Piquillo Alliaga/29

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 124-128).


XXIX.

les alguazils.

Enfin arriva le jour du départ, et malgré la joie qu’il éprouvait de revoir celle qu’il aimait, Alliaga était désolé de quitter de si bons et de si tendres parents.

Heureusement, pour calmer ses regrets, il ne partait pas seul.

— Emmène-moi avec toi, lui avait dit Pedralvi.

Alliaga l’avait demandé, et on s’était empressé de lui donner, pour l’accompagner, ce fidèle serviteur.

Pedralvi voulait aller passer quelques jours à Madrid pour servir d’escorte à son maître, et puis aussi pour revoir Juanita, ses amours, qui, placée près de la reine, ne pouvait quitter le palais.

Montés tous deux sur de bons chevaux, ils venaient de quitter la vallée du Paradis, la riante habitation d’Albérique. Piquillo avait senti couler ses larmes en embrassant Yézid et son père qui lui avaient reproché sa faiblesse.

— À bientôt, lui disaient-ils tous les deux.

— Oui, bientôt, répétait Yézid, moi aussi j’irai à Madrid pour affaires importantes.

— Hâte-toi de réussir, lui criait le vieillard ; acquiers les honneurs et la puissance.

— Et aime-nous toujours, ajoutait Yézid.

Alliaga, couvert de leurs embrassements, comblé de leurs caresses, les poches remplies d’or, les quittait avec un serrement de cœur et une tristesse inexprimables. Il lui semblait que ces joies de la famille, que ces lieux enchantés où il les avait connues, ne faisaient qu’apparaître à ses yeux, et qu’éloigné de ce nouvel Éden, il ne devait plus y rentrer.

La gaieté intarissable, l’insouciante philosophie et les saillies de Pedralvi eurent bientôt dissipé ces nuages.

Les deux amis, sans distinction du maître et du valet, cheminaient tous deux côte à côte, se rappelant leur bon temps, c’est-à-dire le mauvais. Heureux de leur jeunesse, heureux du soleil, heureux surtout de leurs espérances, ils causaient et riaient à voix baute sur la grande route.

Puis il y avait des moments où, plus heureux encore, ils se taisaient tout à coup, et gardaient le silence pendant des demi-heures entières, croyant n’avoir point cessé de causer. L’un rêvait à Juanita, et l’autre à Aïxa, qu’il allait revoir.

Depuis deux jours ils marchaient ainsi, s’arrêtant dans les meilleures hôtelleries, se faisant servir en princes, demandant partout les plus riches appartements, la meilleure chère, les vins les plus délicats, faisant ainsi payer à la fortune le capital et les arrérages du bonheur qu’elle leur avait dus si longtemps !… Ils étaient sortis de la province de Valence, étaient entrés dans la Nouvelle-Castille, et le soir du quatrième jour, ils se dirigeaient vers Tolède.

Ils avaient encore six ou sept lieues à faire pour y arriver, et se trouvaient aux environs de la petite ville de Madrilejoz. Ils délibérèrent s’ils y passeraient la nuit, ou s’ils continueraient leur route, car la nuit était superbe et leur promettait quelques heures d’un voyage délicieux. Ils avaient pris ce dernier parti et marchaient sans défiance sur le grand chemin, où passaient de temps en temps des groupes de paysans qui revenaient du marché.

Tout à coup, d’un angle que formait le chemin, déboucha une troupe d’alguazils qui, pendant quelque temps, marcha à côté de nos voyageurs. Ils étaient ! assez nombreux, et ne disaient mot.

— Allez-vous comme nous à Tolède, seigneurs alguazils ? demanda au chef de la troupe Pedralvi, qui était d’humeur causante et interrogative, surtout en voyage.

Au lieu de lui répondre, celui à qui il venait d’adresser la parole lui saisit brusquement le bras droit ; un autre alguazil en fit autant du bras gauche, pendant que la même opération s’exécutait sur Piquillo, et avant que nos deux héros eussent pu se mettre en défense, ils avaient été désarmés, et on venait de leur lier les bras derrière le dos.

Il ne leur restait que la voix, et ils s’en servirent pour s’élever contre un pareil traitement, en en demandant la cause et en réclamant justice.

Comme on ne leur répondait pas, ils se mirent à appeler à leur secours les paysans qui passaient alors sur la grande route ; ceux-ci s’arrêtèrent et semblaient disposés à leur venir en aide. Mais un des alguazils dit gravement : Prenez garde, messeigneurs, nous agissons au nom du roi ; ce sont deux malfaiteurs dont nous avons le signalement détaillé et que nous venons d’arrêter.

— Par saint Jacques ! s’écria Pedralvi, à la nuit close il est facile de se tromper, et nous sommes, je le vois, victimes de quelque erreur ; daignez nous écouter, seigneurs alguazils.

— Tout s’éclaircira au point du jour, répondit le chef ; marchons toujours ! de par le roi, messieurs !

À cette phrase sacramentelle et redoutable, les paysans s’éloignèrent.

Tous ceux que l’on rencontra et que Pedralvi ou Piquillo appelaient, recevaient la même réponse et s’éloignaient de même.

Bientôt personne ne passa plus ; la nuit devint obscure, et les alguazils, entourant leurs captifs, les fouillèrent et les dévalisèrent.

Dieu sait pour eux quelle bonne aubaine, car nous avons dit que les poches de Piquillo étaient pleines d’or.

— Patience, mes drôles, disait Pedralvi furieux, à la prochaine ville, au prochain corrégidor, nous réclamerons ; on reconnaîtra l’erreur, on vous châtiera, on nous rendra justice… et peut-être même notre argent, ajoutait-il à part lui avec un soupir mêlé de crainte.

Mais au lieu de marcher vers la ville, on s’en éloignait, et l’on se dirigeait vers les montagnes de Tolède.

Pedralvi commençait à s’inquiéter. Un mouvement que fit l’escorte en entrant dans la montagne rapprocha le cheval de Pedralvi de celui de son camarade.

— Que penses-tu de ces gens-ci ? dit-il à voix basse.

— Je crains que ce ne soient pas de vrais alguazils.

— Qui te le fait présumer ?

— D’abord, ils m’ont volé…

— Moi aussi… Ce ne serait pas une raison.

— Allons donc ! des alguazils ?

— Pourquoi pas ? il y en a qui s’en mêlent, et des plus honnêtes.

Un alguazil, enveloppé d’un manteau noir, vint se placer entre eux deux, et interrompit leur conversation.

Depuis le commencement de cette expédition, cet homme n’avait pas prononcé une parole ; mais il n’avait jamais quitté Piquillo des yeux, et s’était constamment tenu à portée de lui, surveillant tous ses mouvements.

Piquillo, qui n’avait pas oublié sa rencontre au Faisan-d’Or et à l’hôtellerie de la Corbeille de Fleurs, n’était pas sans inquiétude. Cet alguazil, qui ne le perdait pas de vue, lui rappelait, par sa taille et par sa tournure, le capitaine Juan-Baptista.

Un instinct de terreur lui disait que c’était lui, et bientôt il n’eut plus de doute à cet égard.

— Piquillo ! lui dit une voix que, malgré le temps et l’absence, il lui était impossible de ne pas reconnaître ; c’était bien celle de Juan-Baptista.

Le capitaine regarda son prisonnier avec un sourire moqueur et continua :

— Piquillo est plus riche à présent qu’au temps où nous travaillions ensemble. Il voyage en gentilhomme… Il a de l’or plein ses poches, ou plutôt plein les miennes, dit-il d’un ton ironique, en frappant sur les pièces d’or qui, maintenant, étaient en son pouvoir.

— Bandit ! que veux-tu de plus ?

— Rien, que causer avec toi pour charmer les ennuis de la route, et apprendre tes secrets pour faire fortune ; tu me dois bien cela, toi, mon élève ! il n’est pas juste que tu vives en grand seigneur, tandis que ton bon et ancien maître est obligé de se faire alguazil !

— Infâme !

— C’est justement ce que je voulais dire. Infâme métier, qui ne vaut pas l’autre… Notre ancien état était à coup sûr plus honorable ; mais quand un honnête homme n’a pas le choix, il faut le plaindre. Rassure-toi, cependant, car je tiens à ton estime ; je suis passé dans les rangs ennemis, j’ai pris leurs couleurs, dit-il en frappant sur son habit noir, mais j’ai gardé mes principes !

Le capitaine disait vrai.

L’habit d’alguazil n’était qu’une ruse de guerre, un coup hardi, un trait d’imagination et de génie. Après la dispersion de sa troupe et l’incendie de l’hôtellerie de Bon-Secours, le capitaine n’avait plus rien trouvé à faire dans la Vieille-Castille et dans la Navarre. Le rapport et les réclamations de Fernand d’Albayda, et surtout la rumeur publique, avaient enfin forcé le duc de Lerma à s’occuper un peu de la sûreté des grandes routes.

Il avait pris des précautions, ou plutôt des alguazils, et augmenté considérablement le nombre des officiers et soldats de la Sainte-Hermandad, troupe oisive, qui ne voyait rien, n’empêchait rien, se promenait au soleil et touchait avec assiduité les nouveaux appointements dont on venait de grever l’État.

C’était un nouveau moyen de piller le royaume, moyen bien plus sûr, et en outre légal et régulier.

Le capitaine, qui venait alors de toucher, au nom et pour le compte de Piquillo, une somme considérable de la maison Delascar d’Albérique de Valence, comprit que, vu la circonstance, il y aurait simplicité et niaiserie de sa part à lever et à solder, comme autrefois, une troupe de bandits qui courait le risque d’être endommagée, inquiétée, poursuivie et même condamnée.

Il leva une troupe d’alguazils, et dès ce moment il jouit du monopole paisible de la grande route.

Au lieu de se cacher, il se montra ; au lieu de ne sortir que de nuit, il marchait en plein jour, voyait, examinait par lui-même les coups ou les entreprises à tenter.

Il avait abandonné la Navarre et la Vieille-Castille, mais il exploitait tranquillement la Nouvelle, et poussait de temps en temps sa surveillance jusque dans les provinces voisines, celles de Murcie et de Valence. Sa troupe, composée des anciens compagnons qu’il avait ralliés, ou de nouveaux qu’il avait enrôlés, avait trouvé dans l’uniforme d’alguazils, non-seulement impunité, mais appui, protection et estime.

Dans telle maison, telle métairie où ils venaient de voler, on s’adressait à eux, le soir, pour poursuivre et saisir les voleurs. On les traitait, on les hébergeait le reste de la nuit. Plus d’une fois, il était arrivé au capitaine de dresser procès-verbal du rapt qu’il venait de commettre, procès-verbal qu’il se faisait payer très-cher, car il était inflexible sur les droits.

Du reste, il s’était fait aimer de ses autres confrères, les véritables alguazils, par l’aménité de ses manières et la générosité de ses procédés.

Dès qu’il y avait rencontre entre deux brigades, c’étaient des salutations, des politesses, dont les Espagnols sont très-avides ; Juan-Baptista ôtait toujours son chapeau le premier, et cédait le haut du pavé à la brigade payée par le gouvernement.

Si l’on se trouvait près d’une hôtellerie, il offrait même à boire à ses confrères les fonctionnaires publics, qui ne refusaient jamais, et de plus il les aidait loyalement dans leurs recherches, en leur indiquant avec franchise tous les endroits où l’on venait de voler.

C’est ainsi que depuis plusieurs jours il avait suivi, épié et enfin arrêté Alliaga, avec qui il avait un ancien compte à régler. Certain maintenant de sa proie, que rien ne pouvait plus lui enlever, le capitaine continua la conversation.

— Te souvient-il, Piquillo, il y a sept ou huit ans de cela pour le moins, mais moi je n’oublie rien ! te souvient-il de la sierra de Moncayo et du chêne où je t’ai laissé… Il y faisait chaud, je crois.

Piquillo fit comme alors : il ne répondit rien ; il n’avait rien à répondre.

— Te souvient-il de la déclaration de guerre que tu me fis ? guerre à mort entre nous deux ! disais-tu ; j’ai accepté, car je suis beau joueur, et pendant longtemps, je l’avoue, j’ai cru avoir gagné la partie.

— Mais le ciel m’est venu en aide, s’écria Piquillo ; il m’aidera encore.

— Je ne crois pas, répondit avec ironie le capitaine, le ciel ne se mêle pas de ces parties-là, et je crois que définitivement elle est perdue pour toi. Vois-tu la gorge de montagnes où nous allons entrer ?… c’est là que je me déferai d’un ancien élève dont les révélations indiscrètes pourraient me nuire dans mon nouvel état d’alguazil ; c’est un état où il faut apporter de la considération, si on veut en avoir, car on n’en trouve guère.

Piquillo jeta sur lui un regard de mépris et continua à garder le silence.

Ce n’était pas le compte du capitaine. Il était cette fois bien fermement décidé à le tuer ; mais auparavant il voulait le faire parler. Il reprit donc :

— Si cependant Piquillo voulait, il pourrait encore sauver ses jours et ceux de son compagnon.

Piquillo leva la tête. Il pensait à Aïxa et tenait à vivre.

— Il n’aurait pour cela, poursuivit le faux alguazil, qu’à m’expliquer ses relations avec Delascar d’Albérique et me donner les moyens de pénétrer dans cette maison, qui renferme, dit-on, des tonnes d’or.

— S’il n’y a pas d’autres moyens de sauver ma vie, repondit froidement Alliaga, tu auras bientôt un crime de plus à te reprocher.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne te dirai rien. Tu es maître de mes jours.

— J’aimerais mieux être maître du trésor. Faute de mieux, c’est toujours quelque chose que de se venger d’un ennemi, et ce plaisir-là du moins ne pourra pas m’échapper.

— Peut-être ! dit Alliaga en regardant le chemin creux où ils venaient de s’engager.

Une lueur rougeâtre, la lueur de plusieurs torches, se dessinait sur les rochers et les arbres qui, des deux côtes, bordaient la route. On entendait le bruit confus de plusieurs voix, le pas des chevaux et même le bruit des armes.

— À moi ! cria de toutes ses forces Pedralvi à qui ce secours, même éloigné, venait de rendre l’espoir et le courage.

— À moi ! à mon aide ! à mon secours !

— Nous aurions dû le bâillonner, se dit le capitaine ; on ne pense jamais à tout ; empêchez-le de crier.

— Impossible, dirent les alguazils, son compagnon se met aussi de la partie.

— Et l’écho de la montagne qui s’en mêle aussi ! se dit Juan-Baptista avec rage en entendant les cris des deux captifs répétés au loin.

— Cassez-leur la tête, et que ça finisse.

Mais avant qu’on osât exécuter cet ordre, des cavaliers avec des flambeaux apparurent sur la route. Ils précédaient deux carrosses que suivaient plusieurs gens armés.

Il n’y avait pas moyen de combattre ; l’avantage du terrain, des armes et du nombre était pour les nouveaux arrivants.

Aucun moyen de fuir, aucun moyen, dans cet étroit passage, d’éviter la rencontre.

D’ailleurs Pedralvi, que rien n’aurait pu contraindre au silence, continuait à crier de toutes les forces de ses poumons :

— Qui que vous soyez, seigneurs cavaliers, délivrez-nous de ces bandits, de ces faux alguazils qui nous ont arrêtés et dépouillés, contre toutes les lois divines et humaines.

— Qu’est-ce qui vient ainsi me réveiller en sursaut ? dit un homme vêtu de noir qui dormait dans la première voiture, assis seul sur les coussins de derrière, tandis que trois prêtres, extrêmement serrés, vu leur corpulence, étaient entassés sur la banquette de devant. — Eh bien ! mon grand vicaire, qu’y a-t-il ? me répondrez-vous ?

— Permettez, monseigneur, je ne sais pas bien de quoi il s’agit. Je vois des alguazils, ils sont sept et emmènent deux jeunes gens bien mis et de bonne mine qui se réclament de Votre Grâce.

— Interrogez-les sans descendre de voiture, car la nuit est noire et froide. Baissez la glace ! rien qu’une ! je suis enrhumé.

Alors le grand vicaire, s’adressant aux deux captifs :

— Sa Grâce monseigneur don Ribeira, patriarche d’Antioche et archevêque de Valence, me charge de vous demander qui vous êtes, et ce que vous voulez.

Pedralvi, qui eût été un avocat excellent, et très-rare, expliqua l’affaire en deux mots. Arrêtés et dépouillés sans motif, ils demandaient qu’on les remît en liberté et qu’on punît les alguazils.

— Et vous, demanda le grand vicaire à Juan-Baptista, qu’avez-vous à répondre ?

Le capitaine avait entendu parler du fougueux prélat, avec lequel nos lecteurs ont fait connaissance dans les premiers chapitres de cette histoire, lors de la consulta du roi.

C’était l’adversaire le plus implacable des Maures, l’ennemi le plus pieusement acharné à leur conversion ou à leur perte. Tuer ou convertir tout ce qui n’était pas chrétien, lui paraissait l’action la plus sainte et la plus méritoire, et il était tellement consciencieux et de bonne foi dans sa cruauté, qu’il eût mis le feu à son palais pour brûler un hérétique.

N’ayant pu encore, comme il le désirait, réussir à expulser les Maures en masse, il tenait du moins à les convertir en détail ; c’était la grande affaire, la grande vanité de sa vie, et malgré sa piété, il n’avait pu dernièrement dissimuler son dépit en apprenant le succès de l’évêque de Cuença, qui avait persuadé, convaincu et baptisé le Maure Sidi-Zagal et toute sa famille, y compris trois enfants en bas âge, dont un ne parlait pas encore.

Cette affaire avait fait grand bruit dans la Nouvelle-Castille : Juan-Baptista, en sa qualité d’alguazil, qui devait tout savoir, en avait entendu parler, et connaissant le faible du prélat, il s’avança près de la portière avec respect, et ôtant son chapeau, car il ne craignait pas, lui, de s’enrhumer :

— Ces deux jeunes gens, dit-il, sont des Maures qui n’ont pas été baptisés.

À ce mot seul, Ribeira bondit sur les coussins de sa voiture.

— Conformément aux nouvelles ordonnances publiées, à la demande de notre pieux archevêque, monseigneur l’archevêque de Valence, patriarche d’Antioche, par don Sandoval y Royas et la sainte inquisition, j’ai appréhendé ces hérétiques au corps.

— Bien ! dit l’archevêque, du fond de sa voiture.

— Je les ai dépouillés de tous les bijoux et ornements impies qu’ils n’avaient pas le droit de porter.

— Très-bien ! dit l’archevêque.

— Et je les conduisais dans les prisons de la Sainte-Hermandad.

— Non pas, s’écria vivement le prélat, non pas, seigneur alguazil !

— Il faut cependant qu’ils soient punis.

— Je ne dis pas non, mais avant tout ; il faut qu’ils soient convertis et baptisés. C’est moi que cela regarde. Je m’en charge.

— Permettez, monseigneur, dit Juan-Baptista, dont cette conclusion dérangeait un peu les projets… permettez.

— Silence ! répliqua avec autorité le prélat, toujours du fond de sa voiture. Monsieur mon grand vicaire, dit-il à son substitut, qui était toujours resté à la portière à tenir l’audience ; achevez d’interroger sommairement ces hérétiques, et partons, car la nuit est froide.

— Vous êtes donc un Maure ? dit le grand vicaire à Pedralvi.

— Oui, seigneur.

— Et vous n’êtes pas baptisé ?

— Au contraire… je le suis.

— Qu’est-ce qu’il dit ? s’écria l’archevêque avec humeur, ce n’est pas vrai !

— Je vous le prouverais, si j’avais les mains libres.

— Qu’on leur ôte ces liens, dit le grand vicaire.

Et Pedralvi, maître de ses mains, tira de sa poche un papier sans lequel il ne voyageait jamais, portant le sceau de l’archevêché, et constatant que, dans la cathédrale de Valence, il avait reçu, il y avait sept ans, lui cinquantième, le baptême, des mains de Sa Grâce monseigneur Ribeira.

Il ne parla pas du premier baptême qu’il avait reçu autrefois et qui avait coûté la vie à sa mère : il ne pouvait pas prouver celui-là, et d’ailleurs, c’était assez d’un.

Le prélat, avec un désappointement qu’il ne prenait pas la peine de cacher, s’écria :

— De quoi vient-on alors me parler ? Qu’il s’en aille ! qu’on le mette en liberté !

— Et mon compagnon ? s’écria Pedralvi.

— A-t-il aussi une attestation ? est-il aussi baptisé ? car je crois en vérité qu’ils le sont tous ! murmura le prélat entre ses dents. Qu’il le dise ! qu’il le prouve !

Alliaga garda le silence.

— Il a, comme moi, un parchemin scellé aux armes de l’évêché, dit hardiment Pedralvi.

— Jurez-le ! jurez-le ! répéta le vicaire.

— Je le jure ! dit Pedralvi sans hésiter.

— Et vous, dit le vicaire à Alliaga, votre serment ?

Piquillo continua à se taire.

— N’êtes-vous pas chrétien ? n’avez-vous pas été baptisé ?

— Non, monseigneur !

— Quand je le disais ! s’écria le capitaine alguazil d’un air de triomphe.

— À la bonne heure, au moins, dit l’archevêque avec satisfaction ; qu’on arrête d’abord le Maure, chrétien parjure, qui n’a pas craint de faire un faux serment.

Le grand vicaire fit signe de la main de s’emparer de Pedralvi ; les alguazils et les gardes de l’archevêque se retournèrent et ne virent plus personne.

En entendant la courageuse et imprudente déclaration de son jeune maître, Pedralvi avait compris qu’en restant il se compromettait sans le servir ; qu’il valait mieux encore se conserver libre, pour secourir Piquillo, que de se laisser emmener avec lui.

Il s’était donc prudemment retiré de quelques pas en arrière ; favorisé par la nuit et lâchant la bride à son bon cheval arabe, il était déjà loin de l’archevêque et de son grand vicaire, quand ceux-ci pensèrent à lui. Toute la sollicitude du prélat se concentra donc sur le seul Alliaga, qui devenait son bien, sa propriété, sa chose, et qu’il n’aurait cédé à aucun prix.

— Ainsi donc, répéta le grand vicaire à Piquillo, et pour être plus sûr de son fait, vous n’êtes point baptisé ?

— Non.

— Très-bien ! dit l’archevêque.

— Mais sans doute vos yeux fermés à la lumière ne demandent qu’à s’ouvrir, et vous désirez, vous demandez l’eau du baptême ?

— Non, répondit froidement Piquillo.

— Encore mieux ! répéta le prélat. Voilà une conversion qui pourra, je m’en flatte, nous faire quelque honneur. Que ce Maure descende de cheval, dit-il d’un air de bonté : faites-le monter dans ma voiture de suite avec mes deux aumoniers.

— Mais, monseigneur… hasarda encore Juan-Baptista d’un air interdit.

— Ce n’est plus votre prisonnier, seigneur alguazil, c’est le mien ; j’en réponds et je m’en charge.

— Ah ! ah ! murmura Alliaga à voix basse au capitaine en descendant le cheval, la partie n’est pas encore perdue pour moi, comme vous l’espériez.

— Ma foi, répondit celui-ci avec un sourire de joie, tu n’es pas, grâce au ciel, en meilleures mains, et je ne sais pas si tu gagneras au change.

— J’y gagnerai du moins de te faire connaître et de te faire pendre, dit à voix haute Piquillo.

— Qu’est-ce ? demanda à ce bruit le grand vicaire.

— Cet hérétique qui nous menace, répondit le capitaine, et qui, pour nous punir de l’avoir arrêté, prépare les plus insignes calomnies contre nous autres chrétiens…

— Toi chrétien ! s’écria Piquillo avec indignation.

— Oui, plus que toi !… plus que personne au monde, répondit avec une sainte indignation le digne capitaine, en pensant aux douze ou quinze baptêmes qu’il avait autrefois successivement reçus.

— Ne craignez rien, seigneur alguazil, dit l’archevêque ; vous et vos gens suivrez mon escorte et recevrez demain à Tolède la récompense qui vous est due pour avoir découvert et livré un Maure, un hérétique, à la sainte inquisition. De plus, je veux vous recommander au corrégidor de Tolède, un homme supérieur, le seigneur Josué Calzados de Las Talbas, que le duc de Lerma a placé à Tolède à ma recommandation. En route, messieurs, la nuit est froide.

— Et monseigneur se sera enrhumé, dit le grand vicaire en toussant.

— Je ne le regretterai point, dit avec exaltation le prélat, puisque Dieu m’a donné une occasion de convertir un hérétique ou de l’offrir au ciel en holocauste.

Le duc avait frappé de nouveau à la petite porte.

Il fit le signe de la croix, se rejeta au fond de la voiture et se rendormit. Alliaga, monté dans la voiture de suite, se trouva avec les deux aumôniers et le majordome de monseigneur. Les deux carrosses, entourés des cavaliers armés et des valets qui portaient des torches, partirent au grand galop.

Juan-Baptista, ainsi qu’on le lui avait ordonné, prit la suite du cortége.

Mais à un demi-quart de lieue de là, à un détour de la route, il s’arrêta, fit faire volte-face à ses gens, et disparut, peu soucieux d’aller toucher à Tolède la récompense promise, et surtout d’être recommandé au corrégidor Josué Calzado, qui aurait en de la peine à découvrir à quelle brigade de la Sainte-Hermandad il appartenait.

L’or qu’il avait pris à Alliaga était pour lui une capture suffisante ; il n’eût jamais espéré de la munificence de son ancien élève un pareil capital.

Il ne voulait d’abord que se venger de lui, et quoi qu’il arrivât, cette vengeance était désormais assurée, puisque le pauvre Piquillo était présentement dans les mains de l’impitoyable archevêque de Valence et avait en perspective un asile dont on ne sortait pas, les cachots de l’inquisition.