Piquillo Alliaga/39

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 181-187).


XXXIX.

la nuit des noces.

Le jour où le duc de Lerma s’était rendu à l’hôtel d’Altamira, le jour où, bien malgré elle, Aïxa s’était engagée à épouser le duc de Santarem, Carmen, désespérée du malheur de son amie, s’était hâtée de le raconter à celui à qui elle disait tout. Elle avait écrit tous les détails de cet événement à Fernand d’Albayda, son fiancé, alors à Lisbonne, lui demandant s’il connaissait quelque moyen de sauver Aïxa.

À la lecture de cette lettre, à la nouvelle de ce mariage, Fernand d’Albayda avait pâli, le papier s’était échappé de ses mains ; puis à sa stupeur avait succédé un accès de rage contre le ministre et contre Santarem, qu’il regrettait maintenant d’avoir envoyé à Madrid et de n’avoir pas fait fusiller sur-le-champ à Lisbonne. Les preuves de ses complots étaient évidentes, il les avait adressées au ministre, et celui-ci, au lieu de punir, récompensait. Le duc de Lerma, qui avait été sans pitié pour des gens imprudents ou égarés, faisait grâce à un des chefs, devenait son protecteur et lui donnait pour femme la plus aimable, la plus jolie fille d’Espagne ! C’était, selon Fernand, une injustice et une tyrannie intolérables à laquelle il était de son devoir de s’opposer ; car il allait épouser Carmen, qui était presque la sœur d’Aïxa. Donc, Aïxa était de sa famille ! donc, il devait la défendre, et, à force de se le répéter, il avait fini par se le persuader. La seule chose qu’il ne s’avouât pas, c’est qu’il était jaloux, c’est qu’il voulait bien, par devoir, renoncer à Aïxa, mais non la voir au pouvoir d’un autre.

Pendant qu’il changeait à chaque instant de résolution, hésitant et ne sachant quel parti prendre, le duc de Lerma, qui avait les siens bien arrêtés, pressait la conclusion d’un mariage auquel se rattachaient toutes ses espérances. Il aurait désiré que cette cérémonie ne fît aucun éclat et n’excitât point l’attention publique, ce qui était impossible à Madrid : les parents et les amis du duc de Santarem, c’est-à-dire une partie de la cour, s’empresseraient d’assister à ce mariage. On ne manquerait point d’examiner la tenue des deux époux et d’en tirer mille commentaires dont plusieurs mettraient peut-être sur les traces de la vérité, surtout lorsqu’on verrait, quelques jours après, la duchesse de Santarem présentée à la cour.

Le duc de Lerma prit alors une de ces résolutions hardies qu’emploient toujours les ministres qui ont peur : ce fut de se cacher et de traiter cette affaire en secret d’État. Il fit venir Santarem.

— N’avez-vous pas, lui dit-il, une fort belle terre aux environs de Tolède ?

— Oui, monseigneur.

— C’est là que se célébrera votre mariage.

— Pour quelle raison ?

— Pour raison d’État, répondit gravement le duc.

— C’est que je n’y suis jamais allé ; nul n’est averti et rien ne sera préparé.

— C’est ce que je veux. Vous n’inviterez personne de Madrid ; la cérémonie aura lieu seulement au milieu de vos vassaux. Vous donnerez des ordres en conséquence dès demain ; vous partirez deux jours après, et dans six jours tout sera terminé, à la condition, par vous, de n’en parler d’ici là à qui que ce soit.

— Et pourquoi cela, monseigneur ?

— Je croyais vous avoir fait comprendre, répondit gravement le duc, que c’était pour des raisons…

— D’État… J’entends bien ; je me conformerai aux intentions de monseigneur.

Le duc de Santarem ne demanda plus rien et obéit. Tous les préparatifs se firent en secret et dans le plus profond silence.

Quelques jours après cet incident, d’Albérique et Yézid se promenaient à Valence dans les jardins du Valparaiso et combinaient ensemble les moyens de délivrer Piquillo, alors prisonnier de l’archevêque. Yézid devait partir le lendemain pour cette expédition, qu’il voulait diriger lui-même. En ce moment on apporta à d’Albérique un billet qui ne contenait que ces mots :

« On veut marier en secret Aïxa au duc de Santarem. Si c’est sans votre aveu et à votre insu, hâtez-vous, vous n’avez pas de temps à perdre. »

D’où vient un tel avis ? s’écria Albérique effrayé, en remettant vivement la lettre à son fils.

Yézid la lut de nouveau ; elle ne portait point de signature : il regarda le cachet et vit en caractères arabes le mot toujours ! ce mot gravé sur la turquoise que Marguerite avait acceptée de lui… Il se mit alors à trembler d’émotion et de crainte, et dit au vieillard à voix basse :

— Il faut croire à cet avis. Il est certain.

— Pourquoi ?

— Il vient de la reine, mon père.

— Il faut partir alors, partir à l’instant, dit le vieillard.

Yézid avait remis à Pedralvi le soin de délivrer Piquillo et était parti pour secourir sa sœur bien-aimée.

Mais déjà, et d’après les ordres du ministre, le duc de Santarem avait écrit à son intendant de tout disposer pour son mariage. Lui-même était arrivé à sa terre un samedi soir pour se marier le lundi suivant. Aïxa avait refusé l’offre de la comtesse d’Altamira, qui lui avait proposé de la conduire à l’autel. Ce mariage s’annonçait déjà sous des auspices assez tristes sans y joindre celui-là. Elle avait prié Carmen et Juanita de partir avec elle et de ne point la quitter. Quoique résignée et forte de son courage, elle se trouvait bien malheureuse, et loin de tous les siens, loin de Yézid, de Piquillo et de son père, à qui elle ne pouvait dire le sacrifice qu’elle acceptait pour eux, Aïxa éprouvait quelque douceur à avoir auprès d’elle Carmen et Juanita, ses amies et presque ses sœurs, l’une par l’amitié, l’autre par la reconnaissance.

Le jour même de leur départ, le duc de Lerma, qui avait entouré de ses affidés l’hôtel d’Altamira et l’hôtel de Santarem, reçut l’avis qu’un cavalier, que l’on croyait être don Fernand d’Albayda, était arrivé secrètement à Madrid ; sans descendre à son hôtel, ni faire part à personne de son retour, il s’était rendu directement chez le duc de Santarem et l’avait fait demander. On lui avait répondu que le duc n’était pas visible, ce qui avait paru le contrarier beaucoup, et après l’avoir attendu plusieurs heures avec les signes de la plus vive impatience, il s’était rendu chez la comtesse d’Altamira, avec laquelle il avait causé ; à la suite de cet entretien, il était remonté à cheval, était sorti de Madrid, et avait pris la route qui conduisait à Tolède.

Qui pouvait amener don Fernand à Madrid, secrètement et sans permission ? Pourquoi avoir quitté Lisbonne sans en prévenir le ministre ?

Cette nouvelle avait inquiété le duc, et une heure après, il reçut un nouvel avis qui ne l’intrigua pas moins. Un second cavalier, que les affidés n’avaient pu reconnaître, et qui d’ordinaire n’habitait pas Madrid, était également arrivé, mais beaucoup plus tard, à l’hôtel de Santarem. Ses habits poudreux et son cheval fatigué indiquaient assez qu’il venait de loin et qu’il avait hâté sa marche. Il avait demandé à parler au duc de Santarem ; le majordome avait fait la même réponse qu’à don Fernand d’Albayda : son maître n’était pas visible. « Il faut pourtant bien que je le voie, » avait répondu d’un ton menaçant l’étranger, qui se trouvait seul avec le majordome, dans une salle basse. Le majordome, peu brave de sa nature, et qui, d’ailleurs, dans l’emploi qu’il remplissait, n’était pas payé pour l’être, avait avoué que son maître n’était réellement pas à Madrid, et qu’il était parti depuis le matin.

— Tu vas alors me dire où il est allé ! s’était écrié l’étranger en tirant un poignard.

Peu habitué à cette manière d’interroger, le majordome s’était hâté de donner tous les renseignements désirables, et à l’instant même, l’étranger remontant à cheval, était sorti de Madrid et avait pris la route qui conduisait à Tolède.

Cette ceïncidence d’événements, ces arrivées successives de voyageurs et surtout cette manie qu’ils avaient tous de se diriger vers Tolède, avaient fait craindre au ministre quelques obstacles pour le mariage auquel il tenait tant et duquel dépendait pour lui la faveur du maître. Il avait écrit à l’instant même au duc de Santarem que, toujours pour des raisons d’État, le roi désirait que le mariage fût avancé d’un jour : qu’ainsi donc, au reçu de la présente, il se rendit sur-le-champ à l’autel pour y être marié par frey Gaspard de Cordova, confesseur de Sa Majesté, qui avait reçu les instructions du ministre et qui lui remettrait la présente missive. Il ajoutait en forme de postscriptum que, faute par le duc de Santarem de se conformer aux intentions de Sa Majesté, des ordres avaient été donnés aux corrégidors et officiers de justice de la province de Tolède, pour s’emparer de lui, dès le soir même, et le réintégrer dans sa prison, attendu les nouvelles preuves de culpabilité qui a chaque instant arrivaient de Lisbonne.

En même temps le ministre écrivait à un homme dont le dévouement devait lui être acquis, au corrégider de Tolède, Josué Calzado, d’avoir à se rendre à la terre du duc : d’abord, pour être bien sûr que le mariage serait célébré, et pour en donner sur-le-champ avis au ministre ; secondement, il lui était ordonné de veiller sur le duc de Santarem, lequel lui était expressément recommandé, et dont il répondait sur sa tête ; l’engageant par là à prendre, lui et ses gens, les précautions nécessaires pour empêcher toute embûche, guet-apens ou même toute provocation, duel ou combat qui mettraient en danger la personne du mari qu’il était tenu de protéger et de représenter plus tard corps pour corps.

Le duc, arrivé de la veille, avait passé dans son château une très-bonne nuit. Ne comprenant que fort peu de chose à la conduite du ministre à son égard, il soupçonnait toujours quelque piége et avait répété durant toute la route son refrain ordinaire : Pourquoi ai-je été me mettre à la tête d’une conspiration ! Cependant Aïxa était arrivée au château, et depuis que le duc avait passé la soirée avec elle, ses idées avaient pris un autre cours ; il trouvait Aïxa charmante : c’était une des plus jolies femmes qu’il eût jamais vues. Son air froid et glacé lui avait paru de la réserve et de la dignité. Il commençait à trouver qu’il n’avait peut-être pas eu si grand tort de se mettre à la tête d’une conspiration ; qu’après tout, la conduite du ministre avait un côté raisonnable et satisfaisant ; que si elle était obscure, c’était le propre de la politique, et que la plupart des hommes d’État étaient souvent incompris.

Le duc de Santarem était donc livré à toutes ces réflexions qui n’avaient pour lui rien de pénible, lorsqu’il avait reçu un message qui était venu mettre le comble à sa satisfaction. Aïxa le priait de vouloir bien passer chez elle. Il acheva à la hâte et avec les plus flatteuses espérances sa toilette déjà commencée. Si sa prétendue lui avait paru charmante la veille, elle lui sembla délicieuse en négligé du matin, et au premier coup d’œil jeté sur elle, il se sentit définitivement réconcilié avec la politique du duc de Lerma.

— Monsieur le duc, lui dit Aïxa gravement, j’ai cru cette entrevue nécessaire.

— Nécessaire… je l’ignore, agréable, j’en suis sûr, répondit le duc d’un air galant.

— Il m’a semblé que nous devions, avant tout, nous expliquer avec franchise, et dût la mienne vous déplaire, je la regarde comme un devoir.

Un air d’inquiétude remplaça le sourire qui errait sur les lèvres du duc.

— Je vous ai vu hier pour la première fois, et demain je vous épouse, c’est vous dire, monsieur, que ne pouvons pas nous aimer.

— Vous me permettrez, s’écria le duc, d’abord, de ne pas être de votre avis, et ensuite, d’espérer que vous-même ne serez pas toujours du vôtre.

— Au contraire, monsieur, je vous déclare que je n’en changerai jamais.

— Voilà, vous l’avouerez, dit le duc en s’efforçant de sourire, une constance bien terrible et bien fâcheuse pour moi. Puis-je savoir au moins sur quoi elle est fondée ?

— Je vais vous l’expliquer, monsieur, car je vous ai promis toute la vérité, et la voici : c’est malgré moi, c’est contre mon gré que je vous épouse.

Le duc se mordit les lèvres, et dit d’un air dégagé :

— Pourquoi alors, senora, m’épousez-vous ?

— Parce qu’en refusant, monsieur, j’exposais les jours de mon père et de tous ceux qui me sont chers.

— Ah ! c’est là le motif, senora… dit le duc en ricanant ; vous n’en avez pas d’autres ?

— Il me semble, monsieur le duc, qu’ils sont assez puissants. Mais si le refus venait de vous, ce ne serait point la même chose, le ministre alors ne pourrait plus me contraindre, je serais libre et vous aussi. Voilà, monsieur, ce que je voulais vous apprendre.

— Je vous remercie infiniment, senora, et ma franchise égalera la vôtre. Je vous dirai donc que moi aussi c’est malgré moi et contre mon gré que je vous épouse.

— En vérité ! s’écria Aïxa avec une expression de joie ; eh bien, alors, pourquoi ne pas renoncer à ce mariage ? pourquoi y consentir ?

— Parce que j’y suis forcé et contraint par le ministre… parce que si je refuse… il y va pour moi de la prison et de mes jours peut-être…

— Ah ! dit Aïxa avec mépris, c’est là le motif ?

— Il me semble assez puissant, s’écria le duc ; et vous voyez, senora, que je ne suis pas plus maître de vous rendre la liberté que de reprendre la mienne.

Aïxa garda quelques instants le silence, et reprit :

— Il y a là, monsieur le duc, un mystère que je ne puis comprendre et que peut-être vous avez pénétré.

— En aucune façon, je vous le jure.

— J’aime à le croire, répondit Aïxa, mais daignez, monsieur le duc, m’écouter encore un instant, plus qu’un instant, et vous pourrez vous retirer.

Le regardant alors d’un air ferme et assuré, elle lui dit :

— Je pensais en vous épousant sauver les jours de mon père ; je vois que je fais plus encore…

— Et quoi donc, senora ?

— Je préserve les vôtres, monsieur le duc. Vous devez être content de ce sacrifice ; n’en demandez pas d’autre. Je me réserve la liberté de mes sentiments, et je saurais la défendre même au prix de ma vie à moi !

— Ne craignez rien, senora, dit le duc en s’inclinant ; je la respecterai, je vous le jure.

— J’y compte, monsieur le duc, et maintenant, quand vous le voudrez, je suis prête à obéir aux ordres du ministre.

Avec la majesté d’une reine, elle lui fit un signe de la main de se retirer, et le duc honteux, humilié, furieux, remonta chez lui en répétant entre ses dents :

— Pourquoi, diable, ai-je été me mettre à la tête d’une conspiration !

Il cherchait en lui-même s’il n’y aurait pas quelque moyen de rompre ou du moins d’ajourner un mariage qui s’annonçait aussi mal, lorsqu’était arrivé de Madrid frey Gaspard de Cordova, confesseur du roi, apportant la lettre du ministre. Cette lettre, comme nous l’avons dit, enjoignait au futur époux de hâter la cérémonie et de se marier le jour même. Pour le coup, la colère de Santarem fut au comble, mais devant les menaces que contenait le dernier paragraphe il n’y avait point à hésiter.

— J’obéirai, mon père, dit-il au moine, j’obéirai ! Veuillez prévenir la senora Aïxa, ma fiancée, et fixer avec elle, pour aujourd’hui même, l’heure qui vous conviendra le mieux, toutes me sont indifférentes. Il reprit la lettre et la relut ; il était clair qu’il fallait que le jour même il fût marié ou qu’il retournât en prison ; on y tenait, et il murmurait avec rage :

— Pourquoi se mettre à la tête d’une conspiration !

Son valet de chambre entra et lui annonça la visite d’un cavalier qui arrivait de Madrid.

— Son nom ?

— Don Fernand d’Albayda.

— Celui qui m’a fait arrêter en Portugal, et qui vient sans doute de la part du ministre pour presser et surveiller ce mariage ! Allons, allons, dit-il entre ses dents, le duc de Lerma avait raison, c’est une affaire d’État.

Don Fernand entra, et pendant qu’il saluait, Santarem s’écria avec impatience :

— Je sais ce qui vous amène, seigneur cavalier ; il était inutile de vous déranger et de venir de Madrid pour cela ; je consens à tout !

— En vérité ! répondit Fernand, qui n’espérait pas réussir aussi complétement ni surtout aussi vite,

— Oui, monsieur, reprit Santarem, vous serez satisfait, et puisqu’il le faut, dans quelques heures ce mariage sera célébré.

— De quel mariage parlez-vous, monsieur le duc ? demanda Fernand en pâlissant,

— Du mien avec la senora Aïxa.

— Quoi ! vous y persistez ?

— Eh ! par saint Jacques ! le moyen de faire autrement ? Tout le monde le veut, à commencer par vous.

— Je veux au contraire qu’il n’ait pas lieu ! s’écria Fernand, et je viens, monsieur le duc, pour m’y opposer.

— Vous !

— Moi-même.

Santarem resta stupéfait, et Fernand continua gravement :

— La personne que vous prétendez épouser est l’amie, la sœur de ma fiancée ; elle est presque de ma famille et n’a que moi pour défenseur. Or, comme j’ai quelque raison de croire que ce mariage se fait contre son gré…

— J’ai mieux que des soupçons, seigneur cavalier, j’en ai la certitude. Elle me l’a avoué elle-même.

— Et vous passez outre ? s’écria Fernand avec colère.

— J’ai mes raisons, répondit froidement Santarem.

— Et moi, je n’ai qu’un mot à vous dire, si vous faites ce mariage, vous aurez ma vie ou j’aurai la vôtre !

— À merveille ! et si je ne le fais pas, s’écria Santarem furieux, ce sera exactement la même chose.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Que c’est une fatalité qui me poursuit, un labyrinthe inextricable, dont je ne puis sortir, continua Santarem, dont la colère allait toujours en augmentant.

— Expliquez-vous, de grâce, continua Fernand.

— Je n’ai point d’explication à vous donner.

— Voulez-vous vous marier ?

— Je ne le veux pas ! cria Santarem avec rage, et pourtant je me marierai.

— Votre intention n’est pas de vous jouer d’un gentilhomme tel que moi !

— Parbleu ! seigneur cavalier, il y a d’autres gentilshommes qui vous valent bien et dont chacun se fait un jeu.

— Ils ont tort de le souffrir.

— Eh ! je ne le souffrirai plus, répliqua Santarem avec hauteur ; je me marierai ou ne me marierai pas, selon mon bon plaisir. Je n’en dois compte à personne, et n’ai rien de plus à vous dire.

— Que le lieu et l’heure où il me sera permis de vous rencontrer, répondit Fernand en s’inclinant.

— Un défi ? s’écria Santarem enchanté de pouvoir faire enfin tomber sa colère sur quelqu’un. Un défi ! c’est le premier bonheur qui m’arrive d’aujourd’hui. Choisissez vous-même, seigneur Fernand, tout me va, tout me convient.

— Votre mariage est, je crois, fixé à demain ?

— Aujourd’hui, demain, peu importe ! s’écria Santarem en pensant à la conversation qu’il venait d’avoir avec Aïxa ; il n’y aura pas au monde de mari moins occupé que moi !

— À ce soir donc.

— Soit, à ce soir, huit heures… au dehors du parc, sous les murs de la tourelle… du côté de la forêt.

— Je m’y trouverai, monsieur le duc.

— Je vous y précéderai, seigneur cavalier.

Tous les deux se séparèrent. :

— Par saint Jacques ! se dit le duc, la belle idée que j’ai eue de me mettre à la tête d’une conspiration ! Il y en a une ici contre moi, c’est évident, et je commence enfin à y voir clair. Le seigneur Fernand est l’amant de ma femme. Il l’aime, il est aimé, et moi ! Allons, poursuivit-il avec rage, je permets au duc de Lerma de se moquer de moi, il est ministre. Mais, à d’autres, non pas ; et nous verrons !

Il releva le malheureux qui venait de succomber, et les rayons de lune éclairèrent son visage pâle et livide.

C’est sous la préoccupation de cette idée qu’il s’était rendu à l’église, et le mariage avait eu lieu, comme nous l’avons vu, en présence seulement de frey Cordova, de Carmen, de Juanita, et de tous les vassaux du duc. Puis, comme il sortait de la chapelle, était arrivé le corrégidor Josué Calzado, qui, d’après la dépêche ministérielle, se hâtait d’accourir, suivi du jeune Pacheco, son neveu et son greffier.

Le corrégidor apprit avec satisfaction que le mariage venait d’être célébré.

C’était un point important de ses instructions ; il se hâta d’en écrire au ministre et d’expédier la lettre le jour même à Madrid. Il s’occupa ensuite des autres dispositions qui lui étaient expressément recommandées pour la sûreté du duc de Santarem. Il fit d’abord demander au duc, par son neveu Pacheco, la permission de présenter à Sa Seigneurie ses respects, et ses compliments. Le nouveau marié tenait peu aux respects du corrégidor, et toute espèce de compliments lui étaient insupportables ; il reçut donc assez mal Pacheco, le regarda à peine et fit répondre au digne magistrat que, tout entier aux devoirs que ce jour lui imposait, il lui était impossible de le voir, mais que le lendemain il aurait ce plaisir.

Josué Calzado n’insista pas et ne songea qu’à remplir avec adresse, fidélité et discrétion la mission qui lui était confiée. Au lieu de retourner à Tolède, il s’établit pour toute la soirée et toute la nuit dans la seule hôtellerie qui existât au village et qui touchait presque les murs du parc ! Il avait ordonné à une escouade de ses affidés les plus intelligents de venir plus tard le rejoindre, et dès que la nuit commença à paraître, plusieurs rondes organisées par lui exercèrent autour du château la police la plus active.

Ses instructions étaient remplies, Santarem était marié, aucun danger ne le menaçait ; d’ailleurs on veillait sur lui.

Le corrégidor alla se coucher, ainsi que son neveu Pacheco, ordonnant qu’on l’éveillât au moindre incident, et il s’endormit en rêvant aux récompenses honorifiques et aux gratifications qu’il aurait droit de demander au duc de Lerma.

Cependant, et dès qu’il avait vu la nuit venir, Fernand s’était dirigé vers le lieu du rendez-vous. Il s’était tenu caché toute la journée à quelques lieues de là, et quoique Carmen fût au château, il n’avait point voulu s’y présenter. Il aurait fallu expliquer le motif de son arrivée, et, si le ciel le secondait, s’il sortait vainqueur de ce combat, il désirait que personne, pas même Aïxa, ne sût ce qu’il avait tenté pour elle ; il lui suffisait, à lui, de l’avoir arrachée au danger qui la menaçait, et quant à sa récompense, il n’en voulait… il n’en espérait même aucune ; il est vrai que le sort pouvait lui être fatal, qu’il pouvait succomber dans ce duel, mais c’était pour Aïxa ! et jamais, il faut le dire, il n’avait moins tenu à la vie que dans ce moment. Il cherchait à se rappeler le lieu du combat ; Santarem avait dit : « Sous les murs de la tourelle, en dehors du parc, du côté de la forêt. » Il traversait donc ce parc solitaire, et s’avançait dans une allée qui devait le conduire à la forêt, sans songer à l’adversaire et au péril qui l’attendaient : ses pensées n’étaient pas là ; elles erraient près de Carmen et d’Aïxa ; il rêvait à l’une, si dévouée, si tendre, si digne d’être aimée, et à l’autre, qu’il aimait tant ! Il trouvait dans son cœur tant de trouble et d’hésitation, son bonheur lui semblait désormais tellement impossible qu’il désirait presque la mort, et peut-être, grâce au ciel, allait-il la rencontrer ! En proie à ces idées, il s’arrêta au milieu du bois. Il avait quitté l’allée sans s’en apercevoir et s’était égaré. Il entendit marcher et vit passer auprès de lui un homme enveloppé dans un manteau.

— Seigneur cavalier, lui dit-il, êtes-vous du château ?

— Oui, certes !… Je suis invité, je suis de la noce ; je m’y rends en ce moment.

— Pourriez-vous m’indiquer de quel côté est la tourelle du parc ?

— Très-aisément, dit l’inconnu en rabattant son chapeau sur ses yeux.

— Et le plus court chemin pour m’y rendre ?

— Celui-ci, répondit l’homme au manteau en désignant de la main une allée à laquelle il tournait le dos, et qui devait promptement éloigner de lui don Fernand.

Mais au moment où ce dernier se préparait à suivre cette indication, la lune sortit radieuse des nuages et lui fit voir à cent pas de lui, dans une direction tout opposée, la tourelle qu’il cherchait.

— Que me dites-vous donc, seigneur cavalier ! s’écria-t-il avec impatience, en se tournant vers son prétendu guide. Mais celui-ci venait de s’éloigner à toutes jambes, et Fernand ne put distinguer de loin que son manteau noir et la plume rouge qui flottait sur son feutre gris. Sans chercher à deviner quelle pouvait être l’intention de cet homme, Fernand s’avança vers la tourelle.

Il était le premier au rendez-vous. Personne n’était encore arrivé. Il attendit en se promenant. Aucun bruit ne frappait son oreille. Aucun cavalier ne s’avançait vers lui, et cependant la lune, qui continuait à briller dans tout son éclat, lui permettait d’apercevoir au loin tous les objets qui l’entouraient. Depuis longtemps, la grande horloge du château avait sonné huit heures, et la cloche du village lui avait répondu en sonnant l’Angelus ! Enfin, et après une heure d’attente, il se leva, ne pouvant s’expliquer un pareil retard. Décidé à en connaître le motif, il rentra dans le parc et se dirigea comme il le put et à peu près au hasard du côté du château. Il avait à peine fait deux cents pas dans les allées, qu’il vit un homme étendu à terre. Il courut à lui, il était sans mouvement ; le sable de l’allée, foulé récemment par plusieurs pieds, indiquait que cet endroit avait été le théâtre d’une lutte ou d’un combat acharné ; il releva le malheureux qui venait de succomber, et les rayons de la lune, éclairant un visage pâle et livide, Fernand poussa un cri de terreur ; il venait de reconnaître le duc de Santarem. Il essaya vainement de le secourir ; il ne respirait plus. Un coup d’épée lui avait traversé la poitrine ! Fernand, saisi d’effroi et livré à toutes les conjectures que lui inspirait cet horrible spectacle, ne savait à quelle idée s’arrêter.

Le duc avait-il succombé en duel ? Quel adversaire avait pu le précéder, lui, Fernand, et prendre ainsi sa place ? Le duc avait-il été victime d’un meurtre ? Il se rappela alors l’homme au manteau noir et au feutre gris qu’il avait rencontré une heure auparavant. Il venait, il est vrai, et autant qu’il pouvait se le rappeler, d’un côté tout opposé à celui où il se trouvait alors. Et d’ailleurs comment le poursuivre maintenant ? comment même transporter le corps au château ? Impossible ! Fernand était seul, au milieu d’un parc immense dont il ne connaissait ni les sentiers ni les issues, et quand la lune cessait de l’éclairer, il marchait au hasard et ne pouvait se reconnaître au milieu de ces arbres séculaires et de ces épais massifs. Après s’être sans doute beaucoup éloigné de l’endroit où il avait laissé le pauvre Santarem, Fernand arriva enfin à une des grilles du parc qui donnait sur le village. Il frappa vainement à plusieurs portes, personne ne répondit.

Tous les habitants, hommes, femmes, et surtout jeunes filles, étaient à danser dans la grande salle du château, où un bal champêtre à grand orchestre avait été organisé par les soins du majordome ; s’il faut même l’avouer, une grande partie des gens du corrégider, de ses affidés les plus fidèles, voyant que tout était tranquille, avaient pris part aux réjouissances générales. Ils buvaient, ils mangeaient avec les gens du château, et plusieurs même dansaient aussi bien et aussi gaiement que peuvent danser des alguazils. Cela explique comment le village était désert ; il était au château, et Fernand n’apercevait de lumière à aucune fenêtre, excepté à une seule, celle d’une hôtellerie.

Il se mit à frapper à grands coups, et l’hôtelier ouvrit sa croisée en lui criant :

— Silence donc, vous qui frappez ainsi vous allez réveiller le corrégidor et son neveu, qui m’ont fait l’honneur de loger chez moi et d’y dormir.

— Vous avez chez vous un corrégidor ?

— Celui de Tolède, rien que cela ! Le corrégidor mayor.

— C’est justement ce qu’il me faut. Prévenez-le.

— Mais il dort.

— On ne dort pas quand on est corrégidor. Réveillez-le. Il faut absolument que je lui parle, moi, don Fernand d’Albayda.


L’hôtelier ordonna à ses garçons d’aller ouvrir à don Fernand et se rendit de sa personne dans la chambre du corrégidor.

Celui-ci rêvait en ce moment que le duc de Lerma, enchanté de sa conduite, en avait parlé au roi, qu’on le faisait venir à Madrid, qu’on le nommait conseiller à l’audience de Castille, qu’on lui donnait le choix entre une pension de trois mille ducats et le titre de chevalier dans l’ordre d’Alcantara, et il s’écriait :

— Les deux, sire !… les deux !

En ce moment, on ouvrit brusquement la porte ; l’hôtelier entra, suivi l’instant d’après de don Fernand.

— Qu’est-ce ? s’écria le corrégidor, en portant machinalement la main à son cou, pour y sentir le ruban et la croix de l’ordre ; qu’y a-t-il ?

— Il y a, seigneur corrégidor, que le duc de Santarem, le maître de ce château, n’est plus ; il vient d’être tué d’un coup d’épée.

Le corrégidor poussa un cri perçant, un cri de douleur ! Ce coup d’épée venait de tuer le conseiller à l’audience de Castille et le chevalier d’Alcantara.

— Ce n’est pas possible, continua-t-il, c’est une erreur ; vous vous trompez, seigneur cavalier.

— Je le désire autant que vous… mais je l’ai vu.

— Où ?

— Dans le parc.

— À quel endroit ?

— Je n’en sais rien… car ce parc… je ne le connais pas… mais nous allons le parcourir ensemble.

— Il a trois cents arpents, dit le corrégidor désolé, en se jetant à bas du lit et en appelant Pacheco, son neveu. Et tous mes gens qui devaient être sur pied, où sont-ils ?

— Ce qu’il y a de plus important, s’écria Fernand, est de poursuivre et de saisir le meurtrier.

— Le meurtrier ! répondit le corrégidor avec désespoir, vous êtes donc sûr que le duc n’est plus ?

— Mais oui, monsieur, je vous l’ai déjà attesté.

— Et moi je ne puis le croire ! Si vous saviez combien j’y tenais ! Je répondais de lui et de ses jours sur ma tête. C’était l’ordre exprès du duc de Lerma… et s’il se trouve qu’il est mort…

— C’est terrible.

— Pour moi, seigneur cavalier, pour moi !

— Du reste, dit vivement Fernand, je vous répète qu’il est facile de saisir son meurtrier ; il y a à peine une heure que le crime a été commis, et en envoyant tout votre monde battre les environs…

— C’est juste, cria le corrégidor à son neveu, cela le regarde. Va vite.

— Et pourquoi ne pas courir vous-même ? demanda Fernand.

— Je voudrais avant tout m’occuper du duc et lui donner mes soins.

— Mais puisqu’il n’est plus.

— Cela ne m’est pas prouvé, et tant que je n’en serai pas matériellement sûr… Du reste, soyez tranquille, Pacheco, mon neveu, est intelligent et courageux, c’est un autre moi-même… N’est-ce pas, mon garçon, tu me réponds de tout ?

Pacheco, malgré l’intelligence que lui soupçonnaît son oncle, le regarda d’un air hébété et effrayé, à l’idée de parcourir la nuit la forêt et ses environs. Pacheco était brave, mais surtout le jour, et il eût préféré dormir. Il sortit cependant et courut rassembler les alguazils disponibles, ceux qui n’étaient pas au bal.

Le corrégidor cependant s’était habillé, il était prêt à suivre don Fernand, Il fut décidé qu’on se rendrait d’abord au château où le bal et les réjouissances continuaient toujours. Avant de semer l’alarme et d’ébruiter cette nouvelle, il était convenable de l’annoncer à madame la duchesse de Santarem ; c’est elle qu’il fallait prévenir la première, ne fût-ce que pour demander son avis et ses ordres.

Précédés par quelques gens du château, ils étaient arrivés à la porte d’Aïxa. De là provenait le bruit qu’elle venait d’entendre et qui l’avait effrayée pour Piquillo. Elle attendit que celui-ci eût disparu, et quand elle eut calculé qu’il devait avoir descendu l’escalier et se trouver maintenant dans le parc, elle ouvrit à ceux qui frappaient.