Piquillo Alliaga/52

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 253-255).


LII.

l’oratoire.

À mesure que la reine approchait du terme fatal, les bruits les plus étranges, les plus sinistres et les plus contradictoires circulaient à la ville, à la cour, et même dans toute l’Espagne.

L’archevêque de Valence Ribeira, l’inquisiteur Sandoval et tous les membres ou affiliés du saint-office répandaient partout que la vengeance céleste s’était étendue sur la reine ; qu’une maladie si prompte, que personne ne pouvait expliquer ni comprendre, indiquait évidemment le doigt de Dieu. Dieu avait voulu punir Marguerite de la protection que pendant sa vie elle avait accordée aux hérétiques, les Maures d’Espagne.

D’un autre côté, un bruit non moins odieux se répandait, surtout parmi le peuple : chacun assurait que c’était le duc de Lerma lui-même, le premier ministre, qui, de sa propre main, avait empoisonné la reine ; qu’elle seule s’opposait à son projet favori, l’expulsion des Maures, et qu’il aurait toute liberté d’agir une fois qu’elle ne serait plus !

On racontait à ce sujet des circonstances, des détails extraordinaires et positifs.

Ce bruit avait été semé avec tant d’art et d’ensemble, qu’à coup sûr ce n’était pas là une calomnie éclose par hasard, mais une accusation méditée, combinée, et mise en circulation par des gens habiles et qui s’y connaissaient.

Les bons pères de la Société de Jésus n’étaient pas étrangers à ces sourdes menées.

Ils avaient répandu ce bruit dans les basses classes, où il avait été accueilli avec empressement et enthousiasme, vu l’intérêt qu’inspirait la reine, et surtout la haine que l’on portait au ministre.

La comtesse d’Altamira, tout en traitant ces nouvelles d’absurdes et d’infâmes, avait contribué à les propager dans les salons et les premières maisons de Madrid, où on ne les connaissait pas encore.

Ces calomnies avaient déjà pris tant de consistance, que le duc de Lerma, en se rendant au conseil, avait été insulté ; de la boue et des pierres avaient été lancées contre sa voiture ; quoique complètement innocent du crime dont on l’accusait, le ministre en était profondément affligé, mais les embarras dont il était accablé en ce moment, les dangers qui le menaçaient à l’extérieur du royaume et dans l’intérieur même de sa famille, tout l’empêchait de remonter à la source de ces bruits, pour en découvrir et en punir les auteurs.

En attendant, ces calomnies circulaient avec d’autant plus de rapidité, que lui et les siens avaient contribué à les rendre vraisemblables. C’était, en effet, au moment même où la reine commençait à ressentir les atteintes du mal qui la conduisait au tombeau, que Sandoval, revenant à ses anciens projets, avait envoyé à Valence des troupes contre les Maures.

Tout se disposait pour un coup d’État. Le vieux Delascar d’Albérique avait trop d’amis dans sa province pour n’être pas promptement averti de tout ce qui se passait ; aussi, sans les deviner encore, il pressentait les mauvaises intentions de l’inquisiteur et du ministre.

C’est dans ce moment-là qu’il avait écrit à son fils Yézid de revenir près de lui ; tous les deux avaient acquis la preuve qu’on pouvait agir à l’improviste, surprendre la signature du roi et publier l’ordonnance d’exil, sans que personne eût pu s’en douter. Il fallait déjouer promptement le danger, prévenir Piquillo pour qu’il prévînt la reine, et cela sans éveiller les soupçons de Sandoval ou du ministre.

Yézid partit de nuit.

Il devait à peine rester à Madrid, ne voir que le seul Piquillo et la reine, et revenir sur-le-champ, pour que leurs ennemis ne fussent pas même instruits de son voyage et qu’il leur fût impossible de deviner la main qui venait encore une fois de renverser leurs projets.

Yézid arriva de bon matin à Madrid. Admis pendant plus d’un mois au palais et dans les appartements particuliers de la reine, il savait, comme Aïxa, les moyens d’y arriver : c’était par l’escalier secret qui conduisait chez Juanita. Celle-ci fut stupéfaite en le voyant entrer, le matin, dans l’oratoire de la reine, où elle mettait tout en ordre.

— Vous, seigneur Yézid ! Vous à Madrid !

— Silence ! Juanita ! il faut que tout le monde l’ignore, excepté Piquillo et toi.

— Quand êtes-vous arrivé ?

— À l’instant mème, à cheval, avec Pedralvi, que tu trouveras chez Aïxa, ma sœur, à l’hôtel de Santarem.

— Pedralvi est ici ! s’écria-t-elle avec joie. Et pour longtemps ?

— Le temps de t’embrasser… Va vite,

Juanita y courait. Il l’arrêta en lui disant :

— Mais auparavant, il faut que tu me fasses parler à Piquillo.

— Ce n’est pas difficile, dit-elle en lui montrant une porte à droite qui donnait dans l’oratoire, c’est là qu’il demeure à présent.

— En vérité !

— Oui, la reine, qui est bien malade, l’a voulu ainsi.

— Bien malade ! dit Yézid en pâlissant.

— De ce côté, continua Juanita en montrant la porte à gauche, sont les appartements de la reine ; ici, son oratoire… et désignant du doigt un grand meuble en bois d’ébène qui occupait tout le fond de la chambre et qui s’ouvrait par une petite grille en bronze doré, recouverte en dedans d’un rideau violet, — ceci est le confessionnal de Sa Majesté, et Piquillo, dont elle ne peut plus se passer, demeure de ce côté, pour être toujours prêt à accourir au premier appel de la reine.

— Bien… Je vais chez Piquillo.

Mais la porte qui conduisait chez ce dernier était fermée à clé en dedans.

— Il prie peut-être, dit Juanita.

Elle frappa légèrement, on ne répondit pas. Elle frappa plus fort, même silence.

— Il sera sorti, dit Juanita, Quelquefois, le matin, il se promène seul dans le parc… Nous l’y trouverons ; venez.

— Tu oublies, répondit Yézid, que je ne dois pas être vu. Je viens pour parler à Piquillo et à la reine, mais il est nécessaire qu’on l’ignore.

— Eh bien ! restez ici, dans quelques minutes, un quart d’heure au plus, Piquillo sera revenu de sa promenade au parc. Pour en être plus sûre, je cours le chercher et le prévenir… moi, je n’ai pas peur d’être vue !

— Bien ! va vite, je t’attendrai ici.

Juanita allait sortir par la porte qui donnait sur les appartements de la reine, quand on entendit très-distinctement la voix de la comtesse d’Altamira. Elle se dirigeait vers l’oratoire.

— Tout est perdu, dit Yézid… elle va me voir… à une pareille heure… ici, dans l’oratoire de la reine !

Quel parti prendre cependant ? Il n’y avait que deux issues : l’une, la chambre de Piquillo ; elle était fermée… et l’autre porte en face était justement celle par laquelle arrivait la comtesse.

— Il n’y a qu’un moyen, dit vivement Juanita en ouvrant la petite grille en bronze doré ; là, dans le confessionnal.

— Si on me voit ?

— On ne vous verra pas, en tirant ainsi le rideau de taffetas violet ; entrez donc vite ! on approche !

— Mais, dit Yézid en reculant d’un pas, c’est là la place d’un prêtre chrétien !

— Qu’importe, pour un instant !

Yézid hésitait encore ; il lui semblait que lui, Maure, commettait dans sa religion un sacrilége en s’asseyant à cet endroit que les chrétiens appellent le tribunal de la pénitence. En ce moment, la comtesse ouvrait la porte de l’oratoire. Juanita poussa Yézid dans le confessionnal, et referma vivement la grille sur lui… Quelque promptitude qu’elle y eût mise, la comtesse avait vu en entrant, non pas Yézid, mais la grille qui se refermait.

La comtesse avait rencontré Marguerite qui se rendait ou plutôt qui se traînait, tant elle était faible, vers son oratoire. La reine préférait être seule, mais la comtesse avait mis tant d’instances à offrir son bras à Sa Majesté, que celle-ci, qui ne savait ni refuser ni mécontenter personne, avait accepté malgré elle. Elle arrivait donc, appuyée sur le bras de la comtesse, au moment où celle-ci s’écria en regardant Juanita et en désignant du doigt le confessionnal :

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? Qui est là ?

Juanita, prise à l’improviste, n’hésita pas un instant. Avec cette présence d’esprit et ce sang-froid admirables que les femmes seules possèdent, elle répondit :

— Le frère Luis Alliaga, qui venait d’entrer et qui s’est mis en prière.

— Silence ! reprit la reine ; ne le troublons pas. Je l’avais aperçu, en effet, de mes fenêtres, se promenant tout au bout du parc, et j’avais envoyé un de mes pages le prévenir que je l’attendais ici.

— Cela se trouve bien, dit Juanita en elle-même, cela me dispensera d’y aller, et je verrai plus vite Pedralvi.

La reine, sans proférer un mot, fit signe à Juanita et à la comtesse de la laisser. Toutes les deux sortirent en silence par les appartements de la reine.

Marguerite était seule ; mais Yézid l’ignorait, et n’osait ni parler ni faire un geste croyant que la comtesse était restée dans l’oratoire et priait à côté de la reine. Un autre danger aussi l’effrayait. Il venait d’apprendre que la reine avait fait prévenir Piquillo ; celui-ci allait donc arriver, et à sa vue qu’allait devenir le mensonge de Juanita ? Qu’allait dire la comtesse en voyant entrer, par cette porte, à droite, ce frère Luis Alliaga qu’on lui avait dit être déjà installé dans le confessionnal ?

En proie à ses angoisses, il ne savait quel parti prendre, craignant également de parler et de se taire, de rester caché ou de se montrer. Tout à coup, à sa droite, et près de la petite grille intérieure, il entendit quelqu’un tomber à genoux et lui dire à voix basse :

— Mon père !

Cette voix c’était celle de la reine, mais si faible, si étouffée, qu’à peine on pouvait l’entendre, ce qui confirma Yézid dans l’idée que la reine n’était pas seule dans son oratoire et que la comtesse y était restée.

Pâle et interdit, il garda le silence, prêt à s’évanouir aux accents de cette voix si chère qui le faisait frissonner de terreur et d’amour.

— Mon père, disait-elle, je voulais… je ne puis tarder davantage à vous dire le secret qui m’accable… demain il n’en serait plus temps… je n’en aurais pas la force. Je suis bien coupable !… j’aime !.. oui, j’aime, en secret, en silence… et depuis bien longtemps. Mais cet amour involontaire, je l’ai combattu, j’ai résisté… personne ne l’a su, pas même lui !… et je me disais : Dieu me le pardonnera peut-être ! Mais ce qu’il ne me pardonnera pas, murmura-t-elle en baissant la tête, et voilà ce qui me fait trembler, c’est que celui que j’aimais… que j’aime toujours… est un Maure ! un ennemi de notre foi…

En ce moment le bruit d’une porte qui s’ouvrait à : droite interrompit la reine.

Elle leva la tête et poussa un cri d’effroi… Celui qu’elle voyait entrer c’était Piquillo !

Elle se leva hors d’elle-même, comme égarée, comme maudite, et saisie d’une horrible crainte qui lui rendit un instant toute sa force, elle courut se jeter dans les bras de Piquillo.

— Qu’avez-vous, madame, qu’avez-vous, de grâce ! dit celui-ci, effrayé de sa terreur et de la crise convulsive à laquelle il la voyait en proie.

— Vous, Alliaga ! répétait-elle avec égarement, vous ! mais alors, se disait-elle en elle-même en portant la main à son front et en regardant du côté du confessionnal, qui donc… là… tout à l’heure… a entendu…

Alors et à travers les barreaux de la grille de bronze doré, une main tremblante jeta une fleur de grenade desséchée qui tomba aux pieds de la reine.

Une lueur d’espoir se glissa dans son âme ; mais ne pouvant n’osant croire à l’idée qui s’offrait à elle, elle s’écria :

— Non ! non ! c’est impossible !

Pendant la minute, la seconde qu’avait duré cette scène, Piquillo, occupé à soutenir Marguerite, n’avait rien vu. Il la déposa sur un fauteuil et s’élança vers la porte à gauche pour appeler au secours de la reine Juanita et ses femmes.

À peine avait-il disparu, que Marguerite, décidée à connaître son sort, dût-elle mourir de honte de son secret trahi, Marguerite courut à la porte du confessionnal, et malgré elle poussa un cri de joie.

C’était Yézid !

Yézid, qui tomba à genoux en s’écriant, comme autrefois Marguerite dans le souterrain du Val-Paraiso :

— Dieu seul ! Dieu et moi ! ce sera le secret de ma vie !

— Ce sera celui de la tombe ! dit Marguerite.

On entendait revenir Alliaga et les femmes de la reine ; elle montra vivement à Yézid la chambre de Piquillo.

— Là… là… lui dit-elle.

Yézid s’élança et referma sur lui la porte.

En ce moment entraient Alliaga et les femmes qui l’accompagnaient. Trop faible pour résister à tant d’émotions, Marguerite tomba évanouie dans leurs bras.

Elle ne se releva plus !

Le soir même, les cloches funéraires retentissaient dans toutes les paroisses de Madrid, Tout un peuple, prosterné sur la pierre des églises, priait pour sa souveraine.

Étendue sur son lit de mort, la reine d’Espagne avait fait signe de la main d’éloigner toute cette foule de dames et de seigneurs qui se pressaient autour d’elle pour la voir mourir… ils s’étalent tous retirés au fond du vaste appartement… et serrés sur un triple rang, ils la contemplaient de loin, mais ne pouvaient l’entendre.

Penché vers elle, un jeune prêtre dont le figure était inondée de pleurs pouvait à peine parler, tant la douleur le suffoquait ; mais de la main il montrait le ciel.

— Vous croyez donc que Dieu me pardonnera ? disait elle à celui qui venait de l’écouter. Et le prêtre lui répondit :

— Maures et chrétiens sont tous enfants du même Dieu, et Dieu n’a maudit aucun de ses enfants, Celui-là était digne de vous, car il vous révérait, il vous adorait comme on révère la vertu, comme on adore les anges ! Votre amour à tous deux n’a pas été un crime, mais une longue souffrance, une lutte, un combat où vous n’avez point succombé. Dieu pardonne à ceux qui souffrent ! s’écria-t-il avec un accent de conviction et d’espérance ; Dieu récompense ceux qui combattent et qui sont vainqueurs !

La reine le remercia du regard, et lui montrant la turquoise qu’elle portait au doigt, elle lui dit à voix basse :

— Je ne peux pas la garder… prenez-la, et rendez-la… à lui !

Elle fit signe à ses femmes d’approcher. Aïxa, Juanita et Carmen se jetèrent à genoux près de son lit. Ranimant ses forces éteintes pour protéger encore ses amis, elle murmura à l’oreille d’Aïxa ;

— Prends garde… pour toi et les tiens. Moi morte, vous n’aurez plus personne pour vous défendre. Et la persécution, l’exil, vous menacent, je le sais.

Alors, élevant la voix, elle demanda qu’on avertit le roi : elle voulait le voir, lui parler. On s’empressa d’exécuter ses ordres, et elle continua :

— Je veux, à mon lit de mort, et c’est tout ce que je peux maintenant pour vous, mes amis, je veux lui faire jurer, devant Dieu et devant vous, que jamais il ne consentira… que jamais il ne signera l’arrêt de bannissement.

C’était trop d’efforts pour elle, la voix expira sur ses lèvres, une sueur froide couvrit son front, et pendant qu’Aïxa s’efforçait de rappeler un reste de vie prête à à s’éteindre, toutes les portes du palais s’ouvrirent.

Le grand inquisiteur Sandoval, en habits pontificaux, les principaux membres du saint-office et du clergé de Madrid apportaient en grande pompe le saint sacrement : le roi, le jeune prince des Asturies et sa jeune sœur, Anne d’Autriche, marchaient derrière le clergé.

Le cortége s’étendait jusque sur l’escalier et dans les cours du palais. De longues files de moines portant des flambeaux psalmodiaient les prières des agonisants.

Aïxa et ses compagnes se retirèrent à l’écart ; mais pour Piquillo, il se tint debout, à son poste, près du chevet de Marguerite.

La cérémonie funèbre commença.

Le grand inquisiteur s’approcha de la reine, qui n’avait pas repris connaissance. Il récita les prières accoutumées, et répandit sur son front l’huile sainte. En ce moment Marguerite ouvrit un instant les yeux, et n’apercevant autour d’elle que des figures froides et glacées, elle se détournait avec terreur ; mais son regard rencontra celui de Piquillo, et remerciant l’ami qui saluait son départ, son âme consolée quitta la terre et s’éleva vers le ciel.

Un grand cri retentit dans le palais, et se prolongea au dehors.

Les prêtres s’inclinèrent, la foule tomba à genoux, et Alliaga, étendant sa main vers la reine, s’écria d’une voix forte :

— Ange descendu des cieux, remontez vers votre patrie !