Piquillo Alliaga/23

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 98-105).


XXIII.

le retour à madrid.

Piquillo avait été conduit jusqu’aux portes de l’hôtel, qui s’étaient refermées sur lui. Repoussé, outragé, la rage dans le cœur, rêvant des projets de vengeance que tout lui démontrait impossibles, il errait dans les rues de Valladolid et ne savait à quel parti s’arrêter.

Il voyait toutes ses espérances détruites, tous ses projets renversés, son avenir encore une fois anéanti.

Comment confier à Aïxa la honte de sa naissance et son humiliation, à lui, plus profonde encore ? Chassé par son père, comme un intrigant, comme un infâme, traîné dans la rue par des valets… Non, non… ni Aïxa, ni personne ne connaîtrait sa position, avant qu’il n’eût trouvé le moyen d’en sortir et de se relever aux yeux des autres comme aux siens.

Plongé dans ces réflexions, et marchant au hasard, il vit passer à côté de lui un homme qu’il crut reconnaître pour l’intendant de Fernand d’Albayda.

— Ah ! se dit-il… ingrat que j’étais, tout ne m’a pas abandonné… Fernand est ici, à Valladolid ; je lui dirai tout, et il me donnera conseil, ou plutôt, je le connais, il me tendra la main pour m’aider à sortir de l’abîme où je suis.

Heureux de cette idée, il courut après le domestique, et lui demanda où était son maître.

— Hélas ! senor Alliaga, lui répondit le vieux serviteur, notre jeune maître, que nous aimons tant, nous ne pouvons pas en jouir, il n’est jamais avec nous. À peine arrivé à Madrid, il à fallu accourir à Valladolid, et après quelques jours passés ici, à la cour, à attendre des ordres… il a reçu avant-hier celui de repartir sur-le-champ pour les Pays-Bas.

— Reparti ! s’écria Alliaga avec douleur, moi qui arrivais de Madrid !…

— Vous vous serez croisés en route…mais rassurez-vous : tout le monde assure ici que son absence ne sera pas longue, qu’il retourne dans ces maudites provinces hollandaises, non pas pour se battre, mais pour porter au marquis de Spinola l’ordre de conclure une trêve de douze ans. C’est du moins, ce que tout le monde disait hier au café de la Comédie, dont je suis un habitué. Parce que, vous comprenez, senor Alliaga, que l’Espagne n’a aucun intérêt à continuer une guerre qui nous épuise…

— Merci, merci ! se hâta de dire Piquillo, sans écouter la fin de la dissertation politique. Et il s’enfuit.

Décidément tout était conjuré contre lui, et cette dernière circonstance du départ de Fernand lui persuada qu’il y avait une fatalité qui le poursuivait, et que rien désormais ne pouvait lui réussir.

La tête en feu, la peau sèche et brûlante, il rentra à la mauvaise hôtellerie où il était descendu en arrivant à Valladolid. Il fit demander un muletier ; il voulait repartir dès le lendemain, dès le soir même pour Madrid, et de là pour Pampelune… afin de revoir sa mère, et de lui dire tous ses affronts. C’était la seule personne à qui il pouvait les avouer ! la seule devant qui il lui fût permis de rougir et de pleurer !

Mais il lui fut impossible de se mettre en route. Tant d’émotions et de fatigues, et surtout les tourments qu’il avait fallu renfermer en lui-même, avaient épuisé son courage et ses forces. Une fièvre ardente se déclara.

Sans parents, sans amis, livré à des mains étrangères, le pauvre jeune homme fut une douzaine de jours entre la vie et la mort.

L’hôtelier et sa femme étaient, par hasard, de braves gens, qui prirent un grand soin de lui. Par un second hasard, le docteur auquel ils s’adressèrent était un médecin de talent, qui ne fit rien, laissa agir la nature, et grâce à ce régime et à sa jeunesse, Piquillo fut bientôt hors de danger.

Après quelques jours de convalescence, il se revit en pleine et entière santé.

Il n’en pouvait pas dire autant de sa bourse, qui était en ce moment bien débile et bien faible ; mais pendant le peu de jours qu’avaient duré ses rêves de fortune, le senor Alliaga n’avait pas eu le temps de s’habituer à être seigneur ; il reprit le bâton de pèlerin, partit à pied de Valladolid, s’arrêtant chaque soir dans la plus humble posada et vivant à l’espagnole, c’est-à-dire avec une croûte de pain par jour, quelques légumes et l’eau de la fontaine.

Grâce à son économie et à sa sobriété, il avait encore quelques réaux dans sa poche, quand il arriva pédestrement dans cette belle ville de Madrid où, quelques semaines auparavant, il était entré avec Fernand dans une bonne chaise de poste, au bruit des mules qui agitaient leurs sonnettes et des postillons qui faisaient retentir leurs fouets.

Ce n’était pas là ce que regrettait Piquillo, mais les espérances qu’il avait alors et qui toutes s’étaient dissipées.

Il ne craignit pas de se présenter à pied à l’hôtel de don Fernand d’Albayda, son premier asile.

Il fut reçu par les gens de la maison comme s’il arrivait en équipage…… Les bons maîtres font les bons domestiques.

On lui apprit que deux ou trois fois déjà l’on était venu s’informer s’il était de retour, et que depuis dix jours, un billet l’attendait.

Ce billet, on le lui remit ; et quelle fut sa surprise ! il ne pouvait s’y méprendre, l’adresse en était écrite de la main d’Aïxa. Il l’ouvrit en tremblant et lut ce peu de mots :

« Nous sommes à Madrid ; dès que vous arriverez, accourez nous voir, car nous sommes bien malheureuses et nous avons besoin de nos amis… c’est pour cela que Carmen et moi avons d’abord pensé à vous. Nous vous attendons ?  Aïxa. »

Et au bas : « Nous demeurons en ce moment dans la rue d’Alcala, à l’hôtel de madame la comtesse d’Altamira. »

Piquillo fut saisi d’un serrement de cœur inexprimable ; malgré la joie inespérée qu’il éprouvait de revoir Aïxa, un frisson soudain parcourut ses veines. Il comprenait que quelque grande douleur pesait sur eux tous. Aïxa et Carmen ne pouvaient pas être malheureuses, sans qu’il ne fût malheureux.

Il courut à l’instant même à l’hôtel d’Altamira.

On ne voulait pas le laisser entrer. Il se nomma ; toutes les portes lui furent ouvertes.

Il franchit un vaste escalier de marbre blanc, traversa plusieurs pièces richement décorées, arriva à un petit appartement dont il ouvrit brusquement la porte, et vit les deux sœurs, pâles et les joues sillonnées par les pleurs, assises sur un canapé ; elles se tenaient par la main.

À l’aspect de Piquillo, elles poussèrent Un cri et se levèrent.

Toutes les deux étaient vêtues de noir.

— Vous à Madrid ! s’écria Piquillo ; puis regardant d’un œil inquiet autour de lui :

— Je ne vois pas votre père ! où est-il ?

Carmen cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.

— Où est-il donc ?

— Mort ! répondit Aïxa.

Piquillo poussa un cri de surprise et de désespoir, et resta quelque temps anéanti.

— Mon bienfaiteur n’est plus ! s’écria-t-il, et je n’étais pas là pour le soigner et le servir, pour recueillir ses dernières volontés !

— Il vous a appelé et vous a béni ! dit Carmen.

— Il vous a recommandé de veiller sur sa fille, dit Aïxa.

— Je vous obéirai, mon maître ! s’écria Piquillo en levant les yeux au ciel. C’est vous qui avez recueilli l’orphelin et qui l’avez élevé ; il était sans asile, et vous lui en avez donné un ; il n’avait pas de quoi vivre, et vous l’avez fait asseoir à votre table. Bien plus encore, il n’avait que des vices, et vous lui avez donné vos vertus ! Il eût été un méchant, et en vous regardant, mon maître, il est devenu bon ! Aussi vous vivrez toujours pour lui, et il restera le serviteur de vos enfants comme il était le vôtre.

Les deux jeunes filles lui tendirent la main, et répondirent en peu de mots à toutes les questions dont il les accablait.

Quelques jours après son départ et celui de Fernand, le vieillard s’était tout à coup affaibli et ne pouvait presque plus marcher ; mais en pensant au prochain mariage de Fernand et de sa fille, il se sentait si heureux que le bonheur le soutenait. Il ne voulait pas mourir avant d’avoir été témoin de cette union, et pendant quelques jours on reprit espoir. Mais une attaque de goutte rendit le danger imminent.

On avait écrit à Fernand. Il n’était plus à Madrid et venait de repartir pour Ostende, où l’attendait le marquis de Spinola, son général.

On avait écrit à la comtesse d’Altamira, sœur de don Juan d’Aguilar. Elle accourut pour recevoir les derniers soupirs du général, qui ne pensait ni à lui ni à ses souffrances, mais seulement à sa fille et à la situation où il allait la laisser.

La comtesse lui promit qu’elle emmènerait Carmen, et que sa nièce resterait près d’elle, dans sa maison, jusqu’à son mariage avec don Fernand d’Albayda.

Le vieillard, qui pouvait à peine parler, approuva des yeux, tendit la main à Aïxa prosternée au pied de son lit… et murmura ces mots à l’oreille de la jeune fille : Tu leur diras… mon enfant… que jusqu’au dernier moment j’ai tenu ma promesse !…

Puis, il bénit sa fille bien-aimée, prononça le nom de Fernand, et l’âme du juste remonta vers les cieux.

La comtesse permit d’abord à sa nièce de se livrer à toute sa douleur. Au bout de quelques jours, et tout en l’accablant des plus vifs témoignages de sympathie et de tendresse, elle lui donna à entendre que des affaires importantes la réclamaient à Madrid, qu’elle était obligée d’y retourner ; et elle lui rappela les dernières volontés de son père.

Carmen ne voulait point se séparer d’Aïxa, et Aïxa, dans un pareil moment, ne pouvait abandonner sa sœur orpheline. La comtesse proposa alors d’emmener avec elle les deux jeunes filles, et toutes deux acceptèrent. Mais elle prit Carmen en particulier, et lui demanda quelle était Aïxa.

— C’est ma sœur, répondit naïvement Carmen.

— Mais quelle est-elle ?

— Je n’en sais rien.

— Sa naissance, sa position ?

— On ne m’en a jamais parlé, ni elle, ni mon père.

— Mais sa famille et ses parents ?

— Elle n’en a pas besoin, puisque c’est ma sœur.

La comtesse ne put obtenir d’autres renseignements. Elle se tourna alors vers Aïxa, et avec son regard le plus séduisant et sa voix la plus douce, avec les marques du plus tendre intérêt,

— Qui êtes-vous ? lui dit-elle.

— La sœur de Carmen, la fille adoptive de don Juan d’Aguilar.

— Et votre famille à vous ?

— Don Juan seul la connaissait.

— Et vous, ma chère, que savez-vous d’elle ?

— Je sais qu’elle m’aime !

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle m’a confiée à don Juan d’Aguilar !

— Vous confiera-t-elle à moi ?

— Je ne pense pas qu’elle veuille me séparer de Carmen ; ses ordres en décideront.

— Vous les lui avez donc demandés !

— Non… mais elle me les enverra !

— Comment ?

— Je l’ignore… mais je les recevrai.

— Qui vous le fait croire ?

— C’est qu’elle veille sur moi !

C’est tout ce que la comtesse découvrit sur Aïxa, et en attendant que son adresse ou le hasard lui en apprit davantage, elle emmena les deux jeunes filles à Madrid.

Aïxa et Carmen, qui vivaient très-retirées, n’avaient d’autre désir que de rester ensemble en tête-à-tête, et la comtesse, qui avait en ce moment beaucoup d’occupations, car la cour était revenue passer l’hiver à Madrid, la comtesse respectait leur solitude, et se permettait bien rarement de la troubler, attention dont les jeunes filles lui étaient très-reconnaissantes.

Aïxa avait appris par les lettres de Piquillo tous les détails de son voyage avec Fernand et de son arrivée à Madrid. Elle savait que Fernand lui avait offert un logement dans son hôtel. Elle y envoya sur-le-champ. Mais Piquillo était absent ; il était parti pour Valladolid, sans doute, pensèrent les jeunes filles, pour rejoindre Fernand ; aussi son retour fut un grand bonheur pour les deux orphelines.

C’était avec lui, avec lui seul, leur ami d’enfance, qu’elles pouvaient parler de don Juan d’Aguilar et des jours heureux qui s’étaient écoulés auprès de lui.

Tous ces détails de leurs plaisirs et de leurs jeux, tous ces retours vers le temps passé, tous leurs souvenirs enfin… seul bonheur d’un bonheur qui n’est plus, il n’y avait que lui qui pouvait les comprendre. Et puis Piquillo, si doux, si aimable, si instruit, savait toujours deviner le sujet de conversation qui pouvait charmer ou distraire leurs douleurs.

Il leur parlait chaque jour de Fernand avec une amitié, un dévouement, un enthousiasme dont les yeux de Carmen le remerciaient.

Aïxa se contentait d’écouter.

Il avait été convenu que les deux sœurs demeureraient chez la comtesse jusqu’au mariage de Carmen et de Fernand, qui maintenant ne pouvait avoir lieu que dans un an au plus tôt ; que Piquillo continuerait de loger à l’hôtel d’Albayda, ainsi que son généreux propriétaire le lui avait proposé ; mais que chaque jour il viendrait voir celles qu’il appelait les filles de son maître. C’était son devoir, et il aurait pu ajouter, son bonheur.

Aïxa lui avait dit un jour, en présence de Carmen : « Le général, qui pensait à tout le monde, ne vous a pas oublié dans son testament : il vous a légué deux cents pistoles ; les voici. » Et elle les lui remit.

Piquillo, attendri jusqu’aux larmes, serra la main de Carmen et sortit pour cacher son émotion. Il ne voulait pas pleurer devant elle !

Quand il fut sorti, Carmen dit à voix basse à sa sœur :

— Tu as bien fait, et il faut bien lui laisser son erreur. Le testament de mon père ne parlait que de cent pistoles.

— Tu crois ? dit Aïxa.

— J’en suis sûre.

— C’est donc ma faute, répondit-elle en souriant, et c’est à moi de payer mon étourderie.

— Non pas ! Ce que tu as dit au nom de mon père est sacré ! Cela me regarde.

— Les fautes sont personnelles, ma sœur, et les miennes… sont à moi !

— Je ne l’entends pas ainsi !

— Et moi, je le veux ! dit Aïxa avec un air d’autorité qu’elle prenait rarement, mais contre lequel il n’y avait jamais à revenir.

C’est ainsi que le général se trouva avoir légué deux cents pistoles à son ancien page, qui lui en garda une éternelle reconnaissance.

Piquillo avait écrit à Pampelune à sa mère. Il lui avait appris l’événement qui le retenait à Madrid et l’empêchait d’aller la rejoindre ; il lui racontait en même temps son voyage à Valladolid, et l’accueil qu’il avait reçu du duc d’Uzède.

Il finissait sa lettre en l’engageant à quitter la Navarre, à venir le retrouver à Madrid, où il espérait, lorsque don Fernand d’Albayda, actuellement son seul protecteur, serait de retour, obtenir un emploi qui le ferait vivre honorablement, lui et sa mère, et la senora Urraca, sa grand’mère !

Il les prévenait qu’il avait retenu pour elles, dans un quartier retiré de la ville, un appartement à l’hôtel de Vendas-Novas.

Après avoir rempli ses devoirs de bon fils, après avoir écrit cette lettre et l’avoir mise à la poste, il revenait chez la comtesse d’Altamira et traversait la rue de Santo-Domingo, où était alors le palais de l’inquisition.

Une grande foule assemblée l’empêcha de passer. Les rangs étaient serrés, et un murmure sourd et prolongé circulait parmi les assistants.

— C’est une indignité ! c’est une horreur ! disaient les uns.

— On ne traite pas ainsi de bons catholiques et de vrais chrétiens ! disaient les autres.

— On doit avoir plus d’égards ! criait un groupe de femmes.

Piquillo demanda à son voisin dans la foule, pourquoi cet attroupement.

Et l’homme de la rue lui répondit d’un ton animé :

— Imaginez-vous, seigneur cavalier, qu’il doit y avoir dans trois jours un auto-da-fé dans la bonne ville de Madrid. Tous ceux qui doivent y figurer sont extraits des prisons de l’inquisition pour entrer en chapelle ; c’est à midi que le cortége et la procession devaient sortir…

— Eh bien ?…

— Eh bien ! c’est une horreur… c’est une infamie…

— Oui, sans doute ! s’écria vivement Piquillo.

— Sans doute, répéta son interlocuteur avec un redoublement de colère ; voilà deux heures qu’on nous fait attendre ! Deux heures viennent de sonner à la paroisse Saint-Dominique, et je suis ici depuis midi !

Piquillo resta stupéfait.

— Et moi donc ! cria un muletier, j’étais ici bien avant midi.

— Et moi depuis ce matin ! dit une marchande de fruits et légumes, tant j’avais peur de ne pas trouver de place.

— On dit que la cérémonie sera belle, continua le muletier, et qu’ils seront douze.

— On m’a dit quinze, s’écria une cabaretière.

— Je suis sûre que c’est douze, reprit la marchande de fruits et légumes. Mon compère, qui est un familier du saint-office, un homme très-bien… Vous le connaissez, ma voisine…

— Si je le connais ! dit la cabaretière, il s’est grisé dernièrement chez nous !

— Mon compère m’a donné tous les détails, ils ne sont que douze : sept hérétiques purs et simples ; mais en revanche, trois juifs et deux Mauresques !

— Ah ! ça sera intéressant !… dit la cabaretière.

— Il y en a là qui sont depuis cinq ans dans les cachots de l’inquisition, au pain, à l’eau, et aux fers dans la semaine.

— En vérité ! dit le muletier.

— Et la question le dimanche.

— Voyez-vous ça !

— Et rien n’a pu les toucher, rien n’a pu les convertir.

— Les endurcis, les enragés !

— Rien n’a pu leur faire aimer la religion catholique, apostolique et romaine.

— Aussi on est trop bon !

— On n’en brûle pas assez.

— Voilà le premier auto-da-fé depuis le nouveau règne.

— Tandis que sous le dernier…

— Sous le saint roi Philippe II

— Il n’y avait pas de semaine où il n’y eût pour nous quelque chose à voir… quelles processions ! quel cortéges !

— Des spectacles magnifiques !

— Et jamais on ne nous faisait attendre.

— Ça n’était pas comme aujourd’hui.

— À l’heure dite, ça commençait.

— Quelquefois avant !

— C’était juste… il y en avait tant… il fallait s’y prendre de bonne heure.

— Moi qui vous parle, dit d’un air de jubilation un vieillard en cheveux blancs, j’en ai vu brûler quatre-vingt-dix en un jour…

Et la foule regarda le vieillard avec admiration.

— Ah ! dame… c’était beau, quatre-vingt-dix ! tous des Mauresques, et autant la veille… Les pauvres gens en étaient harassés… ils n’en pouvaient plus…

— Qui donc ?

— Les familiers du saint-office et les employés au bûcher ! mais le roi Philippe II, arrivé au premier et resté jusqu’au dernier, n’avait pas plus l’air fatigué que vous et moi.

— C’était un roi, celui-là, un défenseur de la foi !

— Mon Dieu ! l’inquisiteur actuel et l’archevêque de Valence, Ribeira, ne demanderaient pas mieux…

— C’est le duc de Lerma qui n’ose pas ?

— On dit même que l’auto-da-fé de mardi prochain a été obtenu malgré lui.

— Comment, c’est mardi prochain ?

— Comptez plutôt… ils vont sortir de prison aujourd’hui vendredi… ils resteront, comme c’est l’usage, trois jours en chapelle… samedi, dimanche et lundi… Vous voyez bien que ça ne peut pas avoir lieu avant mardi.

— Et moi qui, ce jour-là, ai des voyageurs à conduire, dit le muletier, je ne pourrai pas y être.

— Ni moi non plus, dit le vieillard, j’ai de l’argent à toucher à Hénarès !

— Comme si on ne devait pas choisir pour des cérémonies pareilles un jour où personne n’a rien à faire !

— Le dimanche, par exemple, après la messe.

— Ah ! ah ! enfin ! s’écria-t-on de toutes parts ; et un murmure de satisfaction succéda aux cris d’impatience qui déjà se faisaient entendre.

Les portes de l’inquisition venaient de s’ouvrir.

Depuis longtemps Piquillo aurait voulu sortir de la foule, mais elle s’était renfermée et agglomérée derrière lui, et elle était devenue si compacte qu’il eût été aussi impossible de reculer que d’avancer.

Il avait donc été obligé d’entendre les conversations qui s’échangeaient autour de lui et d’assister au spectacle qu’on attendait avec tant d’impatience.

Quelques familiers du saint-office précédaient les condamnés, qui commencèrent à paraître, et à ces cris : Les voilà ! les voilà ! la foule qui s’ébranlait fut repoussée par un détachement d’alguazils et rejetée contre les murailles avec une telle force que Piquillo manqua d’être écrasé.

Par bonheur une borne assez élevée se trouvait derrière lui, et porté par le flot populaire, il y prit pied, y resta et domina ainsi sans danger cette mer tumultueuse et agitée.

Après les familiers du saint-office venaient les inquisiteurs, puis la bannière de saint Dominique ; les condamnés s’avançaient lentement deux par deux.

Piquillo avait beau faire, il ne pouvait s’empêcher de contempler tous les détails de cet horrible cortége. Posé sur un piédestal, juste en face de la porte du palais, lequel était élevé de quelques marches, il voyait tous ces malheureux descendre et défiler devant lui.

Aussi pâle, aussi tremblant qu’eux, il était prêt à se trouver mal. Il lui semblait être en proie à des vertiges, à une hallucination, surtout lorsqu’au milieu de ces visages inconnus, il crut voir des traits de femme ; des traits bien changés sans doute, mais qui lui rappelaient ceux d’une jeune fille qui avait été autrefois sa bienfaitrice et son bon ange !… cette pauvre petite Juanita, que depuis cinq ou six ans il n’avait plus revue !

— Non, disait-il, non, ce n’est pas possible ! un nuage couvre mes yeux, et cette apparition… ce fantôme qui lui ressemble… est un rêve !

Tout à coup il poussa un cri déchirant, qui heureusement ne fut pas entendu au milieu du tintement des cloches, du chant des prêtres et des acclamations de la multitude.

Ce n’était point un rêve, mais une horrible réalité ; car à côté de la jeune fille, il venait de voir la figure autrefois si joyeuse, à présent si pâle et si bouleversée, du pauvre barbier Aben-Abou, dit Gongarello, et si Piquillo avait pu conserver le moindre doute, ce doute eût été dissipé par les cris de la foule, qui les désignait du doigt en criant :

— Les Maures ! les Maures !… ce sont ces deux-là !

Et dans la foule, on vit des femmes, des mères exhausser leurs enfants dans leurs bras en leur disant :

— Tiens ! les vois-tu ?

Tout le cortége défila… s’éloigna peu à peu, se dirigeant vers la chapelle où on allait les renfermer. En un instant la rue se trouva déserte ; la foule fatiguée mais non assouvie, avait suivi la procession pour se rassasier plus longtemps encore du plaisir de voir des malheureux !

Les grilles de fer du palais de l’inquisition venaient de se refermer, Piquillo se trouva seul sur sa borne. Depuis quelques instants il ne voyait, ni n’entendait plus rien. La fureur, l’indignation, l’effroi, s’étaient succédé en lui avec tant de rapidité, que toutes ses facultés étaient anéanties : c’était à devenir fou !

— Non, s’écria-t-il, ce ne sont point des hommes, mais des bêtes fauves, mais des démons ! Sortons de cet enfer !

Et il s’enfuit, courant vers son paradis à lui, vers ses anges, vers les deux jeunes filles, qui, en le voyant, furent effrayées de sa pâleur et du désordre de ses traits.

— Qu’avez-vous donc ? que vous est-il arrivé ?

Piquillo était tombé dans un fauteuil et ne pouvait articuler un mot.

— Parlez, de grâce ! parlez !

Il reprit enfin ses sens, rassembla ses idées et raconta tout ce qu’il venait d’entendre… surtout ce qu’il venait de voir, et le sort qui menaçait le pauvre Gongarello le barbier, et Juanita sa nièce, la première amie de Piquillo.

— Les infâmes ! s’écria Aïxa, brûler de pauvres gens parce qu’ils ont été élevés dans une autre croyance que la leur !

— Que dis-tu ? s’écria Carmen effrayée.

— Rien, dit Aïxa en s’efforçant de sourire, le récit de Piquillo m’avait indignée ! J’en suis encore toute tremblante !

— C’est vrai !… tes mains sont crispées… je peux à peine les ouvrir… l’on dirait d’une attaque de nerfs…

— Non… non, c’est passé… Mais toi, Piquillo, que dis-tu de cela ?

— Moi ! senora, je les sauverai, ou je me ferai mettre avec eux au bûcher !

— C’est absurde ! s’écria Carmen.

— Oui… absurde, répéta froidement Aïxa… mais c’est bien !

Et il y avait quelque chose dans son accent qui disait :

— J’en ferais autant… si je le pouvais !

— Mais comment les sauver ? demanda Piquillo.

— Fernand d’Albayda pourrait seul nous aider. Par malheur, il n’est pas ici, dit Carmen en soupirant.

— D’ailleurs, Fernand lui-même n’y pourrait rien… il n’y a pas en Espagne de pouvoir qui puisse lutter contre celui de l’inquisition.

— Si cependant le roi voulait, dit Carmen, le roi d’Espagne !

— Lequel ?… demanda Aïxa… Philippe ou le duc de Lerma ? Philippe ne le pourrait pas.

— Et le duc de Lerma n’oserait le tenter, dit Piquillo, se rappelant ce qu’il avait entendu dans la foule.

— Oui, continua Aïxa, on prétend qu’il n’est ni méchant ni cruel.

Cette assurance fit plaisir à Piquillo, toujours dans la supposition que le duc pouvait être son grand-père.

— Mais il tient à garder le pouvoir, et il craindrait de le compromettre en se brouillant avec l’inquisition.

— Attendez, dit Carmen, je vais en parler à ma tante, la comtesse d’Altamira ; elle connaît mieux que nous la cour et tout ce qui s’y passe. Elle est bonne et charitable et nous aidera, ne fût-ce que de ses conseils. Attendez-moi, je reviens dans l’instant.

Et elle sortit.

Resté seul avec Aïxa, qui marchait dans la chambre d’un air agité et sans prononcer une parole, Piquillo lui dit :

— Avez-vous quelque espérance en cette démarche ?

— Aucune.

— Ces pauvres gens vont donc périr ?

— Ce ne sera pas du moins sans que j’aie tenté de les sauver ? s’écria Aïxa. Malheur à qui ne vient pas en aide à ses frères !

Et voyant que Piquillo la regardait avec étonnement en répétant ces mots : Ses frères !

— Oui, lui dit-elle à voix basse, ce sont les tiens, je le sais. Le sang maure coule dans tes veines.

— Qui vous l’a dit ?

— Personne. Je le sais depuis longtemps, depuis le jour où pour la première fois nous t’avons vu, au carrefour de la forêt, lorsque tu tombas du ciel ou de ton arbre pour venir à notre secours.

— Et comment alors l’avez-vous deviné ? s’écria Piquillo, dont la surprise redoublait.

— Bien aisément ! répondit Aïxa en riant, à travers les manches de ton pourpoint déchiré il était facile d’apercevoir ces caractères arabes que portent les enfants du peuple dans votre tribu.

— Et jamais vous ne m’en avez parlé.

— À quoi bon ? il vaut mieux, dans ton intérêt, que ce soit un secret pour tout le monde, maintenant plus que jamais. Tu vois, par ce pauvre barbier et par sa nièce, comme on traite les Maures.

— Que ferons-nous donc pour les sauver ?

— Si on le pouvait à prix d’argent… il y aurait quelque espoir… le crois-tu ?

— Impossible… il y aurait trop de monde à gagner, et nous n’avons devant nous que trois jours.

— Écoute, dit Aïxa à voix basse, je puis compter sur toi ?

— À la vie et à la mort !

— Écoute bien ! quand même nous réussirions, ce que je n’ose croire, tu ne diras jamais à personne, pas même à Carmen, pas même à ces pauvres gens, que j’ai été assez heureuse pour contribuer à leur délivrance.

— Piquillo la regarda avec étonnement, mais il répondit : Je le jure !

— Attends-moi donc, dit la jeune fille.

Aïxa se mit à une table, écrivit rapidement une lettre… qu’elle déchira, en écrivit une seconde, qui eut le même sort ; enfin elle en composa une troisième qui ne renfermait que quelques lignes.

Elle la relut, en eut l’air plus satisfaite, la mit sous une enveloppe, la cacheta et écrivit l’adresse tout en parlant à Piquillo et en lui disant :

— Voilà tout ce que je peux faire. C’est à toi maintenant, et je ne saurais t’en indiquer les moyens, c’est à toi de t’arranger pour que ce billet parvienne promptement, et secrètement surtout, à la personne elle-même !

Elle appuya sur ces derniers mots :

— Maintenant, prends cette lettre.

Elle la lui remettait quand on entendit la porte s’ouvrir.

— Cache-la-lui ! dit-elle vivement.

La lettre était déjà serrée dans la poche de Piquillo, lorsque Carmen rentra avec sa tante.

Celle-ci venait leur exprimer tous ses regrets et leur expliqua comment, malgré sa place de dame d’honneur au palais et de gouvernante des enfants d’Espagne, elle était fort mal avec le premier ministre ; comment son crédit se bornait maintenant à faire des vœux pour ses amis ; comment enfin le moment était des plus mal choisis pour solliciter en faveur des Mauresques.

Personne à la cour n’oserait s’y hasarder, attendu que l’on méditait contre eux quelques grands projets ; que la persécution recommençait ; qu’il y avait ordre exprès de baptiser, de gré ou de force, tous ceux qui auraient jusqu’à présent échappé au baptême ou qui tenteraient de s’y soustraire ; et que la sainte inquisition permettait même au besoin de se défaire des relaps ou des hérétiques obstinés.

Après ce long discours, qui développait seulement la volonté bien avérée que la comtesse avait de ne rien faire, Piquillo salua respectueusement les trois dames et sortis.

À peine fut-il rentré à l’hôtel d’Albayda, et seul dans sa chambre, qu’il tira de sa poche le mystérieux papier, et crut s’être trompé en lisant la suscription. Il se frotta les yeux, regarda une seconde fois, et ne put revenir de sa surprise en voyant que la lettre était adressée à Sa Majesté la reine d’Espagne.

Il cherchait vainement à s’expliquer comment Aïxa, jeune orpheline, élevée au fond de la Navarre, qui depuis huit jours seulement était arrivée à Madrid et ne connaissait personne à la cour, comment Aïxa osait et pouvait écrire à la reine !

C’était un événement qui renversait toutes ses conjectures, changeait toutes ses idées, et le faisait entrer dans un ordre de choses où sa raison ne pouvait ni le servir ni le guider.

Cependant, il n’y avait pas d’explication à demander à Aïxa ; il fallait lui obéir et la seconder ; et ce nouveau point était pour Piquillo plus embarrassant encore que le premier, attendu qu’il ne s’agissait plus de comprendre ou de deviner, mais d’agir soi-même et d’exécuter.

Or, comment pénétrer dans le palais ? comment y être admis ? comment parvenir jusqu’à la reine ? toutes choses impossibles pour lui, qui n’avait de connaissance et de parenté à la cour que celle du duc d’Uzède, parenté qu’il n’était plus tenté de réclamer.

Et quand même un bon hasard le jetterait sur le passage de la reine, comment, au milieu de ses courtisans et de ses gardes, oser remettre une lettre à Sa Majesté !

Il eut bien l’idée d’envelopper le billet dans un papier qui aurait la forme d’une pétition, et, dût-il être écrasé sous les pieds des chevaux ou sous les roues du carrosse royal, de la lancer par la portière ; mais d’après les règles de l’étiquette, cette pétition ne serait probablement pas lue d’abord par la reine… Elle ne pouvait pas les lire toutes. Remise par elle à une de ses dames d’honneur, à la camariera mayor, c’est celle-ci qui en prendrait connaissance, et Aïxa lui avait recommandé de remettre cette lettre secrètement et à la reine elle-même.

Piquillo cherchait, ne trouvait rien, et déjà la première journée était écoulée.

L’œil fixé sur la pendule, il voyait les minutes et les heures s’enfuir rapidement, et cette lettre était toujours entre ses mains ; le barbier et sa nièce n’avaient plus que deux jours à vivre.

Dans son désespoir, il sortit, il alla se promener autour de Buen-Retiro, où était alors la cour, revenue depuis quelques jours de Valladolid.

Il espérait que l’aspect des lieux lui inspirerait quelque moyen heureux, quelque idée subite. Il regardait toutes les voitures qui entraient dans les jardins ou qui en sortaient, car il y avait ce jour-là grande réception ; il voyait toutes les fenêtres du palais richement illuminées. Il se disait : La reine est là… et sans penser à ce qu’il faisait, il s’avançait de quelques pas pour franchir la grille dorée qui fermait les jardins.

Plusieurs fois déjà il avait excité l’attention des sentinelles qui veillaient aux portes ; enfin un soldat lui enjoignit de s’éloigner, et comme il résistait, plusieurs le couchèrent en joue de leur arquebuse.

— Ah ! se disait Piquillo, s’il ne s’agissait que de passer à travers les arquebusades pour parvenir jusqu’à la reine… je m’élancerais bien pour arriver ou être tué… mais si j’étais tué, qui remettrait cette lettre ?… qui sauverait la pauvre Juanita ?

Et il s’éloigna lentement. La nuit était venue ; il rentrait à son hôtel par la rue d’Atocha, qui était fort sombre, excepté dans un seul endroit, d’où jaillissait une éclatante lumière. Cette vive clarté venait d’une boutique splendidement illuminée, et cette boutique était celle du senor Andrea Cazoleta, parfumeur de la cour.

— Ah ! s’écria Piquillo, je crois que le ciel me vient en aide.

Et il s’élança dans la boutique.

Il trouva le senora Cazilda seule et rêveuse au milieu de ses pommades et de ses eaux de senteur. Elle poussa un cri de joie en apercevant Piquillo. L’ingrat, depuis son retour à Madrid, n’avait pas été la voir. Sans trop se l’expliquer à lui-même, il se rappelait, non le service qu’elle lui avait rendu, mais l’affront et l’humiliation qu’elle lui avait involontairement procurés, et sa vue ne pouvait que lui être pénible.

Dans cette circonstance, c’était tout différent : il s’agissait non de son agrément à lui, mais du salut de ses amis.

— Vous voilà donc ! s’écria-t-elle ; que vous est-il arrivé ? il faut que vous ayez bien mal rempli votre message. Le duc était furieux contre vous, et nous a fait dire qu’il nous retirerait sa pratique si l’on ne vous renvoyait de notre boutique, satisfaction qu’il nous a été facile de lui donner, et nous lui avons déclaré que, dès ce moment, et pour lui complaire, vous ne faisiez plus partie de notre maison.

— Et oui, vraiment, dit Piquillo en soupirant, j’ai été fort mal reçu, car j’allais lui parler en faveur d’une personne pour qui il n’est pas permis de demander grâce, et qui cependant en a grand besoin, pour Gongarello, votre parent.

— Vous savez donc ce qu’il est devenu ?

— Il est depuis cinq ans dans les prisons de l’inquisition.

— J’en étais sûre ! il ne pouvait pas s’empêcher de parler et de raconter des histoires, et nous autres pauvres Mauresques, il faut nous taire ! Je ne dis jamais rien à mes pratiques que le prix des marchandises ; mais lui… quelques plaisanteries qui lui seront échappées dans sa boutique devant un inquisiteur auront suffi pour compromettre sa liberté.

— Et ses jours… et ceux de sa nièce.

— Jésus Maria ! que me dites-vous là !

Piquillo lui raconta alors, à voix basse, le spectacle dont il avait été témoin le matin.

La pauvre Cazilda devint froide comme un marbre, et se mit à trembler de tous ses membres. Elle aimait Gongarello, son cousin, et surtout la petite Juanita, sa cousine ; et puis, ainsi que les Maures, alors sujets de l’Espagne, tous ces actes de persécution contre leurs coreligionnaires la remplissaient de compassion pour les pauvres victimes et de terreur pour elle-même.

— Et dans deux jours ils ne seront plus ! s’écria la pauvre femme en pleurant.

— Peut-être, dit Piquillo, dépend-il de vous de les sauver !

— Comment cela ? parlez ! je ferai tout au monde, pourvu que mon mari n’en sache rien.

— C’est justement ce que j’allais vous recommander.

— Bien ! bien ! dit-elle. Alors, allez m’attendre dans l’arrière-boutique, car le voilà, je crois.

En effet, c’était le senor Cazoleta qui rentrait pour mettre de l’ordre dans ses comptes, et écrire la recette de la journée. Elle avait été bonne ; une fête qui se préparait à la cour lui avait valu de toutes ses pratiques de nombreuses commandes.

Dès que sa femme le vit installé devant ses livres de doit et avoir, elle le laissa gardien du magasin, et ; sous prétexte de ne point le déranger dans ses calculs, elle se réfugia dans l’arrière-boutique, où Piquillo l’attendait.

— Parlez, maintenant… parlez ! s’écria-t-elle.

Et Piquillo, le cœur plein d’espoir, lui dit à voix basse :

— Vous et votre mari, vous êtes parfumeurs de la cour ?

— Certainement.

— Et de la reine ?

— Cela va sans dire. Vous n’avez donc pas vu au-dessus de notre boutique les armes royales ?…

— À merveille ! avez-vous entrée au palais ?

— Tous les matins… quand Sa Majesté me fait appeler, ou quand j’ai quelque chose de nouveau à lui offrir ou à lui proposer.

Piquillo lui sauta au cou et l’embrassa.

— Prenez donc garde ! s’écria Cazilda, mon mari qui est dans la boutique !

— Ne craignez rien, il écrit.

Et il continua à voix basse :

— Pouvez-vous demain vous présenter chez Sa Majesté. avec des gants, des sachets, des parfumeries nouvelles ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien ! j’ai là une supplique, une demande en grâce, adressée par ce pauvre Gongarello à la reine…

— En vérité !

— Si cette pétition est lue par Sa Majesté… par elle-même ! je vous réponds que Gongarello est sauvé.

— Vous croyez ? dit Cazilda toute tremblante de joie.

— Mais prenez garde… Il faut que cette pétition soit remise par vous sans qu’on la voie.

— Il y a d’ordinaire une ou deux dames d’honneur dans le cabinet de toilette de la reine… pas toujours, mais souvent.

— C’est là le terrible !

— On pourrait cependant… Attendez… Cette supplique tient-elle beaucoup de place ?

— C’est une lettre ordinaire.

— Je la glisserai dans un sachet parfumé.

— Très-bien !

— Avec les jarretières de la reine… elle seule y touche.

— À merveille ! demain, de bon matin, avant d’aller au palais, passez à l’hôtel d’Albayda, je vous remettrai cette pétition.

Il se leva et traversa la boutique. Le parfumeur, en le voyant, fit la grimace et le salua d’un air de mauvaise humeur, tandis que Cazilda le reconduisait jusqu’à la porte en lui adressant le plus gracieux sourire.

Tu leur diras, mon enfant, que jusqu’au dernier moment j’ai tenu ma promesse.