Piquillo Alliaga/54

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 260-263).


LIV.

l’audience de castille.

Le roi passa une nuit affreuse. Contrairement à ses habitudes, il l’employa tout entière à réfléchir et à prendre un parti quelconque, et quand le jour parut, il n’en avait pris aucun. S’il avait osé, c’est à la seule Aïxa qu’il se serait adressé ; mais Aïxa, malgré ses talents, sa grâce et son esprit, ne pouvait empêcher la France de faire la guerre à l’Espagne. D’ailleurs il y avait d’autres secrets que le faible monarque n’aurait osé confier à personne, et qu’il aurait voulu se cacher à lui-même. Il sentait bien qu’il fallait renverser le duc de Lerma, le faire arrêter et mettre en jugement ; et cette obligation le rendait le plus malheureux des hommes. Tel est cependant l’empire de l’habitude sur une âme sans énergie ! Il était depuis si longtemps façonné au joug de son ministre, qu’il n’osait le briser… et tremblait à l’idée de ne plus être esclave !

Au milieu de toutes ces incertitudes et ne sachant à quelle résolution s’arrêter, il fit appeler le père Jérôme, le seul auquel il pût se confier.

C’était un résultat prévu ; le révérend s’y attendait et fut à l’instant aux ordres de Sa Majesté.

— Je n’ai d’espoir qu’en vous, mon père, donnez-moi votre avis. Que feriez-vous à ma place ?

— Votre Majesté me prend bien à l’improviste, dit le moine, qui depuis longtemps avait mûri et médité la question… mais enfin je répondrai de mon mieux à l’honneur qu’elle daigne me faire. D’abord le ciel nous commande l’indulgence et nous en donne lui-même l’exemple. Quelque grandes que soient nos fautes, sa clémence est plus grande encore ; je ferais comme lui.

— Très-bien ! dit le roi, qui n’était pas pour les moyens violents.

— À la place de Votre Majesté, je n’ébruiterais point les détails que je lui ai donnés hier, et qui ne sont déjà que trop connus de tout le monde. Je ne mettrais point en accusation un homme qui a eu ma confiance et mon amitié.

Le roi approuva de la tête.

— Sans compter que, tout en ayant maintenant la même conviction que moi, Votre Majesté ne pourrait peut-être pas réunir assez de preuves matérielles pour le faire condamner, ce qui serait alors un grand scandale. Je me tairais donc sur cette horrible affaire. Bien plus, je n’en parlerais pas au duc de Lerma, pas même en particulier.

— Vous croyez ! dit vivement le roi, auquel ce système convenait parfaitement.

— Je garderais avec lui un silence accablant ; c’est noble, c’est digne ! c’est le seul reproche qu’il convienne à un roi ! Qu’importe, après tout, que Votre Majesté ait l’air d’ignorer son crime, si au fond du cœur elle le connaît et en a la certitude ? Je sais bien qu’après cela, il ne peut rester à la tête des affaires, mais le moyen de le renverser se présente de lui-même ; les faits que j’ai mis sous les yeux de Votre Majesté seront dès demain à la connaissance de tous. Ils constituent et au delà, sinon le crime de trahison, du moins ceux d’imprévoyance et d’incapacité, qui le rendent indigne de porter plus longtemps le titre de premier ministre de Votre Majesté.

— C’est vrai, dit le roi.

— Demain donc, en plein conseil… car c’est demain, je crois, que le conseil doit avoir lieu.

Le roi fit un signe affirmatif.

— Je demanderais compte au duc de Lerma de tous les faits dont j’aurai l’honneur de remettre la note exacte à Votre Majesté, avec les preuves à l’appui, et comme il est impossible qu’il puisse y répondre, comme les faits parleront toujours plus haut que toutes les raisons qu’il pourrait donner, je lui déclarerais que, dans ma bonté et dans ma clémence, je me contente de lui retirer ma confiance… et son portefeuille…

— Très-bien ! dit le roi.

— Pas autre chose. Un petit discours de quelques lignes, très-froid, très-sévère, mais plein de réserve et de convenance, comme Votre Majesté sait les faire. Je lui en donnerai l’esquisse, si Sa Majesté veut le permettre.

— Très-bien, dit le roi ; mais qui mettrons-nous à sa place ?

— Je vais parler contre moi-même, sire, car c’est exposer à la vengeance du fils celui qui a renversé le père ; mais pour prouver que dans cette résolution nous n’avons en vue que l’intérêt de l’Espagne et qu’il n’entre en notre cœur aucune animosité personnelle, je proposerai à Votre Majesté le duc d’Uzède.

— À merveille, dit le roi, à qui ce choix plaisait fort, car ce n’était point un homme nouveau à étudier ni de nouvelles habitudes à former. Le duc d’Uzède avait été longtemps son favori ; il lui avait toujours conservé de l’affection, et, ce qui lui plaisait plus encore, le duc n’était point d’une capacité effrayante.

— À merveille ! s’écria-t-il, cela ne sortira pas de la famille. Ce n’est pas une révolution, c’est une succession. Mais, vous, mon père ?

— Moi ! sire, dit le révérend avec humilité, je ne demande rien, car je suis sûr que Votre Majesté ne m’oubliera pas ; elle exigera que l’on donne à la fidélité ce chapeau de cardinal qu’on allait accorder à la trahison.

— C’est de toute justice, reprit le roi ; j’écrirai dès demain à la cour de Rome… une lettre…

— Dont je proposerai le brouillon à Votre Majesté, si elle le désire…

— Très-bien, dit le roi.

— En même temps, continua le révérend, je demanderai pour le frère Escobar, que l’on devait nommer aumônier de la reine et à qui l’on a fait un passe-droit, je demanderai la place de confesseur de Votre Majesté.

— Mais j’ai déjà le frère Gaspard de Cordova.

— Qui est, dit-on, au plus mal ; il n’y a guère d’espoir, c’est ce qui nous donne celui de…

— Bien… bien, dit le roi, si l’évènement arrive, je me rappellerai votre demande ; une fois le duc de Lerma renversé, comment ferons-nous pour réparer ses fautes et sortir de la position où nous sommes ?

— Nous ferons alliance avec l’Empereur, que cette ligue protestante menace ainsi que nous… et puis les intelligences que j’ai ménagées avec le père Cotton, confesseur du roi de France et membre, comme moi, de la Compagnie de Jésus, nous permettront de connaître et d’entraver, si Dieu le permet, les desseins du roi Henri IV. Que Votre Majesté se rassure et se repose sur nous du soin de la défendre ; nous veillerons à ses intérêts comme aux nôtres. L’important, l’essentiel, c’est que demain le duc de Lerma ne soit plus ministre.

— Je vous en réponds, dit le roi vivement.

— Cela ne dépend que de Votre Majesté… et de sa volonté.

— Ma volonté, reprit le roi avec colère, est qu’il parte, qu’il s’en aille. Je lui ai retiré ma confiance, c’est déjà bien assez que je ne le fasse pas mettre en jugement… J’ai peut-être tort… mais enfin je vous l’ai promis, je tiendrai ma parole. Qu’il n’en demande pas davantage. Mais pour ce qui est de le laisser au pouvoir, il n’y restera pas un quart d’heure ; je serai là-dessus inexorable, et que personne ne vienne me parler pour lui ! Demain, après le conseil, il aura quitté la cour et Madrid… je vous le jure, et vous pouvez compter sur ma parole royale.

Le père Jérôme s’inclina avec respect et se retira enchanté. Il passa le reste du jour avec le duc d’Uzède, la comtesse d’Altamira et Escobar, pour mettre en ordre et rédiger les divers documents qu’il avait promis au roi. Les conjurés prirent ensuite toutes les mesures nécessaires et prévinrent les amis qu’ils avaient à la cour et surtout à l’audience de Castille, les d’Escalonne, les Gusman, les Médina, en un mot tous les ennemis secrets du duc de Lerma, c’est-à-dire la grande majorité du conseil.

Le soir, le père Jérôme retourna au palais, remit au roi les notes qu’il avait préparées, sans oublier l’esquisse du discours, écrit en entier, et le modèle de la lettre pour la cour de Rome ; il voulait, en même temps, recommander encore au monarque une fermeté inébranlable dans la séance du lendemain, mais il le vit tellement animé, qu’il jugea la recommandation inutile.

D’un autre côté, le duc de Lerma, Sandoval et tous les siens avaient passé la nuit dans les plus grandes inquiétudes. Le père Jérôme avait été reçu plusieurs fois au palais, et le roi en avait fait un mystère à son ministre. Les nouvelles du dehors devenaient si alarmantes et étaient maintenant tellement connues qu’il n’y avait plus moyen de les cacher, et dans le conseil qui devait se tenir le lendemain au palais, il était impossible de ne pas en parler.

Il fallait donc tout avouer au roi et aux membres du conseil. La disgrâce du duc devenait inévitable, et le chapeau de cardinal n’arrivait pas. En revanche, les bruits calomnieux qui couraient contre le duc de Lerma avaient pris une telle intensité, que ses amis en étaient effrayés et que lui-même ne savait comment parer les coups invisibles qui lui étaient portés.

Telle était la situation de tous les partis, lorsque arriva le grand jour, le jour du conseil.

Les ducs de Médina, d’Escalonne, Gusman de Mendoza, tous les ennemis du ministre étaient arrivés les premiers. Fidèles au rendez-vous que leur avait donné le père Jérôme, ils formaient différents groupes, et parlant à voix basse, ils se concertaient entre eux. En ce moment entra le marquis de Miranda, de la maison de Zuniga, président de l’audience de Castille ; il avait été nommé à cette place importante par le duc de Lerma et était un de ses partisans les plus dévoués. Il était accompagné de plusieurs autres conseillers, comme lui, amis ou créatures du ministre. Quelques-uns des nouveaux arrivants aperçurent les groupes déjà formés et s’en approchèrent. On s’y entretenait des nouvelles publiques, à voix basse, il est vrai, mais de façon à être entendu.

— Oui, le Milanais est envahi par Lesdiguières, disait l’un.

— L’intention du roi Henri, disait l’autre, est de commencer par s’emparer de la Franche-Comté et de la réunir à la France.

— Il y réussira sans peine, disait le duc de Médina ; j’en arrive, et il n’y a pas un soldat pour l’en empêcher, de sorte que, possédant de grands fiefs dans ce pays, je vais devenir sujet du roi de France.

— Et que fera-t-on de l’Espagne ? disait d’Escalonne.

— Je l’ignore, répondit Gusman, mais je sais bien ce qu’on devrait faire de son ministre…

À ces paroles, les amis du duc de Lerma pâlirent, et se mêlant aux différents groupes, ils laissèrent le marquis de Miranda, leur président, absolument seul. Etonné de cet abandon, il s’approcha à son tour, et entendant prononcer le nom du ministre :

— Que dites-vous là, messeigneurs, demanda-t-il avec Hauteur, de notre glorieux duc de Lerma ?

— Qu’il est perdu, répondit d’Escalonne.

— Hein ! qu’est-ce que c’est ? s’écria le président en changeant de couleur et en parlant beaucoup moins haut. Expliquez-vous, messieurs.

On le mit au fait, en lui déclarant que le moment était venu de servir, non plus un homme, mais l’Espagne, et qu’il fallait abandonner celui qui les avait ainsi conduits à leur perte. Ces raisons, débitées avec chaleur, étaient d’autant plus spécieuses qu’elles étaient données, non pas seulement par les ennemis du duc de Lerma, mais par ses partisans eux-mêmes, qui venaient de passer dans les rangs opposés ; aussi le président Miranda de Zuniga, déjà tenté de les suivre, hésitait encore et se contentait de répéter :

— C’est grave… très-grave !

Les membres du conseil arrivaient successivement ; les uns se plaçaient à côté de Médina et de Gusman ; les autres, en petit nombre, s’asseyaient près des fauteuils où se tenaient d’ordinaire le duc de Lerma et Sandoval. Ceux-ci ne paraissaient pas encore, et chacun s’en étonnait.

— Il y a de mauvaises nouvelles, dit d’Escalonne, des nouvelles plus fâcheuses encore que les premières ; j’ai vu un courrier qui venait de France descendre au palais de Sandoval.

À ce mot, plusieurs des conseillers déjà assis se levèrent et allèrent s’asseoir auprès du duc d’Escalonne.

En ce moment le duc d’Uzède entra.

Il se fit un grand silence. Tous les yeux se dirigèrent vers lui, et l’on se demandait s’il irait se placer à gauche auprès du groupe le plus nombreux, ou à droite auprès du duc, son père.

Uzède salua tout le monde en silence et alla s’asseoir au milieu, près du fauteuil royal.

Un grand bruit annonça l’arrivée du roi, qui, contre son ordinaire, portait à la main des papiers qu’il avait l’air de feuilleter ; son front était sombre et soucieux, et il marchait rapidement.

Chacun se leva avec respect.

— Bien ! bien ! messieurs, dit-il d’un ton brusque, asseyez-vous. Nous avons à traiter aujourd’hui des affaires importantes.

Tout le monde s’assit. Le roi se couvrit.

Il n’avait pas encore osé regarder le duc de Lerma. Alors seulement il jeta les yeux vers l’endroit où il se tenait ordinairement ; et voyant son fauteuil vide, ainsi que celui de son frère Sandoval, leur absence lui donna sans doute un nouveau courage, car il dit avec amertume :

— Je vous remercie de votre exactitude, messieurs ; vous n’êtes point de ceux qui craignent de se montrer au moment du danger.

À ces mots significatifs et d’autant plus étonnants qu’ils étaient prononcés par le roi, lequel ne parlait presque jamais, un sourd murmure circula dans l’assemblée, et chacun se regarda d’un air qui voulait dire : C’en est fait ! le ministre est renversé.

La porte du vestibule s’ouvrit, et le duc de Lerma parut suivi du grand inquisiteur Sandoval son frère.

Dans ce moment on n’entendit plus dans la salle du conseil que le battement du balancier de la pendule, tant le silence qui se fit tout à coup était morne et profond.

Sandoval avait l’air sombre mais impassible. Le duc de Lerma avait l’air fort agité.

— Je demande pardon au roi et à messeigneurs les conseillers, dit-il en s’inclinant avec respect, de les avoir fait attendre. Un retard involontaire…

Un murmure de désapprobation se fit entendre dans cette assemblée, d’ordinaire si patiente et si docile.

— Un retard involontaire continua le duc, et que je n’ai pu prévoir…

— Il ne prévoit jamais rien, dit d’Escalonne, bas, à l’oreille de Gusman.

— Oui, messeigneurs, reprit le ministre en regardant d’Escalonne, un retard impossible à prévoir. On a arrêté ma voiture. Le peuple l’avait entourée et nous jetait des pierres en poussant des cris sur lesquels je désire avant tout m’expliquer devant vous, messeigneurs, et devant Sa Majesté le roi. Qu’on me dise de qui viennent les bruits que l’on fait circuler, quelle en est la source ?

— Il suffit, dit le roi, nous savons qu’en penser.

— Comment, sire ! s’écria le duc avec indignation, qu’entend par là Votre Majesté ?

— J’entends… dit le roi un peu troublé, que je ne vous accuse point, monsieur le duc… je désire même… je veux qu’un pareil sujet ne soit pas traité ici… par vous, ou je croirai… que… l’importance… qu’on attache… à une accusation… chimérique… a pour but de détourner notre attention… de plusieurs autres griefs et reproches qui ne sont que trop réels.

Le roi paraissait ému, et sa voix était beaucoup plus faible en terminant cette phrase qu’en la commençant ; mais pour lui un tel effort était déjà beaucoup : c’était, aux yeux de tous, une manifestation éclatante du mécontentement royal et un indice certain de la chute du ministre.

— J’attends avec respect, dit le duc de Lerma, les reproches qu’il plaira à Sa Majesté le roi, mon seigneur et maître, de vouloir bien m’adresser.

Le roi jeta les yeux sur un papier qu’il avait placé sous sa main, en feuilleta plusieurs autres, revint au premier, et dit d’une voix qu’il avait cherché à raffermir :

— Toute l’Europe est en armes contre nous, une ligue de tous les princes protestants s’est formée contre l’Espagne. Est-ce vrai ?

— Oui, sire, dit le ministre.

— On ajoute que le roi de France a rassemblé une armée formidable, plus de soixante mille hommes, une nombreuse cavalerie, et que lui, Roi Très-Chrétien, est l’âme et le chef de cette guerre. J’aime à croire que ce n’est qu’un vain bruit.

— Non, sire, c’est la vérité,

Un murmure général circula dans l’assemblée.

— On assure mème que le Milanais est envahi, que le duc de Savoie se prépare à nous attaquer, que le roi Henri a dû quitter Paris, il y a quatre jours, pour se mettre à la tête de ses troupes… Ces renseignements sont-ils faux ou exacts ?

Le duc parut hésiter… et le roi, reprenant sa hardiesse à mesure que son ministre perdait de la sienne, répéta d’une voix ferme :

— Je vous demande si ces renseignements sont exacts ?

— De la plus grande exactitude, dit le duc.

— Et comme jusqu’à présent vous n’avez pas jugé à propos de nous donner le moindre avis de ces graves événements, ni à nous ni aux membres du conseil, nous devons penser que vous avez pris les mesures nécessaires pour soutenir l’honneur de l’Espagne. Nous vous demanderons le nombre de nos vaisseaux équipés et de nos soldats prêts à entrer en campagne ?

— Permettez-moi, sire… balbutia le ministre.

— Où sont réunies nos armées… et quels généraux avez-vous choisis pour les commander ?

— Aucun de nous n’a reçu d’ordre, dit Gusman de Mendoza.

— Et pas une compagnie, pas un escadron ne défend les frontières ! s’écria le duc de Médina ; j’en arrive !

— Sommes-nous donc livrés sans défense à nos ennemis ? dit Gusman.

— Répondez donc au roi ! s’écria impétueusement d’Escalonne, et rendez-lui compte des destinées et de la gloire de l’Espagne, qu’il vous a confiées.

— C’est là ce que je demande, dit avec force le roi, qui, se sentant soutenu par tout le monde, avait la voix éclatante et l’air menaçant.

— Parlez ! parlez ! criait-on de tous les coins de la salle, et chacun accablait le ministre, excepté le marquis de Miranda, qui, seul, ne s’était pas encore prononcé et avait le courage… de se taire.

— Sire, dit le ministre, et vous, messeigneurs, je n’ai jamais cessé de veiller à la gloire et à l’indépendance de l’Espagne. Il me serait facile de vous détailler quelles mesures j’avais prises pour défendre notre territoire, quelles négociations j’avais entamées pour dissoudre cette ligue, quelles alliances j’avais formées pour lui résister.

— Dites-nous-les donc ! s’écria le roi avec impatience.

— Ce serait abuser des instants de Votre Majesté. Des murmures éclatèrent de tous les côtés.

— Oui, je le répète, ce serait complétement inutile, dit le ministre d’une voix forte, qui domina toute l’assemblée.

— Inutile ! s’écria Médina ; et pourquoi ?

— Parce que nous n’avons plus rien à craindre des ennemis du dehors, répondit le ministre en regardant ses adversaires ; parce que l’armée du roi de France ne franchira pas la frontière ; parce que cette ligue des princes protestants, formée avec tant de peine, et qui dépendait tout entière d’un seul homme, cette ligue est déjà anéantie dans la personne de son chef : le roi Henri IV… n’est plus !

À cette nouvelle, chacun resta immobile et frappé de stupeur.

— Le roi de France n’est plus !… répéta le duc d’Uzède, pâle, foudroyé et ne pouvant croire à ce qu’il venait d’entendre.

— Mort !.. dit le grand inquisiteur d’un air sombre ; mort sous le poignard d’un assassin. Des lettres que j’ai reçues ce matin de France, du duc d’Épernon, nous annoncent que le roi, au moment où il se rendait à Notre-Dame pour le couronnement de la reine, a été frappé dans sa voiture, rue de la Ferronnerie, par un nommé Ravaillac.

— À coup sûr, s’écria le duc de Lerma, ce n’est pas ainsi que devait mourir un si grand prince, et nous déplorons sa perte.

— Nous la déplorons ! répéta le grand inquisiteur, tout en adorant les décrets célestes et en reconnaissant la main de Dieu dans le châtiment aussi prompt que terrible du chef de ces hérétiques ; car il a succombé au moment même où il menaçait un peuple catholique fidèle serviteur de l’Église !

— Dieu protége l’Espagne ! dit le roi en levant les yeux vers le ciel.

— Dieu nous a sauvés ! s’écria Miranda.

— Mais nous l’eussions encore été par nous-mêmes, s’empressa d’ajouter le ministre. C’est avec douleur que Marie de Médicis voyait cette guerre impie et sacrilége ; c’est avec regret qu’elle avait renoncé à l’alliance que depuis longtemps je lui avais proposée, et que repoussaient le roi Henri et Sully, son ministre ; mais aujourd’hui que Marie de Médicis devient régente de France et souveraine absolue, au lieu de la guerre, elle s’empresse de nous offrir la paix. Voici les lettres signées d’elle que nous adressent d’Épernon et Concini.

En entendant ces mots, tous les visages s’épanouirent, à commencer par celui du roi.

— Au lieu d’une rivale, nous aurons désormais dans la France une nation amie, prête à nous aider de ses armes et de ses subsides ; prête à nous prodiguer les soldats et les trésors rassemblés par Henri IV ; une fidèle alliée qui demande à mêler son sang au nôtre, car la reine Marie nous propose un double mariage, celui de sa fille avec le prince des Asturies et celui de notre jeune infante Anne d’Autriche avec le jeune roi Louis XIII. Trouvez-vous, sire, et vous, messeigneurs, que j’aie trahi les intérêts et la gloire de l’Espagne[1] ?

— Vive le duc de Lerma ! s’écria le marquis de Miranda.

— Vive notre glorieux duc ! répéta une partie de l’assemblée que le vent du succès avait déjà fait tourner vers le ministre.

Quant au roi, étonné, interdit, il ne savait s’il devait s’affliger ou se réjouir, et le duc d’Uzède, la rage dans le cœur, courut chez la comtesse d’Altamira apprendre au père Jérôme et à Escobar, qui s’attendaient à un triomphe, que jamais le duc de Lerma n’avait été plus fort, plus glorieux et plus roi d’Espagne que dans ce moment.

  1. Si l’on songe que le roi d’Espagne n’avait fait aucuns préparatifs de défense, et que l’assassinat de Henri IV le délivra d’un ennemi redoutable ; si l’on songe que Marie de Médicis était tout Espagnole de cœur, qu’elle formait avec l’ambassadeur de Philippe III des projets pour le mariage de ses enfants ; que les Italiens qui l’entouraient n’avaient cessé d’entretenir des relations avec l’Espagne ; si l’ou songe enfin que le duc d’Épernon, dont la conduite avait été si suspecte au moment de l’assassinat, était le représentant de la politique espagnole, et qu’à lui se rattachaient tous les catholiques ardents qui maudissaient une guerre entreprise contre une puissance catholique, avec l’aide des protestants d’Allemagne et de Hollande, on ne peut s’empêcher de soupçonner que les vrais coupables sont restés impunis.
     Il ne faut pas oublier non plus que l’inquisition avait approuvé en 1602 le livre de Mariana De rege et regis institutione, qui justifie la doctrine du tyrannicide. Cette doctrine était entendue, il est vrai, au profit du roi d’Espagne.
    (Ch. Weiss, l’Espagne, liv. 1er, p. 278 et 279.)