria :

— Colonel ! ah çà ! nos affaires vont donc mieux dans les Pays-Bas ?

— Non, mon oncle, répondit tristement le jeune homme ; vous avez vu un temps où les armées espagnoles étaient triomphantes, un temps où elles se battaient du moins pour une bonne cause… mais maintenant tout est contre nous !

Pour placer la sœur de notre roi sur un trône, tuer de braves gens qui défendent leur pays et leur liberté, cela porte malheur !… La défaite est honteuse et le succès sans gloire. Ce peuple de marchands et de pêcheurs, ces Hollandais, tiennent tête depuis quinze ans à toutes les forces de l’Espagne ; leur Maurice de Nassau est un héros !… Il a fait des prodiges à Newport.

Oui, mon oncle, oui, dit-il à voix basse, nos meilleurs soldats, notre artillerie, nos bagages, et plus de cent drapeaux… notre désastre a été complet… Et sans le marquis de Spinola ! Au moins celui-là, c’est un général !…

— Aussi, le duc de Lerma ne l’aime pas.

— C’est lui qui nous a sauvés, qui a ramené la victoire et la discipline dans nos rangs ; c’est lui qui a payé, de ses propres deniers, des soldats qui n’avaient ni solde, ni habillement, ni pain, et qui pillaient au lieu de se battre.

— Et le duc de Lerma emploie nos finances à donner des fêtes ! s’écria d’Aguilar avec indignation.

— Enfin, la prise d’Ostende a terminé la campagne en notre faveur. Mon général, qui m’honore de quelque estime, m’avait chargé d’en porter la nouvelle à Madrid ; mais, malgré notre victoire, la mer n’est pas libre et ne nous appartient pas… il m’a fallu traverser la France, les Pyrénées… et voilà comment je viens à Pampelune, mon cher oncle, vous demander à déjeuner !

— Sois le bienvenu… mais tu nous donneras bien la journée…

— Quelques heures seulement… et je repars pour remplir ma mission…

— Quel dommage ! s’écria d’Aguilar ; à peine auras-tu le temps de voir ma fille…

— Par saint Yago, j’aurai toujours le temps de l’admirer, de l’embrasser, de lui dire que, malgré l’absence, j’ai toujours pensé à elle !

— Bien, bien ! dit le vieillard en se frottant les mains… Et puis, ajouta-t-il en riant : Voici le temps qui arrive… Tu ne croirais pas qu’on me l’a déjà demandée en mariage ! Rodrigo Vasquez, le fils de l’ancien secrétaire d’État… Et hier à ce bal… le neveu de Balthazar de Zuniga, notre ambassadeur à Vienne, ne l’a pas quittée des yeux de toute la soirée… Je te dis cela, parce que cela me fait plaisir… Cela doit t’en faire aussi… Mais mon seul vœu, à moi, le dernier espoir ; de mes jours, tu le sais, tu le connais ?

Vois-tu, Fernand, continua-t-il en lui prenant les mains, il y a des pressentiments dont on ne peut se rendre compte. Je suis heureux de te voir là, parce que je ne sais pas si je dois longtemps jouir de ce bonheur. Il me semble que le terme de mes jours approche. Mais que la volonté de Dieu soit faite, dit-il en levant les yeux au ciel, je partirai sans crainte, puisque je te laisse l’époux de ma fille…

Et si je te la donne, ce n’est pas parce que tu es riche, parce que tu es beau, parce que tu es brave : c’est qu’il y a là, et il lui frappa sur le cœur, un trésor de franchise et de loyauté que je connais. Tu n’as jamais manqué à ta parole, Fernand, et je croirai au bonheur de ma fille, si tu me jures de la rendre heureuse.

— Je le jure ! mon oncle ! je le jure ! s’écria le jeune homme, et si je manquais à ce serment…

La porte s’ouvrit, et Fernand s’arrêta immobile en voyant paraitre Aïxa.

Jamais elle n’avait été si jolie qu’en ce négligé du matin, qui la couvrait à peine. Elle accourait vive et joyeuse, animée par l’espoir d’une bonne action ; elle croyait à cette heure trouver d’Aguilar seul chez lui ; et en apercevant un étranger, un jeune homme, un militaire… elle s’arrêta toute troublée, baissant vers la terre les longs cils de ses yeux noirs, et ses joues se couvrirent d’une rougeur qui l’embellissait encore.

Fernand, qui à son arrivée avait interrompu sa phrase, était moins que jamais en état de l’achever… Troublé et interdit, il restait immobile de surprise et d’admiration, et son embarras rendit quelque confiance à la jeune fille, qui se hasarda à lever les yeux. Le beau cavalier qui était devant elle n’avait ni l’afféterie ni la fatuité des jeunes seigneurs dont elle se moquait la veille. Sa taille haute, élevée, ce front hâlé par le soleil des champs de bataille, cette noble cicatrice, cette moustache élégante, cette épée surtout sur laquelle il s’appuyait en ce moment, tout cela contrastait avec l’apparence chétive et grêle du pauvre Piquillo, avec sa tenue modeste, timide et embarrassée…

— C’est mon neveu, dit joyeusement d’Aguilar en le présentant à la jeune fille… don Fernand d’Albayda.

Aïxa tressaillit à ce nom, comme s’il lui eût rappelé quelque souvenir, et elle regarda le jeune homme avec un sentiment de curiosité qu’elle n’avait pas tout à l’heure.

— C’est mon enfant d’adoption, dit le vice-roi à Fernand en lui montrant Aïxa ; quelque jour nous te raconterons son histoire, dès que cela nous sera permis ; en attendant, c’est ma seconde fille, la sœur de Carmen… et tu ne la trouves pas mal, à ce que je vois…

— Charmante ! murmura Fernand à voix basse, en s’inclinant avec respect.

— Eh bien ! tant mieux ! s’écria le vieillard étourdiment ; tant mieux !… parce que, vois-tu bien, murmura-t-il à son oreille, Carmen est bien plus belle encore, tu la verras ! deux fois plus belle !

Le père disait vrai… il en était persuadé !

— Eh bien ! mon enfant, continua-t-il gaiement en s’adressant à Aïxa, que venais-tu me dire ? Que la présence de mon neveu ne te gène pas, nous sommes ici en famille ; et puis comme il ne nous donne que quelques heures, je n’en veux pas perdre un seul instant, et je ne le quitte pas.

— C’est trop juste, dit Aïxa, avec un sourire charmant ; et elle lui expliqua en peu de mots le désespoir de Piquillo, qui avait maintenant le malheur de se trouver un homme de mérite, et qu’il fallait alors traiter comme tel.

— Tu as raison ; que puis-je faire pour lui ?

— L’élever, d’abord, aux yeux des gens de votre maison, le sortir de la condition qu’il occupe… le nommer votre secrétaire…

— Tu le veux ! c’est fait !

— Voilà pour sa position… Quant à sa fortune, dit-elle avec un peu plus d’embarras et en baissant la voix, je voudrais… si vous le permettez… et sans qu’il s’en doutât jamais, y contribuer aussi ; car vous savez, monseigneur, qu’il y a des folies bien inutiles… qui ne me servent à rien…

— Très-bien ! très-bien ! dit d’Aguilar, qui parut la comprendre… je ne veux pas, dans ce moment, te priver de ce plaisir… nous verrons plus tard ce qu’il y aura à faire pour ton protégé.

— Disposez de moi, dit vivement Fernand en s’avançant ; tout ce que je peux avoir à Madrid d’amis et de crédit sera employé en faveur de quelqu’un auquel vous vous intéressez, vous, mon oncle… et la senora, dit-il en regardant Aïxa.

— Merci, seigneur Fernand, répondit-elle avec joie, vous êtes un digne rejeton de la famille ; le cousin de Carmen devait être bon et généreux comme elle, et voilà notre pauvre Piquillo assuré déjà d’un puissant protecteur.

Le vice-roi avait déjà envoyé prévenir son ancien page, qui arriva en ce moment et à qui l’on se hâta d’annoncer ces bonnes nouvelles.

— Tu es mon secrétaire, lui dit-il, tu auras deux cents ducats de traitement, et de plus, comme gratification, une année d’avance ; en prononçant ces derniers mots, il regarda en souriant Aïxa, qui l’approuva de la tête.

— Et moi, dit Fernand, j’espère, monsieur, par le crédit de notre parent, le président du conseil de Castille, vous faire bientôt obtenir une place qui, d’après ce qu’on m’a dit de vos talents, sera honorablement remplie.

Aïxa et Piquillo échangèrent un regard, l’une de joie, et l’autre de reconnaissance.

— À merveille, dit d’Aguilar avec impatience ; mais ma fille doit être levée et habillée… Il nous tarde de la voir et de l’embrasser, n’est-il pas vrai, Fernand ?… Et puis nous déjeunerons après tous les quatre en famille…

Le vieillard prit le bras du jeune homme, sur lequel il s’appuyait avec complaisance, et sortit suivi d’Aïxa.

Piquillo, resté seul, fut comme étourdi d’abord de tout le bonheur qui l’accablait. Puis sa première pensée fut celle-ci : Je ne serai pas seul à en profiter. Il venait de se rappeler la mendiante de la veille… et courut à la rue du Figuier.

La maison du juif Salomon était sale, noire et de hideuse apparence… Il demanda Alliaga.

— C’est ici.

— À quel étage ?

— Au dernier,

Et il monta.