Piquillo Alliaga/42

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 208-216).


XLII.

intrigues de cour.

Le duc de Lerma, en apprenant du corrégidor de Tolède la mort du duc de Santarem, avait été furieux et désolé. Cette mort renversait tous ses projets. En faisant épouser Aïxa au duc, il avait un mari à sa dévotion, à ses ordres, qui, dès le lendemain du mariage, eût présenté sa femme à la cour ; mari d’autant plus commode que, docile, on le comblait de faveurs, et que, rebelle ou récalcitrant, on l’éloignait à l’instant même sans pouvoir être taxé d’arbitraire et sans tyrannie ; car, après la part active et prouvée qu’il avait prise à la conspiration de Lisbonne, l’exil était encore de la clémence.

Je dois vous écouter, à la demande de Monseigneur l’archevêque de Valence, pour refus de baptème.

Mais lui mort, Aïxa devenait bien plus libre encore qu’auparavant. Jeune fille, elle dépendait de la comtesse d’Altamira ; veuve, elle ne dépendait plus que d’elle-même.

Le duc, fidèle à ses promesses, lui avait fait remettre, le matin de son mariage, par frey Gaspard de Cordova, la lettre d’elle qu’il avait interceptée et qui pouvait compromettre tous les siens. Il n’avait donc plus aucun moyen de l’amener à la cour, comme il l’avait juré au roi son maître ; et le roi plus impatient et plus amoureux que jamais, lui répétait à chaque instant : Quel jour madame la duchesse de Santarem me sera-t-elle présentée ? Je ne veux que sa vue, sa présence… mais je la veux… vous me l’avez promise…

Il fallut bien alors annoncer au monarque que ce bonheur devait être encore différé, Aïxa ne pouvant être présentée à la cour par son mari, et apprendre à Sa Majesté le léger obstacle qui s’y opposait… la mort du duc de Santarem !

À cette nouvelle, à l’idée qu’il fallait attendre encore, le roi éprouva un tel dépit et se montra d’une telle humeur contre son ministre, que celui-ci comprit aisément que désormais sa faveur allait dépendre de l’exécution de sa promesse, et que toutes les questions se résumaient en une seule : Amener à tout prix Aïxa à la cour ; la décider, n’importe à quel titre, à y paraître ; sinon c’en était fait pour le duc de Lerma de son influence et de son pouvoir.

Il promit donc tout ce que désirait le monarque, et celui-ci retrouva sur-le-champ sa belle humeur et son sourire ; le beau temps était revenu. Mais pour qu’il fût durable, il s’agissait de contenter le roi, qui était pressé, et d’employer des mesures promptes et énergiques.

Le ministre commença par destituer le corrégidor mayor Josué Calzado ; c’était bien. Mais en le renvoyant, cela ne faisait pas venir Aïxa à la cour. Il ordonna les poursuites les plus sévères contre celui qu’on soupçonnait être le meurtrier du duc de Santarem. Mais aucun alguazil n’avait pu encore découvrir ni ses traces ni le lieu de sa retraite ; et cependant il n’y avait pas de temps à perdre pour satisfaire l’impatience du roi.

Dans le champ de l’intrigue, il faut tout cultiver ; car tout peut rapporter et produire. Le duc de Lerma se rappela la part que don Fernand d’Albayda avait prise à cette affaire. Quoiqu’il ignorât complètement dans quel but et dans quel sens, il savait que Fernand d’Albayda était le fiancé et serait bientôt l’époux de Carmen d’Aguilar ; que Carmen d’Aguilar était l’intime amie, la sœur d’Aïxa. On pouvait effrayer la jeune fille sur son fiancé, qui avait quitté son poste sans permission, qui s’était mêlé à une ténébreuse affaire et qui avait ainsi encouru la colère du monarque, c’est-à-dire du ministre. On pouvait ensuite montrer en perspective à Carmen le pardon de cette faute ; bien plus, la faveur du roi, de nouvelles grâces, de nouvelles dignités venant accabler son mari, Fernand d’Albayda. Et pour tout cela, on ne lui demandait qu’une chose, déterminer son amie, sa sœur Aïxa, la duchesse de Santarem, à se laisser présenter à la cour avec elle, Carmen. C’était un moyen à tenter, et il y avisa.

Cependant les deux jeunes filles s’étaient hâtées de quitter le château de Santarem et de revenir à Madrid. Aïxa avait tout raconté à sa compagne, et n’ayant aucune nouvelle des fugitifs, elles tremblaient pour Yézid souffrant et blessé, et puis pour ce pauvre Piquillo, à qui elles devaient tant !

— Et Fernand, s’écriait Carmen avec inquiétude, ce pauvre Fernand qui n’était pas ton frère et qui pourtant s’exposait pour toi, qui venait se battre pour toi ! tu ne le plains pas… tu n’y penses pas ?

Carmen peut-être se trompait.

— Pourvu, se disait-elle, qu’il ne lui arrive pas malheur et qu’on n’aille pas l’accuser.

— Sois tranquille, dit Aïxa ; en arrivant à Madrid, nous parlerons pour eux… nous les défendrons.

— Et comment, répondait la jeune fille, que rien ne rassurait ; quelle protection avons-nous ?

— Eh ! mais… la comtesse d’Altamira, ta tante… et puis qui sait ?.. d’autres encore !

Aïxa pensait à la reine, son seul espoir. Elle avait chargé en secret Juanita de tout lui raconter et d’implorer sa bonté.

En effet, au premier moment où la jeune cameriera se trouva seule avec sa souveraine, elle dit à demi-voix :

— Votre Majesté me permettra-t-elle de lui parler de la fille du Maure Alberique… de la pauvre Aïxa ?

— De la duchesse de Santarem ?

— Elle est bien malheureuse…

— Que lui est-il donc arrivé ?

— Elle est dans la douleur ! Le duc de Lerma l’avait unie à ce duc de Santarem contre son gré, contre celui de sa famille, et son frère, le noble, le généreux Yézid, averti… je ne sais comment, de ce mariage…

— Ah ! il avait été averti, dit la reine en cherchant à cacher son trouble.

— Oui, madame, une main inconnue l’avait prévenu de ce mariage. Et pour défendre sa sœur, pour l’arracher à un joug odieux, il est accouru, mais trop tard… ce mariage était fait. Alors il a défié ce duc… un duel, la nuit, dans le parc… un événement affreux…

— Mort ! dit la reine, mort !

— Qui, madame… Ah ! mon Dieu ! s’écria la jeune fille en voyant la reine pâlir ; qu’a donc Votre Majesté ?

— Rien, dit la reine, dont les lèvres étaient blanches et les mains tremblantes. Je conçois la douleur d’Aïxa… Yézid n’est plus !

— Eh non, madame ! dit vivement Juanita ; ce n’est pas lui… c’est l’autre !

— Ah ! dit la reine, dont les joues venaient de reprendre leurs couleurs, c’est l’autre !… c’est bien.

— Comment, madame, c’est bien ! s’écria Juanita étonnée.

— Non, reprit vivement la reine ! je veux dire… c’est différent.

— Cela n’empêche pas que le duc de Santarem n’ait été tué en duel, et par qui ? par Yézid. Il est permis aux chrétiens de tuer des Maures, cela paraît tout simple ; mais quand c’est un de nos frères qui tue un chrétien, il y a des lois qui les condamnent, et voilà ce qui désole cette pauvre Aïxa.

— Est-ce que son frère est entre les mains de ses ennemis ?

— Non, madame… il leur est échappé ; il paraît même qu’il est caché dans un endroit où on ne saurait l’atteindre, et que personne ne connaît…

— Je comprends, dit la reine…

Elle pensa alors au souterrain que Yézid lui avait montré dans la maison de son père ; secret qu’elle seule possédait et qu’elle lui avait promis de ne jamais trahir. Plongée dans ces souvenirs, elle garda quelque temps un silence que Juanita n’osait troubler, mais la jeune fille se disait en elle-même :

— C’est étonnant ! notre reine, qui était tout à l’heure si pâle, est maintenant toute rouge et tout émue… qu’a-t-elle donc ? Si bien, madame, reprit-elle à voix haute…

La reine se réveilla à ces mots et parut sortir d’un songe.

— Si bien, continua Juanita, que ce pauvre jeune homme va être obligé de se cacher toujours et de passer sa vie en prison, sans voir ni sa sœur, ni ses amis, ni personne ! C’est terrible, c’est ce qui désole Aïxa, et elle m’envoie implorer Votre Majesté.

— Moi ? dit la reine.

— Et la supplier de demander la grâce de son frère…

— À qui donc ?

— Eh mais… au roi… ou au ministre.

— Jamais ! jamais ! dit la reine effrayée.

— Quoi ! ce n’est pas possible à Votre Majesté, qui est si bonne, si généreuse !.. qui m’a sauvée du bûcher, moi et mon oncle Gongarello, et qui chaque jour encore demande la grâce de tant de monde !

— Oui, tu as raison, mais pour lui c’est impossible !

— Et pourquoi, madame ?

— Je n’oserais pas, dit la reine avec une expression que Juanita ne put comprendre.

— Ce pauvre jeune homme va donc mourir ?

— Mourir ! reprit la reine avec terreur ; ne m’as-tu pas dit qu’il était en sûreté ?

— N’est-ce pas mourir, que de ne plus voir un rayon de soleil, que de passer sa vie dans quelque cachot ! Allez, allez, je sais ça ; autant être rayé du nombre des vivants ! et s’il n’y peut pas tenir, s’il veut absolument entrevoir la lumière du jour, et mieux encore, revoir ceux qu’il aime…

La reine tressaillit.

— S’il se hasarde à sortir et qu’il soit pris, il faudra donc qu’il meure, et je dirai donc à sa sœur que Votre Majesté a refusé de le sauver, qu’elle l’a abandonné à ses bourreaux !

— Non, non, dit la reine, cherchant vainement à cacher son trouble ; mais comment faire ? On annonça le duc de Lerma.

— Ah ! dit Juanita à voix basse, vous voyez bien que le ciel vous envoie la grâce de Yézid. Le ministre ne pourra la refuser à Votre Majesté.

Juanita ne comprenait pas que le difficile était de la demander.

Le duc entra. Il venait prendre les ordres et les invitations de la reine, pour le spectacle de la cour. On devait donner pour la dernière fois un ouvrage nouveau de Calderon, monté avec la plus grande magnificence, car le duc ne savait quel moyen employer pour amuser le roi, le distraire de sa passion et lui faire pendant quelques instants oublier Aïxa.

Jamais la reine, qui du reste était assez froide avec le ministre, n’avait été pour lui plus prévenante, plus affable et plus gracieuse ; mais, à la grande surprise de Juanita, qui était restée debout à l’écart dans un coin, elle n’abordait point la question principale et ne parlait point d’Yézid !

— Je sais, monsieur le duc, combien vous protégez la littérature et les arts. Je me plais à reconnaitre qu’ils vous doivent beaucoup… et que jamais ils n’ont brillé de plus d’éclat que sous votre administration.

— Votre Majesté est trop bonne, dit le ministre en s’inclinant.

— Je voulais vous demander, monsieur le duc…

— Enfin, se dit Juanita, nous arrivons à Yézid.

— Je voulais vous demander… continua la reine avec embarras… si ce n’est pas à vous… à vos encouragements que nous devons Calderon de la Barca.

— Oui, madame… j’ose me flatter de l’avoir attiré à la cour, où il a passé les plus belles années de sa jeunesse et composé ses plus beaux ouvrages. Nos grands seigneurs et nos grandes dames lui ont fourni non-seulement des spectateurs, mais encore les personnages et souvent même le sujet de ses pièces.

— Et quelle est celle qu’on donne demain… quel en est le titre ?

Le Feu caché sous la cendre ou l’Amour secret, dit le ministre.

— Je vous remercie, monsieur le duc, dit la reine, qui paraissait plus embarrassée que jamais… je voulais vous demander aussi…

— Quoi donc, madame ?

— Enfin nous y voici, dit Juanita, qui aurait voulu pousser la reine et lui donner du courage.

— On prétend, continua la reine, que si ce pauvre Cerventes a joui de quelques loisirs, c’est à vous qu’il en est redevable ?

— Oui, madame, et c’est même au comte de Lémos, mon beau-frère, qu’il a dédié son Don Quichotte.

— En vérité, dit la reine, voilà ce que je ne savais pas !… Mais c’est très-beau, très-noble…

— Votre Majesté a-t-elle autre chose encore à me demander ?

— Moi, monsieur le duc… mais non, je ne crois pas !

— Et Yézid ? se disait Juanita étonnée.

Le duc, charmé des gracieusetés de la reine, ne savait à quelle cause attribuer cette faveur inusitée, et se promettait bien de l’entretenir de son mieux.

— En cas de disgrâce ou de froideur de la part du roi, se disait-il, c’est une alliée à ménager, et un point d’appui pour attendre et regagner une position perdue.

Il vit dans ce moment entrer la comtesse d’Altamira. Elle salua le ministre avec un air de plaisir et de contentement qui lui parut suspect. La comtesse n’était jamais plus joyeuse que lorsqu’elle apportait quelque fâcheuse nouvelle.

— Je dérange monsieur le duc, dit la comtesse, il faisait sans doute sa cour à la reine.

— Oui, madame la comtesse, heureux d’exprimer à Sa Majesté mon respectueux et éternel dévouement.

— Respectueux, c’est possible ! éternel, dit la comtesse en riant, c’est différent !

— Qu’est-ce à dire ? madame ! s’écria le ministre.

— Tout dépend des définitions. Qu’entendez-vous par éternel ?

— Celui qui dure et durera toujours, dit le duc en s’inclinant.

— Toujours… vous entendez par là… matin et soir.

— À coup sûr.

— Et si on avait le matin un dévouement et le soir un autre, comment cela s’arrangerait-il, je ne dis pas avec votre conscience, monsieur le duc, mais avec votre définition ?

— Je ne vous comprends pas, madame la comtesse.

— Je vous parle cependant, monseigneur, d’une anecdote récente, sujet très-piquant que j’aurais déjà donné à Calderon, s’il avait pu le traiter.

— Et qui l’en empêcherait ? dit la reine.

— C’est, répondit la comtesse, que le héros de l’ouvrage est justement celui qui lui fait une pension de mille ducats.

— Eh mais, dit la reine en se tournant vers le ministre, ne me disiez-vous pas tout à l’heure, monsieur le duc, que vous accordiez à Calderon de la Barca votre protection…

— Protection bien fatale en ce moment, s’écria la comtesse, et qui nous privera d’une comédie charmante en trois journées !… Votre Majesté peut en juger elle-mème, je lui en donnerai l’analyse en quelques lignes…

Et voyant le duc qui commençait à la regarder avec inquiétude, elle continua gaiement :

— Première journée !… le théâtre représente un palais. Dans ce palais est un roi qui s’ennuie, quoiqu’il ait une femme charmante, adorable ; il cherche des distractions et s’adresse à son premier ministre.

— Madame ! s’écria le duc avec colère.

Mais la comtesse, sans y faire attention, continua froidement :

— Il y a un ministre… c’est fâcheux, on ne peut pas s’en passer, il faut qu’il joue un rôle ; celui-ci, donc, propose à son auguste maître ; comme objet de distraction… une de ses sujettes… roturière qu’on anoblit et dont on fait une duchesse, en attendant mieux… tout cela pour avoir le droit de la présenter à la cour ; mais, et voilà où l’intrigue se noue, par caprice ou par spéculation de coquetterie, la nouvelle duchesse ne veut pas être présentée…

— Vous me permettrez de vous dire, madame la comtesse, s’écria le duc en s’efforçant de rire, que voilà une donnée bien invraisemblable.

— Ici… à la cour… c’est vrai, dit la reine.

— Et voilà justement ce qui en fait le charme et le piquant, reprit la comtesse ; et elle continua sur le même ton :

Deuxième journée : Que fait alors Son Excellence désolée ? La nouvelle duchesse qui ne voulait pas être favorite, avait une amie intime, une jeune fille charmante et de bonne maison, comme qui dirait, par exemple, Carmen d’Aguilar, ma nièce…

À ce nom, le ministre pâlit.

— Cette jeune fille avait, un fiancé qu’elle allait épouser… bien mieux encore, qu’elle aimait !… Et un matin, le ministre lui propose d’élever le futur époux en honneurs et en dignités, ou de le disgracier complétement ; selon que la pauvre jeune fille sera favorable ou contraire aux projets de Son Excellence…

— Ce n’est pas possible, dit la reine.

— Je pense comme Sa Majesté, dit le duc froidement ; la jeune fille aura sans doute mal compris, ou peut-être avait-elle auprès d’elle quelque grand parent, une tante, par exemple, qui l’aura aidée à mal interpréter…

— Vous croyez ! dit amèrement la comtesse.

— Ou qui, familiarisée avec ces sortes d’intrigues, aura cru en voir où il n’y en avait pas.

— Non, non, monsieur le duc, la proposition était bien formelle et bien précise ; il fallait que cette jeune fille engageât, exhortât son amie à se laisser présenter à la cour, en d’autres termes, à devenir la maîtresse du roi, à prendre la place de la reine !.. Et, attendez donc, monsieur le duc, continua la comtesse, ne vous récriez pas, ne vous indignez pas, nous ne sommes qu’au second acte.

Troisième journée !

— Tout cela est absurde ! s’écria le duc, tout cela est faux !

— C’est juste, dit la comtesse en souriant et en s’adressant à la reine… Je me trompais ! Ce n’est pas une autre journée, c’est la même ! Oui, vraiment, le ministre venait le même jour, presqu’au même instant, faire sa cour à la reine et protester d’un dévouement éternel… Je demanderai maintenant à Votre Majesté ce qu’elle pense de la définition de ce mot, si elle l’entend comme M. le duc.

La comtesse fit une grande révérence, et se retira, laissant le duc accablé sous le coup imprévu que venait de lui porter sa redoutable ennemie. Il voyait fondre sur lui l’orage du côté par où il l’attendait le moins. Il voyait tous ses projets renversés, et la promesse qu’il avait faite à son maître impossible désormais à réaliser. Sous quelque prétexte qu’il voulût maintenant présenter Aïxa à la cour, la reine s’y opposerait. La reine, prévenue par la comtesse, refuserait de recevoir sa rivale ; bien plus, le faible monarque, accablé de justes reproches, et ne sachant que répondre, se vengerait de la colère de sa femme et de la perte de sa maitresse, sur le ministre qui n’avait su ni garder son secret, ni faire réussir ses amours.

Tout cela était infaillible, immanquable. C’était une disgrâce certaine ; et le duc, tenant ses yeux baissés vers le tapis de la chambre, semblait y lire l’arrêt de sa chute. Enfin, décidé à soutenir de son mieux l’orage qu’il ne pouvait éviter, il composa son maintien, chercha à se donner un air d’assurance, et avec un sourire de cour, sourire intraduisible, qui dit tout et qui ne dit rien, il se hasarda à jeter un regard sur Sa Majesté.

Ce qu’il vit dérangea de nouveau toutes ses prévisions et déconcerta totalement sa perspicacité. Au lieu du courroux et de l’indignation qu’il s’attendait à trouver sur les traits d’une femme et d’une reine irritée, il lui sembla voir briller un air de satisfaction et de triomphe ; un sourire à moitié joyeux, à moitié railleur, errait sur les lèvres de Marguerite ; elle regardait le ministre en silence, mais de manière à l’encourager ; elle semblait presque attendre qu’il parlât le premier.

Il se hâta de profiter des avantages qu’on lui offrait.

— J’espère, dit-il en balbutiant, que Votre Majesté ne me jugera pas sans m’entendre… si je suis coupable en cette occasion… si du moins j’en ai l’apparence… c’est par l’interprétation que l’on donne à l’action la plus simple.

— En vérité, dit la reine avec enjouement, expliquez-moi cela, de grâce.

— Le cercle de la reine, poursuivit le duc, est très-respectable… Il est composé de femmes charmantes… qui sont reconnues telles depuis longtemps… depuis trop longtemps peut-être… et je voulais, imprudent que j’étais, et sans penser aux haines que j’allais amasser sur moi, je voulais… embellir cette guirlande toujours fraiche, de quelques fleurs… plus fraiches encore.

— Je comprends, dit la reine avec le même ton de dignité, rajeunir le personnel de ma maison… Vous avez raison… Cela ne fera pas de mal… Et ces dames, à commencer par la comtesse, vous accusent de faire, dans l’intérêt de mon mari, ce que vous faites dans le mien.

— J’espère, s’écria vivement le duc, que Votre Majesté n’ajoute pas foi à toutes ces calomnies.

— Je n’en crois pas un mot, dit gravement la reine… vous, monsieur le duc, à votre âge !.. un personnage sérieux et le frère du grand inquisiteur ! et puis vous avez tant d’autres occupations… tant de choses à faire !

Le ministre avait trop d’esprit pour ne pas voir que la reine n’était pas sa dupe, et en même temps trop de tact pour ne pas comprendre qu’elle ne demandait pas mieux que de lui pardonner ; dans quelle intention ? c’est ce qu’il ne pouvait s’expliquer ; mais dans ce moment, peu lui importait, et il poursuivit avec chaleur :

— Voilà pourquoi, madame, j’ai voulu que la fille de don Juan d’Aguilar fût dernièrement présentée ; voilà pourquoi j’insistais auprès de cette jeune fille pour que son amie la duchesse de Santarem le fût également.

— Elle est donc bien jolie ! demanda la reine avec un sourire malin.

— Mais oui… madame, dit le duc avec embarras… elle n’est pas mal.

— Cela ne suffit pas pour nos jeunes recrues, et d’après le système que vous me développiez tout à l’heure… il faut qu’elle soit tout à fait bien.

— Elle est bien, dit le duc froidement.

— Je voudrais mieux encore !… Je voudrais qu’elle fût très-jolie, très-remarquable.

— Eh mais, dit le duc, qui craignait quelque piège, beaucoup de gens la trouvent telle… mais moi…

— Oh ! vous, monsieur le duc, vous ne pouvez vous y connaître. Nous, c’est différent ; et je veux en juger.

— En vérité ! dit le ministre effrayé.

— On prétend qu’elle est veuve ? continua la reine sans faire attention à l’inquiétude du duc.

— Oui, madame.

— Je ne vois pas alors comment elle pourrait m’être présentée et faire partie de ma cour sans un titre quelconque et sans être attachée à ma personne, ce ne serait pas convenable. Vous lui direz, monsieur le duc, que je l’admets au nombre de mes dames d’honneur, si toutefois elle veut bien accepter ce titre.

À ce nouveau coup de théâtre plus inattendu, plus surprenant que tous les autres, le duc restait muet de surprise et de joie… joie mêlée de doute et d’incertitude ; car il osait croire à peine à ce qu’il venait d’entendre.

Après s’être cru abattu, le ministre se voyait tout à coup relevé, et replacé au pinacle par celle qui devait le perdre.

Tout ce qu’il avait promis au roi, tout ce qu’il cherchait à obtenir, sans en venir à bout, tout ce qu’il pouvait espérer, en un mot, par ses machinations et ses intrigues, l’entrée d’Aïxa à la cour, la reine venait elle-même le lui offrir d’une façon décente et honorable qui imposait silence à toutes les calomnies !.. mais quelle était l’idée de la reine ? car elle en avait une pour agir ainsi… et le ministre, ni Juanita, ni personne au monde ne pouvait la deviner.

C’était peut-être ce que voulait Marguerite.

Le ministre s’inclina et dit :

— Je préviendrai dès aujourd’hui madame de Santarem de l’honneur que Votre Majesté daigne lui faire.

— Si elle y consent, dit la reine… car il faut qu’elle y consente ne l’oubliez pas : je ne prétends forcer personne.

Le duc sortit, au comble de la joie, et la reine dit à Juanita, qui pendant ce temps était toujours restée à l’écart :

— Toi, petite, cours à l’instant chez Aïxa, et dis-lui de refuser !

— Comment, madame ! dit la jeune fille étonnée. M. le duc va lui proposer de vivre près de vous, de ne plus vous quitter, faveur qui comblerait tous ses vœux…

— Et surtout ceux du ministre.

— Et il faudra qu’elle refuse, qu’elle dise non !

— Obstinément… à moins que le duc ne lui accorde et ne lui signe la grâce de son frère Yézid.

— Je comprends, je comprends maintenant ! dit Juanita. Et vous croyez que le ministre l’accordera ?

— À l’instant même… sur-le-champ !…

— C’est bien, c’est bien, reprit Juanita en baisant les mains de Marguerite.

Elle sortit, et la reine, restée seule, regarda autour d’elle et se dit à voix basse :

— Il sera libre, il sera sauvé… et ce n’est pas moi qui l’aurai demandé !

Impossible de décrire la rage et l’étonnement de la comtesse lorsqu’elle apprit, quelques jours après, le dénoûment de la scène qu’elle avait si bien préparée ; mais malgré sa haine, elle ne pouvait se défendre d’un sentiment d’admiration pour l’ennemi qu’elle détestait. Comment avait-il pu sortir d’une pareille situation et en sortir victorieux ? Par quelle ruse, quelle infamie, quel trait de génie avait-il d’abord prouvé à la reine son innocence, et ensuite comment avait-il obtenu qu’elle devint la protectrice de sa rivale ? c’était à confondre, et pour la première fois la comtesse fut forcée de s’avouer que le duc de Lerma était un grand ministre ! aveu qui redoublait sa colère et son désir de le renverser ; aussi dès ce moment elle chercha plus haut et plus loin les moyens d’y parvenir.

Le duc cependant était triomphant ; et, comme bien des généraux vainqueurs par hasard, enivré d’un succès qu’il ne comprenait pas, il avait couru fièrement près du roi, et lui avait annoncé la réussite de leurs projets ; Aïxa venait à la cour, elle y serait présentée, et ne la quitterait plus ; il lui raconta qu’elle avait hésité un instant à accepter, et qu’elle y avait mis pour condition une grâce…

— Qu’il fallait lui accorder, dit le roi.

— Et c’est-ce que j’ai fait, sire, en votre nom : c’était un Maure, un nommé Yézid, qui s’était battu en duel, et à qui nous expédierons des lettres de grâce le plus tôt possible, c’est-à-dire dans huit jours… elle tient à les avoir avant de paraître devant vous.

— Et pourquoi ?

— Pour vous en remercier, sire, le premier jour qu’elle vous rencontrera chez la reine… car la voilà attachée à la personne de Sa Majesté.

Et le ministre s’étendit alors complaisamment sur l’adresse profonde et sur la diplomatie ingénieuse qu’il avait déployées pour amener la reine à choisir, à demander elle-même Aïxa pour dame d’honneur ; ce qui donnait à la duchesse de Santarem une position, ce qui détournait tous les soupçons, et ce que le roi regardait comme le coup d’État le plus habile et l’évènement le plus important de son règne.

Aussi, enchanté de voir cette grande affaire heureusement terminée, le roi, retiré dans son cabinet et assis dans son grand fauteuil, se frottait les mains. Il partageait en ce moment l’opinion de la comtesse d’Altamira et se disait à lui-même : en vérité, j’ai un grand ministre !

On lui annonça le grand inquisiteur Royas de Sandoval et l’archevêque de Valence, les deux principaux membres du saint-office.

Le grand inquisiteur et l’archevêque de Valence ne pouvaient arriver dans un moment plus favorable, s’ils avaient quelque chose à demander ; et en effet le grand inquisiteur se hâta de raconter à Sa Majesté que tous les droits et priviléges de l’inquisition avaient été scandaleusement violés dans la personne du saint prélat ; qu’un néophyte qu’il avait daigné prêcher et enseigner lui-même, lui avait été enlevé par les intrigues des pères de Jésus, et qu’on le gardait illégalement au couvent d’Alcala de Hénarès sous prétexte de donner asile à un prétendu fugitif ; que la sainte inquisition reconnaissait la première le droit d’asile dans les églises et dans les couvents, mais que ce droit ne pouvant pas être illimité, il convenait d’en borner la durée ; que le conseil du saint-office, présidé par lui, venait, sur la proposition de l’archevêque de Valence, de décider que ce temps ne pourrait excéder une ou deux semaines tout au plus ; qu’en conséquence le couvent d’Alcala de Hénarès eût à renvoyer de l’enceinte de ses murs ou à livrer à qui de droit le néophyte retenu par lui depuis plus d’un mois, lequel serait sur-le-champ remis aux officiers du saint-office, etc.

C’étaient ces deux actes que l’inquisiteur et l’archevêque apportaient à la signature du roi, et ils s’apprêtaient à les soutenir par tous les arguments que pourraient leur suggérer l’intérêt de la foi et le ressentiment de Ribeira ; mais le roi ne leur permit pas de donner de plus longs développements à leur éloquence.

— Donnez, mes pères, dit-il, donnez ! dès que cela vous semble juste et de votre devoir, le mien est de signer sans discussion tout ce que vous voudrez, tout ce qui vous plaira, seigneur archevêque.

Et il chercha une plume sur son bureau.

— C’est toujours le même, le saint roi Catholique ! dit Ribeira.

— Le bouclier et l’épée de l’Église ! ajouta le grand inquisiteur.

Telles étaient les paroles qu’ils prononçaient à voix haute ; mais en même temps ils se regardaient, et leurs yeux se disaient :

— C’est toujours ce roi sans caractère et sans énergie qui décide sans voir, signe sans lire, et dont nous ferons toujours tout ce que nous voudrons.

Le roi, qui signait rarement et qui n’écrivait jamais, avait peu de plumes sur son bureau ; aussi, pendant qu’il en cherchait une de la main, ses yeux parcouraient, presque sans le vouloir, les papiers qu’on venait de lui remettre, et il vit à un alinéa que ce fugitif destiné aux cachots et aux tortures de l’inquisition, se nommait Piquillo Alliaga

— Piquillo… Alliaga… dit-il en répétant ce nom qui ne lui était pas inconnu et qui lui rappelait de doux souvenirs ; eh oui ! c’est celui que don Augustin de Villa-Flor avait promis de découvrir…

— Nous l’avons découvert, dit Ribeira, il est au couvent d’Alcala.

— C’est lui que nous voulons saisir, reprit Sandoval.

— Que nous voulons châtier, ajouta l’archevêque avec rage.

— Et moi, je ne le veux pas ! s’écria le roi avec chaleur.

— Eh, mon Dieu ! sire, se dirent les deux prélats étonnés, qu’est-ce que cela signifie ?..

— Que je ne le veux pas ! s’écria le roi avec force.

— Mais Votre Majesté n’y pense pas !

— J’y pense si bien qu’il n’entrera point dans les prisons de l’inquisition ! je l’ai promis ! et s’il y était, je l’en ferais sortir sur-le-champ, je l’ai promis !

— Et à qui donc, sire ?

— À qui ?..

Il hésita et dit :

— À moi-même ! et il me semble que les promesses faites au roi sont aussi sacrées que les autres.

— Sans contredit, sire ! mais Votre Majesté connaît donc ce Piquillo Alliaga ?

— Du tout !

— Elle l’a vu au moins ?

— Jamais !

— Et pour quelle raison, sire, le protéger contre nous ?

— Parce que je le veux !

Ces mots, prononcés d’une voix nette et ferme, retentirent sous les voûtes du cabinet qui semblaient presque étonnées de les entendre. Les deux prélats effrayés se regardèrent cette fois avec un sentiment bien différent, et dans ce nouveau dialogue leurs yeux se disaient :

— Je n’y comprends rien !

— Ni moi non plus.

— Qu’est-ce qu’il a donc ?

— Est-ce qu’il aurait de l’énergie ?

— Du caractère ?

— Et une volonté ?

— Et s’il s’avise d’être toujours ainsi…

— Où allons-nous ?

— Qu’allons-nous devenir ?

Le roi, durant cette conversation muette, avait écrit : un ordre de lui-même, de sa main, et, sans le montrer : aux deux prélats, sans les consulter, il dit :

— Non-seulement il n’ira pas en prison, mais j’ordonne qu’on le fasse sortir à l’instant même du couvent d’Alcala de Hénarès, où vous dites qu’il est prisonnier. Il sonna. Un huissier de la chambre parut.

— Y a-t-il quelque officier dans le premier salon ?

— Un seul, sire, don Fernand d’Albayda, qui a reçu du ministre l’ordre de quitter Lisbonne pour venir rendre compte de sa conduite.

— Il répondra au ministre plus tard ; il faut d’abord qu’il m’obéisse, à moi.

Sandoval regarda de nouveau le roi pour s’assurer qu’il n’était point malade et qu’il était bien réellement dans son bon sens.

Pendant ce temps, Fernand d’Albayda était entré.

— Monsieur, lui dit le roi, vous allez vous rendre ; sur-le-champ à Alcala de Hénarès, à cinq lieues d’ici ; vous irez au couvent des révérends pères de la Foi, et vous leur ordonnerez, en vertu de cet acte signé de moi, de remettre à l’instant même en liberté le nommé Piquillo Alliaga.

— Piquillo dit Fernand avec étonnement.

— Vous le connaissez ?

— Oui, sire.

— Vous êtes plus avancé que moi.

— C’est un jeune homme plein de cœur, de mérite, de talent, s’écria Fernand.

— Vous l’entendez, mes pères ! dit le roi.

— Et digne en tout point de la protection de Votre Majesté.

— Vous entendez, mes pères ! Partez, monsieur… ah ! attendez, dit-il en se remettant à écrire ; puis il s’arrêta et reprit : Non, non, cette lettre-là, ce n’est pas vous qui la porterez.

Fernand s’inclina et sortit.

Le roi écrivait toujours. Il traçait le billet suivant :

« Le roi s’est empressé de tenir la promesse que don Augustin de Villa-Flor avait faite à la belle Aïxa. Dès ce soir, Piquillo Alliaga sera remis en liberté. »

Puis levant les yeux sur Sandoval et Ribeira qui restaient debout et immobiles devant lui :

— Je ne vous retiens plus, mes pères, leur dit-il.

Les deux grandes dignités ecclésiastiques du royaume, consternées et humiliées, descendaient côte à côte l’escalier du palais ; elles descendaient, et dans ce moment le duc de Lerma montait. Sandoval lui raconta avec effroi ce qui venait d’arriver… Ribeira le lui répéta en faisant le signe de la croix.

— C’est inexplicable… Je ne comprends plus rien au roi.

— Ni moi à la reine, dit le ministre.

— En vérité, dit Sandoval à voix basse, je crois que notre auguste souverain est fou.

— Non, dit le ministre en soupirant, mais il est amoureux.

Fernand, cependant, fidèle aux ordres du roi, galopait sur la route d’Alcala, enchanté d’aller délivrer Piquillo, et ravi d’une mission qui le dispensait de son audience avec le ministre. En recevant l’ordre de se rendre à Madrid, il s’était douté que les événements du château de Santarem allaient lui valoir quelque disgrâce, et la confiance dont le roi l’honorait en ce moment lui semblait une compensation de la mauvaise humeur du ministre.

Il arriva vers le milieu du jour à Hénarès, et sans s’arrêter, sans se reposer, il alla droit au couvent ; il remit son cheval au valet qui le suivait, et demanda au frère portier le supérieur du couvent, le révérend père Jérôme.

— Impossible de le voir en ce moment.

— Dites à lui ou au prieur que j’ai à leur parler de la part du roi, moi, don Fernand d’Albayda.

Le frère portier revint un instant après, et remit un petit billet non cacheté : il était d’Escobar.

« Le père Jérôme me charge de présenter ses respects et ses excuses au seigneur don Fernand d’Albayda, et le prie de vouloir bien l’attendre quelques instants. Une importante cérémonie retient en ce moment à la chapelle le supérieur et ses frères.

 « Le prieur, xxxxxxxxxFrère Escobar. »

— C’est donc une grande fête, une grande solennité ? dit Fernand.

— Une ordination !… rien que cela ! dit le frère portier. Écoutez plutôt.

— En effet, toutes les cloches du couvent sonnaient à grande volée ; les orgues se faisaient entendre, ainsi que les voix des frères.

— J’ai ordre, seigneur cavalier, de vous conduire au parloir.

— Je vous suis, mon frère.

Fernand entra au parloir et attendit.

Un silence profond régnait dans les bâtiments et dans les cours du couvent. C’était le repos, mais le repos de la tombe. On eût dit que ces lieux étaient abandonnés, si de temps en temps un chant lointain et monotone n’eût retenti sous les voûtes du cloitre. Fernand se sentit effrayé du calme qui l’environnait ; lui qui dans le monde, parvenait parfois à se distraire et à s’étourdir par le bruit, par l’agitation, par les devoirs de chaque jour, il se trouvait seul, ici, avec lui-même, seul avec l’image d’Aïxa et les pensées qu’il s’efforçait de fuir !… Ah ! que je plains, se disait-il, ceux qui viennent dans la solitude du cloitre pour y chercher la consolation et l’oubli ! on n’y trouve au contraire que la douleur et le souvenir ! Il se félicitait du moins d’arracher Piquillo à ces hautes et sombres murailles, de le ramener au sein du monde, aux plaisirs de son âge, aux douceurs de l’amitié… à Carmen, à Aïxa, qui l’attendaient.

En ce moment de longues files de moines, le capuchon baissé et les mains croisées sur la poitrine, sortirent de la chapelle et rentrèrent dans leur cellule. Fernand se fit conduire à l’appartement du supérieur.

Le père Jérôme avait avec lui le frère Escobar et un jeune moine qui, agenouillé dans un coin, semblait absorbé dans une sainte extase ou dans une profonde douleur, car il ne voyait et n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui.

— Mon révérend, dit le jeune militaire au supérieur… Je viens vers vous de la part du roi…

À cette voix d’un ami, à cette voix qu’il avait entendue pour la première fois, auprès d’Aïxa et de Carmen et sous le toit hospitalier de Juan d’Aguilar, le moine leva vivement la tête.

— Piquillo ! s’écria Fernand.

Le moine se jeta dans ses bras, et, comme si toutes ses larmes, depuis si longtemps comprimées, se fussent fait tout à coup un passage, il éclata en sanglots, et n’eut que la force de s’écrier :

— Vous ! vous, Fernand ! ah ! parlez-moi d’elle… de mes amis… de Yézid !…

— Allons ! allons ! calmez-vous, lui dit Fernand en souriant, vous allez bientôt les revoir, je vous emmène. Mon père, dit-il au supérieur, daignez lire cet ordre du roi qui vous enjoint de me remettre Piquillo, votre prisonnier.

— Piquillo n’existe plus, répondit froidement le supérieur, nous n’avons ici que le frère Luis d’Alliaga.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Fernand en reculant d’un pas.

— Qu’aujourd’hui, jour de la Saint-Louis, ce jeune frère a prononcé ses vœux.

— Ce n’est pas possible ! il y a ici quelque trahison… et je proteste au nom du roi qui m’envoie.

— Prenez garde à vos paroles, seigneur cavalier, dit le père Jérôme avec calme. C’est d’elle-même que cette âme égarée est venue à nous ; c’est à genoux que l’enfant prodigue est venu nous supplier de le réconcilier avec le ciel !

— Serait-il vrai ? dit Fernand en se retournant vers Alliaga.

— Oui, oui, il l’a fallu, répondit celui-ci, pâle et baissant les yeux… Apprenez-moi du moins, c’est ma seule consolation, que mon sacrifice n’a pas été inutile. Yézid est-il arraché à ses bourreaux ?

— Yézid n’a jamais été en danger, dit Fernand avec étonnement. Sauvé par moi et dérobé à toutes les recherches, il vient d’obtenir sa grâce.

— Aïxa était donc seule menacée ? s’écria Alliaga. Dites-moi qu’elle est sortie de son cachot, qu’elle est rendue à la liberté.

— La duchesse de Santarem a toujours été libre et respectée… elle vient d’être nommée dame d’honneur de la reine…

Le jeune moine se mit à trembler, et avec une agitation convulsive, il chercha sur lui un papier en disant :

— Cette lettre, cependant, cette lettre… tenez, tenez… c’est de Delascar d’Albérique… d’un vieillard… de mon père ! il n’a pu me tromper, celui-là ! lisez ! lisez !…

Fernand, élevé avec Yézid, connaissait trop bien l’écriture du vieillard pour s’y méprendre un instant, et, du premier coup d’œil, il s’écria :

— Ceci n’est point de la main d’Albérique !

— En êtes-vous bien sûr ? dit Piquillo avec la pâleur de la mort.

— Et même, continua Fernand, en comparant cette écriture avec celle du petit billet qu’il venait de recevoir, il ne serait pas impossible d’en connaitre l’auteur. Tenez ; voyez vous-même si ce ne serait pas la main du frère Escobar.

À cette vue, à ce nom, le jeune moine poussa un cri horrible, un cri de malédiction et de vengeance, et tomba sur le plancher roide et sans connaissance. Fernand le crut mort et courut à lui. Escobar voulut l’aider.

— Laissez-le, laissez-le ! dit Fernand en le repoussant. C’est vous qui l’avez tué, et je vous disais bien, mes pères, qu’il y avait ici quelque trahison dont vous répondrez devant Dieu et devant les hommes ; mais Piquillo est libre, et, d’après l’ordre du roi, je l’emmène à l’instant, si toutefois, comme je l’espère, il est en état d’être transporté.

— Il ne sortira point d’ici ! s’écria le père Jerôme en se plaçant entre Fernand et son ami. Le roi avait des droits sur Piquillo, il n’en a aucun sur frey Luis d’Alliaga, moine de ce couvent, et qui ne dépend plus que de moi, son supérieur. Puis, s’adressant à plusieurs frères qui étaient accourus au bruit : Enlevez-le dit-il en leur montrant le pauvre jeune homme toujours sans connaissance, et portez-le dans sa cellule.

— Je ne le souffrirai pas ! s’écria Fernand.

— La violence serait inutile, répondit le supérieur, et vous perdrait vous-même, seigneur cavalier.

Fernand comprenait trop bien que le moine avait raison, et il s’écria :

— Je proteste du moins contre la ruse et la trahison dont il est victime… Je proteste contre des vœux qui sont nuls !

— Qui sont réguliers ! s’écria Escobar pendant qu’on emportait Alliaga ; ces vœux ne lui ont pas été imposés, ils ont été sollicités par lui…

— Tout a été violé à son égard ; il était ici comme prisonnier.

— Comme novice !

— Il y a un mois à peine !

— Un mois et demi, dit Escobar.

— Il faut un an de noviciat.

— Un an au plus ! trois mois au moins ! répondit Escobar ; tel est le texte du règlement.

— Eh bien ! s’écria Fernand avec fureur, vous convenez vous-même qu’il n’a passé qu’un mois et demi…

— Et deux mois dans l’œuvre de la Rédemption, ainsi que l’atteste lui-même l’archevêque de Valence. Cela fait bien, si je ne me trompe, trois mois et demi de noviciat… C’est donc quinze jours de trop !

Fernand, hors de lui, s’élançait pour étrangler le moine.

— Faites, mon frère, s’écria Escobar avec une résignation évangélique. Aussi bien, je le vois, il vous sera plus facile de m’étrangler que de me répondre.

Fernand, suffoqué de rage, se précipita vers la porte, s’élança sur son cheval, et reprit ventre à terre la route de Madrid.