Piquillo Alliaga/17

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 79-82).


XVII.

la famille.

En ce moment la senora Urraca rentra et referma la porte. Elle portait à la main une guitare et un miroir qu’elle posa sur le lit de sa fille.

— Tiens, les voilà… ces meubles-là sont bien à nous et nous appartiennent, dit-elle.

— Oui, dit la Giralda en les regardant avec tristesse… Voilà tout ce qui reste à la pauvre comédienne, sa guitare en souvenir de son talent ! son miroir en souvenir de sa beauté !

Elle laissa tomber ses yeux sur la glace… et jeta un cri d’effroi.

— Ah ! je ne devrais jamais la regarder… Je ne peux plus m’y voir telle que j’étais… et je n’ose m’y contempler telle que je suis…

Elle détourna la tête et repoussa la glace sur son lit, rappelant en ce moment le désespoir de Laïs, qui, consacrant son miroir à Vénus, s’écriait avec douleur :

Je le donne à Vénus, puisqu’elle est toujours belle !

Pendant ce temps, Piquillo, debout au pied du lit, était resté immobile et plongé dans ses réflexions ; il ne voyait rien, n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui, lorsque le geste de la Giralda lui fit lever les yeux, et il aperçut le miroir…

Il éprouva un singulier effet.

Il lui semblait que ce n’était pas la première fois que ce meuble frappait ses yeux. Mille idées confuses, dont il ne pouvait se rendre compte, jaillissaient à la fois et se croisaient dans son esprit.

Soudain… poussant un cri, dont il n’est pas le maître, il saisit le miroir, appuie le doigt sur un des ornements en or du piédestal. Un ressort part, un tiroir secret apparait, et Piquillo, hors de lui, tombe pâle et tremblant sur le bord du lit.

Surprises au delà de toute expression… les deux femmes restèrent immobiles, le regardant d’abord en silence ; puis la senora Urraca lui dit :

— Vous venez de faire partir ce ressort secret, seigneur cavalier ; comment le connaissez-vous ?

— Ou comment l’avez-vous deviné ? ajouta la Giralda.

Piquillo n’avait rien deviné : il s’était rappelé !…

Quand il était petit, son grand amusement était de faire jouer ce ressort, sans compter que ce tiroir renfermait toujours des dragées ou des friandises qu’il visitait deux ou trois fois par jour.

— Seriez-vous souffrant… dit la vieille, en remarquant alors sa pâleur.

Piquillo ne répondit point ; il l’aurait essayé vainement, accablé qu’il était par le passé et par le présent !… lui, qui, plein d’ardeur et d’espérance, rêvait aux moyens de se rendre digne d’Aïxa, il en était plus loin que jamais depuis qu’il connaissait sa mère et surtout son aïeule !

Dans son désespoir, il eut un instant la pensée de s’aller tuer, sans en rien dire à ces femmes qui s’inquiéteraient aussi peu de sa mort qu’elles s’étaient souciées de sa vie… Il se leva brusquement dans ce dessein ; mais il jeta un dernier regard sur celle qui était sa mère… Il la vit pauvre, flétrie, méprisée de tous ! Il se rappela surtout qu’elle venait de donner une larme à son enfant… et il resta.

S’avançant vers elle, il lui dit :

— Ce fils que vous avez abandonné, vous y pensez donc encore ?

— Toujours ! toujours ! s’écria-t-elle… c’est le tourment de mes jours et de mes nuits !

— Je vous ai promis de vous le rendre.

Il revint s’asseoir mystérieusement près de la comtesse,
qu’il écouta d’un air importun et affairé.

— Que je le voie encore avant de mourir ! qu’il vienne, qu’il vienne ! s’écria-t-elle en joignant les mains, dût-il venir, comme mon juge, m’annoncer ma condamnation et mon châtiment.

— Il viendra ! je vous le promets !

— Il existe donc ?

— Il existe et viendra vous apporter, non le châtiment, mais la consolation et l’oubli.

— Vous le connaissez donc, seigneur cavalier ?

— Je le connais.

— Et vous êtes sûr qu’il ne me maudira pas ?

Alors Piquillo, levant les yeux au ciel, s’écria :

— Il vous a déjà pardonné… et vous bénit, ma mère !…

La Giralda poussa un cri de terreur, et Piquillo étendit la main sur la coupable, qui courbait la tête devant lui.

— Fille d’Alliaga, lui dit-il, fille du brave soldat maure, vous pouvez maintenant prier votre père.

— Oui… oui, je ne l’osais plus ! je l’oserai maintenant.

— Quant à votre fils, il ne saura rien du passé… rien de ce que vous avez raconté à l’étranger… Il ne se rappellera qu’une chose, c’est que vous êtes sa mère !

Alors la Giralda éperdue, attendrie, se jeta à ses pieds qu’elle baigna de ses larmes, et quand il l’eut relevée et serrée dans ses bras, ses sanglots étouffèrent sa voix ! Elle ne pouvait que répéter : Mon fils… mon fils… Elle ne se lassait pas de le regarder… de l’admirer, de le couvrir de ses baisers en s’écriant : Que je meure maintenant, j’ai revu mon fils… mon fils m’a pardonné !

— Et moi, dit timidement la vieille femme, qui jusque-là s’était tenue dans un coin, à l’écart, et que tout le monde semblait oublier.

— Vous ! ma grand’mère !… lui dit Piquillo avec bonté…

À ce nom, la pauvre femme tressaillit de joie.

— Il faut bien aussi ne plus vous en vouloir, puisque tout ce que vous avez fait, dites-vous, était pour mon bien, pour me donner une meilleure éducation… et je commence à croire que vous aviez raison. Ah ! si vous aviez été heureuse… et opulente, c’eût été différent : j’aurais renoncé à la succession… mais vous êtes dans la misère, vous avez besoin de moi… vous êtes de la famille… asseyez-vous donc, ma grand’mère, et causons de nos affaires.

Vous n’enlèverez pas ma fille, s’écriait la vieille femme.

Urraca, enchantée, avait déjà repris son insouciance et sa gaieté.

Quant à la Giralda, elle ne parlait pas… mais elle regardait son fils, et ne quittait point sa main, qu’elle tenait serrée dans les siennes.

— Ma mère, dit Piquillo, je ne suis pas bien avancé, car, d’aujourd’hui seulement, je commençais ma fortune ! j’étais décidé à travailler pour moi !… je travaillerai pour deux !

En entendant un soupir que venait de pousser la senora Urraca, il ajouta en la regardant :

— Pour trois !…

La vieille femme reprit son air serein et écouta son petit-fils, qui continua en ces termes :

— Je n’ai rien ! pas un maravédis de rente… mais j’ai une bonne place, des amis dévoués…

Et il donna en lui-même un regret et un soupir à Aïxa.

— J’ai de plus un protecteur puissant, le vice-roi de Pampelune, don Juan d’Aguilar, qui, j’en suis sûr, me poussera dans le monde, et comme j’ai du courage, de l’ardeur, de l’éducation et des talents, je compte bien faire mon chemin ; je ne parlerai pas de vous à mes protecteurs… cela ne servirait ni à vous ni à moi… mais il est une chose que je vous demanderai, parce qu’elle peut grandement influer sur ma fortune, sur mon avenir, et par conséquent sur le vôtre, ma mère, dit-il en regardant la Giralda : Quel est mon père ?

À cette question si naturelle et si simple, les deux femmes restèrent interdites, se regardant toutes les deux avec inquiétude.

— Ma mère, reprit Piquillo, étonné de ce qu’il allait apprendre… je ne vous demande que son nom… pas autre chose… mais j’attends de vous la vérité… j’ai le droit de l’exiger, et je la demande.

Voyant qu’elle baissait les yeux et continuait à garder le silence, il reprit d’un ton plus ferme :

— Quel qu’il soit, je veux le connaître ! parlez, quel est mon père ?

Alors, courbée par la honte, se tordant les mains de désespoir, et n’osant lever les yeux vers lui… elle lui dit à voix basse :

— Je n’en sais rien !

Et elle tomba à genoux, la tête cachée dans ses mains.

— Et moi, je vais vous dire la vérité ! s’écria Urraca. Lorsqu’elle aimait ce Maure, son premier amour, pour enlever un rôle à Lazarilla, elle écouta les vœux d’un gentilhomme de la chambre, du surintendant du théâtre… c’est lui !… c’est ce grand seigneur…

— Taisez-vous, ma mère… taisez-vous ! s’écria la Giralda en se relevant ; que la faute que vous m’avez fait commettre retombe sur moi… puisque j’ai écouté vos conseils et puisque je les ai suivis !…

Pour être tardive, la punition n’a pas manqué, elle est arrivée… el je ne crois pas qu’on puisse inventer de supplice pareil à celui que je viens de subir… l’infamie infligée à une mère devant son enfant !…

Mais rassure-toi, dit-elle à Piquillo… en portant la main à son cœur… je sens que j’en mourrai… c’est le dernier coup !… c’est tout ce que je peux faire pour toi ; ma mort sera le dernier, ou plutôt le seul bienfait que tu auras reçu de moi… mon fils ! Mais, s’écria-t-elle tout à coup, comme inspirée par une idée soudaine, si auparavant Dieu avait pitié de moi… s’il m’éclairait… s’il me guidait…

Alors elle regarda quelque temps avec attention son fils… cherchant à lire la vérité dans ses yeux… à la deviner dans ses traits, interrogeant ses moindres gestes, étudiant cette physionomie qu’elle connaissait à peine ; puis indécise, éperdue, et ne pouvant sortir de ce doute horrible, elle s’écria de nouveau avec désespoir :

— Je ne veux pas le tromper, je ne sais rien… je ne sais rien ! Maudis-moi, mon fils, maudis-moi… car je ne puis te dire quel sang coule dans tes veines. Mais écoute-moi : celui qui méprisera le moins ta mère… celui qui ne te repoussera pas… celui qui aura pour toi le cœur et l’amitié d’un père… c’est celui-là et non pas moi qu’il faut croire ! c’est celui-là qu’il faut aimer ! — Ma mère… ma mère, s’écria-t-elle, donnez-moi du papier et de l’encre.

— Que veux-tu faire ?

— Que vous importe ?… donnez… donnez, pendant que cette fièvre soutient et redouble encore mes forces.

Et, courbée sur son lit, elle écrivit, oppressée et haletante.

— Tiens, mon fils, lui dit-elle, que Dieu te conduise et veille sur toi… voilà tout ce que je peux faire pour ta fortune et ton avenir… voilà la seule main qui puisse, à présent, te protéger !

Et elle lui remit une lettre.

— Je t’envoie bien loin, continua-t-elle, à Madrid ! et il faut partir à l’instant… car je veux avoir la réponse, et si tu tardais… elle ne me trouverait plus, je le sens !… Porte cette lettre toi-même, il le faut… c’est mon seul espoir… me le promets-tu ?

— Oui, ma mère ! Mais avant mon départ… je vous verrai… je veillerai à ce que rien ne vous manque.

— Ah ! peu importe ! Mais tu m’embrasseras, n’est-ce pas ?

— Oui… oui… je vous le jure !

Et s’arrachant avec peine aux caresses de sa mère, Piquillo descendit l’escalier, tout étourdi de ce qu’il venait de voir et d’entendre, et ne sachant pas s’il était encore sous l’empire d’un bon ou d’un mauvais rêve.

Arrivé dans la rue, il regarda la lettre que sa mère venait de lui remettre ; elle portait sur l’adresse ces mots :

« À monseigneur le duc d’Uzède, En son hôtel, à Madrid. »