Piquillo Alliaga/44

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 229-231).


XLIV.

la boutique du barbier.

Le supérieur le suivit pendant quelque temps, aussi ému qu’essoufflé et sans prononcer un seul mot, persuadé que le message qu’on lui apportait était d’une importance telle que les murs du couvent ne devaient pas l’entendre ; mais quand il s’en vit à une cinquantaine de pas, par la nuit qui déjà était sombre, et prêt à entrer dans une rue de la ville :

— Parlez, dit-il, maintenant.

Piquillo lui fit signe de la main qu’il y avait encore trop de danger, et ils se remirent en marche. Quelques minutes après, le supérieur s’écria :

— Mais parlez donc !.. pourquoi venir à cette heure ?.. pourquoi sortir du couvent vêtu de ce costume et de ces insignes qui sont les miens ?

Piquillo renouvela le même geste qui voulait dire :

— Pas encore !… Attendez.

Enfin, et au bout de quelques minutes de marche, le supérieur s’arrêta. Les deux moines, ou plutôt les deux pèlerins étaient alors dans un carrefour où aboutissaient plusieurs rues ; la ville d’Alcala, à cette époque, n’était point éclairée de nuit, et le supérieur s’écria :

— Ici, monsieur, personne ne peut nous voir ni même nous entendre. Apprenez-moi enfin le message dont la comtesse vous a chargé pour moi.

Alliaga se trouvait alors assez loin du couvent pour qu’il fût impossible au supérieur d’appeler ses frères. Alliaga saisit avec force la main du moine, et s’approchant de son oreille :

— La comtesse m’a dit de vous dire, mon père, que vous étiez un infâme !

Et laissant le supérieur stupéfait, atterré, foudroyé, Alliaga s’élança dans la première rue qui s’offrit à lui, se doutant bien, ou que l’abbé n’oserait le poursuivre, ou que ses jambes de soixante ans ne pourraient lutter avec celles du jeune homme.

Alliaga courut ainsi jusqu’à l’extrémité de la rue, en prit une autre à sa droite, et alors seulement il ralentit sa marche pour ne point donner de soupçons. Il écouta. Aucun cri, aucun pas ne se faisait entendre, il n’était point poursuivi. Il réfléchit alors sur ce qu’il avait à faire : courir à Madrid au plus vite pour avertir et protéger Aïxa. Mais il ne pouvait faire, cette nuit, à pied, les cinq lieues qui le séparaient de Madrid ; il sortait de maladie, et les émotions qu’il venait d’éprouver avaient épuisé cette force factice que lui avait donnée le danger. Il le sentait bien ; et s’il allait en route se trouver mal, rester sur le grand chemin, et au point du jour être reconnu… être repris ! Mais à qui demander protection et secours ? à qui s’adresser ? Il pensa au barbier Gongarello ; il s’agissait de retrouver sa boutique, qui, ainsi que la ville d’Alcala, lui était totalement inconnue. Les rues étaient presque désertes, et il fut quelque temps sans rencontrer personne ; enfin, au détour d’une rue, il se trouva nez à nez avec un homme d’assez bonne mine vêtu d’un manteau noir.

— Pourriez-vous, seigneur cavalier, m’enseigner la boutique du barbier Gongarello ?

— Rien de plus facile, mon frère, la seconde rue à gauche, la dernière boutique à votre main droite.

Alliaga remercia et s’éloigna, enchanté d’avoir si peu de chemin à faire ; car il sentait les forces lui manquer.

Il compta la première rue, puis la seconde à sa gauche, et en entrant dans celle-ci, il lui sembla qu’il était suivi. Il se retourna vivement et ne vit personne. Il s’était trompé sans doute ; il arriva, ou plutôt il se traîna jusqu’à la boutique du barbier. Elle était fermée. Il frappa. On ne répondit point. Il frappa fort ; une petite fenêtre s’ouvrit.

— Qui va là ?

— Un ami.

Gongarello hésitait, car il venait de voir une robe de moine.

— J’ai beaucoup d’amis, répondit-il, autant que de pratiques ; mais je ne rase pas à cette heure-ci, par mesure de prudence : on risque de couper ses clients.

Et il se retirait de la croisée.

— Gongarello ! s’écria de nouveau le pauvre jeune homme.

— Eh ! que voulez-vous ? répéta avec impatience le prudent barbier.

— Asile.

— À vous ?

— À moi ! ne me reconnais-tu pas… moi, Piquillo !

À ce nom, le barbier referma vivement sa fenêtre, mais ce fut pour ouvrir sa porte.

— Entrez, entrez !

Et au moment où enfin Alliaga mettait le pied dans la boutique du barbier, il crut entendre distinctement marcher dans la rue près de la porte ; mais peu lui importait alors, il était en sûreté.

Gongarello lui avait sauté au cou. Il l’accablait de caresses et de questions.

— Vous voilà donc ! c’est donc vous, mon sauveur, mon libérateur, que je peux sauver à mon tour ! que s’est-il donc passé ?

Alliaga le lui raconta.

— Vous ! moine ! moine à tout jamais ! s’écria Gongarello avec désespoir ; vous si bon, si généreux, si honnête !… ah ! vous ne méritiez pas cela ! Et c’est moi qui en suis cause… c’est ma maladresse ; cet Escobar m’aura vu au moment où je glissais la lettre sous le sablier… il l’aura prise ! il l’aura changée, et c’est par ma faute !… et c’est moi qui aurai contribué à faire un moine !.. Notre Dieu ne me le pardonnera pas !

— Allons… allons, dit Alliaga en essuyant lui-même une larme, console-toi, je suis hors de leurs mains, grâce à Dieu et grâce à toi ! Maintenant il faudrait, et le plus tôt possible, me rendre à Madrid.

— Nous partirons au point du jour. J’ai une carriole et une mule que j’ai appelée Juanita, pour me consoler de l’absence de ma nièce, qui autrefois me tenait compagnie et qui surtout me tenait tête… la pauvre enfant ! et dès que vous aurez dormi quelques heures…

— Oui, si tu veux me donner un lit…

— Le mien ! le mien ! s’écria le digne barbier ; mais auparavant vous souperez, je vous tiendrai compagnie.

— Mais ton souper, peut-être, était fini ?

— Je recommencerai !… dès qu’il s’agit d’un ami ! Vous avez fait bien autre chose pour moi.

Gongarello se mit sur-le-champ à l’ouvrage ; le couvert fut dressé, le repas fut servi, et le barbier paraissait si heureux de l’hospitalité qu’il exerçait, que Piquillo en était ému.

— À votre santé ! à votre bonheur ! à votre heureux voyage ! s’écria Gongarello en lui versant de son meilleur vin, une bouteille de valdepenas.

— Tu veux donc bien encore trinquer avec moi, lui dit Piquillo, moi qui vous ai abandonnés, moi qui suis un moine !

— Moine par l’habit, mais non par le cœur ! Vous êtes toujours un Maure, un de nos frères…

— Tu l’as dit ! s’écria Piquillo.

— Et vous l’avez prouvé ! C’est pour sauver d’Albérique et les siens que vous vous êtes immolé ! Nos frères le sauront tous, je m’en charge ! Dès qu’il ne faut que parler, vous pouvez compter sur moi.

Le barbier prouvait en même temps qu’il savait agir pour ses amis ; car rien ne fut oublié pour soigner son hôte : bon repas et bon lit, et pendant qu’Alliaga dormait, il veillait ; il s’occupait de tous les préparatifs du départ. Avant le jour, la carriole était en état, la mule pansée et attelée, et il alla réveiller son jeune ami.

— En route, en route ! lui dit-il.

— Il n’est pas encore jour.

— Nous voyagerons de nuit… comme dans la sierra de Moncayo, vous rappelez-vous ? cette nuit où j’ai fait tant de chemin en dormant, sans pourtant être somnambule. Allons, allons ! sur pied !

— Me voici, dit Alliaga, qui en un instant fut habillé.

Ils montèrent dans la carriole, dont le barbier prit les rênes.

— Sauras-tu bien me conduire jusqu’à Madrid ?

— Je vous le jure ! s’écria le barbier.

Mais, par malheur, il ne devait pas tenir son serment.

À peine la modeste voiture avait-elle fait un tour de roue, que trois ou quatre hommes à cheval l’arrêtèrent et l’entourèrent.

— Descendez ! dirent-ils au barbier.

— Et pourquoi, seigneurs cavaliers, voulez-vous que nous descendions ?

— Vous seulement… le révérend père voudra bien rester : nous nous chargeons de lui servir d’escorte.

Celui qui parlait ainsi monta dans la carriole à côté de Piquillo, et fit partir la mule au grand trot ; les trois autres cavaliers le suivirent au galop et eurent bientôt disparu.

Le barbier, encore tout étourdi de l’aventure, n’eut pas la force de jeter un cri. Il se dit seulement en lui-même et avec désespoir :

— Ah ! le pauvre jeune homme !.. c’est décidément moi qui lui porte malheur !

— C’est fait de moi !… je suis perdu ! se dit Piquillo ; j’aurais dû penser que le père Jérôme et Escobar, connaissant mes relations avec Gongarello, feraient cerner et surveiller sa maison ; la maison d’un ami était le dernier endroit où j’aurais dû chercher un asile. Et maintenant… surtout après ce qui s’est passé je n’ai plus ni pitié ni miséricorde à attendre… Je sais leur secret… Ils doivent s’en douter… Ce n’est plus un cachot… une prison éternelle qu’ils me destinent… c’est la mort. Soit ! je suis prêt et ne me plaindrais pas si j’avais pu seulement sauver Aïxa.

La voiture cependant roulait toujours, et le frère Luis d’Alliaga commençait à s’étonner de n’être pas encore arrivé, car, après tout, la ville d’Alcala n’était pas si grande, ni le couvent si éloigné. Son compagnon de voyage ne lui disait pas un mot. D’une main il tenait les guides, de l’autre il fouettait toujours. La pauvre mule ne reconnaissait point la touche de son maître, et jamais n’avait couru si vite ni si longtemps. Le jour, qui commençait à paraître, permit d’apercevoir une grande route, des arbres et de vastes plaines tant bien que mal cultivées. On était loin d’Alcala de Hénarès, et bientôt on vit les premières maisons des faubourgs de Madrid. Six heures sonnaient à toutes les paroisses quand la carriole s’arrêta devant un palais de sombre apparence que Piquillo reconnut sans peine. C’était celui de l’inquisition, qu’il avait eu le temps de contempler le jour où, monté sur une borne, il avait vu défiler le cortège dans lequel figuraient, bien malgré eux, Juanita et Gongarello. Frey Alliaga, stupéfait, ne comprenait rien à ce mystère que nos lecteurs s’expliqueront aisément.

L’archevêque de Valence et le grand inquisiteur, en quittant le cabinet du roi, dont ils étaient sortis fort mécontents, n’avaient pas pensé à communiquer à leurs agents l’ordre de Sa Majesté, par lequel la liberté était rendue à Piquillo. Une mauvaise nouvelle arrive toujours assez tôt. D’ailleurs, à quoi bon, puisque Fernand d’Albayda partait lui-même pour le délivrer ? Ribeira et Sandoval avaient à s’occuper de tant d’autres choses plus importantes, l’une à Valence, l’autre à la cour, que l’affaire de Piquillo fut tout à fait oubliée, et que le corrégidor et la police d’Alcala continuèrent à rester sur pied et à observer, aux frais du gouvernement. L’homme au manteau noir à qui Piquillo s’était adressé pour demander la boutique du barbier, était un alguazil, par la raison qu’à cette heure-là tous les bourgeois étaient rentrés chez eux, et que les alguazils seuls rôdaient et faisaient le guet. Celui-ci s’était étonné de voir, la nuit, un révérend père s’informer de la demeure du barbier…

Il l’avait alors suivi de loin, machinalement et par habitude, plutôt que par dessein arrêté. L’alguazil ne raisonne pas, il observe ou écoute, et en se glissant le long de la muraille, celui dont nous parlons avait entendu Piquillo décliner son nom pour obtenir l’hospitalité.

L’alguazil avait prévenu trois de ses compagnons, qui, ravis de gagner la récompense promise par l’archevêque, n’avaient point fait part à d’autres de la découverte, mais avaient surveillé la maison du barbier et fait toutes leurs dispositions pour que, le lendemain de grand matin, leur capture fût remise entre les mains de Manuelo Escovedo, sous-officier de la sainte inquisition, préposé à la réception et à l’écrou des prisonniers.

Acte en bonne forme fut donné aux quatre alguazils du dépôt qu’ils venaient de faire, et Escovedo procéda aussitôt après leur départ à un petit interrogatoire sommaire.

— Vous êtes Piquillo, Piquillo Alliaga ?

— Oui, mon père.

— Et je dois vous incarcérer à la demande de monseigneur l’archevêque de Valence pour refus de baptême.

— J’ai été baptisé.

— Ah ! ah ! dit le greffier étonné, voilà qui est singulier… Alors je dois vous incarcérer pour avoir, vous laïque, porté l’habit religieux, l’habit de moine, sous lequel vous avez été pris.

— Mais j’ai prononcé des vœux, je suis religieux, je suis moine, dit Alliaga.

— Ah ! ah ! c’est encore plus singulier, dit le greffier ; alors je dois vous incarcérer comme vous étant échappé du couvent des jésuites dont vous faites partie.

— Mais je ne suis point jésuite et ne veux point m’engager dans leur ordre.

— Par saint Jacques ! dit le greffier impatienté, il faut pourtant bien que je vous incarcère pour quelque chose… et il écrivit : Incarcéré comme n’étant pas des nôtres.

— Au contraire, s’écria Piquillo, je viens vous demander à en être. Je serai, si vous le voulez, de l’ordre des dominicains.

— Est-il possible !

— Celui-là ou un autre, peu importe, pourvu que je sois libre à l’instant même.

— Je vais inscrire votre demande, dit le greffier, et vous serez dominicain ; mais libre… je ne peux pas vous en répondre. Vous avez été amené ici pour être incarcéré ; bien plus, je viens d’écrire que vous l’étiez : voyez vous-même… Il ne peut y avoir de ratures sur mes registres. Il faut que j’en réfère à l’autorité supérieure.

— Et moi, il faut que je sois libre ! s’écria Piquillo avec désespoir.

— Cela finira par là, mais je dois soumettre l’affaire au conseil suprême du saint-office, qui la soumettra au grand inquisiteur.

— Et combien cela durera-t-il ?

— Un mois au plus, vu que nous avons peu d’affaires courantes. C’étaient les auto-da-fé qui nous en donnaient le plus, et ils sont eu souffrance en ce moment ; il faut espérer que cela reprendra.

— Un mois ! s’écria Alliaga sans écouter la fin de la phrase du greffier, un mois !.. Et pendant ce temps, se disait-il en lui-même, la comtesse… et Aïxa… Il serait trop tard… je ne pourrais plus les sauver !

— Mon frère, dit-il à voix haute, il faut que je sorte à l’instant même ; il y va d’une affaire de la dernière importance… de la vie de quelqu’un !

— L’inquisition ne se mêle pas de cela.

— Eh bien ! reprit Alliaga, frappé d’une idée soudaine, faites dire au grand inquisiteur que je demande à voir le duc de Lerma. J’ai une révélation à lui faire… à lui, à lui-même ! révélation qui intéressa le salut de l’État et le sort du ministre.

— Ah bah ! dit le greffier étonné, racontez-moi | donc cela.

— Je vous ai déclaré que je ne pouvais le confier qu’à lui-même… vous voyez donc bien qu’il faut que je sorte, ou que du moins on me conduise vers lui… dans le palais, et si vous ne le faites pas, c’est vous, seigneur greffier, qui serez responsable de tous les malheurs qui arriveront.

— C’est différent, s’écria Manuelo Escavedo… vous m’annoncez là une chose qui mérite considération. Emmenez le prisonnier, dit-il aux familiers du saint-office… pour la forme seulement et pour la régularité de mes écritures… car dès qu’il aura signé sa demande, ce jeune frère peut se considérer comme de l’ordre de Saint-Dominique. Je vais référer de tout cela à nos bons pères… Adieu, mon frère, dit-il en saluant Alliaga de la main… à bientôt !

Mais toute une semaine se passa avant que le greffier eût parlé aux assesseurs, qui en parlèrent aux juges, lesquels en firent un rapport au conseil suprême, et Piquillo attendait dans les murs du saint-office, et les jours d’Aïxa étaient menacés !