Piquillo Alliaga/53

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 255-260).


LIII.

la révélation.

La mort de la reine se répandit bientôt dans toute l’Espagne. Aïxa et Piquillo l’apprirent à leur père, car Yézid, livré au désespoir, n’était plus capable de rien, pas même d’être consolé.

Delascar d’Albérique et les siens se regardaient tristement et ne prévoyaient que trop les malheurs qui allaient fondre sur eux. La perte de Marguerite était celle de toutes leurs espérances : qui oserait maintenant les protéger ? Ils étaient livrés à leurs ennemis, et les cloches funéraires qu’ils entendaient retentir sonnaient à la fois la mort de la reine et leur destruction totale.

Quelque temps cependant s’écoula sans qu’aucun danger apparût et sans que leur tranquillité fût troublée.

Nous en connaissons la raison.

Le duc de Lerma, tremblant pour l’Espagne et
Piquillo, s’adressant au chef des alguazils, lui parla d’un ton d’autorité.
surtout pour son pouvoir, ses titres, ses richesses et sa place de ministre, n’était occupé qu’à conjurer l’orage. Hélas ! tout ce que lui avait annoncé Piquillo n’était que trop vrai, trop réel. Le mal était encore plus grand qu’on ne l’avait fait. Le ministre voyait avancer le péril sans pouvoir le conjurer, et son unique souci, maintenant, était de le cacher au roi. Toutes ses précautions tendaient à empêcher la vérité d’arriver au monarque. On serait toujours assez à temps de l’en instruire quand il n’y aurait plus de remède.

Jusque-là, le duc poursuivait avec plus de chaleur que jamais ses projets près de la cour de Rome. Le roi avait demandé lui-même pour son ministre le chapeau de cardinal. Le pape l’avait promis ; mais retardée par quelque intrigue que le duc ne pouvait s’expliquer, la nomination n’arrivait pas, et il tremblait qu’elle n’arrivât trop tard, car d’un jour à l’autre on redoutait l’explosion des nouvelles ou plutôt des désastres dont on était menacé.

Le roi de France allait partir pour se mettre à la tête de son armée. Ce départ était prévu et certain ; lui-même l’avait annoncé en plein parlement ; il avait déclaré vouloir laisser en son absence la régence du royaume à Marie de Médicis, sa femme. Nouvelle preuve qu’il regardait comme longue et importante l’expédition qu’il méditait, et cette expédition n’était plus retardée maintenant que par le couronnement de la reine comme régente, couronnement dont Henri avait ordonné les préparatifs et auquel il désirait assister lui-même.

Tout le monde à présent connaissait en Europe les projets de Henri, tout le monde… excepté le roi d’Espagne ! Mais il était facile de lui cacher les événements, dans ce moment surtout, où deux ou trois préoccupations l’absorbaient à la fois, lui qui n’avait pas l’habitude de se livrer à une seule.

Il avait d’abord été tout entier à sa douleur ! il aimait la reine, et sa perte l’avait profondément affligé. Mais depuis cette mort, une autre idée encore l’inquiétait et l’effrayait.

Elle se hâta… elle saisit le flacon qu’elle portait toujours sur elle.

La comtesse d’Altamira, sous prétexte de faire à son souverain son compliment de condoléance et de prendre part à sa royale douleur, la comtesse avait eu plusieurs fois l’occasion de parler au roi ; et avec ce laisser-aller, ce négligé de conversation qu’elle possédait mieux que personne, elle avait, en multipliant les réticences et les parenthèses, instruit complétement le roi des bruits d’empoisonnement qui couraient au sujet de la reine.

Quant à l’auteur d’un tel crime, quant à celui que désignait la vindicte publique, elle s’était bien gardée de lui en dire un mot. Une telle accusation eût été suspecte dans sa bouche. Le peu qu’elle avait appris au roi suffisait déjà pour le préoccuper au delà de toute expression, et, selon son habitude de tout dire au duc de Lerma, il lui parla de ces bruits.

Le duc parut d’abord surpris et contrarié que le roi en fût instruit ; puis, voyant qu’il ne savait rien ou presque rien, et qu’il ignorait même les accusations portées contre lui, il haussa les épaules, et répondit que Sa Majesté était bien bonne de s’occuper d’absurdités et de calomnies pareilles. Le roi, qui ne demandait qu’à être rassuré et qui redoutait même l’apparence d’une inquiétude, se contenta de cette réponse, et rentra dans son calme habituel.

Sa première douleur était passée, et son amour pour Aïxa avait repris toute sa force ; il n’avait plus maintenant qu’une seule pensée et un seul but, se faire aimer d’Aïxa. Tout ce qui pouvait le distraire de cette occupation lui paraissait odieux et intolérable. On pouvait donc, ainsi que nous l’avons dit, détourner son attention des affaires d’État, et le duc de Lerma croyait plus que jamais pouvoir compter sur l’apathie de son souverain ; mais la tranquillité royale fut soudainement troublée par un petit billet que le monarque trouva sur son bureau.

Ce billet était ainsi conçu :

« Si le roi veut avoir des détails certains sur l’empoisonnement de la reine et sur le véritable auteur de ce crime ; s’il tient à connaître les dangers qui menacent, lui, sa gloire et son royaume, qu’il veuille bien garder avec tous le silence sur cet avis, et donner ordre au premier gentilhomme de la chambre d’introduire ce soir dans le cabinet de Sa Majesté, l’inconnu qui se présentera sur les neuf heures à la porte du palais en prononçant ces mots : Philippe et Espagne. »

En lisant ce billet, le roi pâlit et demeura longtemps pensif. Sa vie était d’une tranquillité et d’une monotonie si régulières que tout ce qui avait l’air d’un événement dérangeait son existence. Malgré la défense qu’on lui faisait de ne parler à personne de cet avis, il se demandait s’il fallait ou non en faire part au duc de Lerma ; c’était là ce qui l’occupait d’abord et avant tout. Ensuite il hésitait, et ne savait s’il devait refuser ou recevoir la dénonciation d’un inconnu.

Le roi, en proie à ces diverses idées, se promenait dans le parc ; il aurait eu grand besoin de conseils ; mais comment en demander dans une affaire où le secret lui était recommandé ?

Au détour d’un massif, il rencontra Aïxa. Elle se promenait, rêveuse et les larmes aux yeux, dans cette allée qu’elle avait si souvent parcourue avec Marguerite. À sa vue toutes les hésitations du roi avaient cessé, il venait de prendre un parti…

— Vous ici, duchesse de Santarem ! s’écria-t-il, c’est le ciel qui vous envoie, car je suis bien malheureux !

Aïxa, qui allait s’éloigner, se rapprocha de lui.

— Je comprends mieux que personne, dit-elle, les regrets et l’affliction de Votre Majesté.

— Oui, duchesse, Marguerite avait pour vous, je le sais, une tendre amitié… Mais moi aussi, je l’espère, vous me regardez comme un ami ?

— Toujours, sire !

— Eh bien ! un ami peut demander des conseils à un ami.

— C’est trop d’honneur pour moi, sire !

— Dans cette occasion, surtout où il s’agit de la reine ! Tenez, ceci est un grand secret, au moins… Je ne le confie qu’à vous seule… Lisez.

Aïxa, dès les premiers mots, poussa un cri d’horreur, et après avoir achevé la lettre :

— Eh bien ? dit-elle au roi avec émotion.

— Eh bien ! je pense comme vous ; c’est horrible ! c’est infâme ! Faut-il recevoir cet homme ?

— S’il le faut !.. s’écria-t-elle vivement ; dans une pareille affaire rien n’est à négliger ! Il faut le voir aujourd’hui même !

— Ah ! c’est votre avis… c’était aussi le mien !

— Il n’y a pas à hésiter.

— Je n’hésitais pas ; mais je me disais : S’il me trompe !

— Vous le verrez bien en l’interrogeant ; vous démêlerez le mensonge dans ses traits, dans son regard, dans ses paroles ; vous examinerez d’ailleurs les preuves qu’il vous donnera.

— C’est juste.

— Et s’il disait la vérité, n’est-ce pas à vous de venger la reine, de poursuivre le coupable, de le faire punir !

— C’est mon devoir ! s’écria le roi avec chaleur ; c’est moi que cela regarde… Et dites-moi, duchesse, ajouta-t-il en baissant un peu la voix, si j’en parlais au duc de Lerma ?

— Celui qui vous demande audience réclame le secret.

— C’est vrai.

— Et si c’était quelqu’un qui fût mal avec le duc de Lerma…

— C’est possible ; il y en a beaucoup.

— Si ce qu’il avait à vous dire devait accuser la négligence ou l’imprévoyance de votre ministre…

— Je n’y avais pas pensé.

— Vous auriez donc puni cet homme du service qu’il veut vous rendre : vous lui feriez un ennemi dangereux et puissant.

— C’est juste, c’est juste ! Je recevrai cet inconnu, je le verrai, je l’interrogerai, je vous le promets. Merci, merci, duchesse.

Dès le soir mème, le roi donna ses ordres au premier gentilhomme de la chambre, qui se trouvait être le duc d’Uzède. Il ne parla de rien à son ministre, et fier d’avoir un secret presque à lui seul, il attendit avec impatience l’heure fixée par l’inconnu.

Il fut exact. À neuf heures précises, le duc d’Uzède introduisait dans le cabinet un homme enveloppé d’un manteau. Le roi fit signe au duc d’Uzède de sortir.

— Parlez, monsieur, dit-il, dès qu’ils furent seuls.

L’inconnu ouvrit son manteau.

— Le père Jérôme ! s’écria le roi étonné.

— Lui-même, sire, qui s’expose aux plus grands dangers peut-être, pour faire arriver la vérité jusqu’à Votre Majesté.

— Protégé par moi, qu’avez-vous à craindre ?

— Des ennemis nombreux, puissants, qui ne me pardonneront pas de les avoir dénoncés à votre justice et à celle du pays.

— Vous pensez donc, dit le roi avec émotion vous croyez donc que la reine a été empoisonnée ?

— J’en suis certain… Je le jure devant Dieu.

Le roi pâlit, car un pareil serment était pour lui la plus forte des preuves.

— Je dirai le nom du poison… poison qui ne laisse pas de traces, il est vrai, mais dont les symptômes sont connus de tous ceux qui s’occupent de sciences… Ces symptômes sont ceux qu’a éprouvés la reine…

— Et qui avait intérêt à commettre un pareil crime ? dit le roi.

Le révérend père garda le silence.

— La reine était aimée de tous.

— Il y avait des gens qui pouvaient la craindre.

— Et qui donc ?

La rumeur publique accuse un homme bien haut placé dans la confiance de Votre Majesté.

— De qui voulez-vous parler ? dit le roi en tremblant.

— Il est impossible que Votre Majesté ne l’ait pas déjà entendu nommer ; il n’y a dans toute l’Espagne en ce moment qu’un cri de vengeance et de réprobation contre lui.

— Je ne sais rien, dit le roi avec autant de bonhomie que d’inquiétude.

— C’est bien étonnant, sire ; il faut alors que quelqu’un ait ici intérêt à empêcher ces bruits d’arriver jusqu’à Votre Majesté.

— Enfin, mon père, dit le roi, dont l’émotion redoublait, son nom !

— Je ne sais cependant si je dois le dire et si l’on pourra me croire, car je vois que son influence est si grande et si terrible !

— Son nom ! répéta le roi en se levant avec un frémissement nerveux.

— Eh bien ! sire, c’est le duc de Lerma !

— Le duc ! s’écria le roi en retombant dans son fauteuil, comme suffoqué de surprise et de terreur.

— C’est lui, sire, que tout le monde accuse ; il vous est facile de le savoir ; mais moi seul je puis vous donner des détails et des preuves.

— Parlez ! parlez ! dit le roi avec émotion et en respirant des sels.

— Il y a trois mois, sire, c’est le jour, le premier jour où, après la perte de son aumônier, Sa Majesté la reine est venue entendre la messe dans votre chapelle. En revenant dans ses appartements par le parc, elle était accompagnée de madame la comtesse de Gambia, de la marquise d’Escalonne, des duchesses de Zuniga et d’Ossuna, et de plusieurs autres ; je pourrais même citer la duchesse de Santarem, qui était accourue au-devant de Sa Majesté. La reine avait encore avec elle les ducs de Médina, de Gusman, et je crois même le duc d’Uzède. Vous pourrez les interroger tous sur les faits que je vais vous révéler.

Ce jour-là, le soleil était ardent et la température brûlante. La reine, à qui le duc de Lerma donnait la main, fatiguée de la chaleur ou de la promenade, s’assit à l’ombre sur un banc de verdure avant de rentrer dans ses appartements, et devant les dames et seigneurs qui l’accompagnaient, elle dit en riant :

— Je meurs de soif.

Au lieu d’appeler un des gens du service de la reine ou une de ses femmes, ce qui était tout naturel, et ce qui était même commandé par l’étiquette, le duc de Lerma s’élança lui-même, entendez-vous bien, sire, lui-même !

— J’entends, dit le roi, qui écoutait avec la plus vive attention.

— Il s’élança du côté des petits appartements, disparut pendant quelques instants… Je prie Votre Majesté de noter cette circonstance… Il disparut et revint, présentant à la reine, sur une assiette d’argent, un verte d’orangeade glacée que la reine saisit avidement. Après l’avoir bue, elle dit gaiement :

— Cette orangeade a un singulier goût…

Le roi poussa un cri de surprise.

— Ces mots, continua le révérend père, tous ceux qui étaient là les ont entendus !.. Un mois après, l’état de souffrance de la reine a commencé, et deux mois plus tard elle n’existait plus !.. Tous ceux qui connaissent les effets de ce poison vous diront que c’est là le temps nécessaire à son développement ; daignez rapprocher ce fait des symptômes que la reine a éprouvés, et peut-être Votre Majesté trouvera que les bruits qui se répandent ne sont point si déraisonnables.

Quant à moi, je ne puis faire partager ma conviction à Votre Majesté, mais je dirai à vous, sire, à vous seul : Je sais, à n’en pouvoir douter, que ce verre contenait du poison.

— Comment le savez-vous ? s’écria vivement le roi.

— S’il m’était permis de le dire, je n’appellerais pas cela une conviction, je l’appellerais une preuve ; et ce n’est pas à Votre Majesté seulement, c’est à la justice humaine que j’aurais fait cet aveu ; mais la manière dont ce mystère m’a été révélé ne me permet pas de le proclamer devant les hommes. Je ne puis que dire à Votre Majesté : Ce verre contenait du poison, je le sais !

Le roi, pâle et haletant, regardait celui qui parlait ainsi avec un mélange de terreur et d’indécision ; il hésitait encore, tremblant de croire et tremblant plus encore de repousser la vérité. Soudain il jeta un cri : une idée lui était venue d’en haut ; il courut prendre un livre qui était sur son prie-Dieu, et l’ouvrant devant le père Jérôme :

— Jurez sur l’Évangile, mon père, jurez ! et je croirai tout.

Le moine pâlit et garda un instant le silence ; mais se rappelant les opinions d’Escobar à ce sujet, et les restrictions mentales depuis longtemps admises par les premiers casuistes de leur ordre, il se remit de son trouble ; et levant la main, il dit gravement et lentement :

— Je jure, sur l’Évangile, que le duc de Lerma a présenté ce verre à la reine !… Je jure que ce verre contenait du poison !

Le roi cacha sa tête dans ses mains et garda quelques instants le silence : il était anéanti.

— Lui ! se disait-il avec douleur, lui à qui j’avais donné toute ma confiance ! lui dont j’admirais le zèle, les lumières, la haute et puissante capacité !..

— Si ce n’est que cela, sire, dit le révérend, que Votre Majesté mette un terme à ses regrets. Sur ce dernier sujet, j’ai, grâce au ciel, mieux que ma conviction, je puis donner des preuves et démontrer à Votre Majesté que ce ministre zélé vous a toujours trahi ; que ce ministre éclairé vous a conduit, vous et la monarchie, au bord du précipice ; que ce ministre si capable a ruiné vos finances, détruit vos flottes et vos armées, et livré l’Espagne sans défense à l’ennemi qui va l’envahir.

— Que dites-vous ! s’écria le roi avec effroi.

— À l’heure qu’il est, presque toute l’Europe se lève contre vous, et vous n’en savez rien, sire ! et votre ministre, qui le sait, au lieu de songer à votre gloire ou à votre salut, ne songe qu’à ses intérêts, et vous force à demander pour lui le chapeau de cardinal, qu’il aurait déjà obtenu, si moi et mes frères ne nous étions pas opposés, près la cour de Rome, à la consommation d’une telle injustice.

— Tout cela n’est pas possible ! s’écria le roi, que tant de coups inattendus jetaient dans une espèce d’égarement. Tout cela ne peut se concevoir, et ma raison se refuse à admettre une semblable trahison.

Cette fois, et sans détours jésuitiques, il était facile au révérend père de démontrer la vérité de tout ce qu’il avançait, et les lettres particulières, les gazettes étrangères, toutes les preuves, en un mot, qu’il déploya aux yeux du roi, rendirent encore plus vraisemblable et plus évidente la première partie de l’accusation.

Une capacité plus forte, une volonté plus énergique que celle du roi, aurait reculé peut-être devant une situation pareille. Pour tenir tête à l’orage qui l’accablait, pour réparer de si grands désastres, il fallait une de ces organisations supérieures, un de ces génies qui apparaissent de temps en temps au milieu des tempêtes, ou plutôt que les tempêtes semblent faire naître, et qui reçoivent de Dieu la mission de les apaiser.

Le roi n’avait aucune des qualités que commandait sa situation. Il était bon et religieux, deux vertus qui ne servent aux rois que dans les temps calmes. Incapable de prendre un parti dans ce moment, il congédia le père Jérôme.

— Merci, mon père, merci, lui dit-il ; bientôt… nous nous reverrons… demain, j’examinerai… je réfléchirai.

Le père Jérôme courut chez la comtesse d’Altamira, qui l’attendait, et s’écria :

— Cette fois, je le jure, notre ennemi est enfin renversé.