Piquillo Alliaga/48

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 243-247).


XLVIII.

le flacon.

La comtesse avait fait annoncer qu’elle était souffrante, et cette fois, elle avait dit vrai. Ses yeux plombés, son teint livide, annonçaient des nuits d’insomnie. Elle qui, depuis tant d’années, soutenait contre le temps une lutte victorieuse, semblait enfin cette fois avoir perdu la partie : elle n’était plus belle. Un mouvement nerveux et convulsif agitait ses traits, et sa parole brève et saccadée annonçait le dépit et l’impatience.

— Vous ici ! dit-elle à Piquillo. Qui vous amène ?

— Nous n’avons pas de temps à perdre, et je vais vous apprendre l’objet de ma visite. Renvoyez d’abord cette femme de chambre.

— Pour vous, mon jeune frère ? reprit la comtesse en essayant de sourire.

— Non, madame la comtesse, pour vous !

La femme de chambre sortit. Dès qu’ils furent seuls, dès que les portes furent bien fermées :

— Madame la comtesse, vous avez juré de perdre une jeune fille que moi j’ai juré de défendre. C’est Aïxa, ma sœur.

— Quelle idée ! répondit la comtesse en souriant avec ironie ; moi perdre la duchesse de Santarem ! elle n’a pas besoin de moi pour cela… et la favorite du roi…

— Saura défendre son honneur et sa réputation, vous pouvez vous en rapporter à elle, madame la comtesse, et comme vous dites très-bien, elle n’a pas besoin de personne pour cela. Mais il ne lui sera pas aussi facile de défendre ses jours contre de lâches complots.

— Qu’entendez-vous par là ? s’écria la comtesse en tressaillant.

Et elle regarda Piquillo d’un œil inquiet et menaçant.

— Ce que je veux dire, répondit tranquillement Piquillo, votre trouble suffirait pour me l’expliquer, si j’avais besoin d’explications. Mais nous ne sommes pas ici chez les révérends pères de la Compagnie de Jésus.

— En effet, dit la comtesse en cherchant à se remettre, vous n’y êtes plus ; on prétend que vous vous en êtes évadé.

— Oui, madame, chacun son goût ; je ne me plaisais pas à ce couvent ; il y a de grandes dames qui ne sont pas comme moi et qui s’y plaisent… Mais, contre l’ordinaire de ces bons pères, laissons de côté les détours, et parlons franchement.

Vous avez juré de vous défaire d’Aïxa, qui vous gène.

— Moi ! monsieur ! dit la comtesse avec hauteur et indignation.

— Vous voulez la tuer…

— Une pareille calomnie…

— Par le poison !

— Votre nouvel habit ne vous donnera point l’impunité, et je me vengerai de pareils outrages.

Elle voulut se lever pour sonner et pour appeler. Piquillo la prit par la main, et la forçant de se rasseoir :

— Vous n’appellerez pas et vous m’écouterez ! S’il n’avait fallu que vous perdre, je ne serais pas ici, j’aurais porté ma plainte au tribunal de l’inquisition, dont je suis membre aujourd’hui, et vous et vos complices, vous seriez déjà sous sa main redoutable ; mais vous êtes la tante de don Fernand d’Albayda et de Carmen, vous êtes la sœur de don Juan d’Aguilar, mon protecteur et mon père. C’est ce souvenir qui vous a sauvée… Je garderai le silence, mais à une condition, c’est que vous renoncerez à vos desseins, si déjà il n’est pas trop tard, si déjà, continua-t-il en voyant le trouble de la comtesse, ils ne sont pas exécutés…

— Moi ! dit la comtesse en tremblant de tous ses membres ; quels desseins ?

— Vous les connaissez mieux que moi ; mais Dieu les connait aussi.

Et, d’une voix grave et solennelle comme celle d’un juge qui prononce un arrêt, Piquillo ajouta :

— Vous avez reçu du père Jérôme un flacon en cristal.

La comtesse poussa un cri d’effroi.

— Fermé par un couvercle en or et orné d’une émeraude.

La comtesse cacha sa tête dans ses mains, et Piquillo continua :

— Ce flacon renferme un poison… poison lent et mortel.

La comtesse tomba à genoux en étendant les bras.

— Bien, vous voilà à votre place ; mais vous n’avez pas besoin de me prier : ce n’est pas à moi, je vous l’ai dit, c’est à votre noble frère don Juan d’Aguilar que vous devez votre grâce. Il nous contemple tous deux en ce moment, et en son nom, madame, vous allez me remettre ce flacon.

— Moi ! dit la comtesse en jetant sur Piquillo un regard épouvanté.

— À l’instant même. Je ne puis laisser entre vos mains une arme pareille, dont vous comptiez vous servir contre ma sœur… et peut-être… contre moi. Vous allez donc me le rendre.

— Mais, mon père…

— Je le veux ! dit Piquillo d’une voix menaçante, ou don Juan d’Aguilar ne pardonnera pas, ni moi non plus.

La comtesse se leva en chancelant, ouvrit un petit meuble fermé à clé et prit le flacon.

— Au moins, monsieur, dit-elle en s’avançant vers Piquillo, vous m’apprendrez comment ce secret a pu être découvert par vous.

— C’est ce que vous ne saurez jamais ! s’écria Piquillo en observant le regard faux de la comtesse.

Et il ajouta avec intention :

— Je me réserve ce moyen pour connaître ainsi à l’avenir et sur-le-champ tous les complots que vous pourriez tramer encore.

La comtesse ne put retenir un mouvement de dépit et de rage qu’elle se hâta de réprimer, et elle remit le flacon à Piquillo.

Il le regarda et poussa un cri de terreur On s’était servi du flacon ! C’était évident, car il n’était plein qu’aux trois quarts, Piquillo pâlit, une sueur froide inonda son visage, et, près de tomber, il s’appuya contre un meuble. La comtesse s’élança vers lui ; Piquillo reprit toute sa colère, et n’ayant plus désormais qu’à venger sa sœur, il s’écria :

— Le crime est consommé !… Je ne vous dois plus rien, ni pardon, ni pitié !

Il fit un pas pour sortir. Elle se jeta à ses pieds.

— Je vous jure, lui dit-elle, que je ne me suis point servie de ce flacon. Il m’a été remis tel que vous le voyez par le père Jérôme… Je vous le jure ! monsieur… je vous le jure !

Et voyant Piquillo qui, saisissant avidement cet espoir, s’arrêtait et paraissait hésiter, elle lui cria avec un accent de franchise qui semblait partir du cœur :

— Vous le savez bien, monsieur, puisque vous connaissiez ce flacon, puisque vous l’avez vu et tenu dans vos mains avant qu’il me l’eût remis.

— Ainsi donc, les jours d’Aïxa ont été respectés ?

— Elle n’a rien à craindre, répondit la comtesse avec un trouble visible.

— Vous me le jurez ?

— À quoi bon mon serment ?.. vous verrez bien par vous-même que j’ai dit la vérité… Et le regardant d’un air curieux, elle ajouta : puisque vous connaissiez les effets de cette liqueur.

— Oui, dit Piquillo, c’est dans un mois… un mois seulement, qu’elle doit commencer à donner la mort, et depuis dix jours ce flacon est entre vos mains.

— Eh bien ? si je vous avais trompé, si le moindre danger menaçait… ou semblait menacer la personne que vous protégez, vous seriez toujours comme aujourd’hui, à même de me perdre !

— Et rien alors n’arrêterait ma vengeance, dit Piquillo, vous pouvez en être sûre. Quant au père Jérôme et à Escobar, que je ne pourrais frapper sans vous atteindre, dites-leur à quelle condition je pardonne ; qu’ils aient soin, comme vous, de respecter Aïxa. À ce prix, trêve entre nous, je le veux bien ; sinon la guerre ! Adieu, madame la comtesse.

Le soir même, la terreur régnait au couvent de Hénarès et parmi les révérends pères de la Société de Jésus.

Comment Piquillo s’était-il emparé de leur secret ? C’était inexplicable, magique, diabolique ! ni la comtesse, ni les moines ne pouvaient le deviner… Mais quand Escobar apprit plus tard qu’il fallait renoncer à ses espérances, qu’il n’était point aumônier de la reine, que cette place qui lui avait été promise et même accordée, venait de lui être enlevée par Piquillo :

— L’ingrat ! s’écria-t-il, moi qui l’ai éclairé, baptisé et ordonné !

Les bons pères étaient contre leur ancien frère et disciple dans un tel état d’exaspération, qu’une guerre à mort lui fut jurée. En conséquence, on proposa d’abord de lui faire des offres de paix, d’alliance et d’amitié.

— Il ne s’y laissera pas prendre, dit Escobar, il est notre élève.

— Il l’a été si peu ! répondit le supérieur.

— C’est égal. Ce qu’on apprend chez nous ne s’oublie pas. Les premiers principes restent toujours.

— D’ailleurs, poursuivit le révérend père Jérôme, cet homme qui prétend connaître nos secrets, ne se doute pas du plus important ; sans cela il aurait parlé !

— C’est vrai, dit la comtesse.

— Ou il aurait pris des mesures en conséquence, surtout maintenant.

— C’est juste, dit la comtesse avec joie.

Dès ce moment elle respira plus à l’aise et commença à se rassurer. Il y avait, en effet, un événement récent bien autrement grave, un terrible secret qu’ignorait Alliaga, et c’est là-dessus que le père Jérôme et ses amis fondèrent dès ce moment leurs espérances et le succès de leurs nouveaux complots.

Depuis quelques jours cependant Piquillo avait revu Aïxa, dont la joie à son aspect avait été si vive et si tendre, qu’une telle amitié devait, selon lui, suffire au bonheur de toute une existence. Demeurant à l’hôtel de Santarem, où sa sœur l’avait retenu, il voyait ses plus doux rêves réalisés. Du matin au soir, ses jours s’écoulaient près d’Aïxa. C’est à lui maintenant qu’elle confiait ses joies, ses peines, ses plus secrètes pensées, non pas toutes peut-être ; mais celles qu’elle lui cachait, elle eût voulu se les cacher à elle-même. Occupée sans cesse de ce frère chéri, elle cherchait, par les soins les plus empressés et les plus assidus, à embellir la vie d’épreuves et de sacrifices qu’il avait acceptée pour elle. C’est elle-même qui avait veillé à l’arrangement de son appartement et surtout de sa bibliothèque ; tout ce que le luxe et l’opulence peuvent ajouter de bien-être et de charmes à nos jours, elle ne se lassait pas de le lui prodiguer, bien qu’il n’y fit pas attention. Les instants qu’elle ne passait pas à la cour, c’est à lui qu’elle les consacrait. Entre sa sœur et Carmen, Piquillo avait retrouvé le temps le plus heureux de sa vie, les longs entretiens et les douces soirées de l’hôtel d’Aguilar. Des trois amis, Carmen était la plus gaie, la plus heureuse. Déjà la moitié du mois était écoulée, et elle voyait approcher le moment objet de tous ses vœux, celui où elle allait être unie à Fernand.

— Oui, disait Aïxa en s’efforçant de sourire, Carmen va se marier ; dans quinze jours, elle épousera celui qu’elle aime et dont elle est aimée, et dans ta nouvelle situation, frère, une consolation du moins te sera réservée, c’est toi qui les béniras.

— Je l’espère bien, disait Carmen, et mon bonheur sera plus grand encore, puisqu’il me viendra de notre meilleur ami.

— Hélas ! s’écria celui-ci, craignez plutôt que je ne vous porte le malheur qui partout m’accompagne.

— Pas ici du moins, disait Aïxa, car vois-tu bien, frère, notre vie se passera ainsi : toi, Yézid et moi nous ne nous quitterons plus !

Et elle lui répétait le projet qu’elle avait formé et qu’elle avait déjà dit à la reine, celui de ne jamais se marier.

Cette idée seule comblait tous les vœux du pauvre moine, elle lui faisait oublier ses souffrances et ses sacrifices, et il se serait cru heureux, sans une inquiétude de tous les instants qui troublait le repos de ses nuits et le charme de ses jours : malgré les serments de la comtesse, il n’était qu’à moitié rassuré. Elle avait pu le tromper, pour gagner du temps et pour échapper à sa vengeance. Chaque jour il interrogeait les traits d’Aïxa, avec doute d’abord, puis avec crainte, et enfin avec angoisse, car il ne pouvait se dissimuler le changement qu’il remarquait en elle : plus le mois avançait, plus Aïxa paraissait pâle et souffrante. Carmen et même Yézid ne s’apercevaient de rien. Quant à Fernand, il ne levait presque jamais les yeux sur elle et ne venait guère qu’aux heures où elle était à la cour ; mais rien n’échappait à l’œil clairvoyant de Piquillo. Cette sœur sur laquelle étaient concentrées toutes ses affections lui semblait en proie à un abattement et à une faiblesse extrêmes : elle voulait marcher, et s’arrêtait épuisée ; elle cherchait vainement à s’égayer avec Carmen et à prendre part à sa joie, le rire expirait sur ses lèvres glacées.

Un jour, Piquillo la regardait, pâle lui-même, et tremblant d’effroi.

— Qu’as-tu donc, frère, à me regarder ainsi ? lui dit-elle.

— Tu me sembles changée.

— Moi ! dit Aïxa en rougissant, je ne le crois pas.

— Quoi ! tu ne ressens pas une souffrance secrète, intérieure ?

— Qui te le fait croire ?

— Je le vois, je le devine.

Et Aïxa, qui tout à l’heure avait rougi, devint pâle comme la mort.

— Tu le vois bien ! s’écria Piquillo, Tu veux vainement me le cacher… Avoue-moi ce que tu éprouves ; apprends-moi tout.

— Tais-toi… ne me demande rien, dit Aïxa presqu’à genoux.

— Je sais le danger qui te menace.

— Il n’y en a pas.

— Plus que tu ne crois, et pour t’en préserver, s’il en est temps encore, j’aime mieux te faire connaître la vérité.

— Quelle qu’elle soit, je puis l’entendre ! parle donc, frère, parle ?

Et rassemblant tout son courage, Aïxa écouta, froide et immobile comme une statue.

Piquillo lui raconta alors l’horrible projet de la comtesse, la manière dont il l’avait découvert, et la visite que dernièrement il avait faite à l’hôtel d’Altamira.

À mesure qu’il parlait, Aïxa revenait à elle : ses joues et ses lèvres si pâles reprenaient leur couleur ; son front, sa sérénité, et son cœur, tout son calme.

— Quoi ! lui dit-elle, quand il lui eut raconté le complot formé contre sa vie, ce n’est que cela !

— Que cela ! dit Piquillo étonné de sa tranquillité ; quoi ! tu n’es pas plus émue ! Tu ne m’as donc pas entendu quand je t’ai parlé de ce flacon de cristal… de ce poison qui donnait la mort ?

— Eh bien ? dit Aïxa.

— Eh bien, si tu en étais victime ?

— Plût au ciel, frère ! s’écria-t-elle avec égarement.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’au lieu d’arrêter la comtesse, il fallait la laisser faire.

— Et pourquoi ?.. Réponds-moi.

— Pourquoi, pourquoi ? dit-elle en revenant à elle… Je suis folle… J’ai là, vois-tu bien, et elle porta la main à son cœur et à sa tête… une douleur aiguë qui ne me quitte pas, et c’est une souffrance telle que je me dis parfois qu’il vaudrait mieux mourir… Mais cela se passera, je te le jure. Rassure-toi, frère !

— Non, non, je ne me rassure pas. Te rappelles-tu, depuis l’époque dont je t’ai parlé, t’être trouvée avec la comtesse ?

— Une ou deux fois à la cour… Mais je ne lui ai pas parlé.

— Tu n’as rien reçu de sa main ?

— Non, frère… J’ai beau chercher, non.

— Aucun aliment, aucun breuvage ?

— Aucun, je te jure !

— Et cependant, s’écria Piquillo, ce flacon dont on s’était servi !..

— Ce flacon, dit Aïxa ; montre-le-moi.

— À quoi bon ?

— Pour le voir ! il ne m’est pas défendu d’être curieuse.

— Tiens, sœur, le voici.

Elle l’examina avec attention.

— C’est singulier ! dit-elle.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Le briser…

— Non pas !… Pour effrayer la comtesse, il faut qu’elle le sache toujours entre nos mains, ne fût-ce que comme preuve de son crime !

— Eh bien ! je le garderai.

— Soit ; mais prends bien garde !

— Sois tranquille, et ne crains rien, dit-elle en lui serrant la main.

Malgré cette promesse, Piquillo continua à observer, et plus le mois avançait, plus les souffrances intérieures d’Aïxa semblaient augmenter ; mais, hormis son frère, personne ne le remarquait. Il est vrai que la jeune fille, habile à les cacher, épuisait son courage devant les autres et ne craignait pas de se trahir devant ce frère bien-aimé, qui la regardait sans rien dire et souffrait de sa douleur : c’était presque la calmer !

L’époque du mariage approchait. C’était dans deux : jours. La reine y prenait le plus vif intérêt. Elle avait déclaré qu’elle voulait l’honorer de sa présence, et désirait qu’il fût célébré avec pompe dans la chapelle même du palais. Elle s’était entretenue à ce sujet : avec son premier aumônier, qu’elle avait tout d’abord accueilli avec une grande faveur. C’était le frère d’Aïxa et de Yézid, et d’ailleurs, le jeune Luis Alliaga avait assez de mérite pour se faire remarquer, même sans protection. Il était donc aumônier de fait, mais il n’avait pas encore son brevet ; ce brevet l’attendait au palais de la saint inquisition, et il résolut de l’aller prendre avant la célébration du mariage de Carmen. En même temps il avait à commander des messes pour le repos de l’âme de la senora Urraca. En effet (et nous avons oublié de faire part de sa perte au lecteur) Piquillo, dès qu’il avait été libre, avait couru à Madrid à l’hôtel de Vendas-Nuevas, où il avait laissé sa grand’mère. L’excellente femme, qui s’était convertie à la fin de ses jours, était morte depuis plusieurs mois dans les sentiments les plus chrétiens, tout en parlant toujours des succès de la Giralda, sa fille, des cabales de Lazarilla, et en priant Piquillo, son petit-fils, de faire dire à son retour des messes à son intention.

C’est ce devoir dont il allait s’acquitter. Il s’adressa pour cela à son ami, le greffier, Manuelo Escovedo, qui enregistra sa commande, et passa au secrétariat pour chercher le brevet de l’aumônier de la reine ; pendant que celui-ci se promenait dans la pièce d’attente où se pressaient plusieurs solliciteurs, arriva un homme d’une tournure étrange ; il était vêtu de noir et portait un manteau des plus râpés, il pouvait avoir de vingt-neuf à trente ans : le front jaune, le teint bilieux, les lèvres pâles et minces ; il s’avançait d’un air sombre et les yeux baissés.

— Pauvre solliciteur ! se dit Piquillo, le voilà tel que j’étais il y a trois semaines ! Arrivé des derniers, il ne risque rien d’attendre.

Il se trompait. L’inconnu, en apercevant la foule qui obstruait le passage, leva un œil hagard ; ses traits s’animèrent, et avec l’air et l’accent d’un inspiré, il s’écria :

— Place ! place ! Cœli, aperite portas !

La foule étonnée s’écarta pour voir d’où partait cette voix singulière, et l’huissier qui gardait la porte s’avança vers l’inconnu. Chacun crut que c’était pour le renvoyer ; au contraire, l’huissier du saint-office lui dit d’un air de déférence :

— Suivez-moi.

L’inconnu avait repris son air sombre : il baissa les yeux, et croisant ses mains sur sa poitrine, entra dans le cabinet du grand inquisiteur. Un sourd murmure de mécontentement circula dans la foule des solliciteurs désappointés qui attendaient depuis le matin. Ce qui redoubla leur mauvaise humeur, c’est que le nouveau venu, abusant de ses avantages, prolongea son audience d’une manière démesurée.

Pendant ce temps revint le greffier Manuelo.

— Pardon, mon frère, dit-il à Piquillo, de vous avoir fait attendre si longtemps. Votre brevet était signé ; mais pour que tout fût en règle, il a fallu y faire apposer le sceau du saint-office. C’est ce qui m’a retardé.

En ce moment la porte du grand inquisiteur s’ouvrit, et l’inconnu sortit aussi gravement qu’il était entré.

— Connaissez-vous cet homme ? dit Piquillo au greffier.

— Non ; tout ce que je sais, c’est qu’il n’est pas Espagnol, il est Français ; d’après ses papiers, que j’ai lus, il est né à Angoulème, où il était maître d’école.

— Et son nom ?

— Son nom ? dit le greffier. On le nomme Ravaillac, et il retourne en France.