Piquillo Alliaga/21

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 92-95).


XXI.

la cour à valladolid (suite).

Tel était l’état des choses, lorsque le duc, qui était à travailler dans son cabinet, vit entrer la belle comtesse d’Altamira, que depuis bien longtemps nous avons laissée sur le seuil de la porte, et à laquelle nous nous hâtons de revenir.

— Vous, comtesse ! s’écria le duc enchanté, et de si bon matin !

— Je pars… un voyage… des affaires de famille ! j’y suis obligée… Je vous conterai cela.

— Vous partez ! et je vais rester seul à Valladolid, où je m’ennuie à périr !

— Pourquoi y êtes-vous venu ?

— Pour vous d’abord, comtesse ; et puis le moyen de rester à Madrid quand toute la cour est à Valladolid ! on a l’air de ne servir à rien.

— On ne vous a donc pas enjoint d’y venir ?

— Du tout.

— La gazette de la cour l’avait dit.

— Par mon ordre.

— C’est bien ! je reconnais là votre tact, votre esprit.

— Pourquoi aussi transporter la cour à Valladolid ! quelle idée, et à quoi bon ?

— Vous ne le savez pas ?

— Eh ! non, vraiment… Est-ce qu’on me dit rien à présent !

— Ils vous craignent trop pour cela.

— Je le vois bien… mais patience ! Et vous dites, comtesse, que vous savez… vous…

— Oui, par la reine elle-même, ou plutôt par son mécontentement ; car la reine ne dit rien non plus.

— C’est une cour muette !

— Et ennuyeuse !… quand vous n’êtes pas là ; il n’y a que vous qui égayez le roi par vos saillies.

— Ce pauvre roi est si nul !

— Il faut savoir se mettre à sa portée, ce que vous entendez à merveille ! lui plaire, l’amuser ; de là dépend pour nous le succès.

— Je le comprends bien… nous avons passé hier la soirée à découper de saintes images !… mais vous disiez donc que la reine…

— La reine est au plus mal avec le roi et avec le ministre, qui d’abord en avait peur et craignait qu’elle ne prit quelque empire sur son mari… mais elle ne s’occupe plus d’affaires, et ne se mêle de rien.

— Alors on doit être rassuré.

— On a peur de tout. Sa Majesté la reine, qui est Autrichienne, ne voyait dans son intimité, à Madrid, que la vieille impératrice, sœur de Philippe II.

— Elle existe donc encore ?

— Toujours, c’est la seule parente de la reine ; et, ce que vous ne croiriez jamais, c’est que le ministre, à qui leur amitié porte ombrage, et qui redoute quelque complot de leur part, leur a fait défendre par le roi de se parler seules ou en allemand.

— Ce n’est pas possible !

— C’est comme je vous le dis ! Et vu que la reine ne tenait aucun compte de cet avis, et continuait son jargon germanique avec sa vieille parente, c’est, dit-on, pour les séparer que le ministre a transporté la cour à Valladolid[1].

— Ce n’est pas croyable !

— Tout cela est si mesquin, tout ce monde-là est si craintif, si méticuleux ! Point de portée ! point de grandes vues ! Rien de ce que vous auriez, vous, monsieur le duc, si vous étiez là !

— Certainement ! dit le duc avec un air capable. Puis il ajouta avec un soupir : Mais il faut y être… il faut y arriver…

— Et nous en sommes peut-être plus près que vous ne croyez.

— Comment cela ?

— Grâce à la reine, qui va nous servir sans le vouloir. Mais du silence !

— Le duc alla sur la pointe du pied fermer les verrous de la porte principale, et revint s’asseoir mystérieusement près de la comtesse, qu’il écouta d’un air important et affairé.

— Il y a quelques années, dit la comtesse d’Altamira, six ou sept ans à peu près, lors du mariage de Sa Majesté, et quelques jours après le voyage de la reine dans le royaume de Valence, il s’est passé entre elle et le roi une aventure mystérieuse que je n’ai jamais pu savoir au juste.

— Et que je sais, moi !… dit le duc gravement ; car on me disait tout alors !

Et s’approchant de l’oreille de la comtesse, il lui dit à demi-voix :

— La reine avait usé de son pouvoir de jeune mariée pour obtenir de l’amour du roi la grâce d’une personne qui m’avait insulté, et que j’avais fait mettre dans la tour de Valladolid… car j’avais du crédit alors !…

— Quelle était donc cette personne ! demanda la comtesse avec curiosité.

— Le jeune don Fernand d’Albayda !

— Mon neveu ! s’écria la comtesse en riant. Voilà ce que je ne savais pas. Mais cela ne m’étonne point. D’Albayda est un charmant garçon, un joli cavalier à qui beaucoup de grandes dames veulent du bien ; j’ignorais que la reine fût de ce nombre… Et moi qui négligeais ce pauvre Fernand… et ne le voyais jamais !… C’est mon neveu, après tout… mon plus proche parent… et je veux désormais…

— Eh ! non, comtesse, dit le duc avec impatience, vous êtes dans l’erreur : la veine ne le connaît pas et ne l’a jamais vu, pas plus que don Juan d’Aguilar, qu’elle a fait nommer à la même époque vice-roi de Navarre.

— Mon frère ! s’écria Florinde en riant de nouveau, comment, c’est ainsi qu’il a obtenu ce titre qu’il croit bravement ne devoir qu’à ses anciens services… Ah çà ! il paraît que toute ma famille, excepté moi, est protégée par la reine… qui est censée ne se mêler de rien. Et d’où cela vient-il ? comment cela se fait-il ?

— Je l’ignore !

— Vous qui saviez tout… dans ce temps-là.

— Tout ce que le ministre savait !… Mais personne, pas même lui, n’a pu découvrir d’où venait l’intérêt que la reine portait à don Juan d’Aguilar et à son neveu ; et, le plus étonnant, c’est que don Juan, ni son neveu n’en ont eux-mêmes jamais rien su, pas plus que moi, je vous le jure.

Et, pour finir l’histoire, dont voici le plus curieux, continua le duc d’Uzède, mon oncle Sandoval, le grand inquisiteur, effrayé du crédit que pouvait prendre la reine dans certains moments, obtint du roi… au nom de l’inquisition et de la cour de Rome… mais vous n’allez pas me croire…

— Si, dit la comtesse en souriant, je crois tout de Sa Majesté.

— Il obtint du roi que de sa vie il ne parlerait plus d’affaires d’État à la reine… même dans le lit royal…

Florinde partit d’un éclat de rire qui se prolongea tellement que le duc eut toutes les peines du monde à l’arrêter.

— Comtesse !… comtesse !… lui disait-il, prenez garde ; si l’on vous entendait, cela me ferait du tort.

— Comment ! l’on ne peut pas rire ?

— Dans le cabinet d’un homme d’État. — Impossible ! cela ne se fait pas.

— Eh bien ! eh bien ! reprit la comtesse en cherchant à modérer sa gaieté, eh bien ! notre digne roi a signifié à sa femme ses nouvelles intentions… conjugales ?

— Oui, mais la reine a répondu fièrement : « Que la dernière bourgeoise de son royaume avait le droit de prendre intérêt à la fortune et aux affaires de son mari ; que sans cette confiance, il n’y avait point de mariage, qu’elle ne se regardait plus comme mariée ; qu’elle permettait au roi de s’enfermer seul dans son cabinet, mais qu’elle réclamait la même permission, pour elle, dans sa chambre à coucher… » Et cette permission, elle l’a prise !

— À merveille ! s’écria Florinde avec joie ; nous voici justement arrivés où je voulais en venir. Oui, la reine a tenu sa parole. J’étais certaine de ce fait, mais j’en ignorais la cause. Oui, sa chambre royale est fermée au roi, son mari.

— Je comprends alors !… Sa colère dure toujours !

— Nullement. Elle tient avec calme et sang-froid une résolution qui ne lui coûte rien ; au contraire, on dirait qu’elle a été charmée de l’occasion, et qu’elle s’est empressée de la saisir.

Quant à l’autorité qu’elle reprendrait encore… et qu’elle conserverait toujours, si elle le voulait, elle ne paraît pas s’en soucier le moins du monde ; elle voit autour d’elle chacun se disputer le pouvoir, sans qu’il lui vienne la fantaisie d’en réclamer la moindre part.

— C’est un cœur qui ne sent rien… tout lui est indifférent.

— Je n’en voudrais pas répondre… Plus j’observe… plus je l’examine (et une dame d’honneur n’a que cela à faire), elle n’est ni ambitieuse, ni méchante, ni jalouse, à peine dévote… et pas du tout coquette. Il faut que cette femme-là ait une passion…

— Allons donc !

— Tout le monde en a une !… même plus ! Pourquoi n’en aurait-elle pas ! Ce serait absurde, invraisemblable. Il faut absolument qu’elle en ait une.

— Et laquelle ?

— Si je la connaissais, ce ne serait plus elle qui serait la reine, ce serait moi ! Mais je la découvrirai peut-être ! En attendant, voici ce que j’ai cru voir : c’est que Sa Majesté le roi des Espagnes et des Indes supporte très-impatiemment son veuvage, et que votre oncle Sandoval, le grand inquisiteur, qui a cru faire un coup de maître, a fait un pas de clerc en le séparant de sa femme ; mais l’inquisition n’entend rien à ces choses-là ! Sa femme, d’après ce que je connais de son caractère, n’eût cherché à prendre sur lui aucun ascendant, tandis qu’une autre…

— Que dites-vous ?

— Oui, s’écria vivement la comtesse, dans la situation où est le roi, une femme jeune, jolie, séduisante, prendrait à l’instant sur lui un empire terrible, et contre lequel se briserait en une minute tout le pouvoir des favoris.

— C’est une idée… une idée admirable, dit le duc, d’un air aussi satisfait que si elle venait de lui.

— Oui, mais une idée dangereuse, qui peut tourner contre nous-mêmes si la favorite n’est pas dans nos intérêts, si elle ne nous doit pas sa faveur…

— C’est vrai ! dit le duc d’un air profond.

— Si elle n’est pas amenée, protégée, et dirigée par nous, je veux dire par vous, monsieur le duc.

— C’est juste ! il me faudrait alors quelqu’un qui me fût dévoué, qui m’aimât…

Et sans le vouloir, son œil se leva sur la comtesse, dont il était épris et qu’il adorait. Mais pour quelqu’un que dévore l’ambition, toutes les autres passions, quelque ardentes qu’elles soient, ne viennent qu’en seconde ligne et ne sont que des moyens.

La comtesse avait compris son regard.

Elle aurait pu répondre : J’y pensais ! ou plutôt : J’y ai déjà pensé, et j’ai vu que je ne pourrais pas réussir ; mais trop habile pour être si franche, elle jeta sur le duc un regard de tendresse désespérante.

— Ingrat ! lui dit-elle avec un accent mêlé de reproche et de douleur.

Il y avait dans ce mot une expression sublime.

— Ingrat !… et vous !… vous que j’aime !…

Il fut impossible au duc de ne pas tomber à ses pieds : c’était de rigueur.

— Écoutez-moi, reprit-elle, je rêverai à notre projet, je m’en occuperai. Quant à vous, mon cher duc, vous voyez le roi presque tous les soirs ; on vous laisse sans défiance causer avec lui des heures entières, parce qu’ils sont loin de se douter de la profondeur de vos desseins et de la finesse de votre esprit.

— Je n’en laisse rien paraître ! dit le duc d’un air mystérieux.

— Continuez toujours, et faites venir adroitement la conversation.

— Sur ce sujet ?

— Non, n’en dites rien ! mais amenez Sa Majesté à causer avec le père Jérôme, son prédicateur ordinaire. Le roi a des passions, mais il est dévot. Les dévots ont des passions comme tout le monde ; mais de plus ils ont des scrupules qui demandent à être levés. Après cela, ils vont plus loin que d’autres ; lestes et légers, rien ne les gène sur la route, pas même leur conscience ! ils ne s’occupent plus des bagages ; ce sont leurs confesseurs que cela regarde. Ah ! si Escobar était là !… si au lieu de ce fray Gaspard de Cardova, il dirigeait le roi…

— Nous et la favorite l’emporterions dès demain !

— Dès ce soir ! Mais enfin le père Jérôme a du crédit et du talent, c’est lui qui doit prêcher le prochain carême, c’est un prétexte pour causer d’avance avec Sa Majesté. Quand il aura parlé, quand il aura écarté les premiers scrupules, commencez alors !… entretenez chaque soir le roi dans ces idées ; persuadez-lui que ce n’est pas sa faute, mais celle de la reine… en un mot, que c’est comme s’il était veuf ?

— Et en cas de veuvage on peut se remarier.

— Prendre une autre femme ! les rois ont dans certaines occasions des priviléges,

— Ils en ont tous !

— Même les plus saints monarques !

— Témoin le roi Salomon, qui avait, dit-on, sept ou huit cents…

— Priviléges ! dit la comtesse en riant ; mais notre roi a des idées plus restreintes et plus modestes, et serait fort embarrassé, je crois, de priviléges aussi étendus. Qu’il voie le père Jérôme, vous ensuite ; et moi, je vous seconderai à mon retour.

— Où allez-vous donc ?

— À Madrid, et peut-être à Pampelune… si mon frère don Juan d’Aguilar va plus mal, car il est tombé subitement malade ; je viens d’en recevoir la nouvelle par sa fille Carmen, ma nièce, une charmante jeune fille, un ange de bonté et de douceur.

En ce moment, on frappa légèrement à la porte principale, dont le duc avait fermé les verrous.

Le duc alla ouvrir. C’était le valet de chambre. Il s’inclina respectueusement devant la comtesse, et dit à voix basse à son maître :

— La personne et la cassette qu’attend Votre Excellence.

Le duc répondit avec embarras :

— C’est bien ! dans un instant.

— Qu’est-ce ? dit Florinde, en voyant le trouble du duc.

— Rien, je vous jure… une affaire particulière, une audience qu’on me demande.

La comtesse, défiante comme toutes les personnes qui sentent qu’on aurait le droit de l’être avec elles, fronça le sourcil et dit gravement :

— Monsieur le duc, il faut avant tout de la franchise. Nous n’avons point de secret pour vous, et si vous en avez pour nous…

— Aucun, je vous l’atteste.

— Quelle est donc cette personne que vous recevez quand votre porte est défendue ? quelle est donc cette mystérieuse cassette ?

— J’aimerais mieux ne pas vous le dire…

— Et si je l’exigeais ?

— Eh bien… dit le duc… c’est une caisse qui m’est apportée…

— Par qui ?

— Par un garçon du senor Cazoleta !

— Le parfumeur ! s’écria la comtesse en riant de nouveau ; puis voyant l’air déconcerté du duc, elle s’arrêta d’elle-même, et ajouta : C’est bien, c’est bien, je me retire… ce sont des mystères que je respecte. Adieu, duc, je vous laisse ; bientôt je serai de retour.

Et elle disparut par la porte secrète pendant que le valet de chambre faisait entrer par la porte principale Piquillo Alliaga, portant une cassette sous le bras.

Le valet de chambre se retira, et le laissa seul avec le duc. quoi j’ai prié Cazoleta de m’envoyer quelqu’un.

  1. Léopold Ranke, p. 210.