Piquillo Alliaga/22

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 95-98).


XXII.

la voix du sang.

Quand on voit pour la première fois l’auteur d’un ouvrage que l’on connaît beaucoup, et auquel on s’est grandement intéressé, on ne peut se défendre d’un vif sentiment d’émotion et de curiosité ; à plus forte raison, quand on voit pour la première fois l’auteur de ses jours, quand on se trouve face à face avec celui qu’à tort ou non, on soupçonne d’être son père.

Piquillo fut si troublé qu’un nuage couvrit ses yeux, ses jambes chancelèrent.

— Prenez donc garde, lui dit vivement le duc en s’avançant pour le soutenir.

Piquillo fut sensible à cette première marque d’intérêt.

— Vous allez laisser tomber cette caisse et la briser !

Cette seconde réflexion l’empêcha de s’attendrir, il se contenta de poser la caisse sur le bureau.

— Bien, dit le duc, en se hâtant de l’ouvrir et d’en examiner le contenu avec la plus scrupuleuse attention.

Piquillo profita de ce temps pour examiner son père, et pour prendre connaissance avec sa figure.

Le duc était grand, Piquillo était petit ; le duc avait un air de fatuité grave et noble, Piquillo l’air moins distingué, mais spirituel. Du reste beaucoup de leurs traits étaient les mêmes, et Piquillo trouva la ressemblance frappante.

— La senora Urraca, ma grand’mère, avait raison, se dit-il. C’est lui.

Le duc procédait toujours à l’inventaire de la caisse.

— La crème circassienne pour la peau… bien… L’eau du sérail pour donner aux ongles une teinte rosée… très-bien. La pâte de miel à l’amande de noisette pour les mains… c’est du nouveau… Est-ce de l’invention du senor Cazoleta ?

— Probablement.

— Ah !… voici la fiole !… l’élixir capillaire… j’en avais mis la dernière fois quelques gouttes de trop, la nuance était trop dure et l’ébène trop accusé ; vous me direz au juste la dose… ou plutôt vous serez là… demain… je ferai la mixtion devant vous… voilà pourquoi j’ai prié Cazoleta de m’envoyer quelqu’un.

— Je dois vous dire la vérité, monsieur le duc…

— Je comprends. Le prix est augmenté, c’est trop juste.

— Non, monsieur le duc.

— C’est encore mieux ! Comment va la senora Cazoleta ?

— Votre Excellence est bien bonne.

— Elle n’est pas mal, cette femme-là… très-bien conservée… c’est tout simple, quand on est à la source de l’eau de Jouvence… M’en a-t-elle mis quelques flacons ?… Oui, voilà !…

— J’ai autre chose à vous dire, monsieur le duc, balbutia Piquillo avec émotion.

— Vraiment, mon garçon !… parle.

Il étala sur ses lèvres une légère couche d’opiat au corail.

Et pour la première fois le duc jeta les yeux sur Piquillo, qu’il n’avait pas encore honoré d’un regard.

— Eh… eh… voici un garçon qui a une assez bonne tournure… pour un parfumeur !… la senora Cazoleta ne choisit pas mal. Tu as donc à me parler de sa part ?

— Non, monseigneur, de la mienne… une demande à vous faire.

— Ah ! ah !… se dit le duc à part lui, un solliciteur qui profite de l’occasion ! et sa figure riante devint tout à coup dure et sévère.

Piquillo fut glacé de ce changement subit ; mais il chercha à reprendre son courage, et tirant de sa poche la lettre de la Giralda, il la présenta au duc d’une main tremblante.

— Votre Excellence connaît-elle cette écriture ?

— Non, ma foi.

— C’est celle d’une personne qui me recommande à vous.

— Une lettre de recommandation… Bien… je la lirai.

Il la jeta sur la table à côté de beaucoup d’autres, et dit à Piquillo d’un air indifférent et ennuyé :

— Raconte-moi ton affaire… ce sera plus tôt fait ! Qu’est-ce que tu veux ? qu’est-ce que tu demandes ? à quoi es-tu bon ? va toujours, je t’écoute !

Et s’approchant de la glace, il étala sur ses lèvres une légère couche d’opiat au corail, le tout en tournant le dos à Piquillo.

Il était impossible de choisir une position plus désavantageuse pour une reconnaissance. Piquillo essuya la sueur qui coulait de son front, et dit en hésitant :

— Votre Excellence n’a sans doute pas oublié une femme… qu’autrefois… à Séville… vous avez aimée…

— Laquelle ? il y en a tant !

— La senora Alliaga.

— Alliaga ! je ne connais pas ce nom-là.

— C’est juste, dit Piquillo, blessé au cœur, c’était un nom honorable ; mais elle en avait un autre qui ne l’était pas, et que vous devez connaître… la Giralda !

— La Giralda ?… oui, palsambleu !…… Un beau talent ! une femme superbe ! Nous en avons tous raffolé à Séville… Mais finie, disparue… Est-ce qu’elle existe encore ?

Et elle tomba à genoux, la tête cachée dans ses mains.

— C’est elle qui vous écrit, monseigneur.

— J’y suis… quelques secours… ou plutôt un engagement dans la troupe de Valladolid, mais elle ne peut plus jouer que les mères, à présent !

Piquillo tressaillit.

— Elle doit être bien vieille !

— Elle est plus jeune que Votre Excellence.

— En vérité ! dit le duc d’un ton piqué ; eh bien alors, mon cher, vous lui direz que je verrai à loisir… que je lirai sa lettre.

— Non, monseigneur, répondit Piquillo d’une voix ferme, vous la lirez à l’instant.

— Qu’est-ce à dire ! s’écria le duc en se retournant avec fierté.

— Vous la lirez, monseigneur, non pour la Giralda, mais pour vous, dans votre intérêt, car c’est vous que ce papier concerne.

Le duc regarda Piquillo d’un air étonné et un peu inquiet. Il reprit la lettre, qu’il avait jetée sur le bureau.

— Je ne sortirai pas d’ici que vous n’en ayez pris connaissance.

Et il s’assit, contemplant le duc en silence.

Celui-ci froissa vivement le cachet et ouvrit la lettre.

À mesure qu’il lisait, on le voyait rougir et pâlir. Un dépit et une colère concentrés éclataient dans tous ses traits ; mais, faisant ses efforts pour rester maître de lui-même, il sourit avec dédain, jeta sur Piquillo un regard glacé, et lui dit avec ironie :

— C’est donc là, monsieur, le message dont vous avez eu l’honneur de vous charger ?

— Il n’y a là aucun honneur, ni pour vous, ni pour moi ! répondit froidement Alliaga, mais une dure nécessité ; car je vois que nous sommes tous les deux humiliés, et avec raison : vous, de m’avoir pour fils, et moi, monseigneur… de vous avoir pour père !

— Rassurez-vous, lui dit le duc en lui lançant un regard furieux ; grâce au ciel, nous n’en sommes pas là ! Quand on est dans ma position, on reçoit souvent des réclamations pareilles, c’est une spéculation comme une autre.

— Une spéculation ! s’écria Alliaga indigné.

— Convenez, monsieur, que si je n’étais un riche, un grand seigneur, vous ne seriez pas venu à moi, et que la Giralda, votre mère, aurait choisi quelque autre personne mieux placée pour l’honorer d’une paternité douteuse… que je repousse et que je désavoue ! trop de monde pourrait me la contester, et je n’aime pas les procès.

— Ah ! s’écria Alliaga hors de lui, réjouissez-vous de ce que, par malheur, ce doute existe encore pour moi ! sans cela, vous n’auriez pas achevé cette phrase et dans ce moment, monsieur le duc, vous ne sortiriez pas vivant de mes mains !

Le duc, effrayé de l’exaspération de Piquillo et de la fureur qui étincelait dans ses yeux, s’élança sur sa sonnette, qu’il agita vivement.

— Oui, qu’il me soit prouvé que vous n’êtes rien pour moi, c’est ce que je veux, c’est ce que je désire, et je prendrai alors la vengeance qui m’est due ! et tout grand seigneur que vous êtes, il faudra bien que vous me rendiez raison de vos outrages.

— À l’instant même, et je ne vous ferai pas attendre, dit le duc complétement rassuré, en voyant entrer quatre ou cinq domestiques de l’hôtel.

Il se tourna vers eux avec dignité, et leur montrant Piquillo du doigt, il laissa tomber ces paroles :

— Jetez-moi cet homme à la porte.

Piquillo fut saisi d’un transport de rage, et voulut s’élancer vers le duc, mais déjà les domestiques le tenaient en respect.

— Et si jamais, continua le duc, il osait se représenter à l’hôtel, je vous permets de le châtier comme il le mérite !… emmenez-le !

— Monsieur le duc, s’écria Piquillo, vous êtes placé bien haut, et moi, bien bas. J’ignore quel destin nous attend l’un et l’autre ; mais vous vous rappellerez cette journée, vous vous rappellerez que vous m’avez fait chasser de votre hôtel… vous !…

Les domestiques qui l’entrainaient l’empêchèrent d’en dire davantage.

Le duc, resté seul, sentit un instant de malaise intérieur et de mécontentement qui ne lui semblait pas naturel et qu’il avait peine à s’expliquer, mais il n’avait pas le temps de s’appesantir sur des idées pareilles ; de graves occupations le réclamaient.

Il se mit à sa toilette, et alla le soir chez le roi, comme il l’avait promis à la marquise.