Piquillo Alliaga/41

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 196-208).


XLI.

le couvent.

On a vu, dans le chapitre précédent, que la nuit était déjà avancée quand don Fernand et le corrégidor, frappant à l’appartement d’Aïxa, avaient forcé Piquillo à s’éloigner. Celui-ci, muni de la eté que sa sœur lui avait remise, s’était trouvé au milieu du parc, et avait naturellement suivi l’allée principale qui s’offrait à lui. Elle était fort longue et il s’avançait en regardant avec précaution autour de lui, quand il découvrit près d’un massif l’horrible spectacle qui avait déjà frappé les yeux de don Fernand d’Albayda.

C’était un homme baigné dans son sang, et les rayons de la lune lui montrèrent des traits qu’il connaissait trop bien.

D’abord, le matin, à l’église, au moment de ce fatal mariage, il avait vu le duc, et puis sa ressemblance si grande et si frappante avec Juan-Baptista ne pouvait lui laisser aucun doute. Sans s’expliquer les causes d’un pareil événement, il comprenait de quelle importance il était d’en informer d’abord et avant tout sa sœur Aïxa. Et malgré les dangers qui le menaçaient lui-même, il revint sur ses pas. Une des fenêtres de l’appartement de la nouvelle duchesse donnait sur le parc ; il vit cet appartement éclairé et distingua à travers les rideaux les ombres de plusieurs personnes. Il n’osa pas alors se servir de la eté qu’il avait gardée ni pénétrer par le petit escalier de la chambre d’Aïxa. Il attendit, errant dans le parc, se cachant dans les massifs épais, revenant de temps en temps regarder à la fenêtre si les lumières étaient éteintes, si Aïxa était seule, s’il pouvait sans bruit arriver jusqu’à elle.

Tout à coup il vit cette fenêtre s’ouvrir, et une femme, pâle et échevelée, s’élancer pour se précipiter. C’était Aïxa ! Et derrière elle il vit Juan-Baptista ! Piquillo gravit le petit escalier, ouvrit le panneau dans la boiserie, et se trouva en un instant près de sa sœur pour la défendre, pour la sauver. On sait le reste.

Maintenant il se trouvait seul, rêvant aux événements de la nuit, se demandant ce qu’il allait devenir. Quels seraient désormais son but et sa vie ? Son but jusqu’alors avait été l’amour d’Aïxa. Son existence, c’était elle ! il ne lui restait rien, pas même l’espoir ! Le même jour avait vu la jeune fille esclave et libre ; ce mariage, formé par la contrainte, était brisé. Elle était de nouveau maîtresse d’elle-même !

— Mais qu’importe ! s’écriait Piquillo en sanglotant… perdue à jamais… perdue pour moi ! Et alors il voulait de lui-même se livrer à ses ennemis et aux bourreaux qui le poursuivaient. Il voulait mourir ! et puis il rougissait de sa lâcheté et de sa faiblesse, il se disait que ses jours, inutiles à lui-même, pouvaient être utiles à Aïxa, à Yézid, à d’Albérique, à tous les siens. En ce moment même Yézid n’était-il pas en danger ?… Si, comme l’avait dit devant lui Juan-Baptista (et tout lui prouvait que c’était la vérité), si Yézid s’était battu avec le duc de Santarem et l’avait tué, il n’y avait point pour lui de grâce à espérer, il y allait de sa vie, et Piquillo jurait de la défendre, oubliant que ses jours à lui-même et sa liberté étaient menacés. — Oui, se disait-il, c’est pour Yézid, c’est pour mon frère que je dois me dévouer.… c’est pour le sauver qu’il faut vivre. Et il rêvait qu’il lui serait facile d’arriver à Madrid, de s’y cacher… où ?… dans quel lieu ? dans quel asile ?

Cet asile, il pensa qu’il pourrait pendant quelques jours le trouver chez la senora Urraca, sa grand-mère ; qu’il attendrait là, en secret et en sûreté, le retour d’Aïxa ou de Fernand d’Albayda, et qu’il irait leur demander alors : Quel péril faut-il braver pour sauver Yézid ?… me voici ! envoyez-moi !

Tout entier à ces idées, il marcha d’un bon pas une partie de la journée. Il ne craignait plus de rencontrer Juan-Baptista, qu’il savait prisonnier du corrégidor et dont il se croyait délivré. Il s’était cependant prudemment défait de sa robe de pèlerin qu’il avait jetée dans un fossé, car il était probable que Josué Calzado, en exécution des ordres rigoureux de l’implacable archevêque, lancerait à sa poursuite toute son armée d’alguazils. Pour cette raison il évita d’entrer dans Tolède, ce qui l’aurait conduit plus directement à Madrid. Il préféra faire un détour, prit sur la droite par Ocana et Aranjuez, qu’il traversa le lendemain, puis se dirigea sur un gros bourg nommé Pérolès.

Il lui avait semblé que depuis quelque temps on l’épiait. Deux ou trois voyageurs, des espèces de marchands forains qui avaient cherché à entrer avec lui en conversation, suivaient la même route et s’arrêtaient aux mêmes endroits que lui. Ces compagnons de voyage lui paraissaient suspects. Il s’était établi dans une hôtellerie à Pérolès et avait commandé son diner, quand, dans la salle à côté de la sienne, il entendit arriver des voyageurs. Il regarda par une fente de la cloison. C’étaient les trois marchands, fatigués de la chaleur du jour et de la marche qu’ils venaient de faire ; ils déposèrent les ballots qu’ils portaient sur leurs épaules, ouvrirent les surtouts de camelot jaune qui recouvraient leurs poitrines, et Piquillo vit briller l’uniforme noir qu’il connaissait si bien, celui d’alguazil. Il sut alors à quoi s’en tenir, et, pour qu’il ne lui restât pas le moindre doute :

— Es-tu sûr que ce soit lui ? dit l’un d’eux.

— Ma foi, non.

— On disait qu’il avait un habit de pèlerin, il ne l’a plus.

— L’habit ne fait pas le moine, dit le troisième. Le reste du signalement est conforme.

— C’est juste… aussi mon avis est de l’arrêter.

— Arrêtons toujours.

— Et si ce n’est pas ce lui que nous cherchons ?

— C’est sa faute ! pourquoi lui ressemble-t-il ?… ça lui apprendra !

— Est-il ici ?

— Il vient d’arriver et de commander son repas.

— Très-bien… Pendant qu’il dînera… c’est le bon moment. On ne se défie de rien quand on dîne.

Piquillo n’en entendit point davantage. Il n’attendit point son dîner, descendit doucement l’escalier, ne sortit point par la grande porte de l’hôtellerie, mais par un petit jardin dont il franchit la haie, disparut derrière un bouquet de bois, gagna la campagne, et après avoir longtemps marché à travers champs, aperçut enfin le clocher d’une ville importante. On lui dit que c’était Alcala de Hénarès.

Il était encore à quatre ou cinq lieues de Madrid, mais la nuit était venue, il était harassé de fatigue, et de plus il n’avait pas dîné. Il s’arrêta à l’hôtellerie de Saint-Pacôme, se fit servir un bon souper, puis demanda une chambre, un lit, et s’endormit, après avoir, par précaution, fermé sa porte en dedans aux verrous.

Il se réveilla en pensant que l’oncle de Juanita, le barbier Gongarello, qu’il avait sauvé du bûcher de l’inquisition, avait été relégué à Alcala de Hénarès, qu’il y avait transporté ses pénates et ses rasoirs, et que c’était lui qui faisait la barbe à la population de cette ville. Je suis sauvé ! se dit-il ; me voici un ami, une protection ! Je serai mieux chez lui que dans une hôtellerie, où l’on est exposé à toutes sortes de rencontres, et puis il me donnera les moyens de me rendre sûrement et directement à Madrid. Il se leva, ouvrit sa fenêtre, qui donnait sur la grande place, huma quelques instants l’air du matin, puis se retira vivement. Un café était voisin de l’hôtellerie, et devant la porte de ce café, au milieu d’un groupe de bourgeois qui parlaient des variations de l’atmosphère et de la politique, Piquillo avait vu deux yeux se lever sur lui. Ces yeux étaient ceux d’un militaire qui avait le bras gauche en écharpe et qui s’appuyait de la main droite sur une canne. Toujours préoccupé du souvenir de Juan-Baptista, Piquillo avait cru voir encore ses traits dans ceux du vieux militaire, supposition qu’avait fait naître sans doute le rapprochement de ce bras en écharpe avec la blessure que lui-même avait faite l’avant-veille au bandit. Mais il lui paraissait impossible que Juan-Baptista, qui avait été saisi par le corrégidor et jeté probablement par lui dans les prisons de Tolède, fût, deux jours après, à fumer tranquillement sa pipe sur la grande place d’Alcala de Hénarès. Pour mieux s’en assurer, et tout en riant de sa vaine frayeur, il s’avança de nouveau à son balcon et regarda. Le groupe avait disparu. Il fit appeler son hôte et lui demanda s’il connaissait dans la ville le barbier Gongarello.

— Tout le monde le connaît… tous ceux du moins qui ont de la barbe au menton. Votre Seigneurie veut-elle qu’on le fasse avertir ? ce n’est pas loin…

— J’irai chez lui. Voulez-vous m’indiquer sa boutique ?

— Je vais vous donner un de mes garçons pour vous conduire.

— Très-bien.

Piquillo paya son hôte, acheva de s’habiller et vit entrer un petit marmiton qui, sous son bonnet de coton, portait un air sournois qui lui déplut.

— Qui es-tu ?

— Troisième marmiton de l’hôtellerie Saint-Pâcome.

— Tu veux pour boire ?

— Je ne venais pas pour cela, mais c’est égal.

Il tendit la main, Piquillo y jeta quelques maravédis ; l’enfant remercia en disant :

— Le patron donne si peu ! jamais de bénéfices ; ce qui fait qu’on en trouve où l’on peut. Je suis prêt à vous conduire, seigneur cavalier.

Piquillo suivit l’enfant, qui marchait devant lui en s’accompagnant d’un air de fandango avec deux castagnettes faites aux dépens de la vaisselle de l’hôtellerie. Ils traversèrent plusieurs rues tortueuses, et Piquillo s’arrêta en disant :

— On prétendait que ce n’était pas loin. Est-ce que nous n’arrivons pas ?

— Patience, dit le marmiton avec un sourire mauvais, ça ne peut pas tarder.

Ils s’arrêtèrent enfin devant une maison de sombre apparence.

— C’est ici, dit l’enfant, montez.

— Je ne vois ni l’enseigne du barbier, ni ses palettes, ni sa boutique, qui est toujours peinte en bleu.

— La couleur n’y fait rien… ça ne vous empêchera pas d’être rasé. Montez toujours.

— Gongarello n’est donc plus en boutique… il est en chambre ?

— Vous l’avez dit… Montez donc.

Au haut d’un petit escalier, l’enfant s’arrêta comme par respect et laissa passer Piquillo devant lui. Celui-ci entra dans une chambre nue et sans meuble ; mais à peine y eut-il mis le pied qu’il entendit la porte et la serrure se fermer sur lui.

— Il est pris, s’écria le marmiton au dehors, et il ne se doute pas que je l’ai conduit dans un corps-de-garde d’alguazils ! Donnez-moi, monsieur le militaire, le réal que vous m’avez promis.

— En voici deux, reprit joyeusement une voix que Piquillo reconnut pour celle du capitaine Juan-Baptista, et la même voix cria du haut de l’escalier :

— Seigneur Garambo della Spada, vous commandez le poste, prenez quatre de vos plus braves, montez saisir le prisonnier, et n’oubliez pas de partager avec moi les cent ducats que monseigneur l’archevêque a promis à qui s’emparerait du Maure Piquillo.

— Me voici, cria du rez-de-chaussée le seigneur Garambo della Spada ; au lieu de quatre hommes, j’en prends huit.

— Très-bien, dit Juan-Baptista, je me joindrais à vous, si ce n’était la blessure que j’ai reçue à l’armée des Pays-Bas, et qui n’est pas encore cicatrisée ; mais hâtez-vous, je garde la porte.

— Nous montons.

En entendant ces paroles et les pas des alguazils qui retentissaient sur les marches de l’escalier de buis, Piquillo regarda autour de lui avec effroi. Une chambre nue et sans meubles, les quatre murailles crayonnées au charbon par les pensées en vers ou en prose et surtout par les noms de tous les prisonniers qui y avaient précédé Piquillo. C’était une salle d’attente où l’on déposait provisoirement ceux que ramassaient les patrouilles de jour et de nuit, jusqu’au moment où on les transportait dans les prisons de la ville ou de l’inquisition. Une seule porte, celle par laquelle on allait entrer. Une seule fenêtre, donnant sur une rue populeuse et marchande, dont presque tous les bourgeois étaient assis dans leur boutique ou debout sur le pas de leur porte. Aucun espoir de salut, de tous côtés il serait immanquablement arrêté, et cependant, par un instinct de conservation qui nous porte à nous défendre jusqu’au dernier moment, en entendant la clé tourner dans la serrure, Piquillo s’élança par la fenêtre, qui était à une quinzaine de pieds du sol, et tomba sans se faire de mal au beau milieu de la rue. Il avait déjà pris sa course, et Le seigneur Garambo della Spada criait de la fenêtre :

— Arrêtez ! arrêtez !

À ce cri, les marchands sortirent de leur boutique, et ceux qui étaient sur le pas de leur porte, montrant du doigt Piquillo qui s’enfuyait, répétaient de loin :

— Arrêtez ! arrêtez !

Mais Piquillo venait brusquement de tourner par une petite rue à droite, puis par une autre à gauche, et il avait déjà gagné une avance d’une cinquantaine : de pas lorsque les bourgeois et les alguazils se décidèrent à le poursuivre. Jeune, alerte et animé par la crainte, qui donne des ailes, il leur eût peut-être échappé ; par malheur il ne connaissait pas la ville, et après quelques minutes d’une course rapide, il s’était dirigé vers une vaste rue, la plus belle sans doute de la ville d’Alcala ; poursuivi alors seulement par les bourgeois, il se croyait sauvé, lorsque du bout de cette rue il vit arriver l’escouade des alguazils, qui, mieux au fait des localités, avaient pris une rue de traverse pour lui fermer la retraite. Alors, et comme le cerf aux abois que des chasseurs impitoyables et une meute furieuse viennent de forcer et d’acculer dans ses derniers retranchements, le pauvre Piquillo regarda avec désespoir autour de lui. Aucune rue transversale par laquelle il pût échapper. Seulement en face de lui, une vaste cour dont la grille en fer était entr’ouverte, au fond de cette cour un long et magnifique bâtiment qui ressemblait à un palais ; au fronton étaient écrits en lettres d’or sur une tablette de marbre noir ces mots :

COUVENT DES RÉVÉRENDS PÈRES DE LA FOI.

Sans réfléchir, sans se demander s’il n’allait pas de lui-même se livrer à ses ennemis et tomber peut-être de Charybde en Scylla, Piquillo se précipita dans la cour du couvent, dont il referma sur lui la grille à moitié ouverte, et cria à plusieurs moines qui sortaient du réfectoire :

— Asile ! asile !.. Sauvez-moi !

— Ne craignez rien, dit l’un d’eux, qui, sous un air de bonhomie, cachait un œil fin et un sourire narquois ; ce couvent a droit d’asile, et le frère Escobar ne laissera point violer les priviléges de son ordre. Dans ce moment, les bourgeois et les alguazils arrivaient essoufflés et s’arrêtèrent de l’autre côté de la grille.

— Livrez-nous le prisonnier ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Qu’a-t-il fait, mes frères ? dit Escobar aux bourgeois.

Ceux-ci se regardèrent et répondirent :

— Nous n’en savons rien, mais ce doit être un voleur ou un meurtrier !

— C’est mieux que cela, mes pères, dit le chef des alguazils, c’est un hérétique ! c’est un Maure !

— Qui invoque le droit d’asile, dit Escobar.

— Mais il est réclamé par monseigneur Ribeira, patriarche d’Antioche, archevêque de Valence, qui a promis cent ducats à celui qui le livrerait mort ou vif.

— Et qu’en veut faire monseigneur de Valence ? dit Escobar.

— Le convertir à la foi catholique.

— Et nous aussi, dit Escobar avec une orgueilleuse humilité, nous pouvons, grâce au ciel, nous vanter de quelques conversions, et celle-ci peut-être ne serait pas au-dessus de nos forces.

— Non pas, dit vivement l’alguazil, comme un homme qui craint qu’on ne lui dérobe son bien, celui-ci appartient à monseigneur ! c’est une conversion à lui… Il l’a commencée !

— Dans ce cas-là, mon frère, commencer n’est rien, le tout est de finir, et il parait que monseigneur n’en est pas venu à ses fins.

— Parce que cet hérétique et ce mécréant s’est enfui.

— Pour me soustraire à la torture et aux mauvais traitements qu’on me faisait subir ! s’écria Piquillo.

— Vous l’entendez, mes frères, dit Escohar d’une voix paterne ; je ne m’étonne plus du nombre des conversions qu’on enregistre tous les ans à Valence, si pour les obtenir on emploie des moyens pareils. Ce n’est point par la violence, s’écria-t-il à voix haute et regardant le peuple, que nous forçons les brebis d’entrer au bercail. L’enfant égaré est venu à nous de lui-même, et nous lui ouvrons nos bras et nos portes, mais nous ne prétendons pas le retenir malgré lui. Nous le laissons libre de retourner à Valence ou de rester parmi nous.

Piquillo, à qui aucun des deux partis ne convenait, hésitait, en proie à de mortelles angoisses, et il gardait le silence.

— Frère, dit Escobar au portier du couvent, ouvrez les grilles et que le captif choisisse.

— Je reste, mes pères ! je reste ! s’écria Piquillo.

Un murmure d’étonnement circula dans la foule.

— Vous le voyez, s’écria le moine triomphant… Nous ne le forçons point, nous ne forçons personne de venir à nous….. Emmenez-le, mes frères, dit-il aux autres moines, en leur montrant Piquillo.

— Un instant, reprit Garambo della Spada, vous allez me donner acte de la remise de mon prisonnier et comme quoi vous en répondez, car il ne peut sortir de votre couvent que pour être livré à monseigneur l’archevêque de Valence ou à la sainte inquisition.

— C’est trop juste, seigneur alguazil, répondit Escobar en regardant Piquillo, nous nous y engageons. Veuillez entrer au parloir, où je vais vous donner un reçu en bonne forme d’un hérétique appartenant à monseigneur de Valence, et que vous nous laissez en vertu de notre droit d’asile, déclarant de notre côté que nous en répondons, et nous nous portons forts de le représenter en temps et lieu à qui de droit.

— C’est cela même, dit l’alguazil, et nous allons dresser du tout un petit procès-verbal que nous signerons, vous et moi, mon père.

— Et le révérend frère Jérôme, supérieur de couvent, dit Escobar.

L’alguazil entra au parloir, les bourgeois retournèrent à leurs boutiques, le marmiton à ses fourneaux, et Piquillo fut conduit par les bons pères dans une cellule propre, riante, bien éclairée et approvisionnée de tout ce qui peut rendre la vie commode et agréable.

— C’est bien, se dit-il en regardant autour de lui avec inquiétude, mais avec tout cela me voilà encore prisonnier, et même, si je l’ai bien entendu, je ne pourrai sortir d’ici que pour être livré à l’archevêque ou à l’inquisition. Je ne me soucie pourtant pas de rester éternellement dans ce couvent, encore moins de me laisser convertir et baptiser, car c’est leur espoir, je le vois. Mais moi, qui ai résisté à Ribeira et à ses bourreaux, je saurai bien déjouer les projets des révérends pères ; moi, qui me suis échappé des tourelles d’Aïgador, je saurai bien franchir les grilles et les murailles de ce couvent.

Et il oublia sa position, ses peines, ses dangers, pour penser à ceux de Yézid, pour rèver à sa sœur Aïxa et aux moyens de lui faire connaitre ce que lui, Piquillo, était devenu.

Escobar, cependant, avait rendu compte de tout ce qui venait d’arriver à son supérieur, le père Jérôme. Celui-ci était enchanté d’engager cette lutte avec l’archevêque de Valence, et s’ils triomphaient où Ribeira avait échoué, quel échec pour la réputation du saint prélat ! quelle gloire pour les bons pères ! mais il fallait réussir !

— Nous réussirons, dit Escobar en souriant.

— Cela ne parait pas facile ; il a résisté aux menaces, aux tortures ; c’est un hérétique obstiné et inattaquable.

— Bah ! il a bien quelque côté faible.

— Lequel ?

— Je n’en sais rien encore… nous verrons ! je l’étudierai. Tous les hommes ont au fond du cœur une pensée dominante qui finit par devenir une passion, à commencer par vous et par moi.

— Et quelle est la mienne ? dit le père Jérôme.

— D’être cardinal !

— C’est vrai, dit le supérieur.

— Voyez-vous, mon révérend, continua Escobar, la raison et la foi peuvent être impuissantes, les passions ne le sont jamais… les mauvaises surtout, et c’est pour nous livrer les hommes que Dieu, dans sa prévoyance infinie, a inventé les péchés capitaux ; ce sont nos plus utiles auxiliaires !

— Par malheur, murmura le père Jérôme avec un soupir, il n’y en a que sept.

— C’est bien peu, dit Escobar, mais l’adresse peut suppléer au nombre.

Dès les premiers mots qu’Escobar avait échangés avec Piquillo, avec ce jeune homme qu’il croyait sans expérience, ce Maure qu’il supposait sans instruction, il avait été étonné du nombre et de la variété de ses connaissances.

— Ce n’est pas un homme ordinaire, se dit-il ; et désormais il le traita en conséquence.

Piquillo, placé sous sa surveillance, occupait une cellule qui communiquait avec la sienne. Comme il ne pouvait rester dans l’intérieur du couvent avec l’habit laïque, on exigea de lui qu’il prit l’habit de novice et qu’il fit couper ses cheveux.

Piquillo accepta la première proposition et refusa la seconde. On n’insista pas, on ne le contraignit point. Au contraire, toutes les attentions, tous les égards lui étaient prodigués, tous les livres du couvent étaient mis à sa disposition ; il passait des matinées entières dans la bibliothèque des bons pères, bibliothèque riche et curieuse. C’était pour le jeune homme la plus agréable et la plus douce des prisons, mais c’était une prison ! Ce mot seul le rendait insensible à toutes les prévenances d’Escobar et sourd à toutes ses insinuations. Quand le moine hasardait quelques attaques détournées, Piquillo souriait, le regardait d’un air railleur et gardait le silence.

— Il a de l’esprit, se dit Escobar, il se défiera de toutes nos ruses : il a du cœur, on ne le trompera que par la franchise.

— Vous n’avez qu’une pensée, lui dit-il un jour, c’est d’échapper à notre surveillance et de vous évader.

— C’est vrai, dit le jeune homme.

— Et moi, répondit Escobar, je vous l’avouerai, je n’ai qu’un but, c’est de vous convertir à la foi catholique. Je le désire ardemment, autant pour vous sauver que pour humilier l’archevêque de Valence.

— Je le sais, dit Piquillo ; je l’ai bien vu.

— Oui, nous voulons vous convaincre, non pas, comme lui, par la violence ou les tortures, mais par la seule force de la raison, et je ne consentirais à vous donner le baptême qu’autant que vous viendriez vous-même me supplier de vous l’accorder… Voilà où je veux vous amener… et vous y viendrez.

— Jamais, mon père !

— Vous y viendrez, je vous le jure !

— Qui peut vous le faire croire ?

— La rectitude de votre esprit et la justesse de votre intelligence, qui vous empêcheront d’imiter ce que vous blâmiez dans Ribeira.

— Comment cela ! dit Piquillo étonné.

— S’il était absurde en voulant vous imposer une religion que vous ignoriez, ne le seriez-vous pas autant que lui en repoussant une vérité que vous ne connaissez pas ?

— Que voulez-vous dire, mon père ?

— Que nous vous demandons non point de suivre nos préceptes, mais de les discuter ; non pas d’embrasser notre sainte loi, mais de l’écouter. Si vous me parliez ainsi, mon fils, si vous me vantiez votre croyance…

— Vous m’écouteriez, mon père ?

— J’examinerais, du moins, et j’accepterais si elle me paraissait la meilleure. Juger sans voir est d’un insensé, condamner après avoir vu est d’un sage. Je ne vous demande pas autre chose.

Piquillo, obligé de reconnaitre qu’Escobar n’était pas si déraisonnable, répondit :

— Eh bien ! soit, je verrai.

C’était un premier pas.

Les ouvrages d’Escobar attestent un profond savoir, une érudition immense et surtout de prodigieuses ressources dans l’esprit. Ces ressources, qu’il n’a presque jamais déployées que pour la défense de l’erreur ou du sophisme, il les employa alors pour faire luire aux yeux de Piquillo d’éternelles et sublimes vérités que, mieux que personne, il devait connaitre, car il avait passé sa vie à les combattre.

Quant à Piquillo, qui n’était ni chrétien ni musulman, il n’avait jamais lu l’Évangile ni le Coran, à peine en savait-il quelques versets de routine et par cœur. Jamais ses études ne s’étaient tournées de ce côté. Ce fut Escobar qui lui fit connaître les deux textes. Il les lisait, les analysait, les discutait avec lui. Le jeune Maure, qui à un sens droit joignait une vive et rare intelligence, luttait vainement contre l’habile théologien et surtout contre la cause qu’il défendait. Pour convaincre Piquillo, les pensées qui venaient du cœur étaient les meilleurs arguments. Malgré lui, il se sentait ému aux saintes croyances du christianisme, et quand il comparait les prescriptions puériles et minutieuses du Coran à la morale de l’Évangile, l’amour du prochain, le pardon des injures, comment nier des vérités qu’il sentait innées en lui ? Comment ne pas croire à des préceptes qu’il pratiquait déjà ?

— Oui, oui, se disait-il tout bas, leur croyance peut être la véritable, mais l’autre est celle d’Aïxa, l’autre est celle de mes pères, et plus que mon jugement, mon cœur m’ordonne d’y rester fidèle.

— Eh bien, répétait Escobar en le voyant hésiter, qu’avez-vous à répondre ?

— Que toutes ces vertus sont trop grandes pour être renfermées dans une cellule ou dans une prison ; que c’est en plein air et sous la voûte des cieux qu’elles doivent éclater, et si j’étais libre, maître de mon corps et de mon âme, peut-être finirais-je par les adopter, mais tant que je serai prisonnier, je ne puis que les repousser.

— Et tant que vous les repousserez vous serez prisonnier… à moins que cette prison où vous êtes si libre, ne vous semble intolérable, et que vous ne vouliez absolument voir ces portes s’ouvrir. Vous n’avez qu’à parler, je vous l’ai dit. Mais alors, nous l’avons signé, nous nous y sommes engagés, nous sommes obligés ; de vous livrer à l’archevêque de Valence et à l’inquisition !…

— Jamais ! jamais ! s’écriait Piquillo.

Et Escobar, qui le voyait ébranlé, saisissait ce moment avec adresse pour lui montrer le sort brillant qui l’attendait dans le monde avec ses talents, son esprit, son instruction…

Mais Piquillo était inaccessible à la vanité.

Son tentateur avait beau lui parler de la fortune qu’il pouvait faire, des honneurs et des dignités auxquels lui, chrétien, aurait droit d’aspirer, Piquillo n’était ni avide ni ambitieux. Escobar déployait alors à ses yeux les jouissances légitimes, permises, et cependant si douces, qui pouvaient embellir sa vie… un heureux intérieur… une compagne jeune et charmante ; Piquillo restait impassible, nul amour ne pouvait plus lui sourire… il avait perdu Aïxa !

— Quoi ! si jeune encore et pas une seule passion ! s’écriait Escobar, dont le système se trouvait en défaut ; pas une mauvaise pensée, disait-il au père Jérôme, dont on puisse tirer parti pour achever sa défaite !

— S’il en est ainsi, lui demandait le révérend, que ferez-vous ?

— Eh bien ! nous agirons en sens contraire, nous nous adresserons, pour nous en servir contre lui, à quelque vertu, à quelques généreux instincts ; cette fois, du moins, nous n’aurons que l’embarras du choix, et nous sommes sûrs de réussir.

— Vous espérez donc encore réussir ?

— Toujours, mon révérend. Il ne me faut pour cela que deux choses.

— Lesquelles ?

— Du temps et une occasion, et le Maure converti viendra se jeter dans nos bras.

— De lui-même ?

— De lui-même ! pour le triomphe de la foi, et pour la confusion de l’orgueilleux archevêque de Valence !

— Si vous faites cela, Escobar, vous serez le flambeau et la gloire de notre ordre.

Le duc entra. Il venait prendre les ordres et les invitations de la reine pour le spectacle de la cour.

— C’est ma pensée à moi, mon révérend, comme la vôtre d’être cardinal !

Convaincu, mais non persuadé, Piquillo reprit ses lectures. Comme il ne suivait aucun des offices, et qu’il n’était astreint à aucune des règles du couvent, il avait du temps à lui pour étudier et pour rêver. C’était son unique occupation durant les longues promenades qu’on lui permettait de faire dans le cloitre du couvent. Ce cloitre était ombragé d’arbres et environné de hautes murailles. Il y rêvait à la liberté et à Aïxa, sa pensée errante s’élançait au delà du possible, et pour être heureux, pour être réuni à elle, il se créait des miracles.

Un jour, tout à coup, il s’arrêta en pâlissant et en portant la main à son cœur. Si Escobar eût pu le deviner, il aurait été content, car une mauvaise pensée venait presque de s’y glisser. — Si cependant, se disait-il, si Albérique Delascar n’était point mon père, si j’étais fils du duc d’Uzède ! Aïxa ne serait pas ma sœur ; or, c’est au duc d’Uzède que d’abord ma mère m’avait adressé. Qui peut savoir, excepté Dieu ; quel sang coule dans mes veines ? Parce que le duc m’a repoussé et chassé de son hôtel, ce n’est pas une raison pour que je ne lui appartienne pas. Moi, qui me rappelle ses traits, je sais bien qu’à la première vue, j’ai été frappé de la ressemblance qui existait entre nous… et dans le doute, cette ressemblance est beaucoup… c’est une présomption… c’est une preuve ! Oui, oui, se disait-il avec chaleur et en cherchant à rassembler ses souvenirs, il me semble le voir encore.

Et levant en ce moment ses yeux qu’il tenait baissés vers la terre, il aperçut, appuyé contre un des piliers du cloitre, un seigneur richement vêtu qui, depuis quelques instants, le contemplait avec attention.

Il jeta un cri, et fit un pas vers lui en étendant les bras. Mais le cavalier le repoussa d’un geste de dédain, détourna la tête et s’éloigna.

C’était le duc d’Uzède qui se rendait chez le révérend père Jérôme ; dans quel but ? c’est ce dont nous parlerons plus tard.

Cependant Piquillo était resté immobile, le front couvert de rougeur, et de la main qu’il tenait cachée dans sa poitrine, il froissait son cœur en proie au remords :

— Ingrat, se disait-il en comparant le duc d’Uzède à Albérique, tu allais renier celui qui t’a reconnu et adopté ! Quand tu avais besoin de lui, quand il t’accablait de sa tendresse et de son or… tu le nommais ton père, tu étais heureux et fier de lui appartenir ! et lorsque ton intérêt… l’intérêt de ton amour et de ton bonheur exige que tu l’abandonnes, tu te persuades qu’il ne t’est plus rien, que vos liens sont rompus ! tu n’es plus son fils !… tu lui préfères un infâme qui te méprise et qui te repousse !.. Ah ! s’écria-t-il en se jetant à genoux, Albérique, mon père, Yézid, mon généreux frère, pardonnez-moi ! Aïxa est ma sœur ! elle doit l’être ; c’est comme telle qu’elle s’est jetée dans mes bras ! et vous tous, mes seuls amis, ma vraie famille, que je sois à vous par le sang ou par la reconnaissance, il ne m’est plus permis de vous abjurer.

Piquillo rentra lentement dans sa cellule, s’y enferma, et, regardant autour de lui, s’aperçut alors avec désespoir qu’il était seul. Il était si accablé, si malheureux, qu’il avait besoin d’épancher son cœur et de dire ses peines. Si Escobar eût été là, il lui eût tout avoué, tout raconté ; car chaque jour le moine gagnait peu à peu dans son estime et dans sa confiance. Piquillo était donc assis près de son prie-Dieu. Un livre était là sous sa main, c’était l’Évangile, ce livre qu’Escobar lui avait dit être le livre de l’éternelle vérité. Le jeune novice l’ouvrit, et sur un morceau de papier il lut ces mots, écrits d’une main tremblante, et presque illisibles : « Défiez-vous des bons pères et surtout d’Escobar ! »

Qui donc lui envoyait ce conseil salutaire et mystérieux ? On était donc, en son absence, entré dans sa cellule ? mais on ne pouvait y pénétrer que par celle d’Escobar… C’était donc quelqu’un de la maison, et dans tout le couvent il ne connaissait personne qui lui voulût du bien, excepté Escobar, dont on lui disait de se méfier. Il rêva toute la journée à cet incident, et ses soupçons s’arrêtèrent sur un frère coupe-choux, Ambrosio, espèce d’hébété qui nettoyait les réfectoires et les cellules, et qui parfois sortait pour la quête ou pour les provisions. Il n’était pas impossible que Pedralvi, averti par Aïxa ou par Juanita, n’eût suivi ses traces et découvert sa retraite. Piquillo connaissait le courage, le zèle, l’activité du jeune Maure. Celui-ci avait peut-être abordé et questionné le frère Ambrosio dans ses sorties du couvent, peut-être même l’avait-il déjà gagné, et c’était par là que lui était parvenu ce bon avis, dont il ne risquait rien de profiter. Il se tint sur la réserve avec Escobar et chercha à rencontrer le frère coupe-choux ; mais celui-ci ne se trouvait pas sur le chemin de la bibliothèque, il n’y mettait jamais les pieds.

Piquillo se disait cependant que celui qui avait pénétré dans sa cellule y pouvait pénétrer encore, et qu’il irait d’abord visiter le livre qui avait servi déjà de messager ; il mit alors au même endroit, à la même place, en guise de signet, un petit papier sur lequel il écrivit ces mots ;

« Qui que vous soyez, donnez-moi des nouvelles de Yézid et d’Aïxa. »

Il sortit, se rendit à la bibliothèque, y resta quelques instants, puis, comme à l’ordinaire, se promena dans le cloitre, excepté que ce jour-là il trouva l’horloge du couvent d’une lenteur désespérante. Enfin, au bout d’une heure, il se glissa, le cœur plein d’espoir et de crainte, dans la cellule d’Escobar, qu’il fallait traverser pour entrer dans la sienne ! Personne ! le révérend venait de s’habiller, il était à vêpres. Rien dans la cellule de Piquillo n’avait été dérangé, mais on avait touché au livre saint. Il l’ouvrit et trouva ces mots :

« Yézid est arrêté et condamné, Aïxa est dans les prisons de l’inquisition. Ne songez qu’à vous. Silence, et attendez ! »

Ce billet était écrit d’une main plus ferme que le premier. On voyait que celui qui l’avait tracé avait eu ou moins peur, ou plus de temps à lui, ce qui s’expliquait par l’absence d’Escobar.

— Attendre ! dit Piquillo avec rage. Attendre ! rester sous les verrous d’une prison, quand tout ce que j’aime est en danger ; ce n’est pas possible… Je m’évaderai à tout prix ; ce qui peut m’arriver de plus terrible c’est d’être pris et de partager leur sort, et c’est tout ce que je demande.

Il descendit dans la cour du couvent. Plusieurs frères se promenaient. Il ne les regarda pas ; il regardait les murs, et de l’œil calculait leur hauteur. Vingt-cinq à trente pieds pour le moins et aucun moyen d’arriver au chaperon. Il y avait bien d’un côté de la cour une fenêtre au troisième étage qui donnait sur un petit toit, et ce toit arrivait au bord du mur. Il y avait de quoi se briser les os, et puis, arrivé au haut de ce mur, il fallait redescendre les trente pieds du côté de la rue.

Piquillo pensa à l’hôtellerie du Soleil-d’Or, à Pampelune ; et se rappelant cette première aventure de son enfance, il se disait :

— Si Pedralvi pouvait, comme alors, arriver cette nuit à mon aide avec une échelle !…

Vaine espérance ! ses yeux se reportèrent vers la terre avec découragement, et il aperçut dans un coin frey Ambrosio qui balayait la cour.

— Est-ce le ciel qui me l’envoie ?

Il s’approcha de lui, et dit à voix basse :

— Voyez-vous, frey Ambrosio, l’endroit du mur sur lequel le toit s’appuie ?

— Oui, je le vois, seigneur novice.

— Dites à Pedralvi que c’est le seul endroit praticable.

— Praticable, à quoi ? demanda frey Ambrosio.

— Il vous comprendra, dit Piquillo ; ne connaissez-vous pas Pedralvi ?

Frey Ambrosio le regarda d’un air tellement hébété qu’il devait être vrai.

— Me serais-je donc trompé ? dit Piquillo avec inquiétude.

En ce moment un homme traversait la cour, sortait de chez le révérend père Jérôme, et se dirigeait vers la loge du frère portier. Une petite veste de velours vert, ornée d’une profusion de boutons d’argent, serrait sa taille, et de chacune de ses poches sortait le coin d’un mouchoir blanc ; ses culottes, de la même étoffe que sa veste, avaient deux rangées de boutons depuis la hanche jusqu’aux genoux. Ses cheveux grisonnants étaient enveloppés dans une résille ; il portait à la même main un plat à barbe, où étaient couchés une serviette, une savonnette et une paire de rasoirs, et quoique seul, il parlait en marchant.

— C’est Gongarello ! se dit Piquillo, muet de joie et de surprise, et sans songer à ce qu’il faisait, il courut à lui. Gongarello venait de franchir la grille, mais en se retournant, il aperçut de l’autre côté des barreaux le novice qui lui tendait les bras. Le barbier effrayé lui fit un geste qui voulait dire : Silence ! vous nous perdez !

Et il s’enfuit.

— C’était lui ! plus de doute ! s’écria Piquillo. Comment ne l’avais-je pas deviné !

Il apprit, en effet, du premier frère qu’il interrogea, que Gongarello, autrefois persécuté par les dominicains et par l’inquisition, avait eu pour cela même la pratique du couvent ; que, pour distinguer les révérends pères de la foi des Dominicains et des autres ordres religieux, le père Jérôme, par une innovation hardie, avait décidé qu’ils auraient le menton uni et rasé. Et chaque frère se conformait par lui-même à la règle établie, excepté le supérieur et le prieur, qui, vu leurs nombreuses occupations, avaient le privilège de se faire faire la barbe. Aussi, tous les deux jours, le seigneur Gongarello, dont les matinées étaient consacrées aux pratiques de la ville, se rendait avant ou après vêpres dans la cellule d’Escobar et du père Jérôme. Tout était expliqué pour Piquillo. Il n’avait pas encore vu Gongarello, parce que l’heure de sa visite était celle où lui, Piquillo, travaillait dans la bibliothèque ; mais le barbier l’avait aperçu, ou avait appris son aventure, laquelle devait s’être répandue dans la ville d’Alcala de Hénarès. Le barbier, avant d’accommoder Escobar ou après l’avoir rasé, s’était probablement trouvé seul un instant et en avait profité pour entrer dans la cellule de Piquillo et lui écrire à la hâte le peu de mots qu’il avait trouvés dans ce livre de prières. Il était désolé de n’avoir pu parler à Gongarello, qui, vu ses habitudes et son dévouement, n’aurait pas demandé mieux, mais peut-être était-ce un bonheur ; cet entretien en plein air et dans la cour du couvent eût fait naître des soupçons. D’un autre côté, et puisque le barbier ne venait que tous les deux jours, il devait encore attendre quarante-huit heures, lui qui n’avait pas de temps à perdre ; force lui fut de prendre patience.

Le surlendemain il se garda bien d’aller à la bibliothèque, et, en effet, il entendit le barbier entrer en fredonnant un alleluia dans la cellule d’Escobar ; mais celui-ci, soit par défiance de voir Piquillo rester chez lui, on soit seulement par décence et sentiment de pudeur, ferma la porte de communication pendant tout le temps que dura sa toilette, et congédia le barbier sans que ce dernier, malgré tous ses efforts, pût trouver un prétexte pour pénétrer dans la cellule du novice. Il voulait, avant de sortir, y serrer les affaires de barbe du révérend père ; mais Escobar l’arrêta, lui défendant de déranger le jeune frère, qui sans doute était resté pour travailler, puisqu’il en avait oublié sa visite ordinaire à la bibliothèque.

Piquillo, qui avait entendu cette conversation, en conclut que s’il restait encore le surlendemain dans sa cellule, il exciterait infailliblement les soupçons du prieur, et cependant il ne pouvait attendre plus longtemps. Il fallait qu’il vît Gongarello et qu’il s’entendit avec lui par mots, par regards ou par gestes. Il prit alors un grand parti.

— Mon frère, dit-il à Escobar, j’ai refusé, il y a une quinzaine de jours, de me laisser couper les cheveux… Je crois que j’ai eu tort et je change d’idée.

— À merveille, s’écria Escobar avec joie. Le bon grain commence donc enfin à germer… Vous avez là une bonne pensée pour nous !

— Vous pourriez vous tromper…

— Non ! je vois ce que cela veut dire.

— Cela veut dire que ces cheveux sont d’une longueur démesurée et me tiennent trop chaud en tombant sur mes épaules.

— Ah ! dit Escobar d’un air triomphant, vous ne voulez point céder encore, et vous cherchez des prétextes. Très-bien… très-bien ! Nous admettons les restrictions et les capitulations…… Peu nous importe ! pourvu que vous vous rendiez, et vous vous rendrez, mon cher fils.

— Je ne le crois pas, mon révérend.

— Vous viendrez à nous, et comme je le désire… de vous-même !

— Ce ne sera pas de sitôt, du moins, et en attendant, je vous prie, veuillez avertir pour demain le barbier du couvent.

— Votre volonté sera faite, mon fils.

Piquillo ne dormit pas de la nuit, et la matinée du lendemain lui parut bien longue. Enfin deux heures sonnèrent, et pour comble de bonheur, Escobar avait quitté sa cellule. Piquillo se trouvait seul dans la sienne, il pourrait donc entretenir le barbier à loisir et sans témoin. Des pas retentirent dans le corridor. Il entendit ouvrir la porte de la chambre d’Escobar ; dans son impatience, il courut ouvrir la sienne, et sa physionomie joyeuse s’allongea singulièrement, en voyant entrer Escobar, qui lui dit d’un air grave :

— Le révérend père Jérôme vous attend à deux heures et demie dans son oratoire, il désire vous parler.

— Sur quel sujet, mon père ?

— Nous avons encore une demi-heure d’ici là, et dans votre intérêt, je vais vous prévenir en confidence de ce dont il s’agit.

Piquillo tressaillit d’impatience et de rage. Le révérend prit tranquillement un fauteuil en bois, et il allait s’asseoir quand Gongarello entra. À la vue du prieur, il parut aussi contrarié que Piquillo.

— Ah ! dit Escobar en apercevant le barbier. Je l’avais oublié… Mais que je ne vous dérange pas, faites comme si je n’étais pas là.

Il s’assit et prit un livre, qu’il se mit à lire attentivement, s’interrompant seulement de temps en temps pour voir si l’ouvrage du barbier avançait.

Gongarello, qui s’était muni de tout ce qui était nécessaire, avait enveloppé le corps et les bras du novice dans un peignoir, et tout en s’occupant de cette opération, il tournait le dos au prieur et regardait avec désolation Piquillo, dont les yeux lui disaient :

— Quel malheur qu’il soit là !

— Est-ce qu’il ne s’en ira pas ? disaient les yeux du barbier.

— Non, répondaient ceux de Piquillo.

Le barbier, désolé, et toujours tournant le dos au prieur, montra lestement une petite lettre qu’il cachait dans sa main. Mais comment la prendre ? Piquillo, embarrassé dans son peignoir, n’était plus maitre de ses mouvements, et ses mains surtout n’étaient pas libres.

— Eh bien, dit Escobar en levant les yeux, nous hâtons-nous ? le révérend père Jérôme va nous attendre.

— Nous voici à l’œuvre, répondit le barbier.

Les boucles de cheveux commencèrent à tomber sous ses ciseaux ; elles roulaient sur les épaules de Piquillo et de là jusqu’à terre ; mais la lettre restait toujours entre les mains de Gongarello, qui, placé derrière le novice, avait juste en face de lui Escobar. Celui-ci lisait, il est vrai, mais à chaque instant il levait les yeux, et il eût pu surprendre le moindre geste, ce qui déconcertait horriblement le barbier, lequel était peureux, comme on sait, et quand il avait peur, il était maladroit. Il comprit son insuffisance, il sentit qu’il n’aurait jamais la présence d’esprit, le sang-froid et l’agilité nécessaires pour glisser cette lettre en présence même et sous les yeux du prieur ; et comme les généraux qui désespèrent d’enlever une position, il prit le parti de la tourner.

Il quitta brusquement Piquillo, qu’il tenait par les cheveux, et courut à une petite table placée dans un coin de la cellule, pour prendre son peigne qu’il y avait laissé. Sur cette table était une écritoire, des papiers épars et un large sablier qui marquait les heures. En feignant de bouleverser les papiers pour trouver l’arme qu’il cherchait, il leva d’une main le sablier, et de l’autre glissa dessous le billet qu’il tenait.

Piquillo, qui le suivait des yeux, ne perdit pas un seul de ses mouvements.

Escobar, enfoncé dans son fauteuil, lisait toujours.

Le barbier ravi revint à son ouvrage. Il avait retrouvé son peigne, qu’il tenait fièrement à la main et qu’il affectait de montrer.

Escobar leva les yeux, et les rebaissa tranquillement sur son livre.

Au bout de quelques minutes de silence, le barbier s’écria :

— C’est fini !

— Tant mieux, dit le prieur à Piquillo, venez vite, car le révérend père Jérôme nous attend.

— Vous croyez ? dit Piquillo avec anxiété.

— J’en suis sûr. La demi-heure est écoulée… voyez plutôt à ce sablier.

— Vous avez raison, s’écria Piquillo avec effroi, en voyant le prieur avancer la main vers l’horloge de sable qui cachait son secret ; et se levant vivement :

— Je suis prêt à vous suivre !

— Le prieur et le novice sortirent les premiers ; le barbier les suivit et descendit avec eux l’escalier. Tous les trois traversèrent la cour : Piquillo et son guide pour se rendre chez le supérieur, Gongarello pour retourner à sa boutique ; mais avant de franchir la grille, il jeta sur son jeune ami un dernier coup d’œil qui lui recommandait de nouveau la prudence et la discrétion.

Le père Jérôme, renfermé dans son oratoire, fit attendre assez longtemps Piquillo, dont rien n’égalait l’impatience ; enfin on donna ordre de le faire entrer.

Le père Jérôme était de médiocre stature, de la même taille à peu près que Piquillo, mais l’habitude du commandement le grandissait. Son front grave et sévère était ridé par la méditation. Il y avait dans ses yeux baissés une humilité orgueilleuse ; dès qu’il les levait, l’orgueil dominait.

Il regarda quelque temps avec satisfaction la robe que portait Piquillo et surtout ses cheveux nouvellement coupés.

— C’est bien, mon frère, dit-il lentement, très-bien ! Pourquoi faut-il qu’à ces éloges je sois forcé d’ajouter un reproche… ou plutôt un conseil ?

— Lequel, mon père ? dit vivement Piquillo, qui avait hâte d’en finir et de retourner chez lui.

— Vous avez hier tenté de détourner de son devoir un de nos frères qui, grâce au ciel, est incorruptible. Dieu, dans sa bonté, ne l’a doué d’imbécillité que pour le mettre à l’abri de toute captation.

— Frey Ambrosio, je vous le jure, m’a mal compris !

— Il n’a rien compris, mon fils. Il est venu seulement me raconter ce que vous lui avez dit. J’ai cru y voir de votre part un projet d’évasion… je désire me tromper. Mais si telle est votre pensée, j’ai à vous prévenir des dangers auxquels elle vous exposait.

— Je vous écoute, mon père, dit Piquillo, désolé de l’onction paternelle ou plutôt de la lenteur avec laquelle le révérend lui parlait. Celui-ci continua :

— Les membres du saint-office, les dominicains, nos frères et nos ennemis en Dieu, ne se contentent point de la promesse que nous leur avons faite en vous donnant asile ; ils ont tellement peur que nous ne vous laissions échapper, que ce couvent est constamment entouré par leurs affidés. Et tenez, dit-il en le menant à une fenêtre de son oratoire qui donnait sur la rue, ne voyez-vous pas cette escouade d’alguazils qui, même en plein jour, fait sa ronde autour de nos murs, à plus forte raison la nuit ?

Piquillo frémit, car le révérend disait vrai. Le révérend poursuivit :

— J’espère que le frère Escohar a rempli mes intentions ; il a dû vous dire, et je m’empresse de le répéter, que vous n’avez besoin de chercher à gagner ni frey Ambrosio, ni aucun de nos frères ; si la captivité où nous vous tenons vous paraît intolérable, si à la règle paisible et studieuse de notre couvent, si à nos soins paternels, vous préférez les tortures de l’inquisition, vous êtes libre, vous n’avez qu’un mot à dire, ces grilles vont s’ouvrir devant vous.

— Mon père, dit Piquillo, qui avait hâte de terminer l’entretien, je n’hésite point… je n’ai jamais hésité entre vous et mes persécuteurs, entre ceux qui voulaient me donner la mort et ceux qui m’ont donné asile. J’aurais trouvé peut-être plus généreux, plus digne de vous, que cette hospitalité ne fût pas achetée au prix de ma liberté et de ma croyance.

— Et telle n’est pas notre volonté, s’écria vivement le père Jérôme ; nous avons dû, dans les intérêts du ciel et dans les vôtres, chercher à vous attacher à nous ; l’archevêque de Valence avait employé deux mois à vous torturer, nous avons demandé le même espace de temps pour vous éclairer et vous instruire. Nous voici à la moitié de ce terme ; dès qu’il sera écoulé, si nous n’avons pas su par la persuasion vous amener à nous, aucune tentative, je vous le jure, ne sera faite pour ébranler votre foi et vous en faire changer ; si alors vous restez encore ici, ce sera comme notre hôte, notre ami, et autant que le soin de votre liberté vous rendra cet asile nécessaire.

En achevant ces mots, il tendit la main au jeune homme, qui la saisit avec reconnaissance, la porta à ses lèvres, et lui dit avec émotion :

— Pardon, mon père, de vous avoir méconnu. Je vous remercie de vos généreuses promesses, et j’y compte.

Il s’empressa de regagner sa cellule, où par bonheur Escobar n’était pas. Il s’enferma, souleva le sablier, y vit la lettre que Gongarello avait cachée, la prit d’une main tremblante, et respirant à peine, lut ce qui suit :

 « mon fils ! »

Ému et attendri, il se hâta de regarder la signature ; c’était celle de Delascar d’Albérique.

« Mon fils, voici la première fois que je vous écris, et c’est pour vous associer à mes douleurs ! Tout m’accable à la fois. J’ai appris par Gongarello, qui vous remettra cette lettre, votre captivité au couvent d’Alcala. Pour avoir tué en duel un chrétien, pour avoir défendu sa sœur, Yézid, votre frère, est condamné ; et Aïxa, plongée dans les prisons de l’inquisition comme complice de la mort du duc de Santarem, suivra peut-être son frère au bûcher. Je ne vous parle pas de moi, le sort de mes enfants sera le mien ; mais pendant que je pleurais sur eux, est venu à moi un prêtre des chrétiens, celui qui commande dans notre province et qu’ils nomment l’archevêque de Valence, ce Ribeira que vous avez mortellement offensé. « Je suis membre du saint-office, m’a-t-il dit, je sauverai vos deux enfants, si en expiation vous me livrez le troisième, c’est à lui de vous racheter tous. Et voici à quelles conditions : Non seulement il recevra le baptême qu’il a repoussé, mais il se consacrera au Seigneur par des vœux éternels. »

Voilà ce qu’il a osé dire, mon fils, et je ne voulais pas d’abord vous l’apprendre, mais j’ai pensé que plus tard vous me maudiriez peut-être de vous l’avoir caché. On vous demande plus que vos jours ; on demande votre culte et votre foi ; on veut que vous soyez coupable et parjure. Fidèle aux lois de ses ancêtres, votre père n’a rien à vous dire !… il pleure et il attend ! Mais dans le désespoir de son cœur, il demande au Dieu de ses pères, comme au Dieu des chrétiens, si celui dont le crime est de sauver tous les siens n’est pas béni sur terre et pardonné dans le ciel !

 « Delascar D’Albérique. »

Que devint Piquillo en lisant cette lettre ! Pâle et inanimé, il tomba sur une chaise et y resta longtemps sans pouvoir même réfléchir ; il ne voyait rien.. tout était nuage et confusion à ses yeux et dans son cœur… Il n’avait plus d’idées… il ne pensait plus ! il ne souffrait même pas encore… car il ne vivait pas. Enfin avec le sentiment de la vie il retrouva celui de la douleur, il relut cette lettre et commença à comprendre toute l’étendue de son malheur. Puis, peu à peu, toute sa raison lui revint, il sonda alors d’un coup d’œil effrayé la profondeur de l’abime qu’il n’osait pas même contempler d’abord.

Lui qui, au prix de sa vie voulait délivrer Aïxa et Yézid, avait leur salut dans ses mains. Il n’avait qu’un mot à dire… mais ce mot qui les sauvait le perdait à jamais ! Il voulait bien donner ses jours, mais donner son âme et sa conscience à ses persécuteurs… partager leurs principes, marcher dans leurs rangs, prononcer des vœux éternels, devenir le ministre du Dieu des chrétiens, de ce Dieu qui avait ordonné le massacre de ses frères, et qui dans ce moment le condamnait au malheur ! Mais Yézid, à qui il devait tant ! mais Aïxa qui était sa sœur !… Ah ! bien plus encore… Aïxa allait donc marcher au bûcher ?..

Succombant à ses douleurs, il cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter. Puis, repassant dans sa pensée tous les maux qui l’avaient assailli depuis son enfance ; la honte et la misère auxquelles il avait été voué en naissant ; les brigands qui l’avaient adopté et élevé dans le crime ; la fatalité qui partout semblait le poursuivre :

— Je suis donc maudit ! s’écria-t-il, maudit et abandonné de Dieu !

À peine avait-il prononcé ce blasphème qu’il lui sembla entendre une voix qui murmurait ce mot : Ingrat !

Il tressaillit, et soit dans le trouble de ses sens, soit dans le délire que lui donnait la fièvre à laquelle il était en proie, il lui sembla voir sa cellule s’éclairer d’une lumière ardente et soudaine. Il entendait le craquement du bois, le bruissement de la flamme ; il sentait sa poitrine oppressée par la fumée ; il voyait le feu s’élever en tourbillonnant et envelopper un chêne immense, et sur ce chêne, sur ce bûcher un enfant éploré levant les bras et les yeux vers le ciel, et il entendait distinctement ces paroles qui retentissaient à son oreille : « Mon Dieu ! mon Dieu ! si vous me permettiez d’échapper à ce danger qui m’environne, si vous veniez m’arracher à ces flammes qui déjà m’atteignent, je croirais en vous, ô mon Dieu, et je vous servirais ! Et ces jours que vous m’auriez conservés, je les emploierais non pour moi, mais pour mes amis et mes frères. Je ferais pour eux ce que vous auriez fait pour moi. Je ne vivrais que pour les sauver, je le jure ! »

— Oui, oui, s’écria Piquillo, ces paroles, je les ai dites ; ce serment, je l’ai fait… et Dieu, qui alors m’a entendu, me trace aujourd’hui mon devoir. Ma vie n’est rien, elle ne m’appartient pas, elle appartient aux miens ! Yézid et Aïxa, vous vivrez !

À une secousse aussi forte, à une agitation aussi violente succédèrent le calme et l’accablement, et Piquillo considéra avec plus de sang-froid et sa situation actuelle et le sacrifice qu’il acceptait. Aïxa ne pouvait plus être à lui ; les liens du sang s’y opposaient. Que lui importaient alors les nouveaux obstacles que Dieu et les hommes élevaient entre eux ! Par lui Aïxa vivrait ; par lui Yézid serait la gloire et la consolation de son père ; il s’acquittait envers le vieillard qui lui avait ouvert les bras et l’avait adopté. Il donnait plus qu’il n’avait reçu, et puis cette religion qu’on lui imposait, il l’avait appréciée ; son cœur et sa raison lui disaient qu’elle était sublime, charitable et consolante, qu’elle secourait le pauvre et protégeait l’opprimé. Si on persécutait, si on torturait en son nom, le crime était non pas à elle, mais à ses ministres, et il y avait pour lui encore un noble rôle à remplir, celui de lutter contre ses bourreaux et de leur arracher leurs victimes. Dieu même l’envoyait peut-être dans les rangs ennemis pour y porter des paroles de paix et de clémence et pour servir ses frères plus utilement encore que s’il fût resté parmi eux.

Soutenu par ces pensées et surtout par l’idée d’avoir fait son devoir, Piquillo s’endormit, et dans ses rêves, il crut entendre la voix du vieillard qui le bénissait et lui disait : Merci, mon fils ! Il crut voir Aïxa et Yézid se pencher vers lui et lui dire : Tu as racheté nos jours au prix de ton bonheur… et ce bonheur, notre affection te le rendra.

Le lendemain pâle, et défait, mais le cœur plein de courage et décidé à son sacrifice, il se rendit chez le père Jérôme, où Escobar se trouvait, et d’une voix ferme, il leur dit :

— Je veux être chrétien.

Les deux prêtres tressaillirent de joie.

— Ah ! je vous le disais bien, s’écria le prieur, la grâce vous a touché plus encore que mes soins, et vous voilà comme je le désirais, venant de vous-même vers nous pour nous demander le baptême !

— Je veux plus, je veux me consacrer au service des autels.

Escobar poussa un cri de joie, et lui sauta au cou en lui disant :

— Mon fils ! mon fils ! vous faites bien, et Dieu, qui vous inspire, vous en récompensera. La route qui s’ouvre devant vous est la seule par laquelle on arrive, et tous ceux chez qui brille l’intelligence ou l’esprit se hâtent de la prendre. On verra peut-être luire un siècle privilégié qui est bien loin encore, où l’instruction et le mérite permettront d’aspirer à tous les emplois et de parvenir à toutes les sommités ; mais, de nos jours, le moine peut seul jouir de cet avantage, le moine est le seul qui n’ait pas besoin de naissance et puisse se passer d’aïeux. Le moine, fils du laboureur ou du muletier, voit tous les grands de la terre se prosterner à ses pieds. Le moine qui se distingue dans son couvent, devient prieur, devient abbé, devient général de son ordre. Dès lors, il est admis au conseil de Castille, il peut aspirer à tout. Ce sont les rois qui s’inclinent devant lui et qui le consultent. Cette carrière, cette destinée sera la vôtre ! je vous le prédis, et vous verrez qu’Escobar ne se trompe point !

Piquillo, qui l’avait à peine écouté, continua froidement :

— Je veux prononcer des vœux… à une condition, c’est qu’aujourd’hui même et devant moi, vous allez annoncer cette résolution à monseigneur Ribeira, archevêque de Valence.

— À l’instant, s’écria le père Jérôme, qui voyait se réaliser ainsi ses rêves les plus ardents, l’élévation de l’ordre, l’humiliation de l’archevêque, et une autre promesse encore qu’il avait à cœur de remplir.

En ce moment on annonça le duc d’Uzède ; il lança sur le pauvre novice un regard de courroux et d’indignation : « Encore lui ! » murmura-t-il. Piquillo répondit à cette nouvelle insulte par un regard d’indifférence et d’oubli, et rentré dans sa cellule, il y resta plusieurs jours sans voir personne, seul avec lui-même ou plutôt avec Dieu, lui demandant maintenant la force d’accomplir son sacrifice.

Le duc d’Uzède, en le voyant sortir, se tourna vers les deux prêtres avec un air d’impatience et de dédain.

— Eh bien, mes pères, où en sommes-nous ? en finissons-nous ?

— Tout est fini, monseigneur, lui dit le supérieur en se frottant les mains d’un air de triomphe. Nous vous l’avions promis.

— Vous raillez, mon père… ce n’est pas possible !

— C’est réel, monsieur le duc, vous voilà délivré d’une paternité douteuse ! Ce prétendu fils ne viendra plus par sa présence rappeler à Votre Seigneurie un passé pénible, et ne pourrait plus, même quand il le voudrait, faire le scandale que vous redoutiez. Il ne sortira plus de ce couvent où il va s’engager. Il prononce ses vœux.

— Allons donc ! dit le duc d’un air d’incrédulité ; lui qui avait résisté à toutes les séductions de l’archevêque de Valence !

— Il cède à notre éloquence persuasive, et je m’empresse d’en prévenir le saint prélat, dit le père Jérôme en lui montrant la lettre qu’il venait de commencer pour Ribeira.

— Et qui a pu produire une pareille conversion… je veux dire un pareil prodige ?

Le père Jérôme se retourna et désigna du doigt Escobar.

— Vous, mon père ? s’écria le duc avec étonnement et respect.

Escobar s’inclina avec humilité, et aux questions multipliées du duc il fallut bien répondre en déroulant le plan tracé, exécuté et suivi par le révérend père Escobar pour la plus grande gloire du ciel et surtout celle de l’ordre. Humilier Ribeira, l’emporter sur lui, amener ce Maure, cet hérétique, à se faire chrétien, c’était bien ; mais l’amener à se faire moine ! cela tenait du miracle. Voilà pourquoi l’habile prieur l’avait tenté. Outre le mérite de la difficulté vaincue, c’était gagner à leur ordre un sujet distingué, un homme d’instruction et de talent qui pourrait leur faire honneur (et dès ce temps-là déjà, ils cherchaient à attirer à eux tous les genres de mérite) ; et puis cela rendait service, par occasion, au duc d’Uzède, leur allié, qui, par fatuité, ne doutait point de sa paternité, mais qui, pour mille raisons de rang et de convenances, aimait mieux placer un bâtard à lui dans un couvent que dans le monde.

Un instant Escobar avait cru échouer dans ses projets. Piquillo ne lui offrait aucune prise et il ne savait plus par quel côté l’attaquer. Le hasard, père des succès, lui était venu en aide. Un jour que le barbier Gongarello traversait la cour du couvent pour aller raser les bons pères, il aperçut un jeune novice, la tête baissée, les bras croisés, qui passait sans voir personne, et se dirigeait vers la bibliothèque. Dans sa surprise, Gongarello manqua de laisser tomber à terre son plat à barbe en faïence, car dans ce novice si mélancolique et si rêveur, il avait cru reconnaître Piquillo. Il s’était empressé de faire part de cette découverte à sa nièce Juanita, celle-ci à Pedralvi, et Pedralvi à son bon maître Delascar d’Albérique.

En attendant leur réponse, Gongarello cherchait, sans en venir à bout, le moyen de prévenir Piquillo, qu’il n’apercevait jamais, et dont la cellule touchait cependant celle du prieur.

Un matin que le barbier était occupé à raser Escobar, celui-ci s’absenta un instant et revint, mais en rentrant, il crut voir que le rasoir et la main du barbier tremblaient. Il remarqua que la porte qui conduisait chez Piquillo était entr’ouverte. Or, un moment avant, elle était fermée. Le barbier était donc entré chez le novice.

En effet, Gongarello se voyant seul, n’avait pu résister au désir de jeter un coup d’œil dans la chambre de son jeune ami, il espérait l’y trouver et n’avait trouvé personne. Mais il avait voulu du moins, et sans se compromettre, tenir Piquillo en défiance contre les pièges du révérend père Escobar. Celui-ci, après avoir renvoyé le barbier, était entré dans la cellule du novice, avait tout examiné et n’avait pas eu de peine à trouver dans le livre de prières ces mots tracés en tremblant par Gongarello :

« Défiez-vous des bons pères et surtout d’Escobar. »

Le premier mouvement du prieur avait été de déchirer cet écrit. Puis il avait pensé avec raison qu’en le laissant où il était, ce premier message, qui ne lui apprenait rien, en amènerait peut-être d’autres qui lui apprendraient beaucoup.

Il avait raisonné juste. Piquillo, plein de confiance, avait répondu par ces mots remis au même messager :

« Qui que vous soyez, donnez-moi des nouvelles d’Yézid et d’Aïxa. »

Escobar s’était emparé du message. Quel était donc ce Yézid, cette Aïxa auxquels Piquillo portait tant d’intérêt, et auxquels il pensait plus qu’à lui-même, plus qu’à sa liberté ? Il avait questionné à ce sujet le duc d’Uzède. Celui-ci, instruit par le ministre, son père, lui avait raconté que Yézid, fils du Maure Albérique, était poursuivi en ce moment par l’inquisition pour avoir tué en duel le duc de Santarem, mais qu’il s’était soustrait à toutes les recherches et qu’on n’avait pu le découvrir. Quant à Aïxa, le duc savait par la comtesse d’Altamira tout le dévouement que Piquillo lui portait ; on ignorait, il est vrai, à quel titre. Mais n’importe ! on ne risquait rien d’effrayer le prisonnier et de le faire trembler pour les objets de son affection. C’est ce qu’avait fait Escobar, attendant les événements et de plus amples renseignements, que Gongarello n’avait pas manqué de lui fournir.

Le jour où le digne barbier était venu couper les cheveux du novice, on se rappelle qu’Escobar était présent à cette cérémonie. Ses yeux, en apparence fixés sur un livre de prières, suivaient tous les mouvements du barbier ; il lui avait vu montrer vivement une lettre, puis plus tard la placer sous un sablier. On se souvient qu’à l’instant même il avait emmené Piquillo chez le père Jérôme, où il l’avait laissé ; il était revenu précipitamment à la cellule, avait soulevé le sablier, et telle était la lettre qu’il y avait trouvée :

 « mon fils ! »

« Voici la première fois que je vous écris, et c’est, grâce au ciel, pour vous envoyer de bonnes nouvelles, pour vous apporter espoir et consolation. Nous avons appris par Gongarello, qui vous remettra cette lettre, et votre captivité au couvent d’Alcala, et les pièges qui vous environnent. Résistez et ne craignez rien. Votre frère Yézid est toujours poursuivi, il est vrai, mais il est en lieu sûr, on ne peut le découvrir, et j’ose espérer pour lui de puissantes protections qui obtiendront sa grâce. Aïxa, votre sœur, veuve et libre, est retournée à Madrid. Ce n’est plus la fille du Maure ni l’enfant adoptif de don Juan d’Aguilar, c’est la duchesse de Santarem qui emploie ses amis et son crédit à votre délivrance. Vous avez, m’écrit-elle, de redoutables adversaires, l’archevêque de Valence, Ribeira que vous avez mortellement offensé ; mais elle ne désespère point du succès, le zèle ne lui manquera pas, ni l’or non plus, je vous l’atteste. Prenez donc courage, votre nouvelle famille ne vous abandonnera jamais. Résistez aux embûches que l’on veut vous tendre, restez fidèle à notre croyance, au Dieu de nos ancêtres, et pensez à votre père, qui vous aime et vous bénit.

 « Delascar D’Albérique. »

Cette lettre, qui eût désespéré tout autre qu’Escobar et lui eût démontré l’inutilité de ses efforts, lui avait fait entrevoir au contraire la possibilité du succès. Elle lui apprenait d’abord des liens de parenté qui lui semblaient en contradiction avec ceux que redoutait le duc d’Uzède, mais il n’était point chargé de débrouiller un mystère dans lequel la Giralda elle-même n’avait osé se prononcer ; il lui suffisait que cette parenté, fausse ou véritable, eût créé dans le cœur de Piquillo une affection tendre et profonde, un dévouement de frère et de fils ; c’est là-dessus qu’il fallait calculer. Cet écrit lui apprenait ensuite que, récemment admis dans la famille du Maure, Piquillo n’avait encore reçu de lui aucun message, aucune lettre… c’était la première ! Il ne connaissait donc point l’écriture de d’Albérique. C’était un grand point. S’appuyant alors de toutes ces circonstances et surtout de la haine que Ribeira portait au jeune novice et qui déjà lui était connue, Escobar s’était hâté de composer et de transcrire une autre lettre, celle que Piquillo avait lue. Pour quiconque connaissait, comme Escobar, le cœur du jeune homme, son âme ardente et généreuse, son abnégation de lui-même et son dévouement au devoir, cette lettre était un chef-d’œuvre, c’était la plus adroite, la plus infernale et la plus rare des combinaisons ! combinaison douteuse ailleurs et qui, ici, était immanquable ; on avait spéculé sur l’honneur et la vertu ! Piquillo devait en être dupe.

Mon révérend, dit le jeune titulaire, c’est supérieur… je viens de la part du roi.

Tout s’apprêta pour la cérémonie ; mais pour des raisons que l’on devine aisément, au lieu de donner un grand éclat à leur triomphe, au lieu de compléter par la publicité la défaite de l’archevêque de Valence, les bons pères, par une affectation de modestie et d’humilité chrétienne, dont ils comptaient bien se dédommager plus tard, voulurent que tout se passât sans bruit et sans faste, entre eux, dans l’intérieur du couvent, et sans appeler à cette solennité les fidèles du dehors.

Pour Piquillo, nous l’avons dit, il avait demandé à ne voir personne.

Il pleurait et il priait !

Le frère Escobar vint frapper doucement à la porte de sa cellule. Piquillo n’ouvrit pas.

— Mon frère, dit le prieur, le révérend père Jérôme m’envoie vous demander si vous consentez à ce que la cérémonie ait lieu d’aujourd’hui en quinze ?

— Le plus tôt possible, mon frère, répondit Piquillo d’une voix tremblante.

— La volonté de Dieu soit faite et la vôtre aussi, mon frère ! dit Escobar ; ce sera donc pour dans huit jours, le jour de la Saint-Louis.

Piquillo ne répondit point.

— Qui ne dit mot consent, pensa Escobar, et il descendit annoncer au révérend père Jérôme que le novice avait lui-même choisi le jour de la Saint-Louis pour recevoir le baptême et prononcer des vœux éternels !