Piquillo Alliaga/55-2

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 268-269).


LV*[1].

le mémoire de l’archevêque.

Le roi ne s’était pas dissimulé les difficultés qu’il aurait à vaincre pour arriver à l’exécution de son projet : l’orgueil de la noblesse espagnole, le rigorisme de la cour, l’inflexible sévérité de l’étiquette.

Mais si la duchesse de Santarem ne pouvait devenir reine d’Espagne, rien n’empêchait qu’elle ne devint la femme du roi. Il était veuf, il était libre. Les mariages de la main gauche étaient alors fréquents chez les personnages de la plus haute distinction. L’Espagne même avait vu Maria Padilla s’asseoir sur les degrés du trône de don Pèdre ; il ne fallait pour cela que trouver appui et protection chez les personnages les plus influents du clergé et de la cour ; leur approbation entraînerait celle des autres, et chacun, s’empressant d’imiter leur exemple, fléchirait le genou devant la nouvelle reine.

Il répugnait au roi de confier ce projet au duc de Lerma et surtout au grand inquisiteur, et cependant c’étaient eux qui pouvaient le mieux le faire réussir ; mais aucune sympathie n’attirait plus le roi vers eux ; tout lui disait au contraire qu’ils étaient les ennemis nés d’Aïxa, et que, loin de servir ce mariage, ils emploieraient tout leur crédit à l’empêcher.

Le duc d’Uzède aurait mieux convenu au roi, mais il n’avait pas assez d’influence, ou pour mieux dire il n’en avait aucune.

Le père Jérôme aurait sans doute favorisé ce dessein auprès de la cour de Rome ; le roi le croyait du moins, et grande était son erreur ; le père Jérôme était au plus mal avec Sandoval, le duc de Lerma et le saint-office, et le prendre pour allié, c’était se donner tous les autres pour adversaires. Une autre idée vint au roi.

Il avait sur sa table un mémoire d’une belle écriture qui portait ces mots : Important et secret… pour le roi seul.

Il lui était adressé par le patriarche d’Antioche, l’archevêque de Valence, Ribeira. Ce mémoire démontrait par des arguments victorieux la nécessité d’expulser le plus promptement possible les Maures de l’Espagne. Le roi n’avait pas lu ce mémoire ; il s’était contenté d’en regarder la signature, et le nom de Ribeira lui avait désigné l’homme qui pouvait, s’il le voulait, seconder ses desseins.

Son influence était immense en Espagne et dans la chrétienté, où on le regardait comme un saint. Ce mariage béni par lui ne rencontrerait que des approbateurs, et obtiendrait même le concours du saint-office, dont Ribeira était un des principaux membres.

Il ne s’agissait donc que de gagner ce prélat, et ce fut à lui que le roi résolut de confier le premier son projet, honneur qui devait d’abord le flatter.

Le roi lui écrivit donc, de sa main, pour le prier de quitter Valence et d’accourir à l’instant même et en secret à Madrid.

L’archevêque, persuadé de l’effet qu’avait produit son mémoire, et rêvant d’avance l’adoption de tous ses plans, s’empressa de quitter son palais épiscopal, ses ouailles et même deux conversions presque achevées que venait de lui expédier l’œuvre de la Rédemption, toujours dirigée par le curé Romero et par le frère Acapulco, nos anciennes connaissances.

L’archevêque arriva sans que le duc de Lerma et le grand inquisiteur en fussent instruits. Il se rendit directement dans le cabinet du roi, où l’on se hâta de l’introduire ; les ordres étaient donnés, et le roi, en l’apercevant, courut au-devant de lui, le visage épanoui et l’œil rayonnant.

— Asseyez-vous, mon père, dit le monarque de l’air le plus affectueux, en forçant l’archevêque à s’asseoir près de son bureau ; et le prélat goûta cette jouissance indicible d’amour-propre que les auteurs religieux ou laïques peuvent seuls bien savourer et comprendre, celle de voir son ouvrage, son mémoire, sous les yeux et presque sous la main du roi.

— Il le lit sans cesse ! se dit-il.

— Mon père, dit le roi, je vous ai fait appeler pour une importante affaire.

— Mon mémoire, répéta le prélat en lui-même.

— L’affaire qui me tient le plus au cœur.

— Mon mémoire, se dit le prélat.

— Une affaire enfin qui m’occupe jour et nuit.

— Je le vois bien, dit le prélat en montrant du doigt le mémoire.

— Comment cela, mon père ? reprit le roi.

— Votre Majesté, répondit le prélat avec satisfaction, veut me parler de mon mémoire.

— Non, mon père…

— Votre Majesté cependant l’a lu ?

— Pas encore.

Si le roi avait été moins occupé de l’idée qui, en ce moment, l’absorbait tout entier, il aurait été frappé du coup d’œil foudroyant du saint prélat et de la décomposition totale de ses traits à ce seul mot : Pas encore !

— Il s’agit cependant, s’écria-t-il avec feu, du triomphe de la foi !

— Nous en parlerons plus tard. Écoutez-moi d’abord.

Le pieux archevêque, qui arrivait persuadé que la cause était définitivement jugée, tomba dans un profond découragement en voyant qu’elle n’était pas même plaidée, et il lui fallut toute sa patience évangélique ou plutôt toute l’envie qu’il avait de gagner son procès, pour prêter au roi l’attention que celui-ci lui demandait.

Le roi, avec plus d’adresse, de chaleur et d’esprit que son auditeur ne lui en aurait supposé, développa son idée et ses projets.

L’archevêque, disposé peu favorablement et les yeux toujours fixés sur son mémoire encore intact, secouait la tête d’un air de doute et de désapprobation, et finit par dire que l’affaire lui paraissait impraticable et impossible.

Le roi pâlit, se mordit les lèvres et répondit sèchement :

— Soit, monsieur l’archevêque ; nous avions compté sur vous pour nous seconder, nous nous adresserons à d’autres.

— Sire, j’ai répondu à Votre Majesté en mon âme et conscience, et c’est avec la même franchise que je lui parlerai du projet qui m’amène. Il s’agit des Maures, vos sujets.

Le roi n’écouta pas.

— Le mémoire que j’ai eu l’honneur de remettre à Votre Majesté…

— Bien, monsieur l’archevêque, je le lirai, dit le roi avec une froideur glaciale.

Et prenant le mémoire qui était sous sa main, il le jeta plus loin sur une pile de papiers indéfiniment ajournés.

— Dans ce mémoire, dit l’archevêque un peu troublé, j’avais l’honneur d’exposer à Votre Majesté…

Le roi se leva, marcha dans la chambre d’un air agité, et oubliant totalement l’archevêque, se mit à rêver à Aïxa.

Le prélat commença à comprendre sa faute, et sentit qu’il avait commis la même maladresse à l’égard du roi, que celui-ci à l’endroit de son mémoire.

Or, comme c’était là la principale affaire de sa vie, et qu’il tenait à son projet autant que le roi tenait au sien, il pensa, comme le frère Escobar, qu’en raison de l’intention, une transaction était permise, et que telles affaires impossibles séparément devenaient, en se réunissant, d’une exécution facile.

Il toussa assez fortement pour rappeler l’attention du roi, alors totalement absente, et dit d’un air mielleux :

— Je suis pour ce que j’en ai dit…

— Et qu’avez-vous dit ? demanda brusquement le roi.

— Je suis fâché que Votre Majesté n’ait pas lu mon mémoire.

Le roi haussa les épaules avec impatience.

— Votre Majesté y aurait justement vu un article qui se rapporte à la question qu’elle a d’abord daigné me soumettre.

— En vérité ! reprit le roi en se rapprochant du prélat.

— Il y a tel projet dont la pensée première peut ne pas être irréprochable, et qui le devient par la manière dont il est exécuté. Permettez-moi donc, sire, de conserver la franchise de mes opinions et ma liberté de conscience.

— Je permets, dit vivement le roi.

— Je n’approuve pas, je l’ai dit, le mariage que désire Votre Majesté. Il excitera les réclamations du peuple et de la noblesse, et je ne sais mème pas jusqu’à quel point il sera agréable à Dieu.

Le roi commençait à donner des signes d’impatience ; aussi le prélat s’empressa-t-il d’ajouter à voix haute :

— Mais…

Le roi se calma.

— Mais si l’on commençait par conquérir l’approbation des hommes et l’agrément du ciel par une œuvre grande, pieuse et désirée de tous, par une œuvre utile à la religion comme à l’État, oh ! alors, sire, permettez-moi de vous le dire avec la même franchise, ce serait bien différent.

— J’entends, dit le roi.

— On trouverait tous les esprits disposés à accueillir les idées de Votre Majesté, on penserait qu’après avoir assuré le bonheur de ses sujets, il lui est permis de penser au sien, et je vais plus loin, si quelques-uns blâmaient encore, si quelques casuistes rigoureux osaient dire qu’il y a faute, on répondrait, et moi tout le premier : Non, il n’y a pas faute, car elle était expiée ; dès qu’il y a expiation, il n’y a plus faute. Or, nous avons ici expiation, bien mieux, expiation d’avance, ce qui fait que la faute est effacée avant même d’être commise.

— J’entends, répétait le roi avec joie, quoiqu’il ne comprit pas parfaitement.

— Ainsi, continua le prélat avec chaleur, si Votre Majesté approuvait les idées contenues dans ce mémoire…

— Je les approuve, s’écria le monarque, et de confiance : ne viennent-elles pas de vous !

— Si Votre Majesté consentait à signer, et le plus tôt possible, ce décret si ardemment, si impatiemment attendu de tous…

— Je signerai tout ce que vous voudrez… je vous le promets.

— Et moi, j’ose promettre à Votre Majesté que son mariage, approuvé par le grand inquisiteur et le saint-office, obtiendra l’approbation générale de ses sujets et la bénédiction du ciel.

— Je consens ! je consens ! s’écria le monarque au comble de ses vœux, à condition que vous vous chargerez de tout auprès du ciel, auprès de Sandoval, et mème auprès du duc de Lerma, avec qui je ne voudrais pas, en ce moment, avoir à traiter un pareil sujet.

— Je me charge de tout, répondit le prélat radieux.

— Et le plus tôt possible.

— Je le promets à Votre Majesté, et ne lui demanderai plus qu’une seule chose.

— Laquelle ?

— C’est de lire mon mémoire.

— À l’instant même.

Et le roi, rappelant le malheureux manuscrit de l’exil qu’il lui avait imposé, s’empressa de l’ouvrir au moment où le prélat s’éloignait.

Mais dès la première page, il en abandonna la lecture et se mit à penser avec ivresse à la duchesse de Santarem et à la surprise qu’il allait lui causer le jour où elle viendrait, selon sa promesse, pour prendre congé de lui.

  1. Note Wikisource : C’est le 2e chapitre numéroté « LV. » dans le fac-similé. Cependant nous conservons la numérotation d’origine pour éviter de décaler toute la numérotation des chapitres jusqu’à la fin de l’ouvrage…