Piquillo Alliaga/35

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 154-163).


XXXV.

changement de front.

Fidèle à la promesse qu’il venait de faire à la reine, le duc de Lerma, dans son zèle intéressé, ne quitta point le roi.

Il s’installa près de son lit, pendant que les gens de service remplissaient la chambre ; mais, fidèles à l’étiquette, ceux-ci se tenaient tous à distance, et personne n’eût osé porter de secours au roi avant qu’on eût prévenu le premier médecin de la cour, le seigneur Enrique Galiano, qui était dans un des derniers salons, occupé à regarder danser sa femme.

Avant qu’il n’arrivât, le duc se pencha vers le roi, qui proférait à demi-voix quelques paroles entrecoupées et inintelligibles pour tout autre :

— Oui, oui… la promenade de Buen-Retiro… Non, à l’hôtel d’Altamira. Courez, Vous la trouverez… Je l’ai vue… Je lui ai parlé… Qu’elle vienne, je le veux ! Moi, moi, moi le roi !

Le seigneur Enrique Galiano arriva dans ce moment.

Il lui fut facile de faire revenir le roi qui, un instant plus tard, serait revenu de lui-même. Il défendit à Sa Majesté de rentrer dans la salle du bal, et lui prescrivit de se coucher à l’instant, vu que le pouls royal annonçait un mouvement fébrile assez prononcé.

De plus, après en avoir conféré avec le ministre, à qui il devait sa place, le docteur défendit que personne du dehors, personne de la cour ne pénétrât dans la chambre du roi, excepté, bien entendu, le ministre, qui avait toujours à parler à Sa Majesté pour les affaires du royaume.

Le duc de Lerma en avait assez entendu pour savoir aisément le reste.

Aussi, dès le lendemain de bon matin, il était chez le duc d’Uzède, son fils, qui tressaillit à son entrée, mais qui se rassura en voyant sa figure radieuse.

— Je sais tout, lui dit-il ; il y a dans la maison de la comtesse une jeune fille, compagne de sa nièce et nommée Aïxa. Une jeune orpheline, fille d’un officier tué en Irlande, et élevée par les soins de feu don Juan d’Aguilar ; c’est d’elle que le roi est épris.

— Ce n’est pas possible ! s’écria d’Uzède stupéfait, qui croyait tout savoir, et qui, pas plus que la comtesse, ne se doutait de la vérité. Comment cela serait-il arrivé ?

— Je l’ignore encore. Voilà tout ce que mes espions m’ont appris depuis hier. Pour le reste, tâchez de le savoir, vous qui avez accès dans la maison de la comtesse ; car les mêmes espions m’ont appris, mon fils, que vous étiez au mieux avec elle.

— Quoi ! Monseigneur… vous pourriez croire…

— Se seraient-ils trompés ? tant pis !… La comtesse, que je déteste, mais que vous pouvez aimer, est encore fort bien… et si vous ne lui avez pas fait la cour, tâchez de la lui faire, sinon pour vous, au moins pour moi. Cela peut être utile.

— Oui, mon père… je tâcherai… j’obéirai.

Le duc lui prit la main en signe de remercîment et continua :

— Tâchez surtout de savoir quelle est cette jeune fille, cette Aïxa, ses principes, son caractère. Est-ce par la fortune, par l’ambition, par la vanité qu’on pourrait la séduire ?

— Quoi ! mon père, vous voudriez…

— Achever glorieusement ce que la comtesse avait entrepris et n’a pu mener à bien.

— Vous !… est-il possible ?

— Pourquoi pas ? dit le ministre en souriant d’un air de mépris ; un tel obstacle doit-il arrêter un instant un homme d’État ? Si le roi, comme je le présume, est sérieusement amoureux, il sera beaucoup plus facile et plus prompt de céder à cet amour que de le combattre. Ce sera fini plus tôt d’abord, et dans quelques jours il n’en sera plus question.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Allez prendre les informations que je vous demande, et venez me retrouver chez le roi, où personne ne peut entrer que moi… et vous, mon fils. Je vais en donner l’ordre.

Le duc d’Uzède consterné se rendit chez la comtesse, et le ministre chez son souverain.

Il le trouva pâle et souffrant. Il avait passé une mauvaise nuit, il avait eu la fièvre ; mais elle était tombée, et il ne restait au roi qu’un extrême abattement.

Il était redevenu lui-même, c’est-à-dire incapable de prendre aucune résolution. Sa faiblesse l’empêchait, dans ce moment, de lier deux idées ensemble, et il ne pouvait rien s’expliquer des événements de la veille.

Le duc s’arrêta près du lit de son maître, le regarda avec intérêt, avec douleur ; une larme même, une larme ministérielle roula dans ses yeux et vint tomber sur le royal couvre-pied.

Le roi, effrayé, se crut très-malade.

— Est-ce qu’il y a du danger ? s’écria-t-il.

— Oui, mon maître, oui, mon auguste maître, si vous cessez d’avoir confiance en votre fidèle serviteur, ou plutôt en votre meilleur ami. Que vous ai-je fait, mon roi, pour que vous vouliez ainsi me cacher vos peines, quand mon devoir est de les partager ?

— Que dis-tu ? dit le roi étonné en se levant sur son séant.

— Que je suis profondément affligé et malheureux d’avoir appris autrement que par Votre Majesté les tourments qu’elle endure.

— Quoi ! tu les connais !

— Oui, oui, mon roi… et je viens les soulager.

— Serait-il possible ! tu ne les désapprouves pas !… tu ne me blâmes pas !…

— Moi, vous blâmer, sire ! N’est-il pas des sentiments dont on n’est pas le maître ? dont on ne peut se défendre ? M’appartiendrait-il de blâmer une affection exclusive et sans borne, moi qui n’ai jamais pu cesser de l’éprouver pour Votre Majesté, moi qui, dans ce moment encore, suis prêt à me dévouer pour elle… malgré son ingratitude !

— Ah ! s’écria le roi attendri, tu dis vrai… j’étais un ingrat… j’aurais dû te confier tout… mais comment le faire en ce moment, où je ne comprends plus rien à ce qui m’arrive ?

— Je viens vous l’expliquer, sire… et y porter remède.

— Mon ami, mon sauveur ! s’écria le roi… quoi ! tu viendrais toi-même… tu consentirais…

— À tout au monde plutôt que de voir souffrir Votre Majesté ; n’est-ce pas le premier et le plus sacré de mes devoirs ? Voyons, sire, ajouta-t-il d’un ton paternel, voyons, qu’y a-t-il ?

Le roi, qui, depuis longtemps s’était attendu à des remontrances et à des reproches, et qui, pour cette seule raison, s’était caché de son ministre ou plutôt de son précepteur, le roi se sentit délivré de toutes ses craintes. Sa confiance était gagnée… et, comme tous les amoureux qui ont le bonheur d’avoir des peines, il ne put résister au plaisir de les raconter.

— Imaginez-vous, mon cher duc, dit étourdiment le roi à son ministre, que c’était le jour où je me suis égaré à la chasse avec le duc d’Uzède, votre fils.

— Comment ! s’écria le duc en fronçant le sourcil, Uzède ne m’en avait rien dit.

Un instinct de délicatesse et de convenance fit comprendre au roi qu’il allait compromettre près de son père son ancien confident, qui s’était exposé pour le servir ; et par un sentiment de générosité ou de prévoyance, car le duc pouvait encore lui être utile, il s’écria :

— Uzède n’en savait rien. J’étais entré seul dans un pavillon pour me mettre à couvert de la pluie, et lui, pendant ce temps, allait à la découverte pour reconnaître où nous étions et demander notre chemin.

À cette restriction près et en taisant la part que le duc d’Uzède avait prise à cette intrigue, le roi raconta à son ministre à peu près tout ce qui s’était passé entre lui et une jeune fille inconnue, et comment cette jeune fille l’avait cru don Augustin, tandis que lui-même la croyait la nièce de la comtesse.

Il lui avoua que depuis ce moment il n’avait cessé de penser à elle et de l’aimer. Puis, passant légèrement à côté de la vérité, il expliqua comment il avait supplié la comtesse de la présenter à la cour, et comment celle-ci, persuadée qu’il s’agissait de Carmen d’Aguilar, sa nièce, s’était empressée d’arriver la veille au bal, sur une lettre de lui, le roi !

— Ah ! Votre Majesté avait écrit elle-même à la comtesse ? dit le duc d’un air indifférent.

— Eh oui, sans doute… une simple lettre d’invitation.

— C’est ce qu’il y avait de mieux, dit froidement le ministre.

— N’est-il pas vrai ?… Parce que cet engagement… je veux dire cette invitation, balbutia le roi en se reprenant, était dans la supposition qu’elle avait quelque pouvoir sur cette jeune fille.

— Elle n’en a aucun, dit le ministre avec aplomb.

— Vous le croyez ?

— J’en suis certain.

— C’est bien différent alors ! s’écria le roi vivement.

— Comme je le disais à Votre Majesté, il ne s’agit que de s’entendre.

— Mais quelle est donc cette belle inconnue ?

— Une orpheline élevée par don Juan d’Aguilar avec la senora Carmen, qui ne la quitte jamais, et qui la traite comme sa sœur.

— Voilà d’où vient l’erreur, dit joyeusement le roi… au château du Duero, à la promenade… à l’hôtel d’Altamira, toujours ensemble.

— C’est, en effet, à l’hôtel d’Altamira qu’elle habite, dit le ministre… mais avec Carmen et non avec la comtesse.

— Et son nom, mon cher duc, son nom ?

— Aïxa.

— Et vous me répondez que je pourrai la voir, qu’il n’y aura pas d’obstacle ?

— Il y en aura sans doute ; mais pour ne pas en triompher, il faudrait que les amis ou les serviteurs de Votre Majesté eussent bien peu de zèle ou d’adresse.

— Mon cher duc, s’écria le roi, je n’espère qu’en vous ! c’est de vous seul désormais que dépendra mon bonheur.

Et guéri par cette seule idée, le roi, qui passait aisément de l’accablement le plus profond à la joie la plus vive, se leva et déjeuna comme s’il eût été déjà assuré de plaire à celle qu’il aimait.

Le duc d’Uzède, cependant, s’était rendu près de la comtesse, et lui avait raconté comment le ministre, s’appropriant son idée, prétendait l’exploiter à son avantage et donner lui-même une maîtresse au roi, maîtresse qui, choisie et présentée par lui, n’agirait que par son influence et ses conseils, et que cette favorite sur laquelle reposaient désormais toutes ses espérances, n’était autre qu’Aïxa.

— Aïxa ! s’écria la comtesse stupéfaite et qui ne pouvait s’expliquer un pareil événement. Mais, furieuse de ses projets renversés, et plus furieuse encore de ceux que méditait le duc, elle jura en elle-même de les déjouer. Il n’y avait pas de temps à perdre, elle monta à l’instant même chez Aïxa.

Avec une feinte bonté et une feinte indignation, elle se hâta de lui raconter les infâmes complots qui se tramaient contre elle.

— Ce n’est pas possible ! dit Aïxa étonnée.

— Cela est, mon enfant, je vous le jure. On veut vous tromper, vous séduire, trafiquer de votre honneur. Le duc de Lerma l’a promis ; mais il oublie que vous m’êtes confiée, que vous êtes sous ma garde et que je veillerai sur vous comme sur ma nièce, comme sur ma propre enfant.

— Expliquons-nous, madame, dit Aïxa froidement et sans se laisser émouvoir par ces protestations de tendresse ni par cet étalage de grands principes. L’amour-propre ne m’aveugle pas au point de me faire croire à des passions surnaturelles. Le roi m’aime, dites-vous ! Comment cela serait-il arrivé ?

— Je l’ignore… mais il vous aime.

— Où m’aurait-il vue ?

— Je n’en sais rien, senora… C’est à vous que je le demanderai… ou plutôt à Carmen ; je saurai comment elle n’a pas même reconnu hier soir, ce don Augustin avec qui elle a passé toute une soirée.

— Que dites-vous senora ?… le seigneur don Augustin.

— C’était le roi !

Ô ciel !… qu’avez-vous ? dit la comtesse en voyant Aïxa qui changeait de couleur… d’où vient ce trouble ?

— D’une cause toute naturelle, répondit Aïxa avec franchise : c’est que c’est moi qui, au château de Duero, ne connaissant point l’hôte que vous attendiez, ai reçu le seigneur don Augustin…

— Vous ! dit la comtesse, pâle de colère.

— Moi-même.

— Dans quelle intention ? dans quel but ?

Aïxa allait le lui dire, puis se rappelant la recommandation et les soupçons de don Fernand, qui, dans ce moment plus que jamais, lui paraissaient vraisemblables, elle répondit froidement :

— Je vous ai dit ce qui était… Le reste est inutile et me regarde seule.

La comtesse poussa un cri et se frappa le front de sa main.

Cette substitution qu’elle ne comprenait point et qu’Aïxa refusait d’expliquer, le mystère qui environnait cette jeune fille, la singularité de son existence, de sa conduite, de son caractère, et jusqu’à cette fortune inconnue dont elle paraissait disposer, tout faisait croire à la comtesse qu’elle était jouée, qu’il y avait pour séduire le roi quelque intrigue secrète tramée par cette jeune fille et les siens, intrigue qu’elle-même avait secondée et fait réussir sans le savoir.

— Je saurai le motif de cette ruse, de cette indigne trahison.

— Une trahison, senora ! répondit Aïxa avec fierté.

— Oui… vos projets me sont connus. Le danger contre lequel je venais vous prémunir était depuis longtemps désiré, ambitionné par vous !

— Qu’osez-vous dire ?

— Vous vouliez captiver le roi, vous en faire aimer, le voir à vos pieds, pour arriver au pouvoir, pour régner sous son nom !

— Ah ! s’écria Aïxa avec indignation, j’y vois clair maintenant ! Vous vous êtes trahie, madame ; vous venez de m’apprendre vos projets, de m’initier à vos idées et à votre plan ; ce que vous me reprochez, vous vouliez le faire, et l’infamie dont vous m’accusez est la vôtre !

— À moi !

— À vous ! sœur de don Juan d’Aguilar et tante de Carmen ! Vous vouliez vendre votre nièce, trafiquer de son honneur, pour arriver par elle au pouvoir suprême, et gouverner le faible monarque.

La comtesse fit un geste de colère ; mais Aïxa, sans se laisser intimider et la foudroyant de son regard, continua avec force :

— C’est pour déshonorer votre nièce, votre fille, celle qui vous était confiée par son père à son lit de mort, c’est pour la faire trouver seule et en tête-à-tête avec le roi au château de Duero, que vous avez éloigné tous vos gens, que vous avez prétendu être malade, que vous avez envoyé Carmen à ce pavillon où, sous le nom d’un parent à vous, du seigneur Augustin de Villa-Flor, le roi l’attendait.

— Et en amie généreuse, s’écria la comtesse, vous lui avez dérobé le déshonneur qui la menaçait ! Vous lui avez enlevé à votre profit le cœur et l’amour du roi ! Dévouement sublime ! vertueuse spéculation qui vous place sur le trône du monarque ! vous, maîtresse adorée ! favorite toute-puissante !

Aïxa jeta sur elle un regard de mépris :

— Je ne suis point la maîtresse du roi, et ne la serai jamais.

À ces mots, et malgré sa colère, la comtesse sentit un rayon d’espoir se glisser en son cœur.

— Si vous me connaissiez, senora, vous sauriez que je regarde comme un opprobre ce que vous autres, nobles dames de la cour d’Espagne vous regardez comme un honneur. Cet honneur, je saurai m’en préserver, je vous le jure, vous pouvez vous en rapporter à moi. Et maintenant, madame la comtesse, veuillez m’écouter. Par égard pour le sang dont vous sortez, par reconnaissance pour don Juan d’Aguilar qui fut votre frère et mon protecteur, je ne dirai à personne, pas même à Carmen, ce que je viens de découvrir. Mais si vous osez donner suite à vos projets sur elle, si vous tentez de la ravir à don Fernand d’Albayda son fiancé, ou d’empêcher d’aucune manière leur mariage, je publierai votre infamie. J’en demanderai justice à la cour, à la reine, et… ajouta-t-elle en souriant avec ironie, au roi lui-même ! c’est la seule manière dont j’userai du pouvoir que vous me supposez sur lui. Que je ne vous retienne plus, senora, continua-t-elle avec dignité.

La comtesse sortit, la rage dans le cœur, et rêvant déjà sa vengeance…

Pour comble de dépit, elle rencontra dans l’escalier un page du roi portant une magnifique corbeille.

— D’où vient, seigneur Cardenio, cette masse de fleurs ?

— De la part de Sa Majesté.

— Et pour qui ?

— Pour la senora Aïxa.

La comtesse indiqua de la main l’appartement d’Aïxa, et rentra dans le sien.

Le soir même Uzède se rendait chez le roi ; il y trouva le duc de Lerma qui ne le quittait plus.

— Sire, lui dit-il, il faut renoncer à un amour impossible et sans espoir.

Le roi pâlit, et le tremblement dont il fut saisi prouva au ministre la violence de la passion qui déjà maitrisait son cœur. À peine si ses lèvres blanches et tremblantes purent répéter ces mots :

— Impossible !… sans espoir ! et pourquoi ?

— Parce que rien n’égale la fierté et l’insolence de cette jeune fille, qui regarde comme un opprobre les soins et les vœux dont l’honore Votre Majesté… Je n’oserais même répéter ici les termes injurieux dont elle s’est servie ; il n’y aurait pas même assez de justes châtiments pour elle !

— Dis toujours, murmura le roi.

Le duc, à qui la comtesse avait fait la leçon, mit alors sur le compte de la pauvre Aïxa plus d’offense de lèse-majesté qu’il en aurait fallu pour lui faire passer le reste de ses jours dans les cachots de l’inquisition ; mais au lieu de se montrer furieux, le roi ne parut qu’accablé. Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et dit avec douleur, en joignant les mains :

— Mon Dieu ! que lui ai-je fait pour me traiter ainsi ! moi qui la respecte et qui l’aime tant !

Un rayon d’espoir vint alors briller à ses yeux.

— Tout ce que tu me dis là, s’écria-t-il en s’adressant à Uzède, l’as-tu entendu d’elle-même ?

Uzède hésita un instant et dit en balbutiant :

— Non, mais je l’ai appris de la comtesse… qui en était indignée…

— La comtesse est suspecte, dit le ministre avec un air de profondeur.

— N’est-il pas vrai ! s’écria le roi avec joie.

— Mais ce qu’il y a de certain, reprit le duc d’Uzède en voyant que la victoire allait encore lui échapper de ce côté, ce qu’il y a de positif, c’est qu’elle a renvoyé la corbeille de fleurs que Sa Majesté lui avait fait l’insigne honneur de faire porter chez elle par un de ses pages ; galanterie bien innocente et bien permise sans doute !

— Elle l’a renvoyée ! dit le roi avec désespoir, et comme si quelque grand fléau fût venu fondre sur la monarchie espagnole.

— Elle l’a renvoyée, reprit le duc d’Uzède avec force, en déclarant qu’il y avait sans doute erreur, que ce n’était point pour elle, attendu qu’elle n’était point et ne serait jamais la maîtresse du roi. Voilà ses propres paroles.

— Mon Dieu ! reprit le roi avec douceur. Je n’en demande pas tant. Je ne veux ni la forcer, ni la contraindre. elle m’aimera… si elle le veut… si elle le peut ! Tout ce que je désire, c’est de la voir, de la voir tous les jours. Vous ne savez pas, dit-il, en s’adressant au ministre, combien il y a de charme et de douceur dans sa conversation. J’ai passé presque toute ma soirée avec elle… cette soirée a été la plus douce de ma vie, et tout ce que vient de me dire d’Uzède est si loin de son ton et de ses manières, que cela me semble impossible ; je voudrais l’entendre d’elle-même, de sa bouche, pour le croire !

— Votre Majesté, dit le duc d’Uzède en pâlissant, ne peut cependant se rendre chez elle tous les jours, sans se compromettre et s’abaisser à tous les yeux.

— Il a raison, dit le ministre.

— D’ailleurs, j’ignore si la fière Aïxa consentirait même à recevoir Votre Majesté.

— Comment donc faire ? dit le roi, qui se désolait et se dépitait comme un enfant à qui l’on refuse ce qu’il désire. Qu’elle vienne alors ici, au palais ; je la verrai de temps en temps le soir, comme toutes les autres dames présentées à la cour.

— Impossible, reprit encore le duc d’Uzède. Le roi le regarda avec impatience et colère.

— Qui, sans doute, sire, reprit celui-ci sans s’apercevoir du mauvais effet que produisit son insistance ; la fille de don Juan d’Aguilar, la noble Carmen, pouvait être présentée à la cour ; mais Aïxa, fille d’un roturier, d’un officier de fortune tué en Irlande, n’a aucun droit, aucun titre à cette faveur.

— Taisez-vous ! dit le roi furieux.

— Ce serait soulever contre vous toute la grandesse d’Espagne, tous les nobles de la cour, qui tiennent à leurs droits et privilèges plus qu’à la vie.

— Je vous ait dit de vous taire ! répéta le roi hors de lui-même. Il est bien étonnant que je ne trouve autour de moi que des gens mal intentionnés, des ennemis de mon repos et de mon bonheur.

— Vous oubliez que je suis là… près de vous, dit le ministre avec douceur, et je vous promets, moi, que, d’ici à quelque temps, la senora Aïxa sera présentée à la cour, sans exciter aucun murmure, aucune réclamation.

— Est-il possible ! s’écria le roi avec joie.

— Et Votre Majesté la verra tous les jours.

— C’est tout ce que je demande… Elle finira, j’en suis sûr par être touchée de mon amour… Je me rappelle ce qu’elle m’a dit au pavillon du parc, sa bonté, sa douceur… j’avais déjà gagné son amitié… elle me l’avait promise… elle me l’avait donnée. Ainsi, tu comprends ! que je la voie seulement, je n’en demande pas davantage.

— Votre Majesté sera satisfaite, je vous le jure.

— Tu me le jures ! Ah ! s’écria le monarque avec enthousiasme, ils ont beau dire et vouloir te renverser, personne n’aura jamais cette habileté, ce talent, ce génie des affaires qui triomphe de toutes les difficultés, et surtout, ajouta-t-il avec effusion, ce dévouement sans bornes qui t’assure à jamais notre royale affection.

Dès ce moment, le monarque ne fit plus attention au duc d’Uzède, qui lui était devenu complétement indifférent, et le duc de Lerma, possédant la confiance exclusive et l’amitié de son souverain, se vit plus que jamais assuré du pouvoir.

Il n’oubliait pas que c’était à la condition de réussir. Il l’avait juré ! Son seul but maintenant était d’attirer Aïxa à la cour et de l’y fixer, n’importe par quel moyen.

Autant il avait été opposé à la passion du roi, autant maintenant il comprenait la nécessité de la seconder. La comtesse, de son côté, n’avait plus qu’une pensée et qu’un espoir : entraver les desseins du ministre et empêcher l’élévation d’Aïxa.

C’était, comme on le voit, un changement complet de manœuvres.

Quant à Escobar et au père Jérôme, toujours prêts à servir les desseins de la comtesse, ils se disaient, en partant pour prendre possession du magnifique couvent d’Alcala de Hénares : — Nous avons eu raison d’exiger des garanties. Les places inamovibles sont bien rares, et l’affection des rois bien ambulatoire ! Un matin, après le déjeuner, Carmen était restée dans le salon près de sa tante, et à côté d’Aïxa, qui maintenant ne la quittait plus. Depuis sa conversation avec la comtesse, Aïxa avait tenu parole. Rien dans ses manières n’avait pu faire soupçonner ce qui s’était passé ; mais dans sa défiance, elle veillait sur la fiancée de don Fernand.

Les deux jeunes amies parlaient de celui-ci et d’une lettre qu’on venait de recevoir de lui ; elle avait été apportée à Madrid par un courrier de cabinet chargé pour le ministre de dépêches importantes arrivant également de Lisbonne.

Les deux battants de la porte s’ouvrirent, et au grand étonnement des trois dames, un valet de la comtesse annonça à voix haute :

— Son Excellence monseigneur le duc de Lerma, premier ministre !

Depuis longtemps la comtesse, brouillée avec le duc, ne le recevait plus chez elle, et d’après les derniers événements, une semblable visite devait encore plus exciter sa curiosité.

Le duc salua avec grâce les dames, et s’adressant à la comtesse :

— Pardon, senora ! ma présence dans l’hôtel d’Altamira vous paraîtra sans doute bien audacieuse.

— Elle ne nous paraîtra qu’agréable, monseigneur ! répondit la comtesse, moins irritée de sa visite qu’impatiente d’en connaître le motif.

— Mais l’ordre de Sa Majesté sera mon excuse, dit le duc. Je viens, au nom du roi, apporter un message. et en mon nom réparer une injustice.

Il se retourna alors vers Aïxa et s’arrêta un instant. En contemplant ses traits si beaux et si réguliers, l’éclat de ses yeux, la fierté de son front et le charme répandu sur toute sa personne, il comprit la passion du roi.

Ce qui lui paraissait absurde et extravagant, lui sembla dès ce moment tout naturel ; et sa seule crainte fut qu’un pareil amour ne devint un jour une puissance capable de balancer et de renverser la sienne.

Senora, dit-il à la jeune fille, vous êtes orpheline ?

— Oui, monseigneur !

— Mais non pas sans famille, s’écria Carmen, car c’est ma sœur !

— Votre père, continua le ministre, Diégo Lopez (c’est le nom que l’on m’a dit), était un brave militaire, sergent dans l’infanterie espagnole ?

Aïxa fit un signe affirmatif, et la comtesse un geste d’étonnement.

— Diégo Lopez a été tué sous les murs de Baltimore, lors de l’expédition de don Juan d’Aguilar en Irlande.

— Oui, monseigneur.

— Sa Majesté, qui ignorait ces circonstances, les a apprises par moi. La récompense que l’on n’a pu donner au brave soldat, revient de droit à sa fille, et j’ai proposé au roi… pour elle…

— Quoi donc ? dit la comtesse d’un air railleur…

— Un établissement honorable, répondit gravement le duc, un mariage digne d’elle et de son auguste protecteur.

— Un mariage ?… à moi ?… dit Aïxa tout étonnée.

— Oui, senora : le duc de Santarem, l’un des plus nobles seigneurs de l’Alentejo et de tout le Portugal, demande votre main…

— Il serait vrai ! s’écria Carmen avec joie.

— Un vieux seigneur, dit la comtesse avec dédain ; je l’ai connu autrefois.

— Celui que vous avez connu n’est plus, dit le duc. Son fils, le duc de Santarem, est jeune, c’est un beau et brillant cavalier qui apporte à celle qu’il choisit des biens immenses en Portugal et en Espagne, un très-beau château situé aux environs de Tolède, un hôtel à Madrid, et de plus le titre de duchesse.

Tout cela paraissait si beau, si loyal, si extraordinaire, que la comtesse d’Altamira ne pouvait y croire. Elle devinait bien, elle si habituée aux intrigues des cours, le motif secret qui guidait le duc ; mais elle ne pouvait comprendre comment le duc de Santarem consentait à s’y associer ; car c’était réellement l’héritier d’une des premières familles de la monarchie, et même, sans arrière-pensée d’une position encore plus brillante, ce mariage seul offrait déjà, pour Aïxa, un rang et des avantages dont s’indignait la comtesse.

Quant à Aïxa, froide et immobile, ne témoignant ni joie ni surprise d’une pareille alliance, elle semblait plongée dans une profonde réflexion dont elle sortit en disant :

— Je vous remercie, monsieur le duc, ainsi que Sa Majesté, de l’honneur qu’elle veut me faire en s’occupant de mon avenir ; mais dans une affaire aussi importante et aussi grave, on ne peut prendre sur-le-champ une résolution, et je demande à Votre Excellence le temps d’y réfléchir.

— C’est trop juste, senora ; quel temps demandez-vous ?

Aïxa sembla calculer et répondit :

— Je demande dix jours, monseigneur.

— Impossible, senora ; songez donc que le duc de Santarem et que le roi lui-même attendent une réponse plus prompte… et je vous supplie en grâce…

Aixa, sans prendre le moins du monde en considération la prière et l’insistance du duc, répliqua froidement et du même ton :

— Je demande dix jours.

— Mais cependant, senora

— Pas un de moins, dit Aïxa.

Le duc s’inclina jusqu’à terre avec respect ; puis, saluant moins profondément les deux autres dames, il sortit de l’hôtel d’Altamira.

Un instant après, on entendit rouler sa voiture, et la comtesse, contemplant le sang-froid d’Aïxa, se dit en elle-même avec dépit :

— En vérité, elle serait sultane favorite depuis six mois, qu’elle ne parlerait pas au ministre avec une dignité plus insolente et plus royale.

Sans adresser la parole à la comtesse, Aïxa sortit avec Carmen, qui lui dit : — Quelle est ton idée ?

— Mon idée, à moi, répondit vivement Aïxa, serait de refuser.

— Et comment le faire sans mécontenter le roi ?

— Je l’ignore.

— Et surtout son ministre ?

— J’ai dix jours devant moi ; Dieu m’inspirera quelque bonne idée.

Aïxa se retira dans son appartement pour réfléchir à loisir, mais dès qu’elle se vit seule, elle ferma sa porte au verrou, et courut à son secrétaire.

Pendant qu’elle écrit vivement et longuement, voyons ce qui avait donné au duc de Lerma l’idée de ce mariage, et quel concours de circonstances lui avait permis d’en tenter l’exécution.

Il cherchait, comme nous l’avons dit, les moyens de tenir la promesse faite par lui à son auguste maître, celle d’amener Aïxa à la cour.

Il avait reçu, quelques jours auparavant, des dépêches importantes de Fernand d’Albayda, datées de Lisbonne. Fernand apprenait au ministre que quelques rassemblements sans consistance, quelques révoltes partielles avaient été promptement dissipés par son activité et par son zèle.

Il pensait qu’on ne devait point sévir contre de malheureux paysans, pris les armes à la main, qui n’étaient coupables, après tout, que de s’être laissé entraîner par les suggestions de quelques grands seigneurs dont ils étaient les vassaux ; que c’était contre ceux-là qu’il était plus juste de déployer de la sévérité ; qu’il regardait, comme fauteurs secrets de ces troubles, le comte de Pombal, le marquis d’Atalaïa et le duc de Santarem ; qu’il avait des preuves évidentes contre les deux premiers et qu’il ne tarderait pas à en obtenir contre le troisième.

Il finissait en demandant les ordres du roi et de son ministre.

Le duc répondit : S’assurer du comte de Pombal et du marquis d’Atalaïa et leur faire leur procès ; quant au duc de Santarem, l’envoyer sur-le-champ à Madrid, sous bonne escorte, tout en continuant la recherche des preuves qui peuvent le faire condamner.

Don Fernand expédia sur-le-champ le prisonnier qu’on lui demandait, et écrivit au ministre qu’il le suppliait de suspendre à l’égard des coupables les voies de rigueur, persuadé que leur seule arrestation suffirait pour tout pacifier.

Le duc de Santarem actuel était le fils de celui dont nous avons parlé dans les premiers chapitres de cette histoire ; de celui qui, dans une partie de chasse dans les montagnes de l’Alentejo, s’était arrêté chez Géronima, la femme du contrebandier, hasard malheureux pour le contrebandier Balseiro, pour sa femme et surtout pour le pays, puisque, sans cette rencontre, le capitaine Juan-Baptista Balseiro, dont nous avons plus d’une fois entretenu nos lecteurs, n’aurait probablement pas vu le jour ! perte précieuse pour tous ceux qui plus tard eurent le malheur d’avoir des relations avec le capitaine.

Nous ne prétendons pas dire que le même sang eût produit les mêmes effets, et qu’il y eût la moindre comparaison à établir entre le bâtard du duc de Santarem et son héritier légitime.

Celui-ci, élevé en fils de bonne maison, avait de la tenue, du courage et des principes en dose suffisante, un peu de fatuité et de recherche dans les manières, beaucoup d’importance et pas le moindre jugement. Après la mort de son père, qui venait de lui laisser une fort belle fortune, il s’ennuya dans ses terres, s’indigna de ne rien être, et s’avisa de conspirer contre l’Espagne et contre le duc de Lerma, pour passer son temps et faire quelque chose.

Mais trop grand seigneur pour mettre la main à l’œuvre, il se contenta de tracer les plans, de donner des ordres du fond de son château, et de mettre en avant ses vassaux, qu’il enrégimenta et solda généreusement.

Tout cela lui paraissait charmant et l’amusait beaucoup.

Il tenait à la main une longue discipline formée de plusieurs bandes d’un cuir souple et flexible.

Mais dès l’arrivée de Fernand et aux premiers coups de mousquet, il trouva déjà les conspirations moins agréables, et il fut tout à fait dégoûté, lorsque, sans respect pour son nom, son rang, et sa naissance, on vint le prendre dans son château, le jeter dans une voiture très-dure, très-cahotante, et quand, escorté par un détachement d’alguazils, il roula jour et nuit, sans s’arrêter, jusqu’à Madrid.

Pendant la route il eut le temps de réfléchir et de se dire que lorsqu’on était jeune et riche, qu’on avait de belles terres et de beaux châteaux en Portugal et en Espagne, qu’on pouvait boire, manger, chasser, avoir à son aise des passions et des défauts, jouir enfin gaiement de la vie, il était bien absurde d’aller l’exposer dans des complots dont personne ne lui saurait gré, excepté ses héritiers. Mais le mal était fait, et sa frayeur redoubla, lorsque, arrivé à Madrid, il fut amené devant le duc de Lerma.

— Monsieur de Santarem, lui dit froidement celui-ci, vous avez conspiré, dans l’Alentejo. Vous avez fomenté une révolte contre le roi.

— Moi, monseigneur, s’écria le duc, qui comprit qu’a tout hasard il y avait plus de profit à nier crime qu’à l’avouer, cela n’est pas ! on m’a calomnié !

— Nous avons les preuves, dit le ministre avec le même sang-froid.

Il ne les avait pas encore ; mais il vit, à l’air terrifié du jeune conspirateur, qu’il n’en avait pas besoin.

— J’ai écrit à don Fernand d’Albayda, qui les a en son pouvoir, de me les envoyer, continua-t-il, et dès qu’elles seront arrivées et soumises au conseil, aucune puissance ne pourra vous sauver ni empêcher votre tête de tomber sous le glaive du bourreau.

À ces paroles, prononcées avec une emphase et une sévérité officielles, le jeune duc de Santarem sentit tout son sang refluer vers son cœur.

Que dis-tu, dit le roi étonné en se levant sur son séant.

Il n’avait aucune bonne raison à donner ; rien ne plaidait en sa faveur ; c’était étourdiment, gratuitement et sans prétexte personnel ni plausible, qu’il s’était jeté dans une pareille échauffourée. Il baissa donc la tête et murmura les mots de clémence royale et de pardon.

Un pardon, reprit le duc, certainement, eu égard à votre étourderie et à votre jeunesse… Sa Majesté pourrait peut-être, à ma recommandation, consentir à l’accorder ; mais qui nous dit que, de retour dans vos terres et parmi vos vassaux, vous ne recommencerez pas ?

— Jamais, monseigneur… Jamais, je vous le jure.

— Les affaires d’État ne se traitent pas ainsi. Il nous faudrait, si l’on vous faisait grâce, prendre des précautions rigoureuses.

— Toutes celles que vous voudrez, monseigneur, je m’y soumets d’avance.

— D’abord, vous seriez obligé de résider à Madrid, de n’en point sortir sans notre permission.

— J’y consens.

— Il faudrait ensuite, pour calmer la fougue et l’effervescence de vos passions, vous établir, vous marier.

— S’il ne tient qu’à cela !

— Un instant ! Nous nous chargerions de choisir nous-même la femme qui vous conviendrait, car nous connaissons l’influence que peut exercer une femme sur l’esprit et les résolutions de son mari.

— Trop heureux, monseigneur, de tenir une épouse de votre main.

— J’y songerai, dit le ministre, et j’en parlerai au roi.

Le jeune prisonnier fut reconduit dans son cachot ; cachot humide et infect, qui convenait fort peu aux habitudes élégantes et recherchées du duc de Santarem, lequel était tant soit peu petit-maître. Les trois jours qu’il y passa lui parurent des siècles.

— Par saint Jacques ! s’écria-t-il, prison pour prison, j’aimerais mieux me marier, fût-ce avec l’infante du Congo.

Il était dans cette disposition d’esprit lorsqu’il parut de nouveau devant le ministre.

— Le roi a eu égard aux raisons que j’ai fait valoir en votre faveur, il vous donne Madrid pour prison.

Le jeune homme tressaillit de joie.

— Il vous choisit pour femme la fille d’un ancien serviteur, un brave soldat tué en Irlande, Aïxa Lopez.

— Une vieille fille ? dit Santarem en hésitant.

— Non, elle est jeune,

— Et laide ? continua le jeune homme ; mais c’est égal,

— Non, elle est charmante, mais sans fortune.

— S’il ne tient qu’à cela, je ne sais que faire de la mienne.

— À merveille, jeune homme. Eu égard à votre générosité et à votre désintéressement, le roi, j’en suis persuadé, vous permettra da lui présenter votre femme, madame la duchesse.

— Je ne demande pas mieux.

— Votre grâce pleine et entière dépendra alors de vous et de votre conduite. Si elle est ce qu’elle doit être, nul doute que vous ne rentriez en faveur auprès de Sa Majesté, mais si l’on avait à se plaindre de vous, si vous osiez encore vous révolter contre l’autorité royale…

— M’en préserve le ciel !

— Les preuves de votre première rébellion existeront toujours, elles seront là… et la prison d’où vous sortez peut se rouvrir à l’instant.

— Ce que j’en ai vu me suffit, et Sa Majesté peut compter désormais sur le sujet le plus fidèle, le plus dévoué et le plus soumis.

— Bien ! je vais rendre compte au roi de notre conversation.

Santarem fut reconduit dans une chambre plus élégante, mieux éclairée, plus convenable, en un mot, et il attendit cette fois avec plus de patience sa liberté définitive.

Le duc, pendant ce temps, se rendait près d’Aïxa, et nous avons vu le résultat de sa visite. Le roi, tout en se désolant des délais qu’il avait encore à subir, ne pouvait s’empêcher de rendre justice à l’habileté et au talent de son ministre.

Ce mariage, il est vrai, lui avait d’abord grandement coûté ; mais il fallait alors renoncer à voir Aïxa, car c’était le seul moyen de l’amener à la cour, et de l’y placer dans une position honorable.

Ce qui le consolait, c’est que ce n’était qu’un mariage de convenance ; qu’Aïxa ne pouvait aimer un homme qu’elle ne connaissait pas. Et puis ce mari qui restait toujours sous le poids d’un jugement capital, et que l’on pouvait, d’après sa docilité, amnistier ou faire disparaître à volonté, lui paraissait une combinaison diplomatique d’une grande supériorité, et il ne pouvait se lasser d’admirer l’esprit facile et inventif du ministre auquel il avait remis le gouvernement de l’Espagne.

Le duc de Lerma cependant, loin de s’abandonner à la confiance que donne le succès, redoutait toujours quelque sourde et adroite manœuvre de la comtesse, et quoiqu’il y eût entre eux, en ce moment, comme une trêve tacite, le duc ne désarmait pas, et restait toujours sur le pied de guerre. L’hôtel d’Altamira était entouré d’espions ; les moindres démarches étaient observées ; tout ce qui entrait dans l’hôtel, tout ce qui en sortait était l’objet de la surveillance la plus active.

Les dix jours étaient expirés. On entendit, à la même heure que la première fois, rouler le carrosse du duc, et lui-même se présenta dans le salon. Aïxa et Carmen venaient d’y arriver, et pour rien au monde la comtesse n’eût voulu manquer à cette séance.

— Je viens, senora, dit gracieusement le duc, chercher votre réponse.

— Je suis désolée, monseigneur, d’avoir fait attendre aussi longtemps Votre Excellence.

— Peu importe, senora, si je dois recevoir une bonne nouvelle.

— Dans le sens que vous daignez y attacher, monseigneur. elle ne l’est pas… car après m’être bien consultée… il m’est impossible…

— D’accepter ! s’écria la comtesse…

— Oui, madame, répondit froidement Aïxa.

Il était dit que la comtesse ne pourrait jamais s’expliquer la conduite de la jeune fille ; mais elle voyait, en ce moment, le duc déconcerté dans ses projets ; c’était un triomphe pour elle, et elle l’acceptait comme tel, de quelque manière que lui vint la victoire. Elle jeta sur son ennemi un regard de joie qui s’atténua tout à coup, en voyant le duc beaucoup moins humilié qu’elle ne l’espérait.

Il contemplait Aïxa d’un air calme et avec un sourire à demi railleur.

— Je ne doute point, dit-il lentement, que, pendant ces dix jours, la senora n’ait pesé toutes les raisons pour et contre ce mariage ; mais je crois qu’elle en a oublié quelques-unes qui ne lui auraient pas permis d’hésiter.

— Je ne le pense pas, dit Aïxa.

— Et moi, j’en suis sûr, et si la senora veut me permettre, non pas de les faire valoir auprès d’elle, mais seulement de les lui rappeler, je suis persuadé qu’à l’instant même elle changera de résolution.

— La senora n’a pas cette habitude, dit la comtesse d’un air railleur, et malgré tous vos talents, monsieur le duc, je crains que votre négociation ne réussisse pas.

— Je ne saurais partager vos craintes, madame la comtesse, répondit gravement le ministre, et si la senora veut m’honorer d’un entretien particulier… ajouta-t-il en regardant la comtesse.

— Quoi ! monseigneur, dit celle-ci d’un air piqué, un tête-à-tête !…

— Mon âge le rend peu dangereux. Celui-ci d’ailleurs ne durera que quelques minutes ; je suis persuadé d’avance du consentement de la senora.

Aïxa le regarda d’un air de doute, et faisant signe à Carmen de s’éloigner, elle dit au ministre :

— Je suis à vos ordres, monseigneur.

Carmen emmena sa tante, laissant Aïxa seule avec le duc de Lerma.

Ainsi que celui-ci l’avait promis, il resta à peine un quart d’heure auprès de la jeune fille, et quand il la quitta, l’œil le plus clairvoyant n’eût pu lire sur ses traits impassibles la honte d’une défaite ou la joie d’un triomphe. Il disparut après avoir salué respectueusement les deux dames.

Celles-ci se hâtèrent de rentrer dans le salon. Aïxa, pâle, les traits décomposés, les yeux baissés et dans une immobilité, dans une stupeur effrayantes, ne les entendit seulement pas entrer.

— Aïxa, ma sœur, s’écria Carmen, qu’as-tu donc ?

— Laisse-moi, laisse-moi, je te prie !

— Apprends-moi ce qu’il t’a dit.

— Je ne le puis, ma sœur ; je ne le puis.

Et cherchant à bannir les idées sinistres qui l’occupaient, elle se leva, passa une main sur son front, porta l’autre à son cœur, et, comme si elle y eût puisé de la force et du courage, elle dit d’une voix ferme :

— Allons, il le faut ! je le dois ! j’épouserai M. le duc de Santarem !