Piquillo Alliaga/49

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 247-250).


XLIX.

le mariage.

Aïxa n’était pas le seul sujet de crainte pour Piquillo. Yézid excitait aussi ses inquiétudes. Il n’était plus le même ni pour son frère ni pour ses amis. Fernand d’Albayda, qui l’aimait tendrement, ne pouvait revenir d’un changement pareil.

— Qui aurait jamais cru cela de lui ? disait Fernand à Carmen. Yézid est ambitieux.

— Ambitieux ! disait la jeune fille.

— Oui, matin et soir il est à la cour, il n’en sort pas. J’ai cru d’abord que c’était pour veiller sur sa sœur Aïxa et la protéger.

— C’était tout naturel, dit Carmen.

— Certainement, s’écria vivement Fernand ; c’était bien ! il avait raison, je l’approuvais ; mais, même en l’absence d’Aïxa, il ne quitte pas les salons de réception. Il n’y a pas de courtisan plus fidèle et plus assidu. Ce spectacle, auquel ses yeux n’étaient pas habitués, ces titres, ces honneurs, ces cordons, l’ont ébloui et séduit… Lui aussi veut parvenir !

— À quoi ! demanda ingénument Carmen.

— Je l’ignore… car d’après les lois de Philippe II, lui qui est Maure et qui n’a pas été baptisé, ne peut occuper aucune place, aucun emploi…

— Ne peut-on pas le servir et l’aider ?

— C’est fort difficile. D’abord il ne demande rien jusqu’à présent, et l’on ne sait pas encore ce qu’il veut ; mais quel que soit l’objet de ses désirs, il aura grand’peine à réussir, malgré l’influence d’Aïxa et malgré même le crédit de Piquillo, qui commence à en avoir beaucoup. En attendant, ce pauvre Yézid n’est pas reconnaissable ; lui, le type de la beauté et de l’élégance ; lui, le plus charmant cavalier d’Espagne, a perdu toute sa fraicheur ! il dessèche, il maigrit, et ce caractère si bon, si ouvert, si enjoué, s’est changé en une humeur taciturne, sombre et mélancolique.

— Ah ! s’écria Carmen en soupirant, ce que c’est que l’ambition !

Ce que disait Fernand était vrai. Yézid dépérissait chaque jour, et Piquillo était désolé. Il suivait, il voyait les ravages d’un mal secret. Yézid était en proie à une fièvre ardente ; parfois des larmes roulaient dans ses yeux ; son cœur, plein de sanglots, paraissait prêt à éclater, et quand Piquillo le serrait dans ses bras, s’écriant :

— Ne suis-je pas là pour te plaindre, pour te consoler, pour pleurer avec toi ! parle, mon frère, dis-moi tout.

— Je ne le puis ! je ne le puis ! répondait Yézid. Mais reste là, près de moi, ta vue me fait du bien.

Aïxa lui en disait presque autant, et Alliaga, plus malheureux peut-être qu’eux tous, était leur appui et leur consolation. Sa vie se passait à alléger des peines qu’il ne connaissait pas et qu’il partageait. Oubliant ses maux pour ne penser qu’aux leurs, il accomplissait noblement sa tâche et le vœu qu’il avait fait de se dévouer pour les siens. Sur lui seul retombait leurs douleurs, et loin de succomber sous le poids, il puisait chaque jour de nouvelles forces dans l’ardent et sublime amour qui remplissait son cœur, dans l’abnégation de lui-même, et, s’il faut le dire aussi, dans cette religion qu’il avait embrassée par contrainte et qu’il commençait à aimer, car c’est l’amie du pauvre et du faible, c’est la religion des cœurs souffrants et blessés.

Yézid avait été réveillé de son accablement par un mot de son père.

— Viens, mon fils, j’ai besoin de toi, viens sur-le-champ.

Et quelque grand que fût sur lui, comme le disait Carmen, le pouvoir de l’ambition, quels que fussent les liens qui le retenaient à la cour, Yézid pouvait tout leur sacrifier, excepté le devoir, et son premier devoir était d’obéir à son père ; un seul mot du vieillard était un ordre pour lui. Il courut donc chez Aïxa pour lui annoncer son départ. Les deux enfants du Maure se regardèrent tous les deux en silence, avec effroi, et les yeux pleins de larmes.

— Mon frère ! mon frère ! dit Aïxa, tu as donc bien souffert ?

— Et toi donc, ma sœur ?..

— Oui, lui dit-elle à demi-voix, en lui montrant son cœur, le mal est là, je le sens !

— Et moi aussi, dit Yézid.

Et il s’enfuit ; il s’éloigna de Madrid et de la cour, dont l’air était mortel pour lui.

Cependant le grand jour approchait, il allait arriver. C’était la veille du mariage de Fernand et de Carmen. Celle-ci, tout entière à son bonheur, ne pouvait s’occuper de rien ; Aïxa s’était chargée de tous les ordres et de tous les détails. Elle avait surveillé jusqu’aux bijoux, jusqu’à la parure de la mariée ; son courage avait doublé ses forces, et puis une idée la soutenait, cette idée qui fait que l’ouvrier ou le voyageur épuisé se ranime en apercevant la fin de sa tâche.

Le soir, elle avait défendu sa porte. Elle était dans un petit salon avec Carmen, qui lui parlait de son bonheur. Aïxa accomplissait son dévouement jusqu’au bout : elle avait le courage de l’écouter et de lui sourire. On vint annoncer à Carmen sa robe de mariée à essayer pour le lendemain. Elle poussa un cri de joie et donna à son amie le baiser d’adieu comme ne devant plus la revoir, car c’était une longue et importante affaire qui devait probablement la retenir le reste de la soirée.

Aïxa, soulagée par ce départ qui l’affranchissait de toute contrainte, respira plus librement, et laissant tomber sa tête sur sa poitrine, elle goûta le seul instant de bonheur qui lui était donné dans cette journée, celui d’être malheureuse à son aise.

Un bruit de voiture l’interrompit dans sa rêverie, Qui donc, lorsqu’elle avait annoncé qu’elle voulait être seule, pouvait ainsi pénétrer chez elle ? À l’une des deux extrémités du salon, le double rideau de tapisserie qui formait la portière s’entr’ouvrit, et elle vit paraître don Fernand d’Albayda.

— Pardon, senora, lui dit-il d’un air troublé, on m’avait annoncé que Carmen était avec vous dans ce salon.

— Elle y était tout à l’heure encore, et je crains que vous ne puissiez la voir en ce moment, elle essaie sa robe de noce.

— Ah ! en effet, dit Fernand, dont l’embarras redoublait. Je crois qu’il ne serait pas convenable… d’ailleurs… cette robe… demain je la verrai… et ce soir peut-être… ce serait contrarier Carmen.

— Et vous ôter à vous le plaisir de la surprise, ajouta Aïxa en souriant.

— Comme vous dites, senora, répondit Fernand.

Pendant quelques instants ils gardèrent tous les deux le silence, silence que le trouble de Fernand rendait surtout embarrassant et pénible, car Aïxa avait déjà retrouvé son calme apparent. Aussi elle s’empressa de prendre la parole et d’entretenir Fernand avec une aisance gracieuse de la cérémonie du lendemain, de l’honneur que la reine lui faisait en daignant y assister.

Fernand ne répondait rien.

Aïxa lui parla alors de Carmen, de sa beauté, de ses vertus, et surtout de l’amour immense, dévoué et sans borne qu’elle portait à son amant, à son mari.

Fernand, pâle, les yeux baissés et le cœur oppressé, ne l’écoutait pas. Enfin Aïxa lui montra du doigt l’aiguille de la pendule.

— Il est tout naturel, lui dit-elle en souriant, qu’un prétendu s’oublie chez sa fiancée. Mais cependant il est tard, et demain vous devez être ici de bonne heure.

Elle se leva. Fernand se leva aussi, et prêt à partir, il lui dit :

— Écoutez-moi ! Ce que vous avez voulu, je l’ai fait ; je vous ai obéie. Ce sacrifice que je croyais impossible… demain sera accompli.

Aïxa, à son tour, garda le silence.

— Fidèle à l’honneur et au devoir, j’aurai tenu les serments que j’ai faits à don Juan d’Aguilar et à vous !… n’exigez rien de plus.

Aïxa le regarda avec étonnement.

— Oui, si j’ai résisté à tous les tourments que j’endurais, si j’ai eu la force de vivre, c’était pour tenir ma promesse, c’était pour donner ma main et mon nom à la fille de don Juan d’Aguilar. Une fois ce devoir rempli, je suis quitte de tout… maître de mes jours, Je puis en disposer… et demain, Aïxa… demain j’aurai cessé de souffrir, adieu !

— Fernand ! s’écria-t-elle, restez, restez, je vous l’ordonne.

Fernand s’avançait pour ouvrir la portière ; il resta immobile.

— Non, monsieur, continua Aïxa, vous ne serez pas quitte de votre serment. Le tenir ainsi, c’est le parjurer, c’est forfaire à l’honneur ! vous n’avez pas seulement promis à don Juan d’Aguilar de donner votre main et votre nom à sa fille. Que vous a-t-il dit ! j’étais là, je l’ai entendu. Il vous a confié le bonheur de son enfant. Rends-la heureuse ! s’est-il écrié. Et vous, don Fernand d’Albayda, en noble gentilhomme, et levant la main au ciel, vous avez répondu : je le jure ! et ce serment, vous pensez le tenir en privant Carmen de tout son bonheur, en lui enlevant celui qu’elle aime, en la condamnant au veuvage, à des pleurs éternels, à la mort peut-être ! Que don Juan d’Aguilar se lève et juge entre nous !

— Vous pouvez avoir raison, dit Fernand en baissant la tête ; mais autrement elle serait plus malheureuse encore. J’aime mieux qu’elle me pleure mort que de me haïr infidèle. Je n’aurais jamais, je le sens, ni l’adresse, ni la force, ni le courage de lui cacher l’amour qui bat dans mon cœur. Il a triomphé de moi et de ma raison. J’y succombe.

— Eh ! que diriez-vous donc, vous Fernand, homme de cœur et brave militaire ; que diriez-vous d’un de vos soldats qui, jugeant le danger trop grand, ou l’ennemi trop redoutable, fuirait plutôt que de combattre ? quel nom lui donneriez-vous ?

— Ah ! dit Fernand en rougissant de honte, ce serait un lâche !

— Vous ne l’imiterez pas ! quelque difficile que soit votre tâche, vous la remplirez. Vous saurez vous vaincre vous-même ; vous commanderez à votre cœur, à vos regards ; vous aurez le courage enfin d’être malheureux pour qu’elle soit heureuse !

— C’est impossible !

— Impossible ? dit Aïxa avec mépris, impossible d’avoir ce courage !.. Je l’ai bien, moi ! qui ne suis qu’une femme !

À ce mot, Fernand poussa un cri d’ivresse et étendit les bras vers Aïxa.

— Taisez-vous !… taisez-vous ! lui dit-elle ; ce mot qui est échappé à mon trouble ; ce mot qui devrait me couvrir de honte, je ne le regretterai pas, s’il vous donne le courage de m’obéir.

— Tout m’est possible maintenant ! parlez, commandez !

— Eh bien ! comme don Juan d’Aguilar, moi aussi, je vous confie le bonheur de Carmen, ma sœur et mon amie. Que tous vos instants soient consacrés à la rendre heureuse, tous vos efforts à oublier un autre amour, et tous vos soins à le cacher. Vous partirez dès demain avec elle ; la reine, que j’implorerai, vous fera nommer gouverneur, ou de Valence ou de Grenade. Vos services et votre naissance vous donnent le droit d’aspirer à tout.

— Et vous, Aïxa ! vous !..

Un homme d’une taille moyerne et d’un air distingué cueillait des fleurs et en laisait un bouquet.

— Moi, je vous dirai : En agissant ainsi, vous me réhabiliterez à mes propres yeux. Ce sentiment dont je rougissais tout à l’heure, j’en serai presque fière, en pensant qu’il était si dignement placé. Partez donc, Fernand, partez avec mon estime, avec mon amitié ! Quant à moi, ne vous en inquiétez pas. Je suis déjà habituée au malheur ; s’il est plus grand que mes forces… si j’y succombe, vous vous direz (et cela vous donnera peut-être consolation et courage), vous vous direz : Je n’étais pas seul à souffrir.

Fernand, hors de lui-même, s’écria :

— J’obéis ! j’obéis ! je serai digne de vous ! mon courage égalera le vôtre, et dussé-je aussi en mourir, je jure devant vous le bonheur de Carmen !

— Taisez-vous, dit Aïxa en écoutant… N’avez-vous pas entendu le froissement d’une étoffe ?

— Non… non, dit Fernand, je n’entends rien, si ce n’est le vent qui agitait cette draperie que tout à l’heure j’ai vue remuer.

Et il montrait une des portières du salon.

— Adieu ! adieu ! dit Aïxa, il est tard ; partez !.. et à demain.

Elle reconduisit Fernand jusqu’à la seconde pièce, rentra dans celle qu’elle venait de quitter, et dit en écoutant encore :

— C’est singulier… J’avais cru entendre marcher tout à l’heure dans la pièce voisine !

Elle y regarda, il n’y avait personne ; elle rentra dans sa chambre en se disant :

— Je m’étais trompée.

Non, elle ne s’était pas trompée.

Pendant que Carmen essayait sa robe de mariée, elle avait entendu un carrosse rouler dans la cour de l’hôtel ; elle connaissait le bruit de cette voiture, et donna ordre à l’une de ses femmes de voir si ce n’était point celle de Fernand d’Albayda.

La femme revint et dit :

— Le seigneur d’Albayda vient d’arriver ; je lui ai annoncé que la senora ne serait point visible ce soir.

Carmen eut d’abord un mouvement d’impatience qu’une autre idée sans doute lui fit bien vite oublier ; car elle répondit en souriant :

— C’est à merveille !

— Et le seigneur Fernand est entré chez madame la duchesse de Santarem.

— Dépêchez-vous alors de m’habiller.

Lorsque enfin, et non sans peine, on eut étudié cette robe qui, par le plus grand des hasards, se trouva aller bien, quoique ce fût la seconde fois seulement qu’on l’essayât, Carmen voulut la garder quelques instants encore, et dit :

— Laissez-moi maintenant.

Son idée était de descendre ainsi habillée dans le salon où était son mari et son amie, pour leur faire une surprise, ou plutôt pour que Fernand vît le premier et avant tous les autres une toilette qui, le lendemain, appartiendrait à tout le monde. Quand ses femmes se furent retirées, elle descendit donc, tout doucement et sans lumière, sur la pointe du pied, se dirigea vers le petit salon, souleva la première portière en tapisserie, et au moment où elle allait écarter la seconde, elle entendit prononcer son nom.

— Ah ! ils s’occupent de moi, se dit-elle avec émotion et reconnaissance. Écoutons.

Elle écouta, en effet, et au bout de quelques secondes, tout son bonheur était détruit, toute son existence était brisée. Elle avait, il est vrai, la plus noble et la plus généreuse des amies… mais cette amie… Fernand l’adorait… il en était aimé… C’était pour obéir à don Juan d’Aguilar, c’était pour tenir un serment que Fernand l’épousait : ce dévouement allait peut-être coûter la vie aux deux seuls êtres qu’elle aimât sur la terre !

— Plus pâle et plus blanche que sa robe de mariée, la pauvre fille, en habits de fête et couverte de fleurs, écoutait son arrêt et se sentait mourir. Elle voulut leur crier : Ingrats, je vous pardonne, soyez heureux… moi, je meurs !

La voix expira sur ses lèvres : prête à se trouver mal, elle fit un pas en arrière et se retint à la première portière, celle qu’elle avait déjà franchie. Ce fut dans ce moment qu’Aïxa avait cru entendre du bruit. Elle s’était empressée de renvoyer Fernand, et Carmen, la tête perdue, égarée, était remontée chez elle, ne demandant plus au ciel qu’une grâce… celle de mourir.

Le lendemain, l’hôtel de Santarem retentissait d’un mouvement inusité. Les domestiques montaient, descendaient les escaliers, transportaient des couronnes de fleurs. La musique du régiment que commandait Fernand d’Albayda faisait retentir la cour de l’hôtel de ses joyeuses aubades. Les pages de la reine arrivaient chargés de présents que Sa Majesté envoyait à la mariée.

Les deux portes de l’hôtel s’ouvraient aux nombreuses voitures des grands d’Espagne et des nobles dames.

On vit d’abord entrer celle de la comtesse. Comme tante de Carmen et de Fernand d’Albayda, elle était invitée de droit. C’était elle qui devait conduire sa nièce à l’autel. Aussi arriva-t-elle la première. Mais au lieu d’entrer dans la salle de réception, elle monta à la chanbre de Carmen, pour surveiller la toilette de la mariée, et aussi pour lui donner sa bénédiction.

Aïxa cependant, debout au milieu de son salon, belle et pâle, le sourire sur les lèvres, la mort dans le cœur et le front étincelant de diamants, recevait les conviés, et faisait les honneurs avec la grâce et la dignité d’une reine. Deux portes s’ouvrirent presque en même temps. Par l’une entra don Fernand d’Albayda, richement habillé et décoré des insignes de grand d’Espagne. À l’autre porte apparut un jeune prêtre, qui s’avançait calme et résigné. Au milieu de cette foule dorée, il ne voyait qu’une personne… Aïxa ! et il s’effraya de sa pâleur. Quant à Fernand, à la vue de celui qui allait consacrer son union, il avait tressailli ; mais ses yeux rencontrèrent en ce moment ceux d’Aïxa, et il retrouva tout son courage. On n’attendait plus que la mariée : elle ne paraissait pas ; chacun s’étonnait de ce retard. Enfin la porte s’ouvrit.