Piquillo Alliaga/18

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 82-86).


XVIII.

la recherche d’un père.

En arrivant à l’hôtel du vice-roi, en entrant dans le salon, où il aperçut Aïxa et Carmen, Piquillo sentit, à la vue de ces deux jeunes filles, comme un air pur et léger qui rafraichissait sa poitrine oppressée ; il respirait plus librement, il lui semblait renaître !

Le souvenir et les impressions pénibles de la mansarde s’effaçaient devant le riant tableau qui s’offrait à lui. Carmen, assise entre son père et son cousin, regardait celui-ci avec une expression de plaisir qu’elle ne prenait pas la peine de cacher, et don Juan, plus heureux encore, répétait avec joie à son neveu :

— Eh bien, que dis-tu de ta fiancée ? Avais-je tort de te la vanter ? C’est la plus jolie fille de la Navarre… je m’en vante ! Je te l’ai gardée jusqu’ici ; mais maintenant conseille au duc de Lerma de fuir la guerre de Flandre pour que tu n’aies plus à y retourner, et viens vite m’aider à défendre ta femme, sinon nos gentilshommes de Pampelune te l’enlèveront.

Fernand répondait avec une vive et franche affection aux bruyants transports de son oncle et aux regards plus timides, mais non moins tendres, de sa cousine ; et cependant un observateur adroit et intéressé aurait remarqué que, de temps en temps, même quand il parlait le plus vivement à Carmen, ses regards étaient distraits ou préoccupés, et se portaient, malgré lui, vers un coin du salon qui était toujours le même : c’était celui où Aïxa travaillait à une broderie.

C’est dans ce moment, et lorsqu’à peine la famille venait de sortir de table, que Piquillo se présenta dans le salon.

— Ah ! monsieur le secrétaire ! s’écria Aïxa en riant : combien sa place lui a déjà donné d’aplomb et de gravité ! il n’est plus reconnaissable !

Puis avec l’instinct de l’amitié elle s’aperçut à l’instant que la gravité de Piquillo était de la tristesse, et son regard lui demanda : Qu’avez-vous ?

— Monseigneur, dit Piquillo en s’inclinant devant le vice-roi, Votre Excellence va me trouver bien ingrat de lui demander un congé le jour même de mon entrée en fonctions, mais il faut qu’à l’instant même je parte pour Madrid.

— Vous, Piquillo ! dirent les jeunes filles.

— Tout le monde part donc pour Madrid ! s’écria Carmen en jetant un regard sur son cousin.

— Et pourquoi donc ? lui demanda gravement d’Aguilar.

— Pourquoi ? répétèrent les jeunes filles.

— Pour des affaires importantes qui ne me regardent pas seul, et dont je vous demande la permission de ne pas vous parler encore ; mais je vous supplie de vouloir bien m’accorder un congé… huit jours seulement.

— Prends-en quinze.

— Ah ! je n’en demande pas tant ! s’écria vivement Piquillo en jetant, malgré lui, un regard sur Aïxa ; mais il faut que je parte à l’instant.

— N’est-ce que cela ? dit en s’avançant don Fernand d’Albayda : si le secrétaire de mon oncle veut accepter une place dans ma voiture, je le conduirai à Madrid.

— En vérité ! s’écria Piquillo étonné, en balbutiant un remercîment.

— Vous ne me devez aucune reconnaissance, répondit Fernand avec une franchise toute militaire ; vous êtes un ami, un enfant de la maison, je parlerai avec vous, en route, de mon oncle, de ma cousine, de tout ce que j’aime. Je ne croirai pas les avoir quittés, et nous voyagerons en famille.

Don Juan lui serra la main, et Carmen le remercia d’un sourire.

— Par exemple, continua Fernand, je ne vous donne qu’une heure pour vos préparatifs ; ainsi donc, ici, à midi précis.

— J’aurai cet honneur, dit Piquillo en s’inclinant. Et don Juan entraîna hors du salon Fernand et sa fille.

Aïxa, demeurée seule avec Piquillo, n’avait pas encore ouvert la bouche ; mais déjà son regard avait demandé : Qu’est-ce que cela veut dire ? et Piquillo se hâtait de répondre :

— Ne me demandez rien ! c’est le seul secret que j’aurai pour vous. Si je réussis, je vous dirai tout : si je dois échouer, permettez-moi le silence, dans l’intérêt même de mon amour-propre. Croyez seulement que je n’oublierai jamais vos conseils, et que, quoi qu’il arrive, je resterai digne de votre amitié.

Elle réfléchit un instant et dit :

— C’est juste ! vous avez vos secrets, comme j’ai les miens. Je n’ai pas le droit d’insister ; mais ce voyage ne peut-il vous offrir des dangers ?

— Aucun avec don Fernand.

— Il ne restera pas sans cesse avec vous, et si je connaissais ceux avec qui vous aurez affaire, si je pouvais vous éclairer sur eux…

— Tenez, dit Piquillo en lui montrant la lettre que lui avait remise la Giralda, connaissez-vous ce nom ?

— Comment, dit-elle en souriant, vous êtes déjà en relation, vous, Piquillo, avec le duc d’Uzède… le fils du premier ministre ?

— Est-il possible ! s’écria Piquillo étonné. Est-ce que le fils du premier ministre a été autrefois surintendant des théâtres ?

— Il l’est encore. C’est une place où il n’y a rien à faire, et qui, dit-on, l’occupe beaucoup.

— Et le duc d’Uzède !… s’écria Piquillo avec un sentiment de joie et d’espérance, qu’il ne pouvait cacher et qui lui faisait battre le cœur… le duc d’Uzède est le fils du premier ministre ?

— C’est ce que tout le monde sait… excepté vous.

— Quel âge a donc ce duc d’Uzède ?

— Pas encore quarante ans, à ce que je crois.

— Et le duc de Lerma ?

— Soixante-cinq.

— C’est bien cela !… se dit Piquillo à part ; ainsi donc, si le duc d’Uzède est mon père… je suis le petit-fils du premier ministre ! Et son émotion fut si vive qu’il en changea de couleur ; mais il faut rendre justice au pauvre Piquillo, pas un grain d’ambition ne lui avait monté à la tête… il n’avait pensé qu’à la seule Aïxa !

— Vous irez donc à la cour ? lui dit celle-ci avec curiosité.

— Peut-être ! si je réussis… ce que je ne puis dire.

— Je ne vous demande pas votre secret ; mais quand on va à la cour, il faut y faire figure, et je suis justement chargée par don Juan d’Aguilar d’une commission qui vient bien à propos… ces deux cents ducats qu’il m’a dit de vous remettre d’avance et à titre de gratification.

— Il n’avait dit ce matin que cent ducats, reprit Piquillo étonné.

— Oui, mais depuis et à l’occasion du mariage de sa fille…

— Ah ! Carmen se marie ?

— Elle épouse Fernand, son cousin, c’est décidé, si, comme on l’espère, on fait la paix avec les Pays-Bas, et dès que Fernand aura porté à Madrid les dépêches de Spinola, dont il était porteur pour le duc de Lerma ; car vous n’êtes pas le seul, Piquillo, continua-t-elle en souriant, qui ayez de graves intérêts à traiter avec la famille du duc de Lerma… Prenez donc, lui dit-elle.

Et elle lui offrit une bourse verte brodée par elle, qui contenait deux cents ducats en or.

— C’est trop ! c’est trop !… s’écria le jeune homme ; don Juan est trop généreux ! me payer ainsi !… lui qui n’a pas de fortune !

— Il a sa vanité de vice-roi de Navarre, et il veut que son secrétaire représente dignement ; faites donc vite vos dispositions, les emplettes nécessaires, et que rien ne vous manque ! Il faut que vous soyez bien ; vous allez voyager avec don Fernand d’Albayda, un des premiers barons du royaume de Valence.

— Qui me parait charmant.

— Je l’ai à peine vu… et ne le connais pas ; mais, dans l’intérêt même de Carmen, vous qui allez le voir de près et voyager avec lui, étudiez-le et écrivez-nous ce que vous en penserez.

— Vous me permettez donc de vous écrire ?

— Je croyais vous l’avoir demandé !

— Vos amis, quand ils sont loin de vous, dit Piquillo avec émotion, sont donc toujours vos amis ?

— Bien plus encore ! Dans ce cas là, monsieur, la distance rapproche ! pour moi du moins !

Et elle lui tendit sa main, qu’il porta à ses lèvres.

Ivre de joie, d’espérance et d’amour, il se précipita hors du palais.

Mais son bonheur ne lui avait pas fait tout oublier ; quand on est heureux, on pense volontiers à sa mère ; quand on est malheureux, toujours !

Il courut chez le corrégidor mayor qui, craignant que l’affaire ne vint aux oreilles du vice-roi, promit de ne plus inquiéter la Giralda.

Pour plus de sûreté, et ne se fiant qu’à moitié à sa parole, Piquillo vit le premier secrétaire de don Juan d’Aguilar et lui recommanda de surveiller cette affaire en son absence…

Dans ses courses, il avait remarqué, plusieurs fois, derrière la rue de la Taconnera, une petite maison simple et très-propre, habitée par une dame, veuve d’un capitaine tué en Flandre, à la bataille de Newport ; elle tenait à loyer des appartements tout meublés ; Piquillo choisit, au second, trois pièces chaudes, commodes, élégamment arrangées ; de bons tapis, de bons lits, un aspect riant, des fenêtres donnant au midi, pour que les rayons du soleil vinssent ranimer un corps languissant et égayer une âme malade.

Il paya d’avance cet appartement au nom de la senora Alliaga, qui, dans une demi-heure, allait venir l’habiter.

Tout cela avait été fait rapidement, à la hâte, il n’avait qu’une heure devant lui ; et puis, d’un pied leste et le cœur joyeux, il franchit les cinq étages qui conduisaient à l’ignoble mansarde, et embrassant la Giralda :

— Ma mère, lui dit-il, je vais partir et suivre vos ordres. D’ici à mon retour vous n’avez rien à craindre ; mes amis veillent sur vous… mais il vous faut abandonner ces lieux ; je ne veux pas vous y laisser. Venez, suivez-moi, ainsi que la senora Urraca.

— Où me conduis-tu, mon enfant ? disait la pauvre mère, heureuse et fière de s’appuyer sur le bras de son fils.

Ils arrivèrent à la petite maison, où un bon lit et un bon feu avaient déjà été préparés.

— Vous êtes chez vous, ma mère, lui dit-il.

La Giralda regarda autour d’elle, et à l’aspect de ce bien-être qui l’entourait et auquel elle n’était pas habituée depuis longtemps, un éclair de joie brilla sur sa figure, qui bientôt se rembrunit.

— Il nous donne un asile, murmura-t-elle à voix basse, nous qui l’avons exposé dans la rue, à la porte d’un couvent ! Il vient d’allumer pour nous ce bon feu qui nous réchauffe et qui pétille, nous qui l’avons laissé au froid, à la pluie, et tendant ses mains transies vers sa mère qui ne l’entendait pas !

Et elle tomba à genoux en sanglotant : Pardon ! pardon ! mon fils !

— Allons, ma mère, à quoi pensez-vous là ? Le passé n’existe plus, ne songeons qu’au présent. Bonnes ou mauvaises, nous partagerons désormais toutes nos chances. Voici aujourd’hui ma fortune, dit-il en tirant de sa poche la bourse qu’Aïxa venait de lui donner. Je n’ai jamais été si riche : deux cents ducats en or ! la moitié pour vous !

Et malgré les supplications de la Giralda, qui ne voulait pas accepter, il jeta l’or sur la table, embrassa sa mère et s’arracha de ses bras en criant : Adieu ! adieu !… l’on m’attend !

En effet, quand il arriva, les chevaux étaient attelés dans la cour du palais. Le vice-roi et les jeunes filles étaient sur le perron.

Fernand, ému et troublé, venait d’adresser à Aïxa un salut plein de grâce et de noblesse. Don Juan d’Aguilar venait de presser son neveu contre son cœur ; puis, lui jetant sa fille entre les bras :

— Embrasse-la, dit-il, embrasse ta femme !

La pauvre Carmen, fraîche et vermeille comme une rose, cherchait en vain à se dégager. Elle y réussit bien mal, car, dans cette espèce de lutte qui rapprochait les deux jeunes gens, leurs lèvres se rencontrèrent, et le père s’écria :

— Maintenant, fiancés pour toujours !

— Pour toujours ! dit Carmen.

Serment que ne murmurèrent point ses lèvres, mais que son cœur répéta.

Fernand fit monter en voiture son jeune compagnon de voyage, qui, de loin, adressa un dernier adieu aux jeunes filles, et bientôt la chaise de poste roula rapidement dans les rues de Pampelune, et de là dans la campagne.

Ils avaient quatre-vingt-deux lieues à faire pour arriver à Madrid, et Fernand avait de plus à regagner les quatre ou cinq heures qu’il venait de donner à sa famille.

Mais on va vite quand on paie bien, et Fernand jetait l’or sur la route ; aussi, dès le soir même, les voyageurs avaient franchi Estella, la Guardia, traversé l’Èbre, et ils continuèrent à courir toute la nuit.

Il était difficile de ne pas aimer Fernand d’Albayda.

Au bout de quelques minutes on avait fait connaissance avec lui, et dès qu’on le connaissait, on ne pouvait se lasser d’admirer sa franchise et sa loyauté, son aimable et joyeux caractère ; une si grande fortune, exempte de fierté ; une noblesse si haute et en même temps si simple et si affable, ne descendant pas, mais élevant par la bienveillance tout le monde jusqu’à lui.

Ajoutez à cela l’insouciance que donnent la jeunesse et l’état militaire, et l’on comprendra comment, à l’armée, Fernand était adoré de ses soldats et de ses camarades, et comment, dans ses immenses domaines, il était béni de ses vassaux.

Quant à sa position à la cour, nous avons vu, la première fois qu’il avait eu entrée au conseil du roi, avec quel courage il avait fait entendre la vérité et pris la défense du malheur.

Cela lui avait valu, il est vrai, quelques semaines de prison ; mais il en était sorti capitaine au régiment de la Reine, et depuis, malgré des ennemis puissants, son avancement, comme il le disait lui-même, avait été glorieux et rapide. Il avait même, à sa grande surprise, été appuyé en secret près du marquis de Spinola, son général, par une main inconnue et protectrice qu’il n’avait pu deviner.

Yézid avait gardé le secret de la reine, et d’ailleurs Fernand, pendant les cinq ou six ans qu’il avait passés à se battre dans les Pays-Bas, n’avait pu voir son ami.

Rien ne rend expansif et communicatif comme le grand air, la grande route et le mouvement rapide d’une bonne chaise de poste.

Déjà, vingt fois, Fernand avait interrogé son compagnon de voyage, qui, timide et réservé d’abord, avait compris que le respect et la modestie ne doivent pas empêcher de se montrer aimable et instruit quand on l’est, et il l’était beaucoup. Aussi, au bout d’une demi-heure, Fernand, charmé de sa conversation, s’écria :

— Par saint Yago ! nous autres militaires, nous ne savons pas grand’chose, mais, en revanche, nous autres nobles, nous ne savons rien ! Et c’est dommage ; il y aurait du plaisir à s’instruire, si on avait le temps ; et dites-moi, mon jeune ami, s’il est vrai que vous ne soyez jamais sorti de la maison de mon oncle d’Aguilar, brave militaire, qui n’est pas non plus un grand savant, où diable avez-vous appris tout cela ? car je crois, Dieu me pardonne, que vous en remontreriez à un bénédictin !

Alors Piquillo, souriant, se mit à lui dire, avec toute la candeur et la franchise de son âme, comment il était entré dans la maison d’Aguilar, en qualité de page, sous les ordres de maître Pablo, le majordome, et comment il en sortait avec du mérite, grâce à deux Jeunes filles, Aïxa et Carmen.

Il raconta sans rougir et avec toute la fierté de la reconnaissance tout ce qu’il devait à leurs bontés et à leurs bienfaits.

Fernand, touché et attendri, ne se lassait point d’entendre ces détails ; c’était une occasion toute naturelle de parler de Carmen et même d’Aïxa par occasion.

Une fois sur ce chapitre, Piquillo ne se lassait point de raconter, et Fernand d’écouter.

Dans le peu d’instants qu’il avait contemplé Aïxa, il s’était dit qu’il n’avait jamais rencontré de figure plus belle, plus séduisante, et à mesure qu’il entendait Piquillo, il se répétait : Je m’étais trompé ; sa beauté n’est rien auprès de son âme !

On juge alors que la conversation ne languissait pas, et à la nuit seulement nos voyageurs, qui gravissaient alors une haute montagne, cessèrent de parler et s’endormirent, bercés par le chant monotone des postillons, par le balancement de la voiture et par la marche lente et mesurée des mules, qui, dans cette partie de la route, étaient forcées d’aller au pas.

Le jour commençait à peine à paraître. Piquillo, réveillé par un cahot, regarda autour de lui ; il se frotta les yeux, et crut dormir encore… Il était sous le pouvoir d’un songe terrible qui le faisait reculer de six ou sept ans dans sa vie. Un frisson involontaire parcourut ses veines ; il regarda de nouveau.

Ce site, ce paysage, ce carrefour de la forêt, lui étaient trop bien connus pour qu’il lui fût possible de jamais l’oublier. Tout à coup, à sa droite, presque au bord de la route, se dressa près de lui comme un immense géant aux formes colossales, aux bras noirs et décharnés.

C’était un chêne qu’il était difficile de ne pas remarquer ; seul au milieu de tous les autres arbres qui l’entouraient, il était sans verdure et sans feuillage ; une partie de son tronc et de ses branches avait été calcinée ; le feu avait commencé l’œuvre de sa destruction, et le temps l’avait achevée.

À l’aspect de ce lieu qui, pour un instant, lui rendit présentes toutes les angoisses qu’il y avait éprouvées, Piquillo poussa un cri, et Fernand s’éveilla.

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

— Ce chêne ! vous ne voyez pas ?

— Un arbre frappé de la foudre ; il était assez élevé pour cela ?

— Oui, vous avez raison, et je ne sais pourquoi…

— Eh bien ?

— Cette rencontre sinistre me semble de mauvais augure.

— Allons donc !… à vous… un savant !

— Où sommes-nous donc ici ?

— Dans la sierra d’Oca ou dans celle de Moncayo. C’est une longue chaine de montagnes situées au delà de l’Èbre et qu’il faut franchir pour aller à Madrid, quand on vient des provinces basques, ou, comme nous, de la Navarre.

— C’est juste ! vous voyez que, de nous deux, en ce moment, le plus instruit c’est vous.

— Oui, savant… comme un postillon ! J’ai fait tant de fois cette route, mais pas toujours aussi tranquillement qu’aujourd’hui. Tenez, tenez, dit-il vivement à Piquillo en lui pressant le bras, ne voyez-vous pas là-bas à gauche, au milieu des halliers, le toit ruiné d’une hôtellerie ?

Postillon, pas si vite ; mets tes mules au pas. Vous ne connaissez pas cette masure ? continua-t-il en s’adressant à Piquillo.

Piquillo ne la connaissait que trop bien ; c’était la posada du capitaine Juan-Baptista Balseiro, le berceau de son enfance, le séjour où il avait été en partie élevé, et cette fois il ne lui vint pas à l’idée de raconter à don Fernand l’éducation qu’il y avait reçue.

Il venait de retrouver la petite allée qui s’enfonçait dans le bois et par laquelle il avait voulu tenter sa première promenade. Ces murs ruinés lui rappelaient les scènes dont il avait été le témoin, presque le complice, et il se sentait couvert d’une sueur froide, pendant que don Fernand poursuivait son récit :

— Vous voyez cette masure… elle a soutenu un siége contre moi, il y a sept ans à peu près, lorsque j’avais l’honneur d’être capitaine au régiment de la Reine. La place était défendue par d’intrépides bandits, qui se battaient en désespérés. Ils nous avaient même blessé quelques soldats, et moi, qui commandais les opérations du siége, voyant qu’il traînait en longueur, je fis mettre le feu à cette bicoque, et nous tirâmes alors à notre aise sur les bandits qui tentaient de s’échapper.

C’est de la besogne que nous avons épargnée à la justice, qui peut-être du reste ne l’aurait pas faite ! Voilà l’histoire de mon expédition dans la sierra d’Oca.

Postillon… va maintenant plus vite et rattrape-nous le temps perdu.

La voiture continua à rouler, et Piquillo, plongé dans ses réflexions, se mit à comparer le passé au présent, ce qu’il aurait pu être et ce qu’il était ; il n’y voyait que des raisons de bénir la Providence.

Il venait de faire, il est vrai, une pénible découverte, et le fils de la Giralda, le petit-fils surtout de la senora Urraca, n’avait pas à remercier le ciel de sa naissance ; mais, d’un autre côté, il était probablement le fils du duc d’Uzède, le petit-fils du duc de Lerma !

L’illustration et l’éclat de la branche paternelle pouvaient balancer les inconvénients de la ligne maternelle, et, tout compensé on pouvait s’arrêter, dans ces deux extrémités de l’échelle sociale, à un juste milieu qui composait une naissance fort honorable.

D’ailleurs, l’histoire, qu’il avait lue tant de fois et qu’il connaissait si bien, ne lui offrait-elle pas à chaque instant l’exemple de bâtards adoptés par leur noble famille et qui en devenaient l’honneur ? Des deux fils de Charles-Quint, don Juan d’Autriche n’était-il pas plus illustre que son frère Philippe II, qui n’était que roi !

Ainsi donc, lui, Piquillo, pouvait se rendre digne d’Aïxa. La naissance n’était plus un obstacle, et le jeune voyageur, ravi, plein d’illusions, acheva sa route sous l’empire de ses rêves et de ses châteaux en Espagne.

C’était l’occasion ou jamais d’en faire… il était dans le pays.

Ils arrivèrent le lendemain au soir à Madrid. Fernand lui offrit un logis chez lui, dans son hôtel, en lui disant, avec cet air de bonté et de franchise qui force les gens à accepter :

— En quoi puis-je vous être utile ? que puis-je faire pour vous ?

— J’aurais besoin d’un protecteur et d’un appui auprès du duc d’Uzède.

— Ah ! répondit Fernand en soupirant, je ne puis de ce côté-là vous aider en rien. Je suis brouillé avec le duc, et la moindre protection de ma part vous serait plus nuisible qu’utile. Du reste, disposez de ma maison et de ma bourse comme vôtres.

Piquillo s’inclina en le remerciant.

— Un mot encore, lui dit Fernand en riant ; ma jolie cousine, la senora Aïxa et mon oncle lui-même, ne vous appellent jamais que Piquillo, c’est un nom d’amitié… dont peut-être déjà, ajouta-t-il d’un air gracieux, j’aurais, comme eux, le droit de me servir ; mais pour ceux qui nous entendraient, un autre nom serait plus convenable ; veuillez me dire quel est le vôtre.

Piquillo n’avait jamais pensé à une demande aussi simple. Il fallait pourtant y répondre, et sur-le-champ.

Il ne pouvait se dire de la famille d’Uzède ; sa généalogie de ce côté-là était encore trop incertaine.

Mais il était sûr du moins d’être le fils de sa mère ; il n’y avait malheureusement pour lui aucun doute de ce côté, et, pensant à son aïeul maternel, au brave soldat tué dans les Alpujarras en défendant sa religion et sa liberté, il dit à don Fernand :

— Mon nom est Alliaga !

— Eh bien ! senor Piquillo Alliaga, répondit Fernand en lui tendant la main, en tout temps et en tous lieux comptez sur mon amitié.

Fernand s’habilla à la hâte, courut chez le duc de Lerma lui porter ses dépêches, et répondre à toutes les questions qu’on allait sans doute lui adresser.

Quant à Piquillo Alliaga, il se fit enseigner l’hôtel du duc d’Uzède, et s’y rendit.