Piquillo Alliaga/45

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 231-235).


XLV.

la favorite.

Aïxa, à son retour de Tolède, n’avait plus voulu demeurer chez la comtesse d’Altamira. Veuve, maîtresse d’elle-même, et duchesse de Santarem, c’est elle qui à son tour avait offert à Carmen asile et protection dans son hôtel. Carmen devait demeurer avec sa sœur et amie jusqu’à son mariage avec Fernand d’Albayda, qui, ainsi que nous l’avons vu, avait été rappelé de Lisbonne par le duc de Lerma, et ce mariage, c’était Aïxa qui l’avait fixé elle-même à la fin du mois dans lequel on venait d’entrer. Nous avons vu comment, dès le premier jour de son arrivée, Aïxa avait été nommée dame d’honneur de la reine, et comment son acceptation avait eu pour condition la liberté d’Yézid.

Le premier usage qu’en avait fait celui-ci avait été de se rendre à Madrid près de cette sœur dont il avait été si longtemps éloigné, et qu’à présent enfin il lui était permis de voir ; c’était à lui, d’ailleurs, dans ce moment plus que jamais, à veiller sur elle et à la protéger. Aixa, que sa nouvelle dignité appelait à la cour, se rendait presque tous les soirs au cercle de la reine, et jamais Marguerite n’avait vu son royal époux aussi assidu et aussi empressé auprès d’elle. Le plaisir que le roi éprouvait à causer avec Aïxa était si pur, et l’estime qu’elle lui inspirait était si vraie, qu’il ne craignait pas de les avouer hautement. La vertu la plus craintive n’aurait pu s’offenser d’une passion muette et profonde que tout semblait attester, mais que rien ne trahissait. Si Aïxa avait pu se laisser séduire, c’est ainsi, à coup sûr, qu’on aurait réussi près d’elle, et sans artifice comme sans calcul, le roi avait pris le meilleur moyen de gagner son amitié. Placée entre le roi qui l’aimait, et la reine, sa bienfaitrice, Aïxa n’avait pas éprouvé un instant d’embarras. N’ayant ni ambition, ni arrière-pensée, sa conduite loyale et franche avait détourné sur-le-champ toute idée de coquetterie et de trahison, et jamais favorite ne s’était élevée par de semblables moyens à une double faveur, aussi prompte et aussi haute. Le roi ne pouvait vivre sans la voir, et la reine ne pouvait se passer d’elle.

Le cercle du soir se ressentait de la rigoureuse étiquette de la cour d’Espagne ; mais le matin la reine recevait chez elle dans l’intimité et la simplicité allemande Aïxa et Carmen, qui étaient inséparables. Yézid, qui amenait sa sœur au palais ou qui venait l’y chercher, était presque toujours admis dans ce petit cercle, ainsi que Fernand d’Albayda, le fiancé de Carmen. Parmi les gens du palais, Juanita, la femme de confiance de la reine, veillait seule pendant ces réunions, pour en éloigner les importuns ou les profanes. Jamais la pauvre reine n’avait vu autour d’elle autant d’amis ; maintenant seulement elle se sentait vivre, et, avare de ces jours heureux qui s’écoulaient si vite, elle aurait voulu les arrêter.

Carmen ne rêvait, ne songeait qu’à Fernand ; son bonheur l’embellissait, son bonheur était sa vie, son bonheur était si grand que le pouvoir même et l’affection de la reine n’y pouvaient rien ajouter ; aussi Marguerite se disait : « Elle n’a pas besoin de moi ; » et une sympathie secrète l’attirait vers Aïxa. Il y a des souffrances qui s’entendent et se comprennent.

Il était souvent question du mariage de Carmen, qui devait avoir lieu dans une quinzaine de jours, et dont la reine s’occupait beaucoup.

— Et toi, duchesse de Santarem, lui dit-elle, un matin qu’elles étaient seules, ne songes-tu point à te remarier ?

— Non, madame.

— Tu n’aimes donc personne ?

— Non, madame.

Mais Aïxa, surprise par cette question imprévue, rougit tellement que la reine détourna les yeux pour ne pas l’embarrasser, et examina un tableau de Murillo qui ornait son oratoire. Aïxa se remit de son trouble et dit :

— J’ai deux frères, madame, deux frères qui m’ont sauvé l’honneur et la vie, deux frères qui seront mes seules amours, et comme ni l’un ni l’autre ne se mariera, je ferai comme eux, pour ne pas les quitter, et pour leur donner ma vie entière.

— Deux frères ? dit la veine, je ne t’en connaissais qu’un…

La reine ne prononça pas son nom.

— Oui, madame… Yézid, mon vrai frère… mon frère légitime, et l’autre…

— Qui ne l’est pas…

— Mais avec lequel j’ai été élevée… le cœur le plus noble, le plus généreux, et qui m’est dévoué.

— Et pourquoi ne se marie-t-il pas ? dit la reine. Il me semble qu’avec ma protection, et surtout la tienne, ajouta-t-elle en souriant, nous effacerions bientôt cette tache de naissance.

— Hélas ! madame, dit Aïxa, qui le jour même avait appris par Fernand ce qui venait de se passer au couvent d’Alcala, pour sauver mes jours et ceux d’Yézid, qu’il a crus menacés, il s’est fait chrétien, il a prononcé des vœux. Son bonheur, son avenir, il a tout donné pour moi….. Ne lui dois-je pas mon amitié et ma vie en dédommagement !

— Je comprends, dit la reine… je comprends, en effet, que celui-là ne puisse pas se marier… Mais ton autre frère ?..

— Yézid, madame ?

— Oui.

— Oh ! celui-là, madame, c’est autre chose !… Il y a dans sa vie un mystère que nous ne comprenons pas.

— En vérité !.. Dis-moi cela, duchesse, à moi qui suis curieuse.

— Mon père l’a souvent pressé de se marier, et moi aussi. Il a toujours répondu à mon père : Plus tard ! plus tard ! mais à moi, il m’a dit : jamais !

— Et pourquoi ?

— C’est la seule chose qu’il ne m’ait jamais confiée….. malgré toutes mes instances. Alors je ne lui en parle plus… je crois avoir deviné.

— Et qu’est-ce donc ? dit la reine, dont la curiosité redoublait.

— Je crois, madame, qu’il a au fond du cœur un amour malheureux et sans espoir, auquel il veut rester fidèle.

— En vérité ? reprit la reine avec émotion… Sans espoir ! tant mieux, il finira par l’oublier.

— Yézid n’oublie pas, madame…

— Mais toi et ses amis devriez essayer de le guérir.

— Il y a des amours dont on ne guérit pas, dit Aïxa en baissant les yeux.

— C’est vrai, murmura la reine… Mais il y a du moins une chance.

— Et laquelle ? dit vivement Aïxa.

Il s’était élendu dans un bon fauteuil, les pieds au feu, à son aise, et comme chez lui.

— On en meurt.

— Et Marguerite, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, resta livrée à de sombres réflexions.

— Pauvre reine ! dit la jeune fille ; le malheur aussi a passé par là. Et contemplant avec respect, presque avec reconnaissance, le silence et la douleur de Marguerite :

— Quelle confiance pour une reine ! se dit-elle, elle ose penser et souffrir devant moi !

Le cœur d’Aïxa était aussi déchiré par bien des souffrances ; mais la plus vive en ce moment provenait du sort de Piquillo. Elle connaissait l’Espagne et savait que ni pouvoir ni protection, quelque grande qu’elle fût, ne pouvaient briser des vœux religieux ; que si, parfois, le pape avait accordé une faveur pareille (à l’archiduc Albert, par exemple, beau-frère du roi), ce n’avait été jusqu’alors que pour des princes, et pour des raisons de haute politique. Mais pour un simple particulier, pour Piquillo, pour un Maure surtout… il n’y avait pas à y penser.

Ce qu’elle cherchait du moins, c’était un moyen de l’arracher au père Jérôme et à Escobar, dont elle redoutait les intrigues et les mauvais desseins ; elle ne voulait pas le laisser livré à ceux qui l’avaient déjà si indignement trompé. Une existence pareille était intolérable. Le père Jérôme avait répondu à Fernand d’Albayda que, comme supérieur de la Compagnie de Jésus, il avait désormais tout pouvoir sur Piquillo. Mais déjà, dans son zèle, Aïxa s’était informée… elle avait consulté, interrogé, et elle avait appris, à n’en pouvoir douter, ce que nous savons déjà : c’est que, pour être jésuite, il ne suffisait pas d’être prêtre, et que, pour entrer dans la Société de Jésus, il fallait deux années consécutives d’un rigoureux noviciat. Telle était la règle expresse de son fondateur, Ignace de Loyola.

Fort de ces nouvelles données, muni des instructions d’Aïxa, et furieux d’avoir été lui-même joué par les bons pères, Fernand d’Albayda était retourné, quelques jours après, à Alcala de Hénarès, et sonnait à la grille du couvent, qui bientôt lui fut ouverte.

Jérôme et Escobar pâlirent à sa vue.

Fernand s’expliqua en peu de mots et d’un ton sévère : on n’avait pas craint de faire outrage à lui, porteur des ordres du roi ; on avait avec lui, comme avec Piquillo, employé la ruse et l’imposture, qui paraissaient être la règle du couvent ; mais il connaissait enfin la vérité, il avait le droit d’emmener Piquillo, et il venait le réclamer.

Les deux moines se regardèrent avec inquiétude.

— Je vous jure, mon frère… s’écria Escobar.

— Un serment ! dit Fernand, vous allez me tromper.

— Non, je vais vous dire la vérité. Notre frère Luis Alliaga n’est plus ici.

— Je m’y attendais ! s’écria Fernand, et pour ne pas me le rendre, vous allez me soutenir qu’il s’est évadé… échappé !

— C’est justement cela, dit Escobar.

— À d’autres, mes pères ! la ruse est trop grossière, et je ne m’y laisserai pas prendre… Ou Alliaga languit dans vos cachots, ou vous avez employé, pour vous assurer son silence, des moyens encore plus odieux.

Le père Jérôme poussa un cri d’indignation et fit le signe de la croix. Escobar se contenta de lever les yeux au ciel.

— Ces suppositions, je puis les faire. Votre conduite passée m’en donne le droit, Mais si Alliaga ne m’est pas rendu, elles deviendront des certitudes pour moi et pour tous ceux qui s’intéressent à lui ; alors c’est au roi et à la sainte inquisition que nous nous adresserons pour avoir justice de vous, mes pères, et de votre ordre ; et vous ne pourrez accuser que vous-mêmes des maux que vous aurez attirés sur lui.

— Il n’a que trop raison ! s’écria le père Jérôme après son départ.

— Impossible de le persuader, ne pas vouloir nous croire !…

— Même quand nous lui disons la vérité.

— Il y a de quoi en dégoûter, dit froidement Escobar.

— Maudit soit ce Piquillo !

— Et le jour où il est venu nous demander asile !

— C’est l’enfer qui est entré avec lui dans notre couvent !

— Il y était déjà, mon père, dit Escobar, le jour où ce duc d’Uzède est venu nous parler de ses intérêts, qui n’étaient pas ceux de notre ordre. C’est en partie pour lui complaire que nous nous sommes chargés de la conversion de ce Piquillo.

— C’est vous qui l’avez voulu, Escobar.

— C’est vous, mon père… ou plutôt lui, d’Uzède. Il faut donc qu’il nous vienne en aide, et qu’il se hâte.

— Qu’il se concerte avec la comtesse pour nous délivrer de la favorite ! c’est d’elle que nous viennent déjà ces persécutions, et si elle veut venger ce frère qui s’est évadé…

— Qui s’est peut-être tué… exprès… pour nous nuire…

— Il en est bien capable.

— Elle fera fermer notre couvent.

— Elle nous fera exiler d’Espagne !

— Allons, il n’y a pas de temps à perdre.

Le duc d’Uzède et la comtesse, qui étaient désormais dans la dépendance des bons pères, reçurent donc leurs instructions, pour ne pas dire leurs ordres. Le supérieur demandait que l’on en finit au plus vite avec la favorite, et, en dédommagement de toutes les peines qu’il s’était données et des désagréments sans nombre qu’il avait éprouvés dans cette affaire, Escobar, déjà prieur du couvent et recteur de l’Université d’Alcala, Escobar demandait une place d’aumônier de la reine, qui venait d’être vacante, place à laquelle il tenait, moins pour lui que pour les services qu’elle lui permettrait de rendre à tous ses amis.

Tout fut promis par le duc d’Uzède et par la comtesse ; il ne s’agissait que d’exécuter ces promesses.

Don Fernand avait fait part de ses nouvelles craintes à Aïxa, et celle-ci, tourmentée par l’idée que Piquillo était prisonnier ou mourant, n’avait pu fermer l’œil de la nuit. En proie à une insomnie horrible, elle n’avait pensé qu’aux moyens de le délivrer. Dans tout autre pays que l’Espagne, on se serait adressé aux lois et aux magistrats, on eût ordonné de visiter le couvent même de force ; mais ici les monastères avaient leurs priviléges, que l’inquisition elle-même eût respectés pour qu’on respectât les siens. Dans son trouble, dans son inquiétude, la jeune fille résolut de se confier à la reine, sa protectrice, et de lui demander, sinon son appui, du moins ses conseils. Le jour parut ; mais il fallait attendre l’heure de se présenter chez la reine. Ça ne pouvait être que vers midi, et Aïxa entendit enfin sonner l’heure qu’elle attendait avec tant d’impatience.

Il faisait ce jour-là une chaleur accablante, et le soleil d’Espagne dardait ses rayons les plus ardents. N’importe ! Aïxa sortit, seule, à pied, et se dirigea vers Buen-Retiro. Elle entra, comme d’habitude, par les jardins et par une petite porte qui donnait sur les appartements particuliers de la reine.

— Sa Majesté n’y est pas, lui dit Juanita.

— Ah ! mon Dieu, s’écria Aïxa avec douleur, moi qui tenais tant à lui parler !

Et elle lui raconta toutes ses craintes.

— Rassurez-vous, dit Juanita, la reine, qui vient de perdre son aumônier, ne s’est point, comme à l’ordinaire, fait dire la messe dans son oratoire ; elle s’est rendue ce matin à la chapelle du roi… elle va revenir.

— Alors, dit Aïxa en s’asseyant sur un long et large canapé, je l’attendrai. Aussi bien, il fait ici une fraicheur délicieuse.

Les deux jeunes filles étaient alors dans une salle basse communiquant avec les appartements de la reine, mais donnant aussi sur les jardins. C’était par là que Marguerite descendait, quand elle voulait se promener dans le parc réservé pour elle. Une brise légère, venant des allées ombragées, se jouait dans les cheveux d’Aïxa et rafraichissait son front.

— Qu’il fait chaud, Juanita ! disait elle en s’éventant avec un mouchoir de fine toile de Hollande.

— La senora veut-elle que je lui donne un verre d’orangeade excellente ? c’est moi qui l’ai faite, et la reine n’en boit jamais d’autre !

— Volontiers, ma bonne Juanita !… dit la jeune fille en la remerciant, va vite.

Juanita sortit et ne fut pas longtemps. Quelques minutes après, elle revint, portant sur une assiette d’argent un verre de cristal plein d’orangeade glacée. Elle s’arrêta en voyant Aïxa qui, gracieusement couchée sur le canapé, venait de fermer les yeux.

— Pauvre fille ! dit Juanita ; elle qui n’a pas dormi de la nuit, à ce qu’elle vient de me dire, ne la dérangeons pas, respectons son sommeil.

Elle plaça doucement, sur un petit guéridon qui était à côté du canapé, l’assiette et le verre, pour qu’Aïxa les aperçût à son réveil ; puis elle se retira sur la pointe du pied.

Aïxa dormait ; un doux rêve lui montrait Piquillo, son frère, étendant les mains vers elle, pour la défendre et la protéger.

Des pas légers se firent entendre sur le sable, l’étoffe d’une robe froissa le feuillage d’un massif… Aïxa ne se réveilla pas… Une femme parut à la porte qui donnait sur le jardin : c’était la comtesse d’Altamira. Elle s’arrêta à la vue d’Aïxa, la regarda plusieurs instants, puis tout à coup pâlit et devint tremblante, agitée qu’elle était par une idée horrible.

— Si Dieu le veut… et elle répétait tout bas les dernières paroles du père Jérôme, il ne manquera pas de vous offrir une occasion !

— En voici une, se dit-elle, et jamais elle ne pouvait se présenter plus favorable et plus sûre.

On n’avait point vu la comtesse entrer dans les jardins. Aïxa dormait, elle était seule… et ce verre… auprès d’elle !..

La comtesse regarda bien attentivement. Personne !… elle écouta : aucun bruit, pas même celui de la brise… tout se taisait, excepté son cœur, dont elle croyait entendre les battements… il lui semblait qu’eux seuls pouvaient la trahir. Elle se hâta… elle saisit le flacon qu’elle portait toujours sur elle… l’ouvrit… et de nouveau la main lui trembla…… Mais elle regarda Aïxa ; elle était si admirablement belle dans son sommeil, que cette vue, qui aurait désarmé toute autre, rendit à la comtesse sa colère et tout son courage.

Elle versa dans le verre une goutte, et puis plusieurs… plusieurs encore. Elle erra à l’autre bout du parc, s’y promena quelque temps, rencontra des personnes de la cour, des dames d’honneur qui attendaient comme elle que la reine revint de la chapelle, et ramenée malgré elle du côté des massifs où était la salle basse, elle s’approcha… regarda à travers le feuillage. Aïxa dormait toujours… et le verre, plein jusqu’au bord, était toujours près d’elle.

— Elle ne se réveillera donc pas ! dit la comtesse avec rage ; et elle était tentée d’agiter les branches qu’elle serrait d’une main convulsive ; mais la prudence la retenait, et craignant d’être ainsi surprise à observer son ennemie, elle s’éloigna de nouveau, monta dans les appartements du palais, soutint avec le comte de Lémos une conversation qui lui parut éternelle, et fut tout étonnée, en regardant la pendule, de voir que cinq minutes à peine s’étaient écoulées. Tout ce que ses forces lui permirent fut de prolonger encore son supplice pendant un quart d’heure ; mais enfin, n’y tenant plus, elle descendit de nouveau dans le parc ; et le cœur serré par une horrible étreinte, elle s’approcha de la salle basse… y jeta un regard furtif…

Aïxa n’y était plus… et le verre était vide !