Piquillo Alliaga/56

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 269-272).


LVI.

la signature.

Quant à l’archevêque de Valence, laissant le roi tout entier à ses rêves d’amour et de bonheur, il courut au palais du saint-office, où il trouva Sandoval et le duc de Lerma réunis.

— Eh bien ! s’écria-t-il avec un sourire orgueilleux, la cause du ciel est gagnée. Pendant que vous délibérez, je combats : pendant que vous cherchez les moyens de vaincre, je triomphe ! Le roi a reçu mon mémoire, et l’expulsion des Maures est décidée ; le roi signera le décret de bannissement aussitôt qu’on le voudra, et le plus tôt possible, ce sont ses propres expressions.

L’inquisiteur et le ministre restèrent stupéfaits et ravis. L’un croyait voir la chrétienté à ses pieds, et l’autre le chapeau de cardinal sur sa tête. Ribeira leur raconta avec détail la conversation qu’il venait d’avoir avec le roi, et à mesure qu’il parlait, Sandoval et son frère cessaient de sourire et leurs fronts se rembrunissaient.

— Ainsi donc, continua Ribeira en terminant son récit d’un air triomphant, pourvu qu’on laisse faire au roi ce mariage, mariage secret, mariage de la main gauche, après tout, qui nous importe peu, il consent, il signe : j’ai tout obtenu.

— Vous n’avez rien obtenu, dit Sandoval d’un air sombre : celle qu’il veut épouser est la duchesse de Santarem, qu’il adore.

— Eh bien !

— La duchesse est la fille de Delascar d’Albérique ! elle est Maure ! dit le duc de Lerma.

— Et n’a jamais été baptisée, ajouta le grand inquisiteur.

L’archevêque demeura accablé de son prétendu triomphe.

Le roi, c’était évident, ne pouvait s’allier, même secrètement, au sang mauresque ; c’eût été un scandale trop grand pour que le saint-office l’approuvât, une mesure politique trop absurde pour que le premier ministre y consentit, car si le roi d’Espagne épousait une Maure, il ne pouvait plus signer le bannissement de ses frères ; la nouvelle épouse du roi saurait bien s’y opposer, et son autorité serait bien autrement puissante que celle de la dernière reine. C’était un obstacle invincible.

— Comment le roi n’a-t-il pas parlé de cette difficulté, qui est la plus grande de toutes ? s’écria l’archevêque.

— Le roi n’en sait rien, répondit Sandoval.

— Eh bien ! faisons comme lui, ignorons tout. Qu’il signe ce décret ; une fois sa signature donnée et l’édit publié, ce sera irrévocable, et pour le reste, nous verrons après.

— Au fait, dit Sandoval, le roi l’entendait lui-même ainsi : l’archevêque de Valence s’est engagé à lui faire épouser une chrétienne.

— Mais non pas une Maure, s’écria Ribeira, et les Maures une fois bannis du royaume par l’édit royal, la duchesse de Santarem doit quitter l’Espagne comme les autres.

On s’arrêta à cette dernière idée, et le lendemain le ministre et les deux prélats se rendirent chez le roi.

Il attendait avec impatience, car c’était le huitième jour, le jour où Aïxa devait, comme elle le lui avait promis, se rendre au palais pour prendre congé de son souverain.

Le roi fit à l’archevêque de Tolède l’accueil le plus affectueux ; celui qu’il fit à Sandoval fut plus réservé, et le duc de Lerma remarqua avec étonnement que le roi affectait de ne point rencontrer ses regards.

— Ainsi que je l’ai promis à Votre Majesté, s’écria Ribeira, nous venons lui apporter à signer un édit qui illustrera son règne. Ce que Charles-Quint n’avait osé tenter, ce que Philippe II s’était contenté de rêver, Votre Majesté va l’accomplir et assurer à jamais la sécurité de l’État et l’unité religieuse de l’Espagne.

Il lui présenta respectueusement le parchemin, que le roi parcourut.

— Je vois bien, dit-il ; je vois qu’on me propose de renvoyer du royaume et de déporter en Afrique les Maures, nos fidèles sujets… Et ce projet, mes pères, est approuvé et signé par vous ?

— Oui, sire.

— Et par vous aussi, monsieur le duc ?

— Comme la mesure la plus utile que puissent vous conseiller les amis de Votre Majesté.

— Votre avis, dit le roi, est d’un grand poids dans cette affaire. Puis-je espérer rencontrer en vous la même unanimité pour le projet dont monsieur l’archevêque de Valence a dû vous parler ?

— Sa Seigneurie nous a annoncé que Votre Majesté désirait épouser secrètement une de ses sujettes.

— Oui, messieurs.

— Une personne de rang et de naissance.

— La duchesse de Santarem.

— Une personne élevée dans la religion catholique, apostolique et romaine.

— Sans contredit.

— S’il en est ainsi, dit l’inquisiteur en regardant ses deux collègues, je n’y vois et n’y mets aucune opposition.

— Ni moi, dit le duc.

— Ni moi non plus, ajouta l’archevêque de Valence.

Le roi, au comble de ses vœux, serra vivement la main des deux prélats et jeta sur le duc de Lerma un regard presque gracieux.

— Vous m’apportez alors cette décision signée par vous ?

— Non, sire… mais nous allons la rédiger pendant que votre Majesté signera l’édit.

— Je désire, messieurs, répondit le roi, que ce mariage soit célébré avant tout.

— Et pourquoi donc, sire ? s’écria l’archevêque avec inquiétude ; cela nous retardera beaucoup.

— N’importe, dit le roi ; si j’ai bien compris le système dont vous me parliez l’autre jour, s’il y a faute, comme vous me l’avez expliqué, j’aime mieux décidément la commettre avant, et que vous, mes pères, vous vous chargiez de l’effacer après. Ainsi, le jour même de mon mariage, en sortant de la chapelle, je signerai cet édit, qui doit, dites-vous, me concéder tous les cœurs et toutes les bénédictions de mes sujets ; il en rejaillira quelque chose sur ma femme. Voyez donc vous-mêmes, mes pères, continua le roi, le moyen de hâter, sans blesser les convenances, cette union sur laquelle nous sommes tous d’accord.

Les trois conseillers se regardèrent avec embarras, et cet embarras redoubla quand le roi, sourd à toutes leurs représentations, déclara, contre son habitude, nettement et fermement, qu’il ne signerait aucun édit et ne s’occuperait d’aucune affaire d’État avant son mariage.

Les trois ministres étonnés crurent que leur souverain avait des soupçons et qu’il avait été prévenu ; il n’en était rien : le roi était pressé, voilà tout.

— Eh bien ! mes pères, dit-il en voyant leur hésitation et leur trouble, qu’il y a-t-il donc ?

— Il y a, sire, une difficulté, dit le grand inquisiteur, décidé à aborder la question.

— Quelle difficulté ? s’écria le roi en pâlissant.

— L’intention de Votre Majesté est d’épouser une chrétienne ?

— Eh bien ! est-ce que la duchesse de Santarem ne professe point la religion catholique, apostolique et romaine ?

— Non, sire !

— Ah ! mon Dieu ! s’écria le roi effrayé, est-ce qu’elle serait par hasard luthérienne ou calviniste ?

— Pire que cela,

— Ô ciel ! juive !

— Pire encore !.. elle est Maure !

— Maure ! dit le roi accablé de douleur et d’effroi.

— C’est la fille de Delascar d’Albérique de Valence, qui avait tenu cette enfant éloignée de la maison paternelle pour l’élever en secret dans sa croyance et surtout pour la soustraire au baptême.

— Oui, sire, dit Ribeira, celle que le Roi Catholique voulait épouser n’a même pas été baptisée.

— Notre zèle pour Votre Majesté, continua le duc de Lerma, nous a fait acquérir tous ces renseignements, et c’est pour sauver notre souverain…

— Que vous vouliez me faire d’abord signer le bannissement et peut-être la mort de celle que j’aimais !

— Je ne voyais que mon souverain ! s’écria le duc.

— Oui, oui, je le sais, dit le roi avec amertume, vous n’aimez pas les reines d’Espagne. Messieurs, dit-il d’un air sombre, il y a une fatalité qui me poursuit… Nous examinerons ensemble si décidément Dieu m’ordonne de renoncer à mes espérances, ou si peut-être la conversion d’une personne si haut placée ne serait pas agréable au ciel et ne rendrait pas cette union possible.

Les trois ministres tressaillirent.

— Mais ce que je sais, continua le roi, que l’amour rendait généreux et noble, comme il l’avait déjà rendu clairvoyant, ce que je sais, c’est que je ne persécuterai point celle que j’avais jugée digne de ma main et de mon cœur. Je la respecterai, je la défendrai, elle et ses frères, et surtout, ajouta-t-il avec passion, je ne consentirai jamais à ce qu’elle s’éloigne de l’Espagne !

— Eh bien ! moi, s’écria le fougueux archevêque de Valence, je ne laisserai pas Votre Majesté s’exposer à l’excommunication.

— Compromettre son salut, dit l’inquisiteur.

— Et celui de son royaume, ajouta le duc de Lerma. Mais les deux prélats et le duc eurent beau faire, ils n’obtinrent d’autre réponse que celle-ci :

— Je ne signerai pas cet édit, je ne le signerai jamais !

En vain ils menacèrent des foudres de l’Église, de la colère de Rome, du soulèvement de toute la nation : le roi, avec l’obstination d’un amoureux, répétait toujours :

— Je ne signerai jamais !

Tout à coup son visage, qu’animait le feu de la discussion, devint pâle et livide, la parole expira sur ses lèvres, des gouttes de sueur coulèrent sur son front, et ses yeux, où brillaient l’espérance et l’amour, devinrent ternes et hagards, et demeurèrent fixés sur un petit papier que seulement alors il venait d’apercevoir sur son bureau. Sans songer aux trois conseillers qui, assis devant lui et immobiles, examinaient attentivement ses traits et ses moindres gestes, il lisait tout bas, et tout à coup il s’écria avec fureur :

— Je signerai, messieurs, l’édit que vous me proposez !

Les trois ministres firent un geste de surprise et de joie, et le roi continua :

— Oui, je signerai cet édit, mais je veux que ce soit à l’instant, à l’instant même !.. Donnez-le-moi.

— Nous avons eu l’honneur, dit le duc de Lerma, de le présenter à Votre Majesté, qui l’a placé là… sous sa main.

— C’est juste, dit le roi, je vais le lire.

Au lieu de l’édit il prit le petit billet et lut une seconde fois ces mots, qui avaient déjà produit sur lui un effet si terrible :

« Sire, Aïxa vous trompe ; elle aime éperdument Fernand d’Albayda ; c’est pour lui qu’elle a fait rompre le mariage de Carmen d’Aguilar ; c’est pour lui qu’elle se rend à Valence, où Fernand la rejoindra. Tous deux y vont pour se marier. »

Ce billet était de la même écriture que le premier. Nul doute pour le roi qu’il ne vint d’un ami dévoué.

Cet ami, dont le monarque était loin de se douter, c’était la comtesse d’Altamira. Pendant le temps qu’Aïxa avait demeuré chez elle près de Carmen, et avant l’aventure de don Augustin de Villa-Flor, la comtesse, on l’a vu déjà, avait cru remarquer que les assiduités de Fernand chez elle avaient pour but Aïxa encore plus que sa fiancée.

Elle pensa s’être trompée en voyant que le mariage tant désiré par d’Aguilar avait toujours lieu.

Mais, le matin même de ce marnage, on se rappelle qu’elle monta dans l’appartement de sa nièce, en proie alors à une fièvre ardente, et les phrases que celle-ci avait proférées dans son délire avaient suffi pour confirmer les soupçons de la comtesse et lui apprendre l’amour de Fernand et d’Aïxa.

Quant aux moyens de faire parvenir cet avis, rien n’était plus facile ; Latorre, valet de chambre du roi, avait été placé au palais par le duc d’Uzède, son ancien maître, lequel le regardait toujours comme à son service, vu les appointements énormes qu’il continuait à lui payer.

Le roi restait donc absorbé devant ce billet, et les trois ministres, sans deviner d’où arrivait en leur faveur ce secours inconnu et subit, attendaient avec angoisses le dénouement qu’ils désiraient et qu’ils n’osaient hâter. Enfin, le roi sortit de sa stupeur et dit vivement et avec force :

— Une plume !.. une plume !.. donnez, que je signe !

Le grand inquisiteur lui en offrit une, le duc de Lerma déroula le parchemin, et l’archevêque de Tolède approcha l’écritoire. Le roi d’une main agitée y trempa sa plume et s’apprêta à signer.

L’huissier de la chambre annonça en ce moment madame la duchesse de Santarem.

Je jure sur l’évangile que le duc de Lerma a présenté ce verre à la reine.