Piquillo Alliaga/30

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 128-134).


XXX.

la maîtresse du roi.

Le duc de Lerma, désormais tranquille du côté de la reine, qui avait tenu sa parole et n’avait point cherché à se rapprocher du roi, le duc de Lerma avait pris sur son maître un tel empire, que rien ne semblait désormais pouvoir le renverser.

Quelques audacieux osaient cependant former ce rêve, et s’occupaient lentement et sourdement des moyens de le réaliser.

La comtesse d’Altamira et son conseil privé, le révérend père Jérôme, Escobar et le duc d’Uzède, avaient reconnu qu’une seule influence au monde pouvait balancer celle du favori, c’était la séduction et la toute-puissance d’une favorite.

Ma nièce, il m’est impossible de le recevoir dans l’état où je suis.

Comme le disait très-bien la comtesse, on est dévot et on à des passions, quitte à leur résister, et c’est là le mérite, ou à capituler avec elles, et c’est là l’affaire du confesseur.

Telle était la situation du roi.

Il avait eu, avant le carême, quelques entretiens avec le révérend père Jérôme, son prédicateur ordinaire. Les idées mises en avant par celui-ci avaient d’abord étonné le roi, mais ne lui avaient pas déplu. Il n’en avait pas parlé, ni au duc de Lerma, ni au frère Cordoya, son confesseur. C’était bon signe.

Il avait donc un secret pour eux, un secret qu’il avait quelque plaisir à garder pour lui, et qu’il craignait de confier à ses confidents ordinaires. En revanche, il ne craignait pas le duc d’Uzède, qui, suivant l’expression de la comtesse, s’était mis à sa portée, et qui n’avait pas eu beaucoup à baisser pour cela, vu qu’ils étaient presque de niveau.

Aussi, dès le soir même, le roi raconta au duc la conversation et les idées du père Jérôme. Pour des idées, le roi en avait peu, mais il avait des sens, et il suffisait d’éveiller ceux-ci pour faire naître les autres. Pendant plusieurs soirées, ce fut là le sujet de leurs entretiens, et le roi y prenait un plaisir qui semblait aux conjurés du plus favorable augure.

Il lui restait pourtant encore quelques scrupules que le père Jérôme aurait eu besoin de vaincre ; mais le saint temps du carême était passé. Il ne pouvait se montrer au palais sans faire naître les plus grands soupçons, et un jour que dans le jardin de Las Delicias le roi se promenait incognito avec le duc d’Uzède, lui faisant part de son trouble, de ses doutes, de ses hésitations, celui-ci dit au roi :

— Tenez, sire, voici un moine qui vient à nous. Votre Majesté ne pense pas le connaître ?

— Non, vraiment.

— Et il ne nous connaît ni l’un ni l’autre. Posons-lui la question sous des noms supposés.

— Soit, dit le roi en tremblant d’émotion. Ce moine, c’était Escobar.

Le duc d’Uzède lui expliqua le cas dont il s’agissait, lui demandant en son âme et conscience une solution.

L’habile casuiste réfléchit un instant et répondit :

— Vous me dites que c’est un bourgeois de Madrid ?

— Oui, mon père.

— Qu’il est marié ?

— Oui, mon père.

— Et vous m’assurez que sa femme, qu’il aime… le repousse et se refuse à ses vœux.

— Précisément, dit le duc. Peut-il adresser ses vœux à d’autres ?

— Le peut-il sans péché ? dit timidement le roi.

— S’il y avait péché, dit gravement Escobar, il ne retomberait point sur lui, qui est innocent, mais sur sa femme, qui en serait la cause première.

— Alors, dit le roi avec un peu d’hésitation, il peut donc à la rigueur…

— S’il le peut ! s’écria Escobar avec chaleur, s’il le peut !… Je ne crains point d’affirmer qu’il le doit… sous peine de manquement aux lois de l’Église et aux arrêtés des conciles.

— En vérité, s’écria le roi, si vous pouvez, mon révérend, nous prouver cela…

— Très-facilement ! Que dit l’Écriture sainte ? Vous connaissez comme moi ses commandements, mes frères ! vous savez ce qu’elle nous ordonne, quelle est l’œuvre qu’elle nous prescrit (en mariage seulement, il est vrai). Mais le bourgeois de Madrid dont vous me parlez est dans ce cas, il est marié. Il doit donc, ayant reçu le sacrement de mariage, en remplir tous les devoirs.

Vous me répondrez qu’il ne le peut, par le fait de sa femme !

Mais parce que la femme désobéit aux commandements de Dieu, cela ne donne point au mari le droit d’en faire autant. Si sa femme est coupable en s’abstenant, il le devient en faisant comme elle : voulez-vous savoir si un exemple est bon ou mauvais à suivre, posez-vous cette question : Si tout le monde l’imitait ; qu’adviendrait-il ?

Or, dans l’espèce dont il s’agit, si tout le monde s’abstenait, les volontés de Dieu, l’ordre de l’univers et les lois de la création seraient évidemment violés ; donc on ne peut, donc on ne doit point s’abstenir ; quod erat demonstrandum ! ce qu’il fallait prouver.

— C’est inconcevable, dit le roi tout étourdi, je ne m’étais jarnais fait cette suite de raisonnements. C’est clair, décisif !

— Logique et irréfutable ! s’écria le duc.

— Ainsi, dans ce cas-là, continua le roi, dont les yeux brillaient de plaisir, il est donc permis, sans offenser le ciel et sans pécher…

— Permettez donc ! s’écria Escobar avec une véhémence et une force de conviction qui fit frémir le duc, permettez ! nous ne sommes point gens si faciles, et avant tout, nous mettrons des conditions et des restrictions.

Règle générale : le péché n’est jamais dans le fait, mais dans l’intention ; et, dans l’espèce dont il s’agit. comme dans beaucoup d’autres, il faut bien prendre garde ; la limite est délicate et scabreuse.

Le ciel permet de pareils contentements, à la condition expresse que ce ne sera point dans une intention coupable ; à condition que ce ne sera point par désordre ou scandale, mais seulement pour obéir au vœu de la nature, aux intentions du Créateur et aux commandements de Dieu. Ce qui est bien différent !

— Je comprends ! je comprends ! s’écria le roi, ravi de la sévérité d’Escobar et émerveillé de la subtilité de ses distinctions. C’est une doctrine admirable. Votre nom, votre nom, mon révérend ?

— Il est bien obscur et bien inconnu encore… Escobar !

— Il deviendra célèbre, je vous en réponds : et s’il ne tient qu’à moi…

Le roi allait se trahir si un regard du duc ne l’eût arrêté.

Ils prirent congé du révérend, qu’ils remercièrent avec effusion, et continuèrent leur promenade.

Après un raisonnement aussi péremptoire, aussi victorieux, il n’y avait plus moyen de conserver des doutes ou des scrupules. Le roi n’en avait plus, et, fidèle aux conséquences déduites par Escobar, il était décidé à prendre une maîtresse pour rester fidèle… aux lois de l’Église. Cette nouvelle, transmise à la comtesse et au père Jérôme, les remplit de joie. Le point le plus difficile venait d’être emporté.

Il était évident, d’après le caractère du roi, qu’il s’enflammerait aisément, et que la première jeune femme, douée de quelques attraits, que l’on offrirait à ses regards, d’une manière imprévue, piquante, romanesque, ferait promptement sur lui une profonde impression.

La grande difficulté, c’était le choix de cette favorite ; ce choix demandait la réunion de tant de qualités !

Il fallait qu’elle fût jeune, jolie, agréable, qu’elle eût de l’esprit, et cependant pas trop ! qu’elle n’eût aucune ambition, une extrême docilité, une grande douceur, et surtout une confiance entière et aveugle dans la comtesse d’Altamira et dans le père Jérôme, qui se chargeraient de la diriger.

La comtesse, après avoir longtemps cherché, étudié, calculé, crut enfin avoir trouvé ce trésor.

C’était tout uniment Carmen, sa nièce.

L’idée de livrer au déshonneur une jeune fille qui lui était confiée, sa plus proche parente, la fille de son frère, rien de tout cela ne l’arrêta. C’eût été sa fille, qu’elle n’eût point hésité. Les gens de cour ont une conscience à eux, et une manière d’envisager les choses qui leur fait voir la gloire et l’illustration où de simples bourgeois ne verraient que la honte et l’infamie. Le tableau change avec le cadre, et la comtesse, en élevant sa nièce au rang des reines d’Espagne, se croyait presque des droits à sa reconnaissance.

Le duc d’Uzède trouva l’idée admirable. Carmen était la fiancée de Fernand d’Albayda, son ennemi, et cette combinaison servait à la fois sa vengeance et sa fortune.

Quant au père Jérôme et à Escobar, le choix leur était indifférent. Ils ne pensaient loyalement qu’à l’élévation de leur ordre, à la chute du duc de Lerma, à l’abaissement de l’inquisition, et pour arriver à ce but, tous les moyens leur étaient bons.

L’important, dans une pareille conspiration, c’était la promptitude et la discrétion ; c’était que le coup fût frappé avant que le duc de Lerma et le grand inquisiteur fussent en mesure de s’y opposer. Après tout, qui aurait pu exciter leurs soupçons ? Personne n’approchait le roi et ne vivait dans son intimité ; personne, si ce n’était le duc d’Uzède, qui ne le quittait pas ; et comment un père pouvait-il se défier de son fils ? Il fallait pour cela habiter la cour, et même en ce pays l’histoire offre rarement des exemples pareils.

Cette perversité exceptionnelle, ce fait rare, curieux et extraordinaire, était, à défaut d’autres, réservé au règne de Philippe III.

Il s’agissait donc, avant tout, sans que personne s’en doutât, pas même Carmen, de la faire voir au roi. Il y avait bien les bals de la cour, les fêtes, les galas ; mais Carmen n’avait pas encore quitté le deuil qu’elle portait depuis la mort de son père, elle n’allait point dans le monde, n’avait pas été présentée à la cour, et passait toutes ses journées avec sa sœur Aïxa.

Depuis le départ de Piquillo, elle ne voyait personne du dehors, si ce n’était parfois Juanita, qui apportait aux deux jeunes amies des nouvelles de la reine et du palais.

On essaya alors de faire trouver Carmen à la chapelle du roi un jour où il entendrait la messe ; mais ce jour-là, le roi, renfermé dans sa stalle, ne pouvait être vu et ne voyait rien. Humble et la tête baissée, il ne leva pas un instant les yeux, et la foule admirait le pieux recueillement de Sa Majesté.

Le roi pensait alors aux idées du père Jérôme, et surtout à sa dernière conversation avec le révérend Escobar.

Il ne vit donc point Carmen, et tout en rêvant ce bonheur, il passa à côté d’elle sans s’en douter.

Un autre jour, le roi devait assister à une revue, et la comtesse d’Altamira s’arrangea pour se trouver avec sa nièce sur un balcon placé en face du balcon royal.

Le duc d’Uzède, qui ne quittait point Sa Majesté, devait lui faire remarquer cette charmante jeune personne, lui demander son avis, et, selon la réponse du roi, entamer le second chapitre d’un roman dont Jérôme et Escobar avaient déjà préparé le premier.

Par malheur il faisait ce jour-là un soleil ardent, une chaleur accablante, le roi pensa que ses soldats auraient bien chaud, et lui aussi. Il décommanda la revue, préférant rester seul dans ses jardins et rêver sous l’ombrage de ses arbres à sa passion future, à la jeune fille qui d’avance lui faisait battre le cœur.

La comtesse et ses amis, contrariés dans leur projet, attendaient qu’une occasion favorable se présentât, et les choses en étaient là quand surgit pour eux un nouvel obstacle.

Don Fernand d’Albayda, envoyé par le duc de Lerma au quartier général de Spinola, revint enfin de la Hollande.

Son retour fut le signal d’une grande allégresse pour tout le royaume.

Il ne rapportait point la paix, mais une trêve de douze ans avec les Pays-Bas insurgés. L’Espagne, épuisée, ne pouvait plus continuer la guerre, et cependant le duc de Lerma ne voulait point faire la paix avec des rebelles. C’eût été un affront pour l’orgueil espagnol, c’eût été surtout reconnaître de droit l’indépendance que les Provinces-Unies avaient conquise et possédaient de fait.

Le duc de Lerma avait, comme toujours, choisi un terme moyen qui ne terminait rien et laissait les choses dans le même état, une trêve de douze ans qui donnerait à tout le monde le temps de respirer.

Il ne voyait pas que c’était consolider à jamais la puissance de la Hollande, et lui permettre d’augmenter sa marine, qui, déjà florissante et redoutable, le serait plus encore à cette époque. Il ne voyait qu’une chose, c’est qu’il avait douze ans devant lui !

Une existence de douze ans est beaucoup pour un ministre médiocre, et pour une renommée viagère, qui ne comptent point sur la postérité.

Quoi qu’il en soit, cette fin de la guerre, car cette trêve n’était pas autre chose, causa un grand enthousiasme à la cour et une joie extrême à Carmen et à Aïxa : à la première, parce qu’elle allait revoir Fernand, à la seconde, parce que son amie était heureuse.

Dès le soir même de son arrivée, après avoir remis ses dépêches au ministre, Fernand courut à l’hôtel d’Altamira et se présenta chez sa cousine : c’était la première fois qu’il la voyait depuis la mort de son père. À la vue des habits de deuil que portaient encore les deux jeunes filles, Fernand ne put retenir ses larmes.

— Mon oncle, s’écria-t-il en levant-les yeux au ciel, mon oncle, tu as reçu mes serments et je les tiendrai.

Carmen lui tendit la main et mêla ses larmes aux siennes ; mais ces larmes n’avaient plus pour la jeune fille la même amertume, Fernand était près d’elle et pleurait avec elle !

Le lendemain, Fernand revint, et tous les jours qui suivirent, il fut exact au rendez-vous. Il arrivait chaque soir avec un battement de cœur et un trouble inexprimables dont lui-même, sans doute, ne se rendait pas compte.

En vain la cour offrait les bals les plus brillants, les fêtes les plus splendides ; en vain chaque soir Calderon de la Barca, qui était alors dans l’aurore de son talent, dotait de ses chefs-d’œuvre tous les théâtres de Madrid, rien ne pouvait tenter don Fernand, ni l’attirer, rien ne valait pour lui la douce et tranquille soirée qui l’attendait à l’hôtel d’Altamira près des deux jeunes filles.

C’était tout naturel : il allait voir Carmen, sa cousine, sa fiancée, sa prétendue, qu’il aimait et dont il était adoré. Il ne pouvait plus vivre sans elle, et cependant, quand Aïxa avait à travailler ou à écrire, quand elle était indisposée et qu’elle restait par hasard dans sa chambre, il lui semblait que quelque chose lui manquait.

Carmen, il est vrai, était moins expansive en l’absence de son amie, et Fernand, seul avec la jeune fille. était également plus froid, plus réservé : c’était dans les convenances.

Aussi Carmen préférait qu’elle fût là ; Fernand était du même avis.

Loin de leur ressembler, Aïxa saisissait tous les prétextes de s’absenter, et quand son amie lui en faisait reproche :

— C’est tout simple, lui disait-elle, je crains de vous gêner.

— Mais au contraire, c’est quand tu n’es pas là que nous sommes gênés et embarrassés ; viens… je t’en prie !

Aïxa revenait, et la soirée était charmante.

Fernand leur racontait ses campagnes contre Maurice de Nassau, les prodiges de valeur, les traits de courage de ses ennemis ou de ses compagnons d’armes, il n’oubliait rien, que lui. Les jeunes filles lui en faisaient reproche. Aïxa, souriant, traitait sa modestie d’orgueil ; s’oublier si complétement était un moyen de se faire remarquer.

Carmen admirait toujours ; Aïxa discutait ; Carmen n’avait jamais qu’un avis, celui de Fernand ; Aïxa avait le sien à elle, qu’elle défendait, et parfois Fernand en changeait et passait dans le camp ennemi, bravant les éclats de rire des deux jeunes filles, qui raillaient le transfuge.

Combien dans ce moment Fernand appréciait le bonheur dont Piquillo lui avait parlé pendant leur voyage de Pampelune à Madrid ! ces douces conversations que minuit venait interrompre, quand on croyait qu’elles commençaient à peine ! Combien il comprenait alors ce charme inexprimable qu’Aïxa répandait sur tout ce qui l’entourait !

Aussi, dans tous les plans de bonheur qu’il formait avec Carmen, il était bien entendu qu’Aïxa ne les quitterait jamais. Aïxa les écoutait en souriant, mais d’un sourire triste et sans espoir, qui semblait croire à leur bonheur et non au sien.

Un soir que Fernand avait devancé l’heure, Carmen n’était pas encore sortie de son appartement. Aïxa était seule au petit salon où ils se réunissaient d’ordinaire.

Elle tenait à la main une lettre, et s’empressa de la serrer à l’aspect de Fernand, auquel ce mouvement ne put échapper.

Aïxa était en proie à une vive émotion, à un trouble visible qu’elle fit ses efforts pour réprimer.

— Eh mon Dieu ! senora, quelque malheur serait-il arrivé ? s’écria don Fernand.

— Aucun ; Carmen va venir, ne vous effrayez pas de son absence, répondit Aïxa en reprenant son doux sourire. Elle se porte bien.

— Mais vous, senora ?

— Moi, je n’ai rien.

— Je craignais… pardonnez mon indiscrétion, que vous n’eussiez reçu quelques fâcheuses nouvelles.

— Ah ! dit Aïxa froidement, cette lettre… je vous remercie, seigneur don Fernand, mais rassurez-vous : c’est une lettre d’affaires… des affaires de famille !

Fernand n’en était pas convaincu, et le doute qu’il éprouvait lui causait un malaise, une sensation qu’il ne s’expliquait point. Aïxa, maintenant calme et tout à fait revenue à elle-même, avait pris son ouvrage, sur lequel elle tenait ses yeux attachés.

Il y eut un moment de silence. Fernand se leva, alla à la cheminée, regarda quelque temps Aïxa, qui travaillait toujours, puis se rassit près d’elle, et dit en montrant l’ouvrage dont elle s’occupait :

— Voilà un travail admirable.

Aïxa leva les yeux d’un air étonné. Il était évident que don Fernand avait regardé, sans le voir, l’ouvrage admirable dont il parlait. C’était un ruban bleu, dont Aïxa essayait de faire un nœud.

— C’est un nœud de ruban, lui dit-elle en souriant, qui mérite peu votre admiration, et qui n’a pas grand prix.

— Et moi, je suis sûr, répondit Fernand d’un ton ému, je suis sûr qu’il est des personnes pour qui il en aura beaucoup.

— Pour qui donc ?

— Eh mais, continua Fernand en balbutiant et essayant de sourire plusieurs fois, pour le jeune et beau cavalier à qui peut-être vous le destinez.

— Ce jeune et beau cavalier, répondit Aïxa gaiement, c’est Carmen, votre prétendue.

— Carmen ! s’écria Fernand.

— Il faut bien s’occuper de ses parures pour le moment où elle quittera le deuil et marchera à l’autel.

Il y eut encore un long silence, qu’aucun d’eux ne savait comment rompre. Heureusement Carmen entra.

Aïxa fut charmante comme à l’ordinaire, bonne, aimable et prévenante pour tous les deux. Fernand fut rêveur et silencieux.

Dans le cours de la soirée, Carmen demanda gaiement à ses amis :

— Y a-t-il quelques nouvelles ?

— Aucune, répondit froidement Aïxa.

Elle ne dit pas un mot de la lettre qu’elle avait reçue. Fernand était trop délicat ou trop discret pour en parler ; mais lui, toujours si bon et si gracieux, fut dès ce moment brusque, impatient et irritable.

Au lieu de défendre, comme à l’ordinaire, ses opinions en riant, il semblait, sans s’en apercevoir et comme malgré lui, mettre de l’aigreur dans chaque discussion, surtout contre Aïxa, qui, à son tour, lui répondait avec sécheresse ; et Carmen, s’amusant de leur animosité, fut obligée plusieurs fois de clore les débats.

Le lendemain, Fernand revint, et, presque honteux de sa conduite de la veille, il chercha à la faire oublier en redoublant de soins et de prévenances pour les deux sœurs, qui déjà lui avaient pardonné.

Mais la pauvre Carmen s’inquiétait en lui voyant des moments de rêverie et de tristesse qu’il n’avait pas autrefois. Elle faisait part de ses craintes à Aïxa, qui s’efforçait de la rassurer.

— Peut-être quelque passe-droit, quelque injustice qu’on lui aura faite à la cour.

— Tu crois ?

— Le duc d’Uzède est son ennemi.

— C’est vrai… et c’est pourtant l’ami de ma tante, dona Altamira.

— Que veux-tu ! on ne conçoit rien aux haines et aux amitiés de la cour ! Ne l’inquiète pas de cela, ma bonne Carmen ; que nous importe à nous, pourvu que nous nous aimions ?

— Et pourvu qu’il m’aime, lui ?

— Et j’espère que tu n’as pas là-dessus le moindre doute ? dit vivement Aïxa.

— Oh non !… Il n’est heureux qu’ici, il me le disait encore dernièrement. Et dans ses actions, dans ses regards, dans ses moindres discours, il y a tant d’affection et de tendresse…

— Tant mieux, tant mieux ! s’écria sa compagne avec un accent qui partait du cœur.

— Et que je te raconte un trait de lui qui m’a vivement touchée.

— Dis-le vite !

— C’est un rien… un enfantillage…… mais il me semble, à moi, que c’est dans ces petites choses-là que l’amour se révèle. Hier matin, en venant apporter à la comtesse une invitation de bal pour le soir, Fernand est entré dans ma chambre. J’étais devant ma toilette avec Juanita à me coiffer.

— Je suis indiscret, s’est-il écrié, je me retire.

— Non, mon cousin, lui ai-je dit, restez. J’ai fini. Je suis à vous. Je ne veux pas perdre votre visite.

Il s’est alors promené derrière moi dans l’appartement, et de la glace de ma toilette d’où je le regardais sans rien dire, je l’ai vu s’arrêter devant un petit meuble où étaient plusieurs bagatelles que je porte d’ordinaire, des ajustements de femme. Il y avait entre autres un simple nœud de ruban… ces rubans bleus que tu m’as arrangés l’autre jour…

— Eh bien ? dit Aïxa en pâlissant.

— Eh bien ! il l’a pris tout doucement, l’a porté à ses lèvres et l’a caché vivement dans son sein. Et moi, craignant, je ne sais pourquoi, que Juanita ne l’aperçût, je me sentais troublée et charmée à la fois, je me sentais les joues brûlantes, et j’étais rouges… rouge… tiens, comme toi, Aïxa, dans ce moment.

En effet, Aïxa était pourpre et se soutenait à peine.

— Je le crois bien, dit-elle en portant la main à son front, il fait ici une chaleur !… et je ne sais pas comment tu y tiens, avec ce brasero ardent dont la vapeur monte à la tête.

— C’est vrai, dit Carmen.

Et elle appela pour faire enlever le brasero.

Fernand revint le soir, mais Aïxa ne parut pas. Elle était malade et resta dans sa chambre.

— C’est ma faute, dit Carmen à son cousin, c’est la suite de ce qui est arrivé ce matin. Il faisait trop chaud ici, cela lui a donné la migraine.

Le lendemain, Aïxa ne descendit pas encore au salon, et Fernand, inquiet et troublé, s’informa d’elle avec un intérêt si vrai, que Carmen en fut touchée, et l’en remercia vivement. Elle admirait sa bonté, et puis elle aimait tant Aïxa, qu’elle savait gré de l’amitié qu’on lui portait, et en était reconnaissante.

Le troisième jour, Aïxa parut enfin ; mais elle n’avait plus les belles couleurs vermeilles qui avaient inquiété Carmen. Elle était pâle, elle était changée elle était méconnaissable.

— Qu’as-tu donc ? lui dit Carmen avec effroi.

— Un grand chagrin… une inquiétude que tu partageras ainsi que don Fernand… car il est notre ami.

— Qu’est-ce donc ?… parle ! répéta vivement Carmen.

— Eh bien… je viens de voir Juanita, elle avait su par un message, une lettre qu’elle avait reçue d’un nommé Pedralvi, que Piquillo Alliaga, qui revenait de Valence, avait été arrêté dans la Nouvelle-Castille, entre Madrilejo et Tolède, par les ordres de Ribeira. Pedralvi, malgré ses recherches, n’a pu encore découvrir ses traces, et il craint qu’il n’ait été transporté à Madrid et jeté dans les cachots de l’inquisition.

— Ô ciel ! s’écria Carmen toute tremblante.

— Et de quel droit ? que lui reproche-t-on ? dit Fernand avec chaleur.

— Il est Maure d’origine, répondit Aïxa ; il n’a pas reçu le baptême.

— Eh bien, comme tant d’autres de ses frères, il protestera au fond du cœur et devant son Dieu, contre la violence qu’on veut lui faire, et il cédera.

— Il ne cédera pas ! s’écria Aïxa avec désespoir.

— Et pourquoi ?

— Parce que je le connais… et, s’il faut vous le dire, parce qu’il me l’a juré.

— À vous ! s’écria Fernand en pâlissant.

— Oui, à moi… le pauvre Piquillo ne sait pas manquer à un serment.

— C’est vrai, dit Carmen.

— Il se fera tuer, continua Aïxa, plutôt que de manquer à ce qu’il regarde comme son devoir, comme son honneur. Vous ne savez pas à quels supplices, à quelles tortures on expose ceux qui refusent d’abjurer.

— Si !… si, je le sais ! s’écria don Fernand.

— Et peut-être déjà n’est-il plus. Nous n’avons d’espoir qu’en vous, seigneur don Fernand !

— En moi ! s’écria celui-ci.

Il contemplait Aïxa, son agitation, son trouble, sa pâleur, et la chaleur avec laquelle elle plaidait pour Piquillo. Il se rappela tout ce que celui-ci lui avait dit autrefois de la jeune fille et de l’enthousiasme avec lequel il parlait d’elle.

Il sentit alors comme un frisson convulsif parcourir tout son être, puis une fièvre ardente fit bouillonner son sang dans ses veines, tandis qu’un dard glacé le frappait au cœur. « Ils s’aimaient… ils s’aiment ! » se dit-il en lui-même, et il poussa un cri de rage qui effraya les deux jeunes filles.

Apercevant alors Carmen qui lui tendait les bras, il leva les yeux au ciel et crut voir don Juan d’Aguilar ; il entendit les dernières paroles du vieillard qui lui recommandait sa fille. Toute sa colère tomba.

Le noble jeune homme fit taire les mouvements impétueux qui s’élevaient en lui. Il prit la main de Carmen, et tendant l’autre à Aïxa, il lui dit d’une voix tremblante d’émotion :

— Que puis-je pour vous, senora ? parlez, disposez de moi… Piquillo est mon ami… puisqu’il est le vôtre.

— Bien vrai ? s’écria-t-elle.

— Je le jure ! répondit-il avec fierté, et vous verrez que Piquillo n’est pas le seul qui sache tenir un serment.

Soit que la voix, soit que les yeux de Fernand eussent trahi ce qu’il éprouvait et les combats intérieurs qui venaient de se livrer en lui, Aïxa les avait devinés sans doute, car ses joues si pâles s’animèrent tout à coup, un rayon céleste brilla dans ses yeux, illumina son front, et, semblable à l’ange qui, après la peine, apporte la récompense, elle saisit la main de Fernand et s’écria :

— Bien… bien, Fernand ! Je t’estime et t’honore, car tu es un noble cœur !