Piquillo Alliaga/36

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 163-170).


XXXVI.

l’œuvre de la rédemption.

Nous avons laissé Piquillo dans la voiture de suite de l’archevêque de Valence, avec le majordome et les deux aumôniers de monseigneur.

Le majordome ne disait rien ; les deux aumôniers dormaient, et le fils de Giralda pensait avec quelque inquiétude à sa situation.

À coup sûr, il ne céderait pas à ce qu’on semblait vouloir exiger de lui ; il ne consentirait pas à cette conversion et à ce baptême forcés. Il l’avait promis à Aïxa, et ce n’était pas au moment où d’Albérique venait de le reconnaître pour son fils, où Yézid le nommait son frère, qu’il voudrait renier la religion de tous les siens, et embrasser la croyance de leurs ennemis.

Il se doutait bien qu’on l’enverrait, comme le barbier Gongarello et sa nièce Juanita, dans les prisons de l’inquisition ; mais il comptait sur ses amis ; il se disait d’avance, que Pedralvi, resté libre, n’était pas homme à l’abandonner ; qu’il verrait Juanita à Madrid ou qu’il lui écrirait ; que Juanita préviendrait Aïxa, don Fernand d’Albayda, peut-être même la reine, et que, grâce à tant de protections, sa captivité ne serait que momentanée.

Il ne fallait donc que de la patience et du courage, et Alliaga n’en manquait point.

Il avait déjà calculé, par la direction que suivait la voiture, que l’archevêque n’allait point à Tolède : il en venait. Il était donc probable qu’il se rendait à Valence.

Le jour commençait à paraître, et par les glaces de la portière Piquillo s’aperçut qu’on avait quitté la grande route, et qu’on était entré dans un chemin de traverse. Les voitures n’allaient plus qu’au pas, et bientôt s’arrêtèrent. On était presque à l’extrémité des monts de Tolède, cette chaîne de montagnes qui commence aux frontières du Portugal, traverse l’Estramadure et une partie de la Nouvelle-Castille, s’abaisse entre Madrilejos et Alcazas de Saint-Jean, et remonte vers la sierra de l’Albarracin. On était arrivé à un endroit où les voitures ne pouvaient plus marcher.

Monseigneur l’archevêque descendit, et appuyé sur les bras de son grand vicaire, gravit un petit sentier extrêmement rapide, qui s’élevait entre des rochers. On avait fait aussi descendre Piquillo, et trois hommes de l’escorte qui avaient mis pied à terre montèrent avec lui sur les traces de monseigneur.

Tous trois étaient armés d’escopettes, prêts à faire feu sur le prisonnier, s’il tentait de s’échapper, et l’idée ne pouvait pas lui en venir, car à droite et à gauche de l’étroit sentier taillé dans le roc, l’œil n’apercevait que d’horribles précipices, les uns à pic, les autres rendus impraticables par l’eau des torrents qui s’y précipitaient. On monta ainsi pendant une heure.

De temps en temps on s’arrêtait. Le prélat reprenait haleine, essuyait la sueur qui coulait de son front, et quand le grand vicaire s’inquiétait de sa fatigue, il répondait :

— C’est pour la foi !

On aperçut le clocher d’une petite église qui dominait la montagne, et l’on arriva enfin à une espèce de plate-forme où l’on découvrit le portail d’une église et d’un presbytère, et à quelques centaines de pas plus loin, un édifice assez imposant.

C’était un château fortifié, construit autrefois par les Maures. Ses murailles tombées en ruines, mais en grande partie réparées, offraient encore plusieurs hautes tourelles bien solides et garnies de bons barreaux de fer.

Cet endroit s’appelait Aïgador, du nom d’une rivière qui prend sa source dans ces montagnes. Cette église sans paroissiens, et même sans village, car on ne pouvait donner ce nom à une douzaine de cabanes, en bois disséminées sur les rochers, cette église était desservie par un curé qui s’empressa de venir au-devant de monseigneur, et de le faire entrer dans le presbytère.

— Eh bien ! Romero, lui dit l’archevêque en s’approchant d’un bon feu qui pétillait dans la cheminée, comment va l’œuvre de la Rédemption ?

— À merveille, monseigneur, l’année sera bonne. L’œil du prélat rayonna de joie.

— Combien de conversions et de néophytes ?

— Huit, monseigneur.

— C’est deux de plus que le mois dernier.

— Aussi, nous y déployons un zèle ! je suis exténué à force de prêcher, et ce pauvre Acalpuco, qui me seconde de son mieux, est sur les dents.

— C’est pour, la foi ! dit le prélat en levant les yeux au ciel ; puis tirant une bourse de sa poche : Tu avais trente pistoles, tu en toucheras dorénavant soixante par an, et cette petite cure au milieu des montagnes vaudra les meilleures de la vallée.

— Grâce à vous, monseigneur.

— C’est bien. Continue à être zélé et surtout discret. Il faut cacher le bien que l’on peut faire. C’est dans un autre monde que nous attend la récompense.

— Mais il n’est pas défendu, dit le curé en serrant la bourse, de recevoir quelques à-compte en celui-ci.

— Combien nous reste-t-il d’âmes à racheter de la damnation éternelle ?

— Cinq, monseigneur… des âmes obstinées qui appartiennent toutes à des juifs ; aures habent et non audiunt ! Voilà trente jours consécutifs que je les exhorte en vain !

— Ah ! ils ne sont ici que depuis ce temps ?

— Oui, monseigneur. C’est le premier mois ; je compte sur le second.

— Et moi aussi. En attendant, dit le prélat avec satisfaction, voici une nouvelle œuvre de rédemption qui réclame tes soins…… encore un hérétique que je t’amène… un Maure !

— Tant mieux. Cela me changera un peu.

— Il faudrait que tout fût terminé pour Pâques prochain, c’est important, c’est le grand jour ! Sais-tu bien, Romero, qu’en y comprenant ces derniers… cela ferait soixante ?

— Dieu aidant, cela sera, monseigneur !

— Bien ! Fais avertir Acalpuco. Je rejoins ma voiture et mes gens, que j’ai laissés au bas de la montagne.

— Monseigneur va à Madrid ?

— Non, je retourne à Valence ; mais dans deux mois je reviendrai moi-même, entends-tu ? moi-même, savoir ce qu’aura produit la parole de Dieu semée par toi.

— Dieu bénira la moisson, monseigneur… elle sera abondante.

— Je vois, Romero, qu’elle l’est déjà.

— Et quand monseigneur enverra-t-il prendre la récolte ? Il serait temps de la rentrer.

— Nous rentrerons tout à la fois… dans deux mois. J’enverrai un détachement du saint-office ou de la Sainte-Hermandad, qui m’amènera le tout à Valence sous bonne garde.

— Je comprends, monseigneur. Voici Acalpuco.

— Bien ; remets-lui le nouveau catéchumène, et que Dieu fasse fructifier vos soins à tous deux. Pour s’expliquer la conversation précédente, il faut savoir que l’archevêque de Valence, Ribeira, jouissait dans toute l’Espagne d’une réputation de piété prodigieuse.


Il y avait tel village où on le regardait comme un saint, et le valet de chambre du prélat se faisait un revenu considérable, rien qu’en vendant par parcelles les soutanes et les habits de son maître, destinés un jour à faire des reliques, genre de spéculation que l’on entend très-bien en Espagne.

Quand le prélat passait dans les rues de Valence, on s’agenouillait pour lui demander sa bénédiction, et les bulles du pape étaient moins respectées que le moindre mandement du saint archevêque.

Cette haute estime et cette immense réputation, qui avaient retenti jusqu’à Madrid et dans toutes les Espagnes, provenaient des nombreuses conversions faites depuis longtemps par Ribeira. Il en opérait plus à lui seul que le saint-office et tous les autres primats du royaume.

Tous les ans, aux fêtes de Pâques, la cathédrale de Valence offrait un spectacle auquel on venait assister de toutes les provinces environnantes.

Une longue file de nouveaux convertis, juifs, Arabes, protestants, calvinistes, enfin hérétiques de toutes les couleurs et de toutes les croyances, formaient, en habits blancs et un cierge à la main, une immense procession qui traversait la ville, et venait communier entre les mains du prélat. C’était lui qui avait ouvert leurs yeux à la lumière ; c’était lui qui les avait arrachés à la damnation éternelle il n’y avait pas assez d’éloges pour une foi si vive, si ardente, si durable ! chacun criait hosanna, et chaque année la cérémonie Se terminait par un Te Deum qui célébrait les pieuses victoires du prélat.

Mais, à défaut d’autres péchés, l’orgueil s’était glissé dans le cœur du saint archevêque, et le trouvant vacant, il l’avait occupé en entier. Ribeira, placé à ce haut rang dans l’administration publique, ne voulait point en descendre ni rester au-dessous de lui-même. Or, chaque année, sa tâche devenait plus difficile ; il éprouvait le sort de tous les conquérants : à force de vaincre, il n’y avait plus de victoires à remporter. Le peu de conquêtes qui restaient à faire lui étaient vivement disputées par les évêques et archevêques ses rivaux et surtout par l’ordre des Jésuites.

Le père Jérôme et Escobar, ayant compris l’influence qu’on exerçait par là sur les esprits, poussaient aussi aux conversions, et le couvent d’Alcala de Hénarès en comptait déjà quelques-unes qui empêchaient Ribeira de dormir.

Celui-ci avait heureusement, pour soutenir sa supériorité, des moyens créés par lui et qu’on ne lui connaissait pas. Avec l’autorisation de l’inquisition, dont il était un des chefs influents, il avait fondé de ses propres deniers, et sur ses revenus, qui étaient immenses, une sainte maison, appelée l’œuvre de la Rédemption.

C’était, si l’on peut s’exprimer ainsi, une pieuse pépinière qui ne le laissait jamais manquer de sujets.

Tous les hérétiques que l’on dénonçait à sa surveillance étaient saisis par ses ordres et livrés entre ses mains ; mais au lieu de les envoyer, comme on le croyait dans les prisons du saint-office, il les adressait d’abord au curé Romero, desservant de la paroisse d’Aïgador. Cette paroisse était, comme on l’a vu, située au milieu des montagnes et dans un endroit presque inaccessible.

Le catéchumène, ou plutôt le patient, était livré aux soins du curé et des frères rédempteurs, avec lesquels nous ferons connaissance tout à l’heure.

Si, grâce aux moyens employés par eux, et qui étaient presque immanquables, la conversion était opérée, on envoyait le néophyte à l’archevêque, qui le recevait comme l’enfant prodigue, le choyait dans son palais, et l’y gardait jusqu’à la grande solennité de Pâques, jour où le nouveau chrétien contribuait pour sa part à l’édification des fidèles, à la gloire de Dieu et surtout à celle de l’archevêque.

Si, au contraire, ce qui était rare, l’hérétique endurci résistait à tous les efforts, on l’envoyait définitivement dans les cachots de l’inquisition, et il n’était plus question de lui. Ou si, par hasard, il revoyait la lumière du jour, c’était pour figurer dans quelque auto-da-fé, occasion dont on allait même être privé, puisque la reine s’était prononcée contre ce genre de solennité et prétendait le proscrire.

L’archevêque venait de prendre congé du curé, et celui-ci, montrant du doigt Piquillo, avait fait signe à Acalpuco de s’en emparer.

Acalpuco était un Indien de race croisée, provenant d’un père mexicain et d’une mère espagnole. Sa taille athlétique, ses formes musculeuses, lui avaient valu, plus que son mérite intellectuel, la place importante qu’il occupait dans l’œuvre de la Rédemption.

Lui, quatrième, formait tout le personnel des frères rédempteurs, moines ou plutôt laïques portant le froc, établis dans les bâtiments qui tenaient presque à l’église. Ces bâtiments, ainsi qu’on l’a dit, étaient d’anciennes constructions élevées par les Maures, et l’archevêque avait cru voir le doigt de Dieu dans cette coïncidence, ou dans ce hasard qui faisait servir l’œuvre des ancêtres à la conversion et au salut de leurs descendants.

Piquillo, conduit par ses gardiens, franchit la première enceinte ; c’était une poterne fermée par une grille ; au-dessus étaient écrits ces mots :

Œuvre de la Rédemption, fondée par Ribeira,
archevêque de Valence, anno Dei
 1602.

On se trouvait ensuite dans une cour flanquée de cinq ou six tourelles, lesquelles étaient bâties avec la pierre du rocher, c’est-à-dire en granit.

Joignez-y des portes en chêne doublées de fer, de triples barreaux à toutes les fenêtres ou ouvertures, et vous aurez une idée du logement ou plutôt du cachot destiné aux pauvres malheureux qu’il s’agissait de convertir et de mener en paradis ; la route qui y conduisait n’avait rien d’engageant et aurait plutôt fait rebrousser chemin.

Chaque tourelle contenait deux étages, chaque étage un prisonnier.

Acalpuco ouvrit la troisième tourelle à droite, alors vacante, et dit à Piquillo :

— Frère, voici votre cellule ; elle s’ouvrira pour vous quand vos yeux s’ouvriront à la lumière.

Et la porte se referma au bruit des serrures et des verrous, laissant le pauvre Alliaga livré à ses réflexions.

Il y avait une fatalité qui le poursuivait. Après avoir été si longtemps pauvre, malheureux et abandonné de tous, la fortune venait de lui sourire ; il avait retrouvé sa place au foyer paternel, une famille lui ouvrait les bras, un sort brillant s’offrait à lui. Ses talents personnels et les richesses des d’Albérique pouvaient le porter aux premiers rangs ; alors rien ne s’opposait plus à son amour pour Aïxa, à son mariage avec elle ; Aïxa lui avait dit : « Patience et courage, et on arrive à tout. »

Mais la patience lui manquait, et le courage était bien prêt à l’abandonner, lorsqu’il voyait tous ses rêves détruits, tous ses projets renversés par un hasard fatal, la rencontre de ce Juan-Baptista et la captivité où il se trouvait réduit.

Quelles en seraient les conséquences, et surtout quel en serait le terme ? voilà ce qu’il lui était impossible de prévoir.

La première pensée qui s’offrit à son esprit, celle de tout prisonnier, fut celle-ci : Comment sortir de prison ? Par la force ? Impossible ! Par ruse ou par adresse ? Il n’en voyait jusqu’alors aucun moyen. Un espoir lui restait encore, et cet espoir fut presque déçu.

Nous avons dit que, grâce à la générosité paternelle, ses poches étaient pleines d’or. Le capitaine Juan-Baptista et les siens y avaient mis bon ordre, tout avait été visité, il ne restait rien. Mais quand Yézid voyageait, il y avait toujours dans les fontes de la selle, à côté de ses pistolets, une bourse remplie de réaux pour que le généreux jeune homme y puisât à son aise et distribuât sur la route les pièces de monnaie à ceux qui lui tendaient la main, que cette main fût celle d’un juif, d’un Maure ou d’un chrétien.

Yézid, qui s’était occupé de tous les apprêts du voyage, avait fait pour son frère comme pour lui, et en montant à cheval, Alliaga avait trouvé une bourse pleine de réaux à côté de deux pistolets de poche richement ciselés et damasquinés.

Ces armes et cette faible somme ainsi placées, avaient été négligées d’abord par le capitaine Balseiro, plus empressé de voler le maître que de voler le cheval, et plus tard, les poignées d’or qu’il avait retirées des poches d’Alliaga l’avaient, non pas rassasié, mais occupé, vu qu’il ne songeait, chemin faisant, qu’à en dérober une partie aux exigences de ses associés, les autres alguazils.

Donc, quand l’escorte du capitaine eut rencontré celle de l’archevêque, quand on eut délié les mains des deux captifs, et intimé à Alliaga l’ordre de monter dans l’une des deux voitures épiscopales, celui-ci, en descendant de cheval, avait saisi vivement la bourse oubliée, ainsi que l’un des pistolets de poche, et pendant le trajet, il les avait cachés à tous les yeux, d’autant plus facilement que ceux qui l’amenaient alors n’en voulaient point à son argent, mais à son âme.

Le prisonnier avait pensé qu’il y avait une foule d’occasions où une bourse pouvait être utile aux gens qui possédaient leur liberté, et à plus forte raison à ceux qui ne l’avaient plus. C’est alors que cette ressource lui revint à l’esprit.

Il s’empressa de se fouiller, il avait toujours sa bourse.

Il compta, calcula, et tout ce qu’il possédait n’était malheureusement pas assez considérable pour faire ouvrir les portes de sa prison. Quatre-vingts à cent réaux, il n’y avait pas là de quoi séduire ses geôliers, ni acheter la conscience d’un curé ! Passe encore pour celle d’un porte-clés ! Et encore !… Il y en avait souvent qui étaient hors de prix. Quant au pistolet, qu’il examina, il lui devenait inutile ; il n’était pas même chargé.

Il en était là de ses réflexions et venait de serrer sa bourse, lorsqu’il entendit s’ouvrir un guichet, donnant dans l’intérieur du bâtiment.

Il vit apparaître-la tête du curé Romero, qui lui dit d’une voix paterne :

— Mon fils, je suis chargé, par le ciel qui me bénit, et par l’archevêque qui me paie, de vous convertir à la foi catholique, apostolique et romaine : y êtes-vous disposé ?

— Non, mon père, tant que je serai sous les verrous. Qu’on me mette en liberté, et nous verrons.

— Ce n’est pas là la question. Êtes-vous disposé à ouvrir les yeux à la lumière et les oreilles à la vérité ?

— Quand on m’aura ouvert les portes de cette prison.

— Encore une fois, mon fils, ce n’est pas là la question. Ma foi, comme chrétien, et mon devoir, comme curé de cette paroisse, m’ordonnent de vous prêcher et de vous convertir. Le saint archevêque de Valence ne m’a installé ici que pour vous montrer le chemin du ciel, et si vous ne tenez point à le gagner, moi, qui suis consciencieux, je tiens à gagner mes appointements. Je viendrai donc, durant le présent mois, vous exhorter tous les jours, pendant une demi-heure, avant mon diner.

— Dispensez-vous de ce soin, mon père, je n’écouterai pas.

— Vous en êtes le maître. Je ne puis pas vous forcer d’écouter, mais je ne puis pas me dispenser de parler. Quand vient le temps des semailles, le bon laboureur doit semer son grain, et si le grain ne germe pas, ce n’est pas la faute du laboureur, c’est celle de la terre, qui n’était pas assez bien préparée et qu’il faudra sillonner de nouveau et déchirer par le soc de la charrue ; c’est ce que je vous souhaite au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il !

Et le curé se retira.

Le lendemain, il revint ; même proposition, même réponse. Le curé Romero, sans se déconcerter, sans se fâcher, sans témoigner la moindre impatience, parla pendant une demi-heure à sa montre, pas une minute de moins, pas une de plus. Quand il eut fini, il dit à son pénitent :

— Après la nourriture spirituelle, la nourriture temporelle.

Il sonna une cloche, et un repas assez convenable ; placé dans un tour, s’offrit aux regards de Piquillo.

— Merci, mon père, je vais diner.

— Et moi aussi, dit le curé en s’éloignant vivement.

Pendant plusieurs jours tout se passa exactement de même ; le captif seul, toujours seul depuis le matin jusqu’au soir, n’apercevait que le curé, lequel arrivait à onze heures et demie précises, parlait sans s’arrêter pendant une demi-heure, et, à midi sonnant, refermait le guichet, puis s’en allait diner.

— Pardieu ! se disait en lui-même Piquillo ; si tout doit se passer ainsi, c’est ennuyeux, voilà tout, mais cela l’est beaucoup ; et il ne savait comment occuper les heures si longues de la captivité.

L’intérieur de sa prison ne pouvait lui offrir de grandes distractions. Il avait déjà plusieurs fois fait l’inventaire de son mobilier : un lit, une table, un fauteuil en bois et une espèce de prie-Dieu, d’une forme bizarre et comme il n’en avait jamais vu encore. Ce prie-Dieu était en fer et semblait cacher quelque ressort qu’il essaya vainement de faire jouer. Il y renonça.

En élevant les yeux, il avait aperçu à quinze ou dix-huit pieds au-dessus de sa tête une petite lucarne fermée avec de larges barreaux ; c’était de là que lui venait la lumière. Cette lucarne était placée du côté opposé à la porte d’entrée ; donc, elle ne devait pas donner sur la cour, et le pauvre prisonnier n’eut bientôt qu’un désir : ce fut de connaître au juste la situation de ses domaines.

Pour atteindre à quinze ou dix-huit pieds, ce n’était pas facile ; Piquillo placa la table sur son lit ; sur la table il mit le fauteuil, et sur le fauteuil le prie-Dieu ; en y joignant sa hauteur à lui, c’était plus qu’il n’en fallait, et au risque de se casser le cou, il monta bravement à l’assaut.

Il arriva à la lucarne. On apercevait au loin les montagnes ; mais sa tourelle donnait sur une espèce de plate-forme, vis-à-vis de l’église, endroit où le gazon était rare et foulé aux pieds, ce qui prouvait que c’était le lieu le plus fréquenté, peut-être même la grande place de ce misérable village.

Au moment où il s’approchait de la lucarne, un oiseau perché sur la fenêtre s’enfuit effrayé.

— Ah ! s’écria Piquillo en enviant son sort et le suivant des yeux, comment, lui, qui a des ailes et la liberté, pouvait-il rester près de ces barreaux ?

Il regarda plus attentivement et vit que derriète ces barreaux l’oiseau avait bâti son nid, et que ce nid renfermait sa jeune couvée. Il se douta alors qu’il reviendrait.

Il émietta sur le rebord de la lucarne le pain de son diner, et au bout de quelques jours ; le fugitif ne s’enfuyait plus, il s’était apprivoisé ; Piquillo ne fut plus seul, c’était une distraction, une compagnie, un ami !

Et cependant les jours s’écoulaient avec une monotonie et surtout une lenteur qui le désespéraient. Devait-il donc passer ainsi tout le reste de sa vie ?

Chaque matin le curé reparaissait à la même heure, et lui faisait la même exhortation ; exhortation que Piquillo était forcé d’écouter ; et qu’en dépit de lui-même, il commençait presque à savoir par cœur ; triomphe dont le curé eût été bien fier, s’il l’avait connu ; mais son captif se garda bien de lui donner cette satisfaction. Enfin, le trentième jour ; après avoir, pour la trentième fois, répété son sermon ; le curé lui dit :

— Mon frère, êtes-vous converti maintenant ?

— Non, mon père.

— Voulez-vous recevoir le baptême ?

— Non, mon père.

— Vous n’êtes donc pas encore éclairé ?

— Pas plus qu’auparavant :

— C’est bien étonnant, dit le curé avec bonhomie. J’ai fait cependant tout ce que je pouvais. Alors, mon frère, et comme je vous l’ai expliqué ; ce n’est pas la faute du laboureur, c’est celle de la terre. Il faut qu’elle soit fortement et soigneusement labourée. Nous nous en occuperons dès demain ; vous ne me reverrez plus maintenant que quand vous serez converti.

— Adieu alors, mon père, et pour jamais !

— Peut-être ! Mais dès que le sillon sera disposé à recevoir le bon grain, vous n’aurez qu’un mot à dire, je reviendrai.

— Je ne vous donnerai pas cette peine.

Le curé Romero alla diner ; Alliaga attendit le jour suivant avec quelque curiosité et non sans inquiétude.

À l’heure ordinaire, le guichet ne s’ouvrit pas, le curé ne parut pas. Mais une porte qui jusque-là avait toujours été fermée et qui donnait sur le corps de logis principal, cria avec force sur ses gonds, et le prisonnier vit venir à lui un moine couvert d’une ample robe brune.

C’était le colossal et farouche Acalpuco.

Il tenait à la main une longue discipline formée de plusieurs bandes d’un cuir souple et flexible ; chaque bande de cuir était armée aux extrémités d’un morceau de fer ou de plomb. Il ferma la porte derrière lui, et dit d’un ton doucereux et béat qui contrastait avec son air brut et hébété :

— Mon frère, le curé Romero m’envoie vers vous, et chaque jour, pendant un mois, je viendrai vous visiter.

— Dans quel but ?

— Le voici. Je suis chargé par lui et par monseigneur l’archevêque, à mon grand regret, mon frère, de vous administrer aujourd’hui, sur les épaules nues, dix coups de disciplines ; chaque jour j’augmenterai d’un seul coup, de sorte que, le dernier jour du mois, j’aurai trente coups de plus à vous donner, ce qui sera bien pénible pour vous et bien fatigant pour moi, qui ne fais que cela ; tandis que, d’un seul mot, vous pouvez nous épargner à tous deux ce désagrément.

— Et ce mot quel est-il ?

— Déclarez que vous êtes converti, et que vous consentez à recevoir le baptême, c’est bien peu de chose ; auprès de ce que vous auriez à recevoir de l’autre manière.

— Je comprends, dit Alliaga, vous êtes le bourreau.

— Je suis, selon l’expression du curé, le frère laboureur, celui qui trace le sillon dans la mauvaise terre pour la forcer à rapporter et à produire.

— Vous aurez donc ma mort à vous reprocher ; car, dussiez-vous me tuer, vous n’aurez rien de moi.

— C’est ce que nous allons voir, dit le moine ; mais n’oubliez pas que vous m’y avez forcé, et que vous l’avez voulu ! Le ciel m’est témoin que je ne demandais qu’à me dispenser de ce surcroit de travail ; les autres me donnent déjà assez de mal.

Il s’avança alors vers Piquillo pour le saisir et le dépouiller de ses vêtements.

Il était tellement fort et vigoureux, et son adversaire paraissait si faible, qu’il ne doutait pas d’en triompher à lui seul et sans avoir besoin d’appeler à son aide les autres frères rédempteurs.

Piquillo sentit une sueur froide couvrir son front. Ce moment venait de lui rappeler les supplices de son jeune âge, les horribles traitements du capitaine Baptista et de son lieutenant Caralo ; aujourd’hui comme alors, il n’avait de secours à attendre de personne ; mais aujourd’hui il avait le sentiment de l’honneur et de sa propre dignité.

Décidé à mourir plutôt qu’à souffrir un tel opprobre, il avait choisi un pan de la muraille, contre lequel il allait se précipiter et se briser la tête, lorsqu’une idée lui vint, un dernier moyen de salut, que dans ce moment suprême il ne risquait rien d’employer, ou de tenter du moins.

Il tira de sa poche le pistolet que lui avait donné Yézid, et qui par malheur n’était pas chargé.

— Si tu fais un pas vers moi, dit-il au moine, je t’étends à mes pieds.

Le moine s’arrêta et pâlit.

Piquillo, jetant sur lui un regard ferme, et le tenant toujours en joue ; le vit trembler de tous ses membres. Il comprit que, malgré sa force d’Hercule, le frère rédempteur était un lâche qui ménageait peu la peau des autres, mais qui tenait beaucoup à le sienne. Il lui cria d’un ton menaçant :

— Bas les armes ! où je tire !

Le moine jeta à ses pieds la discipline aux pointes de fer dont il était armé.

Dès ce moment, Piquillo fut le maître, et Acalpuco l’esclave. Mais il ne suffisait pas de l’avoir effrayé ; il était probable qu’en sortant du cachot, le moine courrait donner l’alarme, et qu’on reviendrait en force ; il s’agissait donc de le gagner.

Le prisonnier baissa son pistolet, le frère rédempteur respira, les couleurs revinrent sur ses joues pâles.

— Vous faites là un triste métier, mon frère.

— Il faut vivre.

— On vous paie donc bien cher ?

— Fort peu ! tous les bénéfices sont pour le curé Romero. Toute la peine est pour nous.

— Et pour vos prisonniers.

— Je ne dis pas non, s’écria vivement le moine ; mais ils peuvent sortir d’ici quand ils veulent ; ils n’ont qu’un mot à prononcer, et ils sont envoyés à Valence, dans le palais de monseigneur. Là, ils sont bien traités, bien nourris jusqu’à la fête de Pâques, et on ne les oblige à rien, qu’à communier, tandis que nous, forcés de rester en ce lieu, dont nous ne pourrions sortir sans encourir la colère de l’archevêque, et par suite, celle de l’inquisition, nous n’avons qu’un modique salaire.

— Combien ?

— Un réal par jour et nourris en ermites, en anachorètes ! du pain et des oignons !

— En vérité, dit Piquillo d’un air touché, vous êtes à plaindre !

— Bien plus que vous, mon frère ; vous, au moins, vous avez du vin, et nous ne buvons que de l’eau ; à peine quelquefois le dimanche, quand les prisonniers sont dociles et que l’ouvrage ne donne pas trop, pouvons-nous descendre à l’hôtellerie, située au bas de la montagne, pour nous refaire des fatigues de la semaine ; et encore faut-il pour cela que nous ayons des économies.

— Écoutez, dit Piquillo, je veux que vous en fassiez avec moi.

— Comment cela ? reprit le frère étonné.

— Je vous donnerai trois réaux par jour.

— Ce n’est pas possible !

— Nous commencerons dès aujourd’hui ; les voici.

Il les tira de sa poche et les lui mit dans la main. Le frère, encore plus étonné, les prit et fit avec les trois pièces de monnaie le signe de la croix.

— Tous lez jours, poursuivit Piquillo, quand vous viendrez ici, je vous en donnerai autant ; de plus, la bouteille de vin que l’on m’apporte pour mon repas et à laquelle je ne touche pas. Celle d’aujourd’hui est encore intacte, vous pouvez vous en assurer.

Le moine tenait à se convaincre que tout cela n’était pas un rêve. Il déboucha la bouteille, qui était bien réelle, et son estomac, glacé depuis longtemps par l’eau du rocher, ne fut pas plutôt réchauffé par cette liqueur réconfortative, qu’il devint gai, causeur et bonhomme.

— Que faut-il faire pour cela ? demanda-t-il.

— Rien, répondit Piquillo. Vous viendrez tous les jours, comme frère laboureur, travailler à la terre, mais vous laisserez la terre en friche et votre charrue oisive.

— C’est facile ! ça me donnera moins de mal.

— Et à moi aussi. Vous déclarerez après cela, à la fin du mois, que malgré le zèle que vous y avez mis, les coups de discipline n’ont pas produit plus d’effet que les exhortations du curé.

— Je comprends… et après ?

— Nous verrons ! ce sera toujours cela de gagné pour moi.

— Et pour moi ! ajouta le moine en serrant les trois pièces de monnaie sous son froc ; mais cependant, dit-il avec un mouvement de crainte et d’hésitation, si cela venait à se savoir…

— C’est que vous l’aurez voulu, mon frère ; on peut bien découvrir ce que je vous donne là, dit Piquillo en montrant les réaux, mais on ne peut pas découvrir ce que vous ne me donnerez pas.

— C’est juste, répondit le moine tout à fait convaincu par ce raisonnement.

Fidèle à ce qui avait été convenu, il revenait chaque jour à la même heure avec autant d’exactitude que le curé. Il touchait ses trois réaux, buvait sa bouteille de vin, et sortait enchanté de son marché ; Piquillo ne l’était pas moins que lui.

Maintenant que son bourreau était devenu son confident et son complice, il lui avait plusieurs fois parlé d’évasion, lui promettant, s’il voulait le seconder, non pas trois réaux, mais trois ducats par jour.

Le frère rédempteur n’eût pas demandé mieux, mais cela lui était impossible.

La porte de la tourelle et celle de la première enceinte étaient fermées avec des barres de fer et de triples serrures dont les clés étaient entre les mains du curé. Les trois autres frères rédempteurs étaient dévoués à l’archevêque, sans compter que lui, Acalpuco, ne se sentait point l’audace téméraire qui porte à braver les dangers, et qu’au moindre bruit, au moindre cri d’alarme, les vingt ou trente paysans qui composaient le village ne manqueraient point d’accourir, prêts à défendre leur curé, et à se faire tuer pour le saint archevêque.

Quant à une évasion par ruse, elle était encore plus impraticable : aucun moyen de sortir de la tourelle. Une porte donnait, il est vrai, sur la cour, mais une fois dans la cour, on n’en serait pas plus avancé, puisqu’il fallait franchir une poterne. Or, le frère portier ne laissait passer personne sans un ordre exprès et par écrit du curé ou de l’archevêque, et encore après avoir bien examiné celui qui sortait ou qui entrait.

Piquillo était désespéré ; les jours s’écoulaient ; sa situation ne changeait pas et pouvait empirer. Son modeste trésor diminuait chaque jour, et avec lui devait probablement expirer le dévouement d’Acalpuco.

— Comment, lui disait-il, ne s’étonne-t-on pas au dehors de n’entendre de cette tourelle ni résistance, ni plainte, ni gémissement ?

— Rassurez-vous, lui répondit le moine en lui montrant une espèce de bâillon à l’usage des prisonniers ; nous avons ordre d’abord de nous servir de ceci pour que nulle parole, nul cri ne se fasse entendre, et qu’on puisse croire au dehors que la seule éloquence du curé suffit à la conversion des plus obstinés. Quant à la résistance, elle serait impossible, car dès que le prisonnier s’est mis à genoux sur ce prie-Dieu, voyez plutôt !

Le frère rédempteur lui apprit alors le secret qu’il n’avait pu découvrir.

En poussant un bouton de cuivre, un ressort partait qui enveloppait le patient, lui saisissait les bras et les jambes, et le forçait à courber son front vers la terre, comme s’il priait de la manière la plus fervente et la plus humble. Ce mouvement mettait à découvert ses épaules et ses reins, et il subissait, sans pouvoir se défendre, la fustigation qu’il plaisait à ses bourreaux de lui infliger.

Piquillo tressaillit à cet aspect, et toute la soirée, toute la journée du lendemain, il ne put se défendre des plus tristes et des plus sombres pressentiments.

Pour les chasser et se distraire, il fit, ce qui lui arrivait souvent quand il était seul, une visite à sa jeune couvée, c’est-à-dire qu’il établit son échafaudage, plaça sur son lit sa table, son fauteuil et le fatal prie-Dieu, qu’il ne regardait plus maintenant sans un frisson ; mais il en connaissait le secret, et en montant il se garda bien de toucher au ressort.

Il était parvenu à la hauteur de la lucarne, et à travers les barreaux il regardait le ciel et la cime des montagnes qui bordaient l’horizon ; soudain un bruit de mandoline ou de guitare dont on râclait d’une manière effroyable, l’arracha à ses rêveries et le força d’abaisser ses regards vers la terre, d’où partait ce concert infernal et sauvage.

Il aperçut le curé Romero et une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants, formant la population déguenillée de la paroisse d’Aïgador, rangés en cercle autour de cinq ou six bohémiens qui dansaient ou jouaient de la guitare.

Ils avaient été attirés par cet horrible charivari qui aurait mis en déroute une armée entière. Pour entendre une pareille musique sans prendre la fuite, il fallait être sourd, ou comme Piquillo, renfermé sous les verrous. Il resta donc.

Mais quelle fut sa surprise, lorsque, dans le bohémien. qui maniait la guitare d’une manière si extraordinaire, il crut reconnaître son ami Pedralvi : bientôt il lui fut impossible d’en douter, quand celui-ci se mit à chanter ou plutôt à crier à tue-tête, en s’accompagnant de la mandoline :

— Tra, la, la, la, la, toi qui m’entends du haut de ces créneaux, reconnais un ami !

Ces paroles étaient en arabe, et ce jargon inconnu amusait beaucoup le curé et les assistants.

— Tra, la, la, la, la, continuait Pedralvi en chantant, écoute-moi bien ! Consens, dès ce soir, à être baptisé, tra, la, la, la, la, parce qu’alors demain, de bon matin, on te conduira à l’église que tu vois d’ici… tra, la, la, la, la, et je t’enlèverai, tra, la, la, la, la, et si l’on veut s’y opposer, tra, la, la, la, nous les rosserons tous, à commencer par ce curé qui est là devant moi, et qui m’écoute en ce moment comme un imbécile, tra, la, la, la, la, la, la, la, la !

Pedralvi termina sa sarabande ou séguidille par des arpèges et des from-from de guitare si originaux et si imprévus, que le curé et tous les auditeurs applaudirent et crièrent bis !

C’est ce que demandait Pedralvi, et pour que Piquillo l’entendit mieux, il répéta en criant encore plus haut la chanson ou plutôt le programme qu’il désirait faire comprendre à son ami.

Allons, il le faut, j’épouserai M. le duc de Santarem.

Quand il eut fini, il fit le tour du cercle, recueillit une somme de quelques maravédis, et en signe de remercîment il agita en l’air son chapeau en regardant du côté de la tourelle.

Une petite pierre, lancée à travers les barreaux, lui fit croire qu’on l’avait reconnu et qu’on l’avait compris.

Il descendit avec ses compagnons coucher à l’hôtellerie qui était au bas de la montagne, et, enchanté de sa journée, il passa une excellente nuit, persuadé que le lendemain il délivrerait son ami Piquillo.

Hélas ! celui-ci avait bien reconnu Pedralvi ; il avait écouté de toutes ses oreilles, et devinant, qu’on lui envoyait un bon avis, il n’avait pas perdu un mot de la chanson, mais il n’en avait pas compris une syllabe, par une raison infiniment simple dont Pedralvi ne se doutait pas, c’est que le pauvre Piquillo savait beaucoup de choses, mais ne savait pas l’arabe.

Aussi, le lendemain, de bon matin, suivi de ses amis, qui, sous leurs habits de bohémiens, avaient comme de l’or et du fer, Pedralvi avait gravi la montagne.

Il rôda vainement pendant toute la journée autour de l’église, espérant à chaque instant que les portes de la prison allaient s’ouvrir et que le néophyte serait conduit à l’église ; personne ne parut : toutes les portes restèrent closes, et le soir venu, Pedralvi désespéré fut obligé de retourner coucher à l’hôtellerie de la montagne.

Cependant le terme s’écoulait. Il y avait cinquante-neuf jours que Piquillo était prisonnier, et le dernier jour du second mois venait d’arriver.

Fidèle à la promesse qu’il avait faite au curé Romero, et impatient de connaître les nouveaux résultats de l’œuvre de la Rédemption, l’archevêque de Valence avait quitté sa résidence et s’était dirigé vers le petit village d’Aïgador.

Parvenu à Madrilejos, et avant d’entrer dans la montagne, il avait pris une escouade d’alguazils qu’il avait fait demander à Josué Calzado, corrégidor mayor de la province de Tolède, et que celui-ci s’était empressé de mettre à sa disposition.

Cette escouade devait d’abord servir d’escorte à l’archevêque, et puis ramener à Valence les nouveaux convertis que Romero devait lui livrer.

Le prélat, arrivé assez tard, fut reçu au presbytère par le curé, qui lui offrit son modeste appartement ; quant à l’escorte de monseigneur, qu’il était impossible de loger, elle descendit à l’hôtellerie de la montagne.

Ribeira se hâta d’interroger le curé, qui lui raconta avec satisfaction comment, par son zèle évangélique et ses pieuses exhortations, il avait arraché à l’erreur les cinq israélites qui lui avaient été confiés. Ils étaient convertis ou du moins ne demandaient qu’à l’être, et quelques mots de monseigneur suffiraient pour achever ce miracle.

Mais avec la même franchise et avec une profonde douleur, le curé était obligé d’avouer que tous ses efforts avaient été impuissants contre l’hérésie du Maure qui lui avait été amené.

Ni ses ferventes remontrances, ni les efforts et les fatigues d’Acalpuco n’avaient pu triompher de cet hérétique obstiné et endurci, dont l’Âme était rebelle aux effets de la grâce, et le corps insensible aux arguments de la discipline ; résistance d’autant plus étonnante qu’on était au dernier jour du mois, au moment des échéances les plus fortes ; car la veille il avait reçu trente-neuf coups de discipline, quarante le matin, et, à ce que disait le frère rédempteur chargé de ces détails, il n’y paraissait point, pas même sur sa peau !

— Quel endurcissement ! répéta le prélat avec un soupir. Est-il possible, mon Dieu ! qu’il y ait des hérétiques que rien ne puisse toucher ? Nous verrons cela demain, dit-il au curé, disposez tout pour que je puisse l’exhorter moi-même ; je veux, s’il faut y renoncer, n’avoir du moins rien à me reprocher. Nous devons pour cela n’épargner ni nos soins, ni nos peines !… c’est pour la foi ! et Dieu nous le rendra !

Le lendemain, Piquillo, couché sur son humble grabat, rêvait à Pedralvi et à la liberté, lorsqu’on entra brusquement dans la tourelle. C’était le curé Romero et les quatre frères rédempteurs, et avant que le prisonnier, à moitié endormi, eût pu se défendre, il fut arraché de son lit, bâillonné, dépouillé de son dernier vêtement et précipité au pied du prie-Dieu fatal.

Le curé fit jouet le ressort, et Piquillo, forcément prosterné, le front contre terre, ne put opposer aucune résistance à ses bourreaux ; nul espoir ne lui restait, pas même celui de mourir pour se soustraire à ce supplice infamant.

Acalpuco, tout en gémissant du devoir qui lui était imposé, se résignait à le remplir ; au moins, se disait-il en lui-même, ce bon jeune homme qui m’enrichit depuis un mois comprendra que c’est malgré moi, et que je ne puis pas faire autrement :

En ce moment, l’archevêque entra ; il fit signe au curé de l’attendre dans la pièce voisine, et dit aux frères rédempteurs.

— Attendez-moi, mes frères, je vous ferai avertir quand il en sera temps ; je veux rester seul avec ce malheureux et lui adresser mes paternelles et dernières exhortations.

Le prélat s’assit dans le fauteuil en bois, et s’approchant de Piquillo, toujours prosterné et toujours garrotté par des liens de fer :

— Mon frère, lui dit-il, pourquoi repousser avec cette obstination les trésors de la grâce ? J’espère encore vous convaincre. Vous ne me répondez pas…

Voyant alors le bâillon qui lui fermait la bouche :

— Vous ne le pouvez pas… je le vois… tant mieux ! ce sont des hérésies et des impiétés que l’on vous épargne. Écoutez-moi seulement : Si l’on a fait souffrir votre corps, c’est pour sauver votre âme ! Au lieu de nous en vouloir, mon frère, vous devez nous en remercier ! Qu’importe, après tout, cette enveloppe périssable dont nous ne devons aspirer qu’à nous dégager ?

N’agitez pas ainsi la tête avec colère, dit-il en s’interrompant, car, après tout, mon frère, ces tourments corporels, vous ne devez les imputer qu’à vous-même ! ce n’est pas nous, c’est vous qui êtes votre propre bourreau dans ce monde et surtout dans l’autre. En effet, d’après les douleurs légères, passagères, que vous venez d’endurer, jugez ce que doit être l’éternité de douleurs à laquelle vous condamnerait le Dieu que vous vous obstinez à repousser et qui vous prie, par ma bouche, d’avoir pitié de vous-même !

Piquillo, qui tremblait de rage, fit un nouveau geste de fureur.

— Pitié pour vous ! s’écria le prélat avec une componction qui allait jusqu’aux larmes ; pitié pour vous ! mon frère, je vous en conjure à mains jointes, et je vais, s’il le faut, m’agenouiller auprès de vous sur la pierre ! Pitié pour le salut du volte âme ! Consentez à vous convertir et à recevoir le baptême…

Ne me répondez pas… vous ne le pouvez pas ; mais faites-moi seulement signe de la tête que vous le désirez… que vous le demandez… et je fais à l’instant tomber ces entraves qui retiennent votre corps, comme les liens de l’hérésie retiennent votre âme et l’empêchent de s’élever au ciel.

Piquillo resta immobile.

— Un geste seulement, et vous êtes libre, et je vous emmène avec moi à Valence, dans mon palais, où des : délices ineffables vous attendent. Vous qui êtes l’enfant prodigue, vous trouverez en moi un père… Vous le voulez, mon fils, n’est-il pas vrai ?

Piquillo ne fit pas un geste.

— Mais si vous persistez dans l’impénitence finale, reprit le prélat avec colère, je n’oublierai point que le Dieu qui pardonne et châtie m’a remis ses pouvoirs sur la terre, et que si vous repoussez le premier de ces droits, il m’est ordonné d’user du second ! Je vais appeler les frères rédempteurs… C’est vous qui l’aurez voulu ! Un geste, un signe de consentement, peut m’arrêter encore.

Piquillo resta immobile, et le prélat se leva pour appeler.