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Piquillo Alliaga/38

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 176-181).


XXXVIII.

le mariage.

— Je comprends alors ces réjouissances et ces fêtes, dit Piquillo, puisque le propriétaire de ce riche domaine se marie. Et qui épouse-t-il ?

— Une demoiselle de Madrid, répondit la jardinière. La fille d’un ancien militaire.

— Est-elle riche ?

— Elle n’a rien.

— Est-elle jolie au moins ?

— Charmante ! quoique bien pâle et triste ! elle ne rit jamais. Ça m’effraierait bien une mariée comme celle-là ! Il est vrai que monseigneur n’est guère plus gai. Il regarde toujours autour de lui avec un air de terreur… comme si quelque malheur allait lui arriver ! Et ce malheur… c’est sans doute son mariage, car sa fiancée ne paraît pas folle-de lui. C’est une drôle de noce que celle-là !

Mais, soutenu par le pilier, puis par la chaise qui le reçurent au moment où il tombait.

— En vérité ? dit Piquillo, qui s’intéressait malgré lui au récit de la jeune jardinière. Et quand se célèbre ce mariage ?

— Dans ce moment même. N’entendez-vous pas les cloches ? La chapelle du château, dont vous voyez d’ici portail, est si petite, que tout le monde n’y peut tenir ; voilà pourquoi la moitié du village reste ici sur la pelouse. Imaginez-vous, seigneur pèlerin, continua la jeune fille, enchantée de pouvoir causer, imaginez-vous que les mariés sont arrivés hier soir. La noce ne devait se faire que demain, mais il est survenu un ordre de la cour pour que le mariage eût lieu aujourd’hui même.

— C’est étonnant ! dit Piquillo. Mais en êtes-vous bien sûre ?

— Je tiens tous ces détails d’une jeune fille qui est arrivée ici avec la mariée, et qui l’a habillée ce matin, Juanita.

— Juanita ! s’écria Piquillo avec émotion, tout en se disant en lui-même que toutes les femmes de chambre s’appelaient Juanita.

— Tenez, tenez, continua la jardinière, le bruit des cloches redouble, et j’entends les orgues ; c’est sans doute le moment de la bénédiction ; venez, seigneur pèlerin, approchons-nous, nous verrons peut-être de loin.

Piquillo la suivit par un mouvement machinal, et se tint quelque temps devant la porte de l’église.

Mais il ne distinguait rien, il y avait trop de monde devant lui. Tout à coup un flot de curieux venant du dehors et faisant irruption en avant, porta Piquillo d’une seule secousse presque au milieu de la chapelle, et sans un pilier qui servit de digue aux vagues mouvantes de la foule, il aurait été jusque sur les marches de l’autel.

Appuyé contre le pilier qui le soutenait, et cherchant à s’élever sur le bâton d’une chaise, Piquillo dominait en quelque sorte tous ceux qui l’entouraient. La cérémonie venait de finir. Le marié avait donné le bras à sa femme qu’il emmenait. Le suisse marchait en avant, faisant faire place avec sa hallebarde, manœuvre qui avait produit dans l’assistance les mouvements onduleux que nous venons de décrire. Piquillo, placé du côte du marié, ne pouvait d’abord voir que lui : il leva les yeux et se crut en proie à un vertige, à une hallucination : dans ce grand seigneur revêtu de riches habits de fête et décoré de plusieurs ordres, il crut reconnaître, il reconnut les traits du capitane Juan-Baptista, qu’il avait laissé une heure auparavant, habillé en militaire et galopant sur la grande route.

— Encore lui ! toujours lui ! se dit-il, je le vois partout ! Et il mit un instant sa main devant ses yeux.

Ce qui lui paraissait incompréhensible le sera moins pour nos lecteurs, s’ils veulent bien se rappeler que le père du duc de Santarem était également le père de Juan-Baptista. La rencontre que Piquillo avait faite le matin, et l’impression sous laquelle il se trouvait, lui avaient fait paraître plus frappante encore la ressemblance qui existait entre eux et qui était déjà très-grande.

Honteux cependant de sa faiblesse et de sa crédulité, il retira vivement la main qu’il avait portée à ses yeux, et regarda de nouveau.

Mais cette fois quels furent les battements de son cœur, quel froid glacial se glissa dans ses veines, quelle pâleur couvrit son visage ! Il voyait à dix pas de lui et donnant le bras au duc de Santarem, son seul amour, son seul rêve, le bonheur de sa vie, son ange adoré, Aïxa belle et pâle, habillée en mariée, l’œil hagard et immobile, s’avançant sans rien voir et sans rien entendre.

Il voulut appeler : Aïxa ! Aïxa ! c’est moi ! Sa langue ne put articuler une parole. Il voulut s’élancer… la foule l’en empêchait, et ses jambes tremblantes se dérobaient, sous lui ; enfin, du fond de sa poitrine oppressée sortit un long sanglot, un cri horrible de désespoir, et il s’évanouit.

Tout était fini pour lui, il avait cru mourir. Le ciel n’avait même pas daigné lui accorder ce bonheur.

Le tumulte de la foule qui se heurtait en sens divers, les cris des femmes que l’on pressait contre la porte de sortie, empêchèrent d’entendre le cri de douleur de Piquillo. Tous ceux qui l’entouraient s’éloignaient pour suivre le cortége des deux mariés. Le pauvre jeune homme se serait brisé de toute sa hauteur sur les dalles de l’église ; mais soutenu d’abord par le pilier, puis par les chaises qui le reçurent au moment où il tombait, il resta là, immobile et privé de tout sentiment.

Un instant après, cette petite chapelle si tumultueuse et si pleine était devenue silencieuse et déserte. Il n’y avait plus personne autre que Piquillo ; le jardinier avait refermé du dehors les deux grandes portes, empressé de courir comme tout le monde aux divertissements et aux jeux qui les attendaient.

Piquillo resta longtemps sans connaissance, et bien des heures s’étaient écoulées lorsqu’il revint à lui ; il était couvert de sueur, et l’air humide et froid qui régnait dans l’église l’avait réveillé. Une nuit profonde l’environnait, et il fut quelques instants avant de pouvoir se rappeler où il était et ce qui lui était arrivé. Enfin, et peu à peu, il sentit en lui la vie renaître, et avec elle le sentiment de ses maux. Il écouta l’horloge du château qui sonnait dix heures. Il se leva avec rage, avec une jalouse fureur ; il courut à la grande porte de l’église, elle était fermée.

Un léger bruit se fit entendre alors à l’autre extrémité de la chapelle, et Piquillo vit briller une petite lumière qui s’avançait lentement. Il se dirigea de ce côté. Une femme venait de s’approcher de l’autel ; elle s’y était agenouillée, et priait avec ferveur. Il entendit prononcer le nom d’Aïxa.

Ce nom avait conservé pour lui un charme irrésistible. Il s’avança… Il écouta en respirant à peine cette voix qui avait deviné sa pensée et qui priait pour Aïxa ! Il entendit murmurer aussi le nom de Fernand, et enfin le sien, celui de Piquillo… et lui qui, s’abandonnant à son désespoir, allait maudire le ciel et la terre, sentit tout à coup son cœur se fondre. Il tomba à genoux en sanglotant et s’écria :

— Soyez bénie, vous qui ne m’avez pas oublié ! vous qui priez pour moi !

La jeune fille s’était levée effrayée, mais à cette voix bien connue, elle s’arrêta, et tremblante d’émotion et de joie, elle dit :

— Qui est là ?… qui a parlé ?

— Piquillo.

— Lui !… s’écria Carmen ; car c’était elle qui, dans l’ombre et le silence de la nuit, venait prier Dieu pour tous ceux qu’elle aimait ! Lui, Piquillo ! Ah ! quel bonheur pour la pauvre Aïxa, qui tout à l’heure encore me disait : Si je pouvais du moins le voir ! le voir une seule fois avant de mourir !

Elle a dit cela ! s’écria Piquillo, tremblant maintenant de joie et d’ivresse.

— Silence ! répondit Carmen en mettant sa main devant la bouche de Piquillo ; pas un mot ! et suivez-moi. Venez ! venez !

Elle le prit par la main, ouvrit la petite porte par laquelle elle était entrée et qui communiquait avec le château. Ils s’avançaient dans l’obscurité, le long d’un vaste corridor qui semblait traverser tout le bâtiment principal. On entendait au loin le bruit et le tumulte de la noce, les éclats joyeux des villageois qui dansaient dans la grande salle basse, et les sons de l’orchestre qui faisaient vibrer les fenêtres gothiques du château. Piquillo suivait sa conductrice en silence, sans rien lui demander. Enfin ils arrivèrent à une petite pièce, une antichambre à peine éclairée.

— Attendez-moi, dit Carmen, je vais prévenir Aïxa, car la surprise et la joie lui feraient mal.

Et elle entra dans la chambre à coucher de la mariée.

Piquillo sentait le cœur lui battre à lui ôter la respiration. Il fut obligé de s’asseoir, et il attendait, et il lui semblait que chaque minute avait pour lui la durée d’une existence.

Carmen sortit enfin.

Elle n’avait été qu’un instant.

— Entrez… entrez, lui dit-elle, je vous laisse !

Piquillo se précipita dans la chambre d’Aïxa. Elle était assise, pale, les cheveux en désordre et à demi vêtue ; près d’elle, un secrétaire était ouvert, et elle tenait à la main des papiers qu’elle laissa échapper en apercevant Piquillo. Elle poussa un cri et se jeta dans ses bras.

— Te voilà ! te voilà donc enfin ! tu nous es rendu !

— Oui, mais le plus malheureux des hommes puisque j’arrive trop tard… puisque je n’ai pu vous sauver !

— Je te vois du moins… je te vois… je n’espérais plus ce bonheur, lui dit-elle.

Et tout en parlant ainsi, elle le serrait contre son cœur, le couvrait de ses larmes et de ses baisers, et Piquillo, hors de lui, était prêt à succomber sous le poids d’un bonheur qu’il n’osait espérer ni comprendre, mais qui l’enivrait, qui l’égarait, lorsqu’Aïxa, suspendue à son cou, s’écria en l’embrassant :

— Mon frère !… mon frère bien-aimé !

Piquillo la repoussa loin de lui, chancela et tomba sur le parquet, pâle, haletant, inanimé.

La foudre venait de le frapper ! il éprouvait une souffrance horrible. Deux commotions si violentes et si imprévues, le passage subit d’un bonheur inouï à un extrême désespoir, surpassait les forces de sa raison. Il se releva brusquement, balbutia quelques mots sans suite, regarda Aïxa d’un air farouche et menaçant, et voulut s’éloigner.

C’était la folie qui commençait.

— Fils d’Albérique, mon frère, que vous ai-je fait ! répéta Aïxa de sa douce voix. Pourquoi me fuyez-vous quand je n’ai plus que vous pour me consoler ?

Cette voix enchanteresse produisit sur Piquillo son effet ordinaire. Plus puissante encore que la secousse qu’il venait d’éprouver, elle arrêta sa raison prête à l’abandonner, dissipa son égarement, le rendit à la vie et en même temps au devoir et à l’honneur, qui étaient sa vie, à lui. Se roidissant contre la douleur, il redevint homme, il retrouva cette puissance de volonté qui peut tout dompter, jusqu’à nous-même. Il fut assez fort pour commander à son trouble, pour ordonner à ses traits de sourire, à son cœur de ne plus rien éprouver, et pour dire à l’orage qui grondait en lui-même ce que Dieu dit à l’Océan : Tu n’iras pas plus loin !

— Pardon de ma faiblesse, lui dit-il. Moi qui ai tant de fois triomphé de la douleur, je viens de me laisser vaincre par la joie. Mais depuis deux jours tant d’émotions ! tant de souffrances ! J’étais déjà malade. J’ai la fièvre, voyez-vous, et dans la fièvre on a parfois le délire.

Il ne mentait point. Aïxa saisit sa main brûlante, le fit asseoir près d’elle et lui prodigua les soins les plus tendres, sans se douter qu’elle redoublait encore les tourments qu’elle voulait calmer.

— Vous, ma sœur ! murmurait Piquillo d’une voix tremblante, ma sœur ! Et il répétait ce mot, maintenant son salut, son talisman et sa seule défense : Ma sœur !

Puis, tournant vers elle ses yeux tristes, où le sourire cherchait à briller au milieu des larmes :

— Ce nom n’apprend rien à mon cœur, lui dit-il ; depuis longtemps j’avais pour vous la tendresse d’un frère. Mais ce que mon cœur avait deviné, mon esprit ne peut encore le comprendre.

— Et moi, je vais te l’expliquer, s’écria Aïxa… Et voyant qu’il regardait autour de lui avec inquiétude : Ne crains rien ! M. le duc ne peut entrer ici sans mon ordre. Si je n’ai pu me soustraire à ce fatal mariage, j’ai réservé du moins mes droits et ma liberté, et nul, pas même lui, n’y peut porter atteinte !

Elle ne remarqua point l’éclair de joie qui brilla dans les yeux de Piquillo, et continua en lui tenant toujours la main :

— Tu sais, mon frère, que les Maures de Valence et de Grenade ; ne pouvant supporter les maux et surtout le joug honteux dont on les accablait, se révoltèrent sous le dernier roi, Philippe II, et coururent aux armes pour défendre leur religion, leurs femmes et leurs enfants.

— Oui… dit Piquillo en pensant à Alliaga, plus d’un brave soldat perdit la vie dans les montagnes des Alpujarras.

— Trente mille des nôtres y trouvèrent un tombeau, dit Aïxa ; mais auparavant, plus de soixante mille Espagnols étaient tombés sous leurs coups, et le roi Philippe, effrayé d’une victoire qui lui coûtait si cher, devint clément par terreur. Il promit de ne plus persécuter les Maures et de ne plus les obliger par force à changer de religion. Il fut dit, par une ordonnance royale, que ceux qui refuseraient d’abjurer ne pourraient occuper aucune place, aucun emploi en Espagne ; qu’on ne pourrait les forcer à faire baptiser ceux de leurs enfants qui alors auraient plus de sept ans, mais qu’à l’avenir, tous ceux qui viendraient au monde seraient présentés au baptême au moment de leur naissance, et cela sous peine des plus cruels châtiments.

Maintenant, frère, tu vas comprendre aisément la situation de toute notre famille.

Cette ordonnance inquiétait peu le Maure Delascar d’Albérique, qui n’avait aucune envie de demander au roi d’Espagne des emplois et des dignités. Son travail et son industrie lui procuraient plus de richesses qu’il n’en désirait pour lui et les siens. D’un autre côté, son fils Yézid, ayant alors plus de sept ans, ne pouvait être contraint à recevoir le baptême et par conséquent à changer de religion. Il n’avait donc rien à craindre de ses oppresseurs, et ceux-ci, sous le coup de la terrible leçon qu’ils avaient reçue, exécutèrent pendant quelques années et assez fidèlement les promesses qu’ils avaient faites. On était alors aux dernières années du règne de Philippe II, et voilà que la compagne d’Albérique, sa femme bien-aimée, Amina, devint enceinte. Juge alors, mon frère, des angoisses et des craintes de cette pauvre famille ! Il fallait donc que l’enfant qui allait naître fût d’une autre religion que la leur ; il fallait élever autour d’eux un chrétien, un infidèle, un ennemi de leur foi, sous peine d’être dénoncé à l’inquisition, jeté dans un cachot, torturé, brûlé… que sais-je ! Tu as vu toi-même, par Gongarello et par la pauvre Juanita, qu’on envoyait les Maures au bûcher pour bien moins que cela.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria Piquillo. Je comprends maintenant…

— Ma mère, continua Aïxa, ma mère, qui était d’une extrême dévotion, fut tellement tourmentée de cette idée, qu’elle croyait toutes les nuits entendre la voix menaçante du Prophète, ou voir l’épée flamboyante de l’ange Gabriel. Elle devint si dangereusement malade que l’on craignit pour ses jours et pour ceux de l’enfant qu’elle portait dans son sein. Et après avoir longtemps hésité, voici le parti auquel on s’arrêta : ma mère, qui n’était enceinte que de quelques mois, fit un long voyage, puis revint secrètement à Grenade, chez une ancienne esclave à elle, établie mercière près de l’Alhambra. Cette brave femme, qui nous était dévouée, venait de mettre au monde un enfant qu’elle avait présenté au baptême. On prit soin de cet enfant, dont moi je pris la place. Ma mère aimait mieux se priver ainsi de ma présence que de me savoir à jamais perdue pour sa croyance et pour son Dieu. Elle préférait une séparation de quelques années à la séparation éternelle que le baptême eût établie entre nous. Il faut dire aussi qu’il ne se passait pas de semaine sans que des relations d’affaires appelassent Albérique ou sa femme dans la ville de Grenade ; que souvent Palomita, la mercière, avait besoin, pour son commerce, de faire des acquisitions à Valence ; qu’elle restait plusieurs jours en voyage, m’emmenant toujours avec elle, et que je recevais ainsi à la dérobée les caresses de mes vrais parents. Mais quand mon père eut perdu la pauvre Amina, plus que jamais il se mit à m’aimer, plus que jamais il eut besoin de moi. Il venait me voir si souvent, et sa tendresse était si vive qu’à chaque instant il se trahissait à mes yeux. J’avais à peine cinq ou six ans qu’il m’avait déjà avoué son secret.

— Eh bien, oui ! me disait-il, oui, ma bien-aimée Aïxa… tu es mon enfant, tu es ma fille. Mais prends bien garde que personne ne s’en doute ; sans cela, vois-tu bien, ils me jetteraient dans un cachot… ils nous traîneraient sur un bûcher, moi et ton frère Yézid.

Dans ce qu’il me disait, je ne comprenais qu’une chose, c’est que, si je parlais, on tuerait mon père et Yézid ; et l’on m’eût tuée moi-même plutôt que de me faire prononcer leur nom. Tu l’as vu, frère, continua Aïxa, quoique bien jeune encore, je m’étais fait de ce secret un devoir si sacré, que pas même Carmen, pas même toi, ne me l’auriez fait trahir. La vie de mon père en dépendait, et prête à parler, je me serais arrêtée, croyant entendre murmurer à mon oreille le nom de parricide !

— Eh bien ! dit Piquillo, oppressé par un douloureux souvenir, achevez, ma sœur.

Aïxa poursuivit :

— J’avais à peu près sept ans quand la reine Marguerite, à l’époque de son mariage, traversa le royaume de Valence et vint avec toute sa suite faire une visite à mon père, Delascar d’Albérique. Et il a tant de mérite, mon père, tant de savoir et de vertus ! dit Aïxa avec orgueil.

— Je le sais, je le sais, dit Piquillo ; comme vous, ma sœur, je le révère et je l’aime.

— Et la reine, poursuivit la jeune fille, la reine aussi se mit à l’estimer et à l’aimer, et lui promit sa protection… toujours ; c’est le mot dont elle se servit, c’est mon frère Yézid qui me l’a dit. Alors comptant sur l’appui de la reine, mon père devint plus hardi. Palomita, la mercière, venait de mourir ; il confia à Yézid le dessein qu’il avait de me prendre ouvertement avec lui et de m’avouer pour sa fille ; mais il n’osait le tenter sans prendre l’avis de la reine et sans la certitude d’être protégé par elle. Yézid partit alors pour Madrid, et, ce qui était bien difficile, il obtint une audience secrète de la reine.

— Comment cela ? dit Piquillo.

— Je ne le sais pas, dit naïvement Aïxa ; il ne me l’a jamais dit : ce que je sais, c’est qu’il revint effrayé, désespéré… Il avait tout raconté à la reine, et celle-ci lui avait répondu : « Dites à votre père de renoncer à son dessein et de se tenir plus que jamais sur ses gardes. On ne cherche dans ce moment qu’un prétexte pour le perdre ; c’en serait un infaillible et immanquable. Si on savait qu’Aïxa est sa fille et qu’il l’a dérobée au baptême, je ne pourrais le sauver ; je ne pourrais lutter, moi, la reine, ni contre le pouvoir du duc de Lerma, ni contre la haine du grand inquisiteur, qui, cette fois, aurait la loi pour lui. Dites donc à d’Albérique que, dans son intérêt, dans celui de sa fille, il s’éloigne d’elle en ce moment, au lieu de s’en approcher. »

Telles furent les paroles de la reine. Et quel parti restait à mon pauvre père ! Il ne pouvait me garder auprès de lui ; Palomita n’était plus ; à qui me confier, moi, sa vie et son bonheur ! Au milieu de ses angoisses, il songea à don Juan d’Aguilar, son noble ami, mais il craignait, en me remettant entre ses mains, de compromettre sa position, sa fortune et même ses jours.

— Tant mieux ! s’écria le digne vieillard. Je pourrai donc m’acquitter envers vous. Votre fille sera la mienne ; ce sera la sœur de Carmen, car je jure à toutes les deux désormais la même affection.

— Et il a tenu parole, dit Piquillo en essuyant une larme et en se rappelant les jours passés dans la maison d’Aguilar, jours d’illusions, rêves de la jeunesse, espérances de bonheur à jamais détruites maintenant !

— Je n’ai pas besoin de te dire, continua Aïxa, que, dans sa tendresse paternelle, d’Albérique croyait ne pouvoir jamais assez m’accabler de présents ; moi, enfant, j’avais de l’or, des diamants, des parures, dont je ne me servais pas et qu’au contraire je cachais de mon mieux. Voilà, mon frère, dit-elle, en lui tendant la main, l’origine des richesses qui vous étonnaient. Souvent aussi, et vous l’ignoriez, on me faisait appeler chez le général, Carmen elle-même croyait que c’était pour quelques recommandations ou quelques reproches. C’était pour recevoir les embrassements de mon père ou de Yézid. Mon sort s’écoulait ainsi, en secret, et digne d’envie.

— Et le mien donc ! dit à part lui Piquillo en soupirant.

— Mais, poursuivit Aïxa, quand, pour notre malheur à tous, le noble, l’excellent d’Aguilar eut fermé les yeux, il fut décidé que je suivrais Carmen chez sa tante, chez la comtesse d’Altamira… une infâme !

— Que dites-vous ?

— Que pendant votre absence, que depuis deux mois, mon frère, bien des dangers nous ont environnées Carmen et moi ; Carmen avait un défenseur, son fiancé, son époux, Fernand d’Albayda, dit-elle en baissant les yeux… mais moi, je n’avais point d’ami… car vous n’étiez plus là… et mon père était loin de moi. Un homme est venu alors… c’était le ministre du roi, le duc de Lerma. Il est venu me proposer un mariage à moi, qu’il croyait la fille d’un soldat tué en Irlande. Il est venu me dire que le roi voulait cette union. Que pouvais-je répondre, sinon que je demandais le temps de réfléchir ou de me consulter, ou plutôt de consulter mon père et Yézid ? Je me hâtai de leur apprendre mes craintes, mes inquiétudes, demandant leurs avis et leurs conseils, enfin épanchant dans leur âme tout ce que l’âme d’une fille et d’une sœur peut renfermer d’intime et de caché ; confiant ainsi mes plus secrètes pensées à un écrit que je croyais inviolable et qui devait me trahir… oui, un ministre du roi, un duc de Lerma, n’a rien respecté.

— Qu’entends-je ! s’écria Piquillo avec indignation.

— Un matin, poursuivit Aïxa, je le vois entrer dans ma chambre. « Je vous ai proposé, senora, me dit-il, d’épouser le duc de Santarem, et vous êtes une fille trop dévouée et trop tendre pour refuser cette union, car en refusant vous condamnez à la prison et au bûcher votre père et tous les siens.

— Comment cela ? m’écriai-je épouvantée.

— Fille du Maure d’Albérique, sœur d’Yézid Delascar, voici la lettre que vous leur avez adressée. Il ne faut pas d’autres preuves pour les condamner, et les preuves, c’est vous qui les aurez fournies. Si je livre cette lettre à don Sandoval, le grand inquisiteur, ils sont perdus tous les deux, tandis que si vous épousez le duc de Santarem…

— Vous me rendrez cette lettre ?

— À l’instant même.

— Donnez-la-moi donc, m’écriai-je, je consens !

— Ce sera mon présent de noces, répondit le duc, je vous le jure ! Le matin même du mariage, elle vous sera remise par le prêtre même qui bénira votre union.

— Maintenant, frère, s’écria Aïxa, tu sais tout. Pourquoi vouloir absolument me marier ? Pourquoi tenir à ce duc de Santarem ? c’est ce que j’ignore encore… mais il y a là-dessous quelque mystère que nous découvrirons. Par malheur, toi qui pouvais seul m’éclairer ou me donner conseil, tu n’étais pas là.

— Oui, par malheur ! s’écria Piquillo avec rage.

— Tu m’avais caché le but et la cause de ton voyage, et c’est quelques jours après ton arrivée à Valence, que Yézid m’apprit quel était le frère que le ciel nous donnait… ce frère que je chérissais déjà ! Que n’es-tu venu alors ?

— J’accourais vers vous, dit Piquillo avec désespoir… vous faire part de ma joie, de mon bonheur… mais arrêté par nos ennemis… emprisonné par eux…

Et il lui racontait en peu de mots les dangers auxquels il venait d’échapper et qui le menaçaient encore ; dangers que depuis quelques heures il avait oubliés, lorsqu’en ce moment un grand bruit se fit entendre dans le château. Des cris, des pas précipités retentirent au milieu de la nuit.

— Va-t’en ! dit Aïxa à son frère.

— Oui, si l’on me voyait ainsi près de vous, au milieu de la nuit… ce serait vous perdre.

— Non, répondit Aïxa d’une voix ferme… je leur avouerais que tu es mon frère… Je ne crains rien pour moi… mais c’est toi peut-être qu’ils poursuivent, et je ne veux pas que tu retombes entre leurs mains.

— Ah ! peu m’importe maintenant ! répondit Piquillo en laissant tomber ses mains avec découragement.

— Tu oublies donc, mon frère, que j’ai besoin de ton appui maintenant, et de ton amitié toujours ?

— Oui… j’étais un égoïste et un ingrat. Vous avez raison.

— Et pourquoi me dire vous ? lui demanda-t-elle.

— Ah ! l’habitude de vous respecter…

— Oui, autrefois peut-être !… mais à présent tu n’es plus obligé qu’à m’aimer, n’est-ce pas, frère ?

Le bruit redoublait dans le château et semblait se diriger vers l’appartement d’Aïxa.

— Va-ten donc, s’écria-t-elle, pour que je puisse te revoir !

Et joignant les deux mains d’un air suppliant :

— Je t’en prie, frère… va-t’en si tu m’aimes !

— Je pars, dit Piquillo avec émotion… mais comment ? mais par où ? les voilà à cette porte… les entends-tu ?

— Oui, dit Aïxa… mais quoique arrivée ici depuis hier seulement, cet appartement est le mien… et l’on m’en a enseigne les secrets.

Ouvrant alors un panneau de la boiserie richement sculpté :

— Tiens ! tu descendras par un petit escalier tournant, jusqu’à une porte qui donne sur le parc ; en voici la clé que l’on m’avait remise pour mes promenades à moi. Le parc est contigu à la forêt… et de là, la fuite est facile… Adieu donc, et bientôt à Madrid !

— À Madrid, dit Piquillo ; avez-vous d’autres ordres à me donner ?

— Encore un.

— Et lequel ?

— De m’embrasser, mon frère !

— Adieu ! adieu ! s’écria Piquillo hors de lui.

Et se dégageant de ses bras, il s’élança par l’escalier dérobé, pendant que de la pièce voisine on frappait rudement à la porte de la chambre à coucher de la nouvelle mariée.