Piquillo Alliaga/32

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 137-140).


XXXII.

explications.

L’arrivée de don Fernand d’Albayda avait entravé, mais non arrêté les projets de la comtesse. Le père Jérôme et Escobar la pressaient chaque jour de les mettre à exécution. Pour eux, il y avait urgence.

Le duc de Lerma les eût volontiers laissés tranquilles ; mais le grand inquisiteur et l’ordre des Dominicains, dont il était le chef, ne pardonnaient point aux révérends pères jésuites les frayeurs que plus d’une fois ils leur avaient causées. Sandoval, malgré la bonne opinion qu’il avait de lui-même, comprenait que les bons pères avaient, sinon plus de pouvoir, du moins plus d’adresse et d’esprit que l’inquisition. Il les voyait, malgré toutes ses précautions, croître et multiplier autour de lui.

Presque aux portes de Madrid, le couvent et l’université d’Alcala de Hénarès étaient comme une immense pépinière qui se formait sous leur direction, et dont les produits se répandaient et s’implantaient dans toute l’Espagne.

Le frère Eusèbe, abbé instruit et révéré, supérieur de cette communauté, venait de mourir, et Sandoval avait juré de le remplacer par un moine à lui, dominicain pur, dévoué à l’inquisition corps et âme.

C’eût été la ruine de la Compagnie de Jésus. Aussi le père Jérôme et Escobar cherchaient-ils, pour s’y opposer, tous les moyens possibles ; le meilleur de tous était l’idée de la comtesse, mais il fallait hâter l’entrevue du roi et de Carmen. Il fallait, surtout, pour séduire du premier coup d’œil le timide souverain, une rencontre originale, romanesque, imprévue, de ces événements qui font impression et bouleversent souvent des cerveaux mieux organisés que celui du faible monarque.

Le départ de la cour pouvait offrir une de ces occasions, bien plus aisées à rencontrer à Valladolid qu’à Madrid.

Que le roi vît Carmen et en devint amoureux, c’est tout ce que demandait la comtesse ; c’était là le point important, le plus difficile ; le reste rentrait dans les intrigues ordinaires, et elle se faisait fort, avec l’aide de ses alliés, de brouiller Carmen et Fernand.

Il n’était pas bien sûr que, déjà, elle n’eût deviné l’espèce d’entraînement qui portait celui-ci vers Aïxa. Tout cela pouvait s’exploiter, ainsi que la jalousie et le désespoir de sa nièce. Elle se réservait d’éveiller et d’exalter plus tard son ambition ; quant aux principes et aux scrupules qui auraient pu rester à la jeune fille, ils ne résisteraient pas longtemps : elle lui avait donné Escobar pour confesseur.

Elle habitait, comme nous l’avons vu, le château du Duero. Il lui revenait de la succession de son mari, le comte d’Altamira, qui avait privé sa propre famille de toute sa fortune, pour la laisser à sa femme.

De temps en temps la comtesse allait à la cour, où l’appelait son service ; et avec le duc d’Uzède, qui ne quittait point le roi, elle avait tout préparé, tout concerté, pour frapper enfin le grand coup qu’ils méditaient depuis si longtemps.

Quelques troubles venaient d’éclater en Portugal. On y parlait même de sourdes conspirations contre l’autorité du roi.

Il fallait, pour calmer les esprits, envoyer en ce pays un homme ferme à la fois et conciliant ; Uzède fut le premier qui parla au roi et au duc de Lerma, son père, de don Fernand d’Albayda, dont la belle conduite dans les Pays-Bas méritait récompense.

Une telle proposition, de la part d’un ennemi, fit le plus grand honneur au duc d’Uzède. Le duc de Lerma consentit à la nomination de Fernand, d’abord pour plaire au roi, qui le lui demandait, ensuite pour donner à son fils une réputation de générosité ; et puis il se trouvait par hasard que le choix était excellent.

Fernand, qui était resté à Madrid, ne demandant rien, ne sollicitant rien que des renseignements sur Piquillo, reçut l’ordre de partir immédiatement, et sans le moindre retard, pour Lisbonne.

Tranquiile ainsi au dehors, la comtesse ne s’occupa plus que de l’exécution intérieure de la conspiration. Son plan n’était pas bien compliqué, tout lui venait en aide.

Depuis quelques jours, Aixa avait entrepris un tableau qui offrait de grands effets de lumière. C’était une vue prise de la ferme, un coteau hérissé de pins, de mélèzes et de rochers, au moment où le soleil, se levant derrière la montagne, venait en éclairer la cime de ses premiers rayons ; mais pour saisir le modèle au passage, il fallait être aussi matinal que lui et plus encore.

Aussi, pour être levée avant le jour, Aïxa avait pris le parti d’aller coucher à la ferme, où la bonne fermière, et surtout Mariquita, sa fille aînée, avaient d’elle tous les soins possibles.

Ainsi, quand venait le jour, la comtesse et Carmen se trouvaient seules dans ce vaste château… circonstance dont fut prévenu le duc d’Uzède, qui se hâta d’agir en conséquence.

Le matin du jour dont nous venons de parler, et après avoir reçu un message de Valladolid, la comtesse fit de grands préparatifs, surtout dans un petit pavillon situé sur la lisière du bois, mais qui communiquait au château par une longue serre ou orangerie.

— Eh ! mon Dieu ! ma tante, lui dit Carmen, pourquoi donc vous donner tant de peine ?

— Est-ce que madame la comtesse attend quelque grand seigneur ? ajouta Aïxa en souriant.

— Non vraiment, répondit la comtesse d’un air indifférent, j’attends mieux que cela.

— Et qui donc ? demandèrent les jeunes filles avec curiosité.

— Un parent à moi, ou plutôt à feu mon mari, le seigneur don Augustin de Villa-Flor, un cousin.

— Je croyais, dit Aïxa, que madame la comtesse ne voyait aucun parent du côté de son mari ?

— C’est vrai !… le comte d’Altamira, qui m’adorait, m’a laissé tous ses biens, et, sous prétexte que je les ai ruinés, ses parents croient tous devoir me détester… excepté don Augustin, qui, plus aimable ou plus juste, m’a promis de venir passer quelques jours dans ce château.

— Tant mieux ! dit gaiement Aïxa.

— Pourquoi ? lui demanda Carmen.

— Je ne sais… il me semble que le seigneur don Augustin doit être amusant ! À la campagne, c’est quelque chose, et je le retiens pour moi.

— Je suis alors bien fâchée, dit la comtesse, de ne pouvoir vous donner ce divertissement : la lettre que je viens de recevoir m’apprend qu’à peine pourra-t-il disposer ce soir d’un moment.

— Voilà qui est fâcheux. Et comment cela ?

— Arrivé hier soir à Valladolid, obligé de repartir demain pour Burgos avec une mission importante, le roi l’a invité à le suivre aujourd’hui à la chasse.

— Par Notre-Dame del Pilar, dit Aïxa en riant à Carmen, il paraît que notre cousin Augustin est bien en cour.

— De sorte, poursuivit la comtesse, qu’il ne pourra, il me l’a écrit, venir que ce soir, entre huit et neuf heures, après la chasse.

— C’est trop tard, dit Aïxa, je serai partie.

— Et pourquoi vient-il, ma tante ? demanda Carmen.

— Pour faire connaissance avec nous, accepter en chasseur une légère collation, embrasser ses cousines et repartir aussitôt.

— C’est bien à lui.

— Et vous comprenez, ma chère enfant, continua la comtesse, de quelle importance il est pour moi de bien recevoir un parent de mon mari, le seul qui se rapproche de moi et qui me fasse des avances. Aussi je serais désolée de ne pas lui faire l’accueil le plus digne. le plus honorable, et surtout le plus affectueux.

— Vous avez raison, ma tante.

— J’espère bien, Carmen, que vous me seconderez.

— Je vous le promets, dit la jeune fille dans toute la sincérité de son âme.

Cela dit, la comtesse continua ses préparatifs, donna ses ordres et en surveilla elle-même l’exécution.

On devait placer la collation dans le pavillon, parce qu’il donnait sur la forêt, et qu’il serait plus facile et plus commode au chasseur d’entrer par la petite porte du parc, que de faire une demi-lieue pour gagner la grande grille.

Les jeunes filles laissèrent faire la comtesse et ne s’occupèrent plus d’elle ; sans cela, elles se seraient peut-être étonnées de certaines précautions que prenait la dame châtelaine, des commissions qu’elle confiait ou des courses qu’elle donnait à presque tous ses gens pour une heure de la soirée où, au contraire, elle aurait besoin d’eux.

Carmen était rentrée chez elle avec son amie ; elles lisaient, elles causaient ; et quand vint le soir, Aïxa embrassa Carmen, et se rendit à la ferme.

La comtesse se trouvait donc, dans cet immense château, seule avec sa nièce, ou à peu près ; car elle n’avait gardé près d’elles que deux domestiques qui lui étaient dévoués, une femme de chambre et un valet de pied.

Le matin, elle avait bien prétendu ressentir quelques maux de tête, des vapeurs, des mouvements fébriles, et comme cela lui arrivait souvent, les deux jeunes filles y avaient fait peu d’attention ; mais après le départ d’Aïxa, cette indisposition d’abord augmenta, devint plus grave et prit une telle intensité, que Carmen commença à s’effrayer.

Elle voulait envoyer à la ville prévenir un docteur. La comtesse s’y opposa formellement ; cette idée seule redoublait son mal. Ce n’était qu’une crise nerveuse des plus violentes, il est vrai, mais quelques heures de repos et de sommeil finiraient par l’apaiser. On venait de la déshabiller et de la mettre au lit, huit heures sonnèrent.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Carmen, et le seigneur don Augustin de Villa-Flor que vous attendiez !

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria la comtesse, je n’y pensais plus ; et cette idée lui causa une rechute, une attaque de nerfs des plus violentes.

— Ma nièce, ma chère nièce, disait-elle à Carmen d’une voix douloureuse, il m’est impossible, tu le vois, de le recevoir dans l’état où je suis.

— Oui, ma tante, ne vous inquiétez pas, je vais le lui faire dire.

— Ah ! par un de mes gens ! c’est bien peu convenable. Il vaudrait mieux que ce fût toi-même.

— Oui, ma tante, rassurez-vous, je vais y aller.

— Et même, ne pourrais-tu pas recevoir sa visite… à ma place, pendant quelques instants seulement… C’est une fatalité ! c’est si mal à moi, pour la première fois qu’il vient dans ce château visiter des parentes… car tu es sa parente aussi, cousine par alliance.

Et elle fit alors un mouvement convulsif et poussa un cri en disant :

— Ah ! mon Dieu ! que je souffre !

— Calmez-vous, chère tante.

— Je ne le puis. La contrariété que j’éprouve, en ce moment, réagit tellement sur tout le système nerveux…

— Je ferai ce que vous voudrez. Je lui dirai combien vous êtes souffrante ; je recevrai sa visite à votre place.

— Ah ! je vais mieux, murmura la comtesse en serrant avec reconnaissance la main de sa nièce. Vas-y donc ; voici l’heure où il doit arriver. Tiens-lui compagnie… et tu assisteras même à la collation qui lui est préparée…

— Croyez-vous que ce soit convenable, ma tante ?

— Ah ! fit la duchesse en tressaillant, je crains une nouvelle crise.

— J’obéis, ma tante, j’obéis !

La crise annoncée ne vint pas. La comtesse, essuyant avec un mouchoir la sueur qui coulait de son front et que l’exercice qu’elle venait de prendre ne justifiait que trop, la comtesse fit signe à sa nièce, en lui montrant la pendule, qu’il était l’heure de partir.

— Oui, oui, je m’en vais ; mais je crains de vous quitter.

— Je vais mieux… beaucoup mieux !… et si seulement on me laissait dormir tranquille… pendant une heure… je suis sûre que je serais guérie !…

Elle ferma les yeux. Carmen, marchant bien doucement sur la pointe du pied, sortit de l’appartement et descendit l’escalier.

Elle avait tellement hâte de se rendre au pavillon, que, malgré la petite pluie qui commençait à tomber, elle prit une allée du parc qui y conduisait directement.

Tout à coup elle vit venir une personne qui marchait vivement et se trouva en face d’elle.

C’était Aïxa.

— Toi, en ce lieu, à cette heure ! d’où viens-tu ?

— De la ferme.

— Et pourquoi ?

— Un billet que j’ai reçu de Fernand.

— De Fernand… pour toi… à la ferme ! comment cela ?

— Parce que son messager, son valet de chambre de confiance, qui avait ordre de me remettre ce billet à moi-même, ne m’ayant pas trouvée ici, est venu me rejoindre où j’étais.

— Que nous veut-il donc ?

— Tu vas le savoir.

Elles rentrèrent au château, montèrent dans la chambre de Carmen, et leur étonnement fut grand de ne rencontrer sur leur passage aucun domestique. Ils étaient tous absents.

La lettre de Fernand était ainsi conçue :

« Senora,

« Je viens de recevoir une mission fort honorable, sans doute ; mais l’ordre exprès de partir à l’instant même, et l’insistance que l’on met à ce départ, excitent en moi des soupçons que d’autres indices semblent confirmer. J’ai obéi ; tout le monde me croit sur la route de Lisbonne, mais je viens d’arriver à Valladolid, et il faut ce soir que je vous voie sans que la comtesse d’Altamira se doute de ma visite ; il y va du repos de Carmen, de son honneur et du mien. »

— Eh bien ! dit Carmen tremblante, qu’as-tu répondu à son message ?

— Que je ne pouvais recevoir don Fernand à la ferme.

— Pourquoi ? dit vivement Carmen.

— Pourquoi ? répondit Aïxa en rougissant… c’est qu’il me semblait plus convenable, puisqu’il s’agissait de toi, qu’il te confiât à toi-même ce secret important… et puis, ajouta-t-elle en balbutiant, n’a-t-il pas des adieux à te faire ?

Carmen lui serra la main.

— Mais, continua Aïxa, il ne pouvait venir ici, puisqu’il ne veut être vu ni des gens de la maison, ni de la comtesse.

— Tous les domestiques sont sortis, et ma tante, malade, est renfermée dans sa chambre.

— Je l’ignorais, et je lui ai fait dire, par son valet de chambre, que ce serait toi qui, sur les huit heures, te rendrais à la ferme.

— Seule ! s’écria Carmen avec crainte.

— Et la fille de la fermière, cette bonne Mariquita, qui m’a escortée et qui te conduira !… et puis, si tu le veux absolument, je ne te quitterai pas, je retournerai avec toi.

— Je l’aime mieux, dit Carmen. Viens, partons.

Elles descendirent ; mais à peine furent-elles dans le parc, où elles trouvèrent Mariquita qui les attendait, que Carmen s’écria :

— C’est impossible ! j’oubliais mon cousin Augustin de Villa-Flor, que j’ai promis à ma tante de recevoir… là-bas dans le pavillon… Si tu savais comme elle y tient !

— Tu n’iras pas.

— Alors il est capable de venir au château… et ma tante verra que je lui ai manqué de parole.

— Il n’y a pas grand mal.

— Elle enverra à ma chambre, et elle saura par là que je suis sortie… pourquoi ? pour quels motifs ?… où ai-je été ? que répondrons-nous ?

— C’est plus grave… mais s’il ne tient qu’à cela, ne t’en inquiète pas, et va recevoir Fernand qui t’attend. Je recevrai ton cousin, le seigneur Augustin.

— Ah ! la bonne idée !

— Il ne te connaît pas, n’est-il pas vrai ?

— Nullement. C’est sa première visite.

— Il perdra au change, dit Aïxa en souriant, mais enfin je ferai de mon mieux.

— Je t’en prie en grâce ! ma tante m’a si fort recommandé de lui faire bon accueil.

— Je serai aimable… je serai charmante ; va vite à la ferme.

— Et toi au pavillon.

— Tu me raconteras ton entrevue ?

— Et toi la tienne ?

Et les deux amies se séparèrent.

Carmen, s’appuyant sur le bras de Mariquita, sortit avec elle du parc. Aïxa courut au pavillon, où elle entra tout essoufflée, pour se préparer à recevoir le seigneur Augustin ; et, tout étonnée d’être reçue par lui, elle lui adressa les paroles que nous avons entendues :

— Mille pardons, seigneur cavalier, de vous avoir fait attendre.