Piquillo Alliaga/31

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 134-137).


XXXI.

le pavillon du parc.

La cour partait le lendemain pour Valladolid. Elle y allait souvent ; le but du duc de Lerma, en multipliant ces voyages, était d’habituer peu à peu le roi à s’y fixer, ce qui finit par arriver, et le siége du gouvernement y fut définitivement transporté, pendant le ministère du duc de Lerma.

Le ministre, et surtout son frère Sandoval y Royas, le grand inquisiteur, préféraient ce séjour à celui de Madrid. Une grande capitale, oisive et railleuse, les gênait. Ils étaient trop en vue. À Valladolid, ils se croyaient chez eux, grâce surtout aux magnifiques et nombreux couvents dont les habitants formaient la moitié de la population.

Valladolid est situé au fond d’une immense vallée qui semble avoir été formée par quelqu’une des grandes convulsions du globe ; car les flancs des collines qui l’environnent, sont escarpés et découpés en formes si bizarres, qu’ils ont été sans doute ravagés par quelque force volcanique.

Le tout donne un aspect sombre et triste à la ville, qui avait alors l’air d’une immense chartreuse.

La cour s’éloignant de Madrid, la comtesse d’Altamira était obligée de la suivre, puisqu’elle était attachée au service de la reine ; et Carmen, ainsi qu’Aïxa, devaient accompagner la comtesse, car il avait été décidé que, jusqu’à l’époque de son mariage, Carmen ne quitterait point sa tante.

Fernand aurait bien voulu partir avec sa fiancée ; mais il venait de promettre à Aïxa de faire toutes les démarches nécessaires pour découvrir les traces de Piquillo, et, une fois ce premier point obtenu, d’employer tous ses amis et tout son crédit pour le délivrer.

Aïxa comptait bien aussi un peu sur la reine, mais avant d’avoir recours à elle, il fallait d’abord savoir où était le prisonnier, et quel genre de danger le menaçait.

Don Fernand resta donc à Madrid, et les deux jeunes filles partirent pour Valladolid, avec la comtesse.

Quoique attachée au service de Sa Majesté, la comtesse était rarement au palais et n’y séjournait que pour son plaisir. Ses fonctions se bornaient à peu de chose ; la reine ne l’appelait presque jamais, et au lieu de demeurer à Valladolid même, elle habitait, non loin de Médina, et sur les bords du Duero, un antique château, dont le parc était traversé par cette rivière. Son onde, pure et fraîche, tantôt coulait doucement sur un lit de blancs cailloux, tantôt bouillonnait avec fracas sur des rochers aigus.

Ce lieu solitaire et pittoresque séduisit tout d’abord les deux jeunes filles. Ce qui est rare dans ce pays, les environs en étaient fort boisés, et une forêt, qui s’étendait assez loin, entourait le château, placé dans un ravin assez profond, agrément qui augmentait encore l’aspect mélancolique du lieu.

Carmen n’avait pas besoin d’occupation ; dans les allées du parc ou dans celles de la forêt, elle rêvait à Fernand, cela lui suffisait. Aïxa, qui, sans doute, ne voulait rêver à personne, ne restait pas un instant oisive ; elle faisait de longues promenades, parcourait les environs, allait surtout à une ferme voisine, d’où l’on découvrait des points de vue admirables : elle emportait ses crayons et ses pinceaux, et passait des heures entières à peindre.

La fermière, qui n’était pas riche, avait de nombreux enfants, une fille, entre autres, qu’elle aurait bien voulu marier.

Aïxa s’occupait déjà des moyens de réaliser ce rêve ; elle avait pensé à la dot au trousseau, elle y travaillait elle-même ; enfin cette âme ardente et noble, qui croyait tout possible à une volonté ferme et courageuse, sentait sans doute que quelque danger la menaçait, et, décidée à combattre, décidée à triompher d’elle-même et de ses pensées, elle savait les éloigner et les vaincre par le travail, par l’étude, par les distractions qu’elle demandait à la bienfaisance ; et ses combats, à elle, étaient encore des vertus.

Non loin de cet asile si pur et si chaste, dans le palais de Valladolid, s’agitaient bien d’autres passions. Le duc de Lerma avait, depuis quelque temps, remarqué dans le roi, d’ordinaire si calme et si tranquille, une espèce d’agitation et d’effervescence qui l’inquiétait.

— Qu’est-ce donc ? avait-il demandé à son fils, le duc d’Uzède. Qu’y a-t-il ?

— Rien ! une vague inquiétude qui a besoin d’air et de mouvement, et il reste toujours renfermé dans l’enceinte de ce palais.

— C’est juste, il faudrait organiser…

— Quoi donc ?

— Quelque cérémonie religieuse… quelque procession qui lui donnât un peu de bon temps et de distraction.

— Je ferais mieux.

— Auriez-vous une idée ?

— Oui… une partie de chasse.

— Exercice trop fatigant, auquel Sa Majesté n’est pas habituée.

— Aussi nous suivrons seulement la chasse en voiture, dans les bois de Médina.

— C’est possible.

— Par une belle journée… un beau soleil… quand le roi verrait de la verdure et des arbres…

— Oui, dit le ministre, ici, à Valladolid… il n’y a pas de danger.

Et une partie de chasse fut ordonnée pour le lendemain.

Elle se passa sans danger, et au bout de deux ou trois heures de promenade en voiture, le roi rentra enchanté de son expédition. Il avait vu galoper des chevaux, entendu le bruit des cors, l’aboiement de la meute ; il avait surtout humé un air vif et pur. Il dîna avec un grand appétit, ce qui n’arrive pas toujours aux estomacs royaux, et, quelques jours après, par les avis du duc d’Uzède, il voulut recommencer.

Le duc de Lerma et le grand inquisiteur, après en avoir délibéré en conseil, n’y virent aucun inconvénient.

Cette fois, le roi voulut suivre la chasse à cheval, toujours par l’avis du duc d’Uzède. Comme cette idée lui était venue presque au moment du départ, on n’avait pas eu le temps d’en délibérer, et l’on partit.

La journée était avancée lorsqu’on se mit en chasse. Le matin, le ciel était sombre, et l’on avait voulu attendre, pour plus de sûreté, que le soleil eût dissipé les nuages et fût dans toute sa force ; d’ailleurs, la chasse devait, comme la première fois, ne durer que quelques heures.

Il en fut autrement. Le cerf y avait mis de la mauvaise volonté et n’avait pas voulu se laisser forcer ; le jour baissait, et le roi, qui était resté un peu en arrière, avec le duc d’Uzède, paraissait fatigué de sa journée.

— Eh bien ! sire, abandonnons la chasse.

— Et le cerf qui n’est pas forcé !

— Votre Majesté y tient-elle infiniment ?

— Pas beaucoup ; c’est trop long.

— Laissons ce soin à vos piqueurs, et retournons à Valladolid.

— Mais que dirons-nous en arrivant ?

— Que nous nous sommes égarés, que nous avons perdu la chasse.

— C’est une idée, dit le roi en souriant.

— Justement nous sommes loin de votre suite ; on ne nous voit pas. Prenons cette allée à gauche.

— Tu la connais, duc ?

— Parfaitement, sire, elle nous conduira hors du bois.

Les deux cavaliers s’y élancèrent. Au bout de quelques minutes, le duc tourna à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, et on ne voyait pas apparaître la grande route.

— C’est singulier ! dit le roi, il me semble que nous tournons le dos à Valladolid.

— Je ne le crois pas, sire.

— Tu n’en es donc pas sûr ?

— Je suis sûr de mon chemin, répondit le duc (qui le connaissait parfaitement), quand il fait jour ; mais voici la nuit arrivée, et je ne sais plus où je suis.

— Ah ! mon Dieu ! fit le roi avec un peu de crainte.

— Et personne dans ce bois pour demander la route ! Depuis longtemps nous n’entendons plus ni le bruit des chevaux ni le son des cors.

— Mais, duc, dit le roi en s’efforçant de sourire, nous sommes donc égares ?

— C’est probable, sire.

— Égarés réellement ?

— Grâce au ciel ! qui aura voulu nous épargner un mensonge ; et en le disant, comme nous en étions convenus, il se trouvera que nous dirons la vérité.

— Cela vaut mieux, dit le roi. Cependant, j’aimerais autant que ce ne fût pas… car enfin, seul ainsi dans une forêt, à sept ou huit heures du soir.

— Plus que cela, sire, huit heures et demie. L’Angelus est sonné.

— Tu vois bien, cela ne m’est jamais arrivé !

— Eh bien ! sire, ce sera dans votre vie un incident, une aventure de roman.

— C’est vrai !… Mais c’est que j’ai faim, et une faim très-vive, mon cher duc.

— Ah ! voilà qui est moins romanesque ! Mais, tenez, sire, au milieu de ces bois, ne voyez-vous pas là-bas, là-bas, briller une lumière ?

— Je la vois, dit le roi vivement.

— Dirigeons-nous de ce côté, nous sommes sauvés !

Le roi, dont cet incident venait de ranimer la gaieté, lança son cheval au galop et suivit une longue allée verte.

— Tu as raison, duc, disait-il en riant, tu as raison. Vivent les aventures ! c’est charmant ! c’est délicieux ! Je ne voudrais pas pour beaucoup que celle-ci ne me fût pas arrivée.

Mais tout à coup il arrêta son cheval, et dit en baissant la voix d’un air inquiet :

— Je ne vois plus la lumière !

— C’est vrai, sire ; elle a disparu.

— Alors, qu’allons-nous devenir ?

— Marchons toujours. Cela prouve qu’il y a de ce côté des habitations…… quelque chaumière, quelque ferme.

— C’est juste.

— Et la lumière qui brillait tout à l’heure aura été éteinte par ce paysan ou par ce fermier.

— Ce qui prouverait, dit le roi avec inquiétude, qu’il est plus tard encore que tu ne le disais d’abord.

— Qu’importe ! nous ne pouvons plus maintenant espérer dîner à Valladolid.

— Ah ! dit le roi en poussant un cri de joie… je revois la petite lumière !

Un groupe épais de vieux arbres la leur avait cachée pendant quelque temps, et le roi sentit renaître sa gaieté.

— Oui, oui, c’est quelque chaumière, quelque ferme. Nous ferons un mauvais dîner, c’est égal.

— C’est bien plus piquant, sire.

— Tu as raison, mon cher duc.

— Du lait et du pain bis.

— Repas dont j’ai entendu parler, mais que je ne connais pas.

— Vous ferez connaissance.

— Et puis le fermier ou le paysan ne saura pas qui nous sommes.

— Nous ferons de l’incognito.

— Ce sera charmant ! nous le ferons parler de ton père, le duc de Lerma.

— Dont il dira peut-être du mal.

— Cela m’amusera, et puis nous lui parlerons de moi-même, du roi !

— Vous entendrez leurs éloges, leurs bénédictions.

— Je le crois, dit le roi avec satisfaction, car moi je n’ai jamais voulu leur faire que du bien ; ce sera, pour moi, une soirée charmante.

— Votre Majesté est-elle encore fâchée de s’être égarée ?

— J’en suis ravi, au contraire !… mais cette allée est bien longue et ne finit pas.

— Nous approchons cependant.

— Oui, dit le roi, enfin nous y voici !

Le bâtiment devant lequel ils se trouvaient n’était ni une chaumière, ni une ferme. C’était un pavillon gothique, tenant à un parc considérable et dont les murs semblaient avoir une lieue de tour. La lumière qu’ils avaient aperçue s’échappait d’un des volets du pavillon qui était entr’ouvert.

Le roi appela ; personne ne répondit. Il y avait, au-dessous de la croisée, une petite porte donnant sur la forêt.

Le roi frappa ; personne ne vint.

Sa Majesté, qui d’ordinaire était obéie, avant même d’avoir commandé, regarda le duc d’un air consterné. C’était comme un désastre, comme une révolution qui changeait toutes ses habitudes.

Un froid assez vif, l’air du soir et de la forêt, commençaient à les saisir ; la gaieté du roi était dissipée. Pour comble de malheur, le ciel était sombre, nuageux, et une petite pluie fine se mit à tomber. Vue des fenêtres du palais, c’eût été à peine un brouillard, mais dans la forêt, c’était autre chose.

— Voici une averse horrible ! s’écria le roi, qui n’aimait plus les aventures ; c’est insupportable… on ne peut pas rester dans une position pareille. Le duc avait frappé de nouveau à la petite porte, et paraissait lui-même fort déconcerté qu’on ne vint pas lui ouvrir.

— Nous ne pouvons pas cependant passer la nuit dans cette forêt, dit le roi, totalement découragé ; et quant à remonter à cheval dans ce moment et avant de m’être reposé, cela m’est impossible.

— Attendez, sire… attendez, dit le duc ; il me semble que le volet de ce pavillon est entr’ouvert.

— C’est vrai, et la fenêtre aussi.

— Puisque personne ne répond, c’est qu’il n’y a personne.

— Eh bien, duc ?

— Eh bien ! si Votre Majesté y entrait, elle y trouverait du moins un abri contre le froid et la pluie. Moi, pendant ce temps, je remonterai à cheval, et rien qu’en suivant les murs de ce parc, quelque étendu qu’il soit, je finirai toujours par trouver la maison d’habitation, et je viendrai alors reprendre Votre Majesté.

— À merveille ! j’approuve ! Mais comment veux-tu que j’entre dans ce pavillon ?

— Comme je vous ai dit, sire, par cette fenêtre qui est entr’ouverte.

— Mais elle est à douze ou quinze pieds de terre.

— Dix tout au plus.

— C’est encore trop, sans échelle, pour un homme seul.

— Mais pour un homme à cheval.

— Que voulez-vous dire ?

— Si Votre Majesté veut le permettre, je vais descendre de cheval et ranger le sien le long de la muraille ; il est extrêmement doux… et puis il est fatigué.

— Il n’est pas le seul, dit le roi.

— Je vais le tenir par la bride… je réponds qu’il ne bougera pas.

— Eh bien ? dit le roi avec impatience.

— Eh bien ! si Votre Majesté, tout en s’appuyant contre la muraille, veut monter debout sur la selle, elle se trouvera presque à la hauteur de la croisée, et en s’aidant un peu des mains…

— C’est, ma foi, vrai, dit le roi d’Espagne, qui, à mesure que parlait son conseiller, venait d’exécuter tout ce qu’il lui avait indiqué. C’est charmant, c’est. comme qui dirait monter à l’assaut.

— En brave militaire, en fier Castillan… à l’escalade !

— Ça ne m’était jamais arrivé, dit le roi. M’y voici, ajouta-t-il en enjambant.

— À merveille, sire, dit le duc en remontant à cheval. Que Votre Majesté se repose et m’attende, dès que je saurai où nous sommes, je reviendrai vous avertir et vous reprendre, et quand je frapperai fortement trois coups à cette porte, n’oubliez pas de descendre ; c’est par là cette fois que Votre Majesté sortira, car je vais m’arranger, n’importe à quel prix, pour en avoir la clé.

Le duc partit au galop, emmenant son cheval et celui de Sa Majesté.

Le roi alors quitta la croisée qui donnait sur l’allée du bois et se retourna. Il était dans une espèce d’antichambre fort élégante, qu’éclairait une lampe d’albâtre, placée sur une table de marbre.

Une porte en bois des îles habilement sculptée était à sa gauche ; il l’ouvrit, et se trouva dans une pièce si richement illuminée, que l’éclat des bougies pensa l’éblouir, lui qui venait de l’obscurité. Cette salle, ornée de peintures rares et de meubles les plus précieux, offrait, entre autres singularités, une table sur laquelle on apercevait, non du lait et du pain bis, mais une splendide collation, avec un seul couvert.

Un feu brillant pétillait dans une cheminée de marbre.

Mais, du reste, personne, pas une âme vivante.

Le roi étonné se frottait les yeux ; il ne pouvait croire à ce qu’il voyait ; plus que jamais, les aventures lui paraissaient agréables, et il se disait, en lui-même, que si elles ressemblaient toutes à celle-ci, il était bien dupe de n’avoir pas commencé plus tôt.

Cette jolie salle avait encore une autre porte ; le roi, devenu intrépide, l’ouvrit hardiment.

Personne encore !

— Partout la solitude et le silence, mais le réduit le plus joli, le plus coquet, ce que de nos jours on appellerait un boudoir. Des girandoles garnies de bougies brillaient de tous côtés, et près de la cheminée, au brasier ardent, un large canapé offrait à Sa Majesté, pour se reposer de ses fatigues, des coussins soyeux et rebondis.

Le roi commençait à croire à la magie, et se demandait si, lui, le roi Catholique, pouvait rester plus longtemps en ces lieux… quand, vis-à-vis de lui, une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit tout à coup.

Une jeune fille d’un aspect ravissant, les yeux brillants de gaieté et le sourire sur les lèvres, parut devant lui.

Sa Majesté le roi d’Espagne et des Indes n’avait jamais rien vu de plus joli, de plus séduisant, de plus enchanteur que cette figure de jeune fille ; il la regardait d’un œil à la fois étonné et ravi ; il n’osait parler, de peur que cette apparition ne s’évanouit et ne se dissipât comme une ombre.

Étendant les bras vers elle pour la saisir et l’arrêter, il allait tomber à ses genoux, mais sa surprise redoubla, et il se releva en entendant ces paroles, qu’accompagnait une gracieuse révérence :

Un jour, où il se croyait seul, Yézid avait tiré de son sein
une fleur de grenade desséchée.

— Mille pardons, seigneur cavalier, de vous avoir fait attendre.